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Destins cabossés
Destins cabossés
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Livre électronique438 pages6 heures

Destins cabossés

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À propos de ce livre électronique

Ils sont jeunes, ils sont beaux, l’avenir leur appartient ! Cependant, leurs amours ne dureront que le temps d’un week-end ! Reine, née de père inconnu car irresponsable, sera élevée par un beau-père acariâtre, protégée tant bien que mal par sa mère. Jacques, né dans une famille unie, sera confronté dès son enfance aux premiers drames de la vie. Elle est parisienne. Il est provincial. Ils sont parvenus à se rencontrer. Comment ? Fortuitement, alors qu’ils sortaient de l’enfance. Par un concours de circonstances familiales alors qu’ils étaient adoles-cents. Par un habile stratagème au seuil de leurs vingt ans. Ils s’aimaient en secret. Ils découvrent l'amour, le vrai, l'unique, l'amour fou, l'éblouissement des sens, l'abandon du corps livré à l'autre sans retenue, le plaisir charnel élevé à son paroxysme ! Et …… le drame ! Le silence, un assourdissant silence ! L'errance, une longue, une insupportable errance ! Elle, lui et leur entourage vivront, avec plus ou moins de bonheur, d'autres aventures, une reconstruction, des unions, une découverte de soi, une recherche de ses racines, des séparations, des retrouvailles, et… bien d’autres drames ! Les personnages seront attachants ou détestés, les vérités seront enfouies ou mises au jour, les larmes couleront, de joie ou de douleur. Reine et Jacques se retrouveront-ils dans cette tempête d'entrelacs ? Avec « destins cabossés », JACK de BERCHÈRES signe un premier roman sous forme de saga... d'hier à ... demain.
LangueFrançais
Date de sortie13 janv. 2014
ISBN9782312019994
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    Aperçu du livre

    Destins cabossés - Jack de Berchères

    cover.jpg

    Destins cabossés

    Jack de Berchères

    Destins cabossés

    LES ÉDITIONS DU NET

    22 rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2014

    ISBN : 978-2-312-01999-4

    à

    Laurence

    et

    André

    Prologue

    Le vieil homme avait repris ses esprits mais ne parvenait pas à parler. Ses yeux étaient clos et derrière ses paupières diaphanes il lui semblait distinguer des ombres ; il devait y avoir du monde autour de lui, des gens qui, lui semblait-il, devaient discuter mais seuls des murmures incompréhensibles lui parvenaient. Son cerveau cependant fonctionnait.

    « Maintenant je me trouve à leur place et je vis ce que eux ont vécu, pensait-il, mais est-ce que j’aurai autant de courage qu’eux pour surmonter tout cela ?…, et, et, et… »

    Il était étendu sur un lit de l’unité de soins intensifs de cet hôpital parisien qu’il connaissait bien pour y avoir passé toute sa vie professionnelle.

    Trente cinq années de labeur, de dépit pour n’avoir pas pu… ou pas su ?… sauver cet homme ou cette femme, mais de joie aussi pour avoir contribué à assurer un avenir à cet enfant et d’espoir surtout en mettant au point, patiemment, méthodiquement, beaucoup de protocoles de soins dont certains étaient encore en vigueur dans le service d’oncologie qu’il avait dirigé et qu’il avait quitté il y a… plus de treize ans déjà !

    Le temps passe tellement vite pour certains événements de la vie et combien les heures, voire les minutes, semblent interminables en certaines autres circonstances !

    Ces minutes-là, le vieil homme venait de les vivre il y a peu quand, confortablement installé dans son fauteuil favori, plongé dans des pensées toutes dirigées vers Elle, il s’était effondré, terrassé par une douleur insoutenable irradiant son corps du bras jusqu’à la mâchoire.

    Le médecin qu’il était avait su immédiatement de quoi il s’agissait : le cœur !

    Péniblement, d’une voix basse et saccadée, il avait pu appeler la femme qui préparait le dîner dans la cuisine :

    « Eh !… Eh !.… ap.. ap.. pelle… le… SAMU.… c’est… c’est… une… crise… car… Diaque. »

    La femme, affolée, s’était empressée de téléphoner et dans le quart d’heure suivant, l’ex professeur, semi inconscient, était pris en charge par une équipe de médecins du SAMU et dirigé vers l’hôpital où il se trouvait maintenant.

    L’alerte avait été chaude, encore que les médecins se montraient très réservés quant à l’issue de cette crise.

    Le vieil homme sentait que ses forces l’abandonnaient peu à peu. Aujourd’hui il n’était plus le professeur qui détient le pouvoir de décider de l’action à mener mais seulement le patient qui subit dans la bataille engagée contre la maladie et, bien que naturellement habité par un optimisme à toute épreuve, pour la première fois de sa vie, il était pessimiste.

    « Pourquoi ?… »

    Il avait de nouveau perdu connaissance. Les médecins alertés s’étaient affairés autour de lui et avaient réussi à le stabiliser en un équilibre précaire.

    « Pourquoi ? Oui, pourquoi est-ce que cela m’arrive maintenant ? C’est trop tôt !… et… Elle… et… ELLE… ? »

    On était en deux mille vingt deux.

    Le vieil homme allait avoir soixante dix huit ans.

    Jacques

     « Nein ! »

    C’est sur un ton péremptoire, n’admettant aucune discussion, que l’officier allemand s’était exprimé lorsque Laurent Barrois, le papa venu à la mairie déclarer la naissance de son cinquième enfant, un garçon, s’est vu refuser le prénom que eux, les parents, avaient choisi : Jack !

    Pourtant ils habitaient à Berchères, un petit village aux con-fins de la Beauce et du Thymerais, en France donc !… Pays des droits de l’homme !… Et de la liberté !

    Mais voilà, on était en avril mille neuf cent quarante quatre. Le débarquement des alliés était peut-être programmé mais la France pliait toujours sous le joug nazi.

    N’était-ce pas un peu provocateur, ou à tout le moins inconscient, que vouloir attribuer à son fils un prénom anglais alors que l’état civil, en ces temps de guerre, était contrôlé par l’occupant allemand ?

    Et, le comble, la mère se prénommait Audrey !

    Totalement décontenancé, n’ayant pas imaginé cette situation, Laurent avait alors timidement proposé Jacques, tout simplement. Un prénom bien français celui-là, et sans consonance équivoque. En deuxième prénom ce fut Roger, comme le frère de Audrey, et en troisième Émile, le prénom du frère de Laurent.

    Pourquoi avoir mis Roger en second ? Parce que cet oncle-là, on ne disait pas tonton, serait le parrain du nouveau né lors du futur baptême chrétien.

    Et l’état civil du petit dernier fut ainsi établi !

    « Qu’allait dire Audrey en apprenant le refus du prénom qu’elle avait choisi ? Elle sera sûrement déçue, pensait Laurent sur le chemin du retour. »

    Qu’importe, il n’y était pour rien ! Et pour fêter la naissance de son cinquième gamin, il s’arrêta au bistrot du village… d’où il ne ressortit que bien plus tard, vacillant un peu, et même beaucoup, sur ses jambes.

    Laurent était un homme gentil, un peu effacé.

    De son enfance, il ne parlait pas beaucoup. Il avait dix ans quand la guerre de quatorze avait éclaté. Ses parents étaient pauvres. Le père menait la vie dure à ses enfants quand ils faisaient des bêtises, infligeant de terribles corrections à coups de ceinturon à ses gamins obligés de rester agenouillés dans leurs sabots de bois.

    Jamais Laurent n’avait fait subir le même sort à ses enfants. Il lui suffisait d’élever un peu la voix pour ramener le calme ; quant aux bêtises c’est la mère qui se chargeait de les juger et d’appliquer les sanctions.

    Il est vrai que Laurent était assez peu présent à la maison. Il travaillait dans les fermes du village et passait le dimanche à cultiver les légumes dans le potager, derrière la maison. Ses mains calleuses témoignaient de ce dur labeur qu’est le travail de la terre. Certains de ses doigts comportaient un pansement qu’il confectionnait lui-même avec du chatterton tant les crevasses, causées par le dessèchement de la peau, le faisaient souffrir.

    Jamais il ne se plaignait. Il était habitué à cette vie-là.

    A onze ans, ses parents l’avaient sorti de l’école pour le placer chez un fermier. Son premier travail fut de garder les vaches au pré. Il savait lire, écrire et compter ; pour les parents, à cette époque, c’était déjà beaucoup et largement suffisant.

    Audrey dirigeait fermement la maison ; elle était ce qu’on appelle une maîtresse femme !

    Les enfants ne connaissaient pas grand-chose de sa jeunesse, si ce n’est qu’elle était allée à l’école jusqu’au certificat d’études, l’avait-elle eu ?…, et qu’elle avait sans doute trouvé du travail dans une famille bourgeoise, pour faire quoi ?… Elle parlait souvent de la mer. Cette famille devait posséder une propriété en Normandie car elle racontait les parties de pêche à pied d’où elle rapportait des coques et parfois des couteaux.

    Mais tout cela restait bien mystérieux pour ses gamins qui n’avaient jamais vu autre chose que la Beauce et ses champs de blé évoluant au fil des saisons du vert tendre au blond doré, avec ces touches de couleurs que leur donnaient, au cœur de l’été, la floraison des coquelicots et des bleuets.

    Comment se sont-ils rencontrés ?… là encore nul ne le savait. A cette époque, les parents ne parlaient pas de ces choses-là avec leurs enfants. Leurs villages respectifs étaient éloignés de quelques soixante kilomètres. Cela parait dérisoire quand on a une automobile mais sans autre moyen de locomotion que ses jambes, sachant que le week-end commençait le dimanche matin après avoir mené les vaches au pré et s’arrêtait le soir avant la traite.

    Et comment se sont-ils retrouvés, avec leurs enfants, dans ce village distant de plus de dix kilomètres de Seresville, le village de la mère, et de plus de cinquante de Sonchamp, celui du père ?

    Quand ils se sont mariés, Audrey avait à peu près dix neuf ans et Laurent vingt cinq. Le premier enfant, un garçon, est né l’année suivante et les trois autres, une fille, un garçon, puis une autre fille, ont suivi, espacés d’environ deux ans. Entre Léa, la cadette, et Jacques, le petit dernier, six années s’étaient écoulées.

    Était-il le bienvenu, ce Jacques ? Il est permis d’en douter si on observe l’écart avec la petite dernière, mais les parents devaient faire contre mauvaise fortune, bon cœur ; d’ailleurs, avaient-ils le choix ?

    Peu de temps après la fin de la guerre, la famille s’était rapprochée de la grande ville où Laurent avait trouvé un emploi dans une fonderie. Le travail y était aussi pénible que celui des champs avec, en supplément, le fait de supporter la chaleur intense dégagée par le métal en fusion lors des « coulées ». En contrepartie, le salaire était un peu plus important, l’horaire de travail et les jours de congés plus réguliers, ce qui permettait à Laurent d’entretenir le jardin des autres, en plus du sien, pour améliorer l’ordinaire, ou plutôt son ordinaire, car Laurent buvait facilement le « canon », comme il disait.

    C’était une source de tension permanente au sein du couple. Les enfants redoutaient les jours de paie. Leur père rentrait plus tard que d’habitude et pour cause, il faisait, ces jours-là, une halte prolongée au bistrot proche de l’usine et buvait plusieurs verres de « rouge ». Non seulement il rentrait en équilibre instable, mais la paie qu’il rapportait était amputée du montant de l’ardoise de la quinzaine qu’il avait réglée au patron du bar. C’était d’autant plus visible que les salaires étaient payés en espèces en ce temps-là et Audrey qui tenait la bourse comprenait rapidement que le mois serait encore difficile à boucler.

    Des explications, Audrey pouvait toujours en demander à son mari, il n’en donnait pas ; d’ailleurs elle n’en attendait pas. Elle avait compris depuis longtemps sans doute que Laurent avait un penchant pour la bouteille. Mais elle ne pouvait se résoudre à l’admettre et se minait la santé en essayant de maintenir en équilibre le budget familial, sans priver ses enfants de l’essentiel, à savoir, la nourriture. Et devant le mutisme dans lequel Laurent s’enfermait, elle laissait éclater sa colère. Les paroles tonitruantes fusaient, les gestes prenaient de l’ampleur à tel point qu’ils devenaient parfois incontrôlés. Un jour, du beurre fondait dans la poêle sur la cuisinière et, dans une de ces colères, Audrey qui avait oublié de le surveiller, s’aperçut soudain que le beurre, ayant trop chauffé, s’était enflammé ; elle saisit la poêle et la balança dans l’évier tout proche. La poêle rebondit sur le robinet et le cassa net. Un puissant jet d’eau horizontal jaillit de la canalisation et s’écrasa sur le tuyau du poêle situé juste en face, inondant la cuisine. Il fallut fermer le robinet d’alimentation général, privant toute la maison d’eau. Cette péripétie mit fin rapidement à la dispute ce soir-là.

    Cependant, Audrey et Laurent n’en sont jamais venus aux mains, contrairement à certains voisins. Heureusement pour les enfants qui étaient suffisamment traumatisés par ces scènes. Les deux aînés n’étaient plus présents, Damien travaillait sur des chantiers de BTP et Marcelle était hébergée par son employeur. Les cadets, Bertrand et Léa, âgés de quatorze et douze ans, dans le souvenir de Jacques, se réfugiaient dans leur chambre. Jacques qui avait six ans suivait sa sœur, attendant que le calme revienne.

    Jacques gardera un souvenir détestable de ces soirées. Il préférait ces samedis quand ses deux oncles, Antoine et Roger, les frères de Audrey, passaient à la maison, en fin d’après-midi ; s’ils s’éternisaient jusqu’au souper, c’était gagné, on allait jouer aux cartes ! Pas avec lui bien sûr, il était trop petit, mais il passait la soirée à regarder les grands, ses parents et ses oncles, essayant de comprendre les règles du jeu, désignant parfois, en cachette, à celui-ci, la carte qu’il devrait jeter sur la table, enregistrant aussi l’explication que le joueur, souvent un oncle, lui fournissait à l’oreille ou du bout des doigts. Les parties pouvaient durer fort tard dans la nuit et Jacques, emporté par le sommeil, ne voyait pas ses oncles partir au petit matin.

    Hormis ces deux extrêmes, les soirées d’hiver se déroulaient plus simplement assis au coin de la cuisinière à charbon, à caresser le chat, à faire fondre un peu le carré de chocolat noir sur la grille rougeoyante du côté ou à surveiller les châtaignes mises à griller sur le dessus, la mère reprisant des chaussettes ou essayant de reprendre un bas de pantalon usé. Le père allait se coucher après le souper, harassé par sa journée de travail à la fonderie et à l’entretien du potager, le soir.

    L’été tous les enfants et adolescents des familles voisines se réunissaient et s’installaient dehors, à l’écart. Ils jouaient à deviner des noms de métiers ou de vedettes en précisant les première et dernière lettres du mot, ou, parfois, ils se promenaient dans les rues du quartier, tout simplement. Des copains rejoignaient quelquefois les grandes filles pour flirter ; les plus petits étaient incités à taire ces rencontres par les copains qui possédaient toujours des bonbons, des chewing gum ou même des cigarettes, qu’ils leur distribuaient.

    Audrey cherchait toujours à améliorer l’ordinaire. Une partie de la famille a ainsi passé quelques soirées à travailler. Une usine d’injection plastique employait des personnes à domicile pour finir des sandales ; il s’agissait d’enlever les bavures très fines de matière plastique dépassant des lanières lors de la fabrication. C’est ainsi que tout le monde se mettait autour de la table, le soir après dîner, à ébarber des centaines de sandales de toutes tailles et de toutes couleurs.

    Une autre fois ce fut le tour des haricots. Un grossiste livrait des sacs de cinquante kilos de haricots secs. À charge pour les intéressés de trier les haricots, jetant ceux qui étaient tachés ou desséchés ainsi que tous autres éléments étrangers comme les boules de terre ou les petites pierres. C’était un peu déprimant de voir, au départ, la montagne de haricots à trier au milieu de la table, et quel soupir de soulagement quand elle avait disparu… remplacée aussitôt par une autre ! Combien cela pouvait-il rapporter ? Peu sans doute. L’avantage avec les haricots, c’est qu’il y en eut souvent à manger pendant cette période.

    Jacques avait grandi dans cette atmosphère voulant inconsciemment oublier les crises des parents pour ne garder que les bons moments. Il en voulait un peu quand même aux voisins de l’autre côté de la rue, ceux qui possédaient une grande et belle maison en pierre, avec un jardin fleuri, une grille de clôture avec un portail, avec une automobile, même si ce n’était qu’une quatre chevaux Renault. Mais d’autres avaient une « Vedette » ou une « Versailles » ; elles étaient bien plus belles celles-là !

    Ces voisins regardaient les familles des baraquements d’un mauvais œil. Car Jacques habitait dans une baraque en bois !

    Pourquoi ne pas dire une maison en bois ? Sans doute pour ajouter une connotation péjorative à la définition de leurs habitations, à ces « pauvres gens-là ». Et par pauvres il ne fallait pas l’entendre dans le sens de « pas riches » mais plutôt de classe sociale inférieure ! Quelle idée saugrenue avait eue la municipalité d’implanter ces deux baraquements sur ce bout de terrain, dans cette rue où il n’y avait que des maisons individuelles cossues et une cité haut de gamme réservée aux employés de la S N C F et aux Officiers de l’Armée de l’Air ?

    Étienne et Odile, les oncle et tante de Jacques, habitaient aussi dans un baraquement, mais c’était là-haut, caché derrière le cimetière. Il y en avait une quinzaine alignés sur cet emplacement retiré de la ville. Les voisins ici ne disaient rien et pour cause, il n’y en avait pas ! Ces baraquements, comme tout un chacun les appelait improprement, étaient des maisons en bois jumelées, préfabriquées, conçues et réalisées par les Américains dans le cadre du plan Marshall d’aide économique aux pays d’Europe victimes de la guerre 1939-45.

    Audrey, Laurent, et leurs enfants, étaient très contents d’avoir été logés dans une de ces maisons, eux qui n’avaient connu que de vieilles masures, à la campagne, avec deux seules pièces, l’une pour manger, l’autre pour dormir. De salle d’eau, point ! Les wc ? Une cabane au fond du jardin avec un trou, quelques planches mal ajustées en travers, et c’était tout. Le trou se remplissant peu à peu, Laurent devait le vider, deux fois par an, à l’aide d’un seau qu’il déversait sur le tas de fumier.

    Ces maisons américaines offraient, elles, une grande cuisine avec un évier, sans eau chaude il est vrai, trois chambres très correctes, un wc avec chasse d’eau, et le raccordement au tout à l’égout. Le chauffage était produit par la cuisinière à bois et charbon située dans la cuisine. Il y avait l’électricité dans toutes les pièces alors que chez la grand-mère on s’éclairait encore à la lampe à pétrole. De plus il y avait un réduit, qu’ils appelaient « caboin », pouvant accueillir les vélos, le bois ou le charbon, les outils divers, la lessiveuse et le baquet avec son trépied, pour la lessive du lundi.

    Que demander de plus ?

    Les quatre familles réunies dans ces deux maisons s’entendaient bien. Il n’y a qu’avec les autres, ceux des maisons en pierres, que le contact était plus difficile ; c’est à peine s’ils répondaient au « bonjour » que les gamins leur adressaient timidement, en les croisant.

    Et Jacques avait trouvé deux copains de son âge, Michel et François, parmi les deux familles voisines. Dans la troisième il n’y avait plus d’enfants pour jouer avec lui, ils étaient bien trop grands.

    Jusqu’à l’âge de six ans, Jacques était resté insensible aux marques de rejet des autres, mais quand il est entré à la grande école il a manifesté un premier sentiment de honte en donnant son adresse à la maîtresse d’école. Sa maison en bois n’avait pas de numéro ! Comment dans ce cas donner une adresse précise ?

    Sur les autres maisons de la rue, il y avait des numéros, pairs d’un côté, impairs de l’autre, inscrits en blanc sur fond bleu sur des plaques émaillées ; mais sur les deux baraquements point de cela ! Il y avait bien sur chacun un numéro, vingt huit pour celui de Jacques et vingt neuf pour l’autre, peint en noir, au pochoir, près d’une porte d’entrée, mais ces numéros étaient illogiques car des maisons en pierres les possédaient déjà, et elles étaient situées bien plus loin. De plus, les baraquements étaient installés du même côté de la rue, côté pair, entre deux maisons dont les numéros étaient deux et quatre. C’était incohérent ! Si on donnait le numéro inscrit en noir, le facteur pourrait déposer le courrier dans les boites aux lettres des autres maisons, plus loin !

    Ayant toujours entendu « baraquement » pour désigner sa maison, Jacques répondit à la maîtresse qui demandait à chacun, à la rentrée des classes, de se présenter :

    « Jacques BARROIS, baraquement, rue Clémenceau à Chartres. »

    Et là, Jacques compris pour la première fois qu’il était différent des autres, ou plutôt que les autres le considéraient différent d’eux. Les têtes s’étaient tournées vers lui, en même temps qu’un murmure et quelques rires s’élevaient dans la classe.

    « Un peu de silence ! demanda la maîtresse. Mais il n’y a pas de numéro, là où tu habites ?

    – Non, Madame. »

    La maîtresse enregistra l’adresse comme telle.

    A la récréation, Jacques se retrouva bien seul face à quelques uns de ses camarades de classe qui vinrent vers lui, non pas pour jouer ou faire plus ample connaissance, mais pour se moquer un peu plus :

    « Ah, ah, ah ! Il habite dans un baraquement, ah, ah, ah ! »

    Ainsi sa maison en bois faisait rire les autres. Pourtant il s’y sentait bien, lui, et il ne comprenait pas leur réaction. Les semaines suivantes, les moqueries s’estompèrent et Jacques put intégrer un petit groupe comme tous les gamins de son âge.

    Au fil du temps, et de classe en classe, Jacques se faisait remarquer par ses bonnes notes et son classement, jamais au-delà des trois premiers. Cela lui permettait d’avoir le prix d’honneur avec un beau livre à la fin de l’année scolaire et d’être félicité par le premier adjoint du maire lors de la distribution des prix au théâtre de Chartres. Il y avait bien quelques jaloux qui ne comprenaient pas que ce gars-là, qui habitait dans un « baraquement », réussissait à être mieux classé qu’eux !

    Jacques faisait preuve d’une étonnante facilité de compréhension et d’assimilation, aussi bien en calcul qu’en dictée ou grammaire, histoire ou géographie, et il développait beaucoup d’imagination et de dextérité dans les exercices pratiques d’éveil, sauf en dessin d’art où, là, il peinait vraiment. Sa mère l’avait fait travailler, la première année, pour l’apprentissage de l’écriture, de la lecture et des tables de calcul mais très vite, Jacques se débrouilla seul.

    A partir de neuf ans Jacques et Michel, le voisin de son âge, « faisaient leur marché » disaient-ils. Cela consistait à récupérer les cartons d’emballages laissés sur place par les camelots du marché, le samedi en fin de journée, et les rapporter chez eux. Ils en faisaient des cabanes pour jouer jusqu’au jeudi suivant. Le jeudi étant un jour sans école, ils allaient vendre ces cartons, un peu défraîchis par les jeux, chez le chiffonnier et en tiraient une petite pièce. Michel n’attendait pas le retour à la maison, il entrait chez le premier épicier ou boulanger pour acheter des bonbons avec sa part ; Jacques donnait toujours les quelques francs récoltés à sa mère qui les lui rendait, sous une autre forme, lors des prochaines courses.

    Jacques n’était pas dépensier et ne réclamait jamais de friandises, jouets ou vêtements. Il avait appris très tôt la valeur de l’argent. Les disputes entre ses parents, les jours de paie, y étaient sans doute pour beaucoup. Bien sûr, il aurait aimé avoir de beaux vêtements, comme certains de ses camarades, à l’école ; il devait se contenter des habits récupérés auprès du Secours Catholique ou des vieilles culottes de son frère aîné, précieusement conservées par sa mère. Pour l’école cela ne se voyait pas trop car la blouse grise que tous portaient, même les maîtres, cachait l’usure et les reprises effectuées par la mère, mais l’hiver, il fallait bien mettre un manteau ou une canadienne pour sortir et là, la pauvreté s’affichait, criarde et amère.

    Autre sujet qui marquait sa différence avec les autres, les conversations à la récréation. Chacun commentait qui les histoires, qui les feuilletons, qui les jeux ou les chansons entendus au poste de TSF, mais lui restait muet car à la maison, il n’y avait pas de poste de radio !

    Il avait réussi à se faire admettre chez un copain dans la « cité de la SNCF et des Aviateurs ». Quand le temps était maussade et qu’ils ne pouvaient pas jouer dehors ce garçon sortait alors son projecteur de cinéma et ils regardaient des petits films muets de Charlot ou Laurel et Hardy. Jacques était émerveillé.

    Quand il ne trouvait pas de copains pour jouer, Jacques restait dans sa chambre et regardait passer les trains de la ligne Paris-Brest. Cette voie de chemin de fer était distante d’une trentaine de mètres de sa maison.

    Les trains de voyageurs ne retenaient pas son attention, ils étaient tous semblables, tractés par une motrice électrique, et passaient trop vite.

    Non, les plus intéressants étaient les trains de marchandises. Ils étaient très longs, quatre vingt ou quatre vingt dix wagons, parfois plus. On avait le temps de les observer car ils passaient à vitesse réduite. Ils étaient tractés par une locomotive à vapeur qui peinait à avancer sur cette portion de voie en montée jusqu’à la gare proche. La « loco » crachait une fumée noire qui, lorsqu’il y avait du vent, se rabattait sur les habitations, au grand dam des riverains ayant laissé une fenêtre ouverte ou du linge étendu au dehors, car les escarbilles noires pénétraient partout en retombant et salissaient tout.

    Jacques ne se lassait pas de regarder ces trains très différents les uns des autres. Il s’amusait à deviner le nombre de wagons de chacun en fonction de la vitesse et surtout de la difficulté de la loco à avancer, au point que ses roues patinaient quelquefois.

    Ces trains faisaient-ils rêver Jacques ?

    Il ne l’a jamais su. Il ne pouvait établir de corrélation entre le train et les voyages car il n’était jamais allé plus loin que chez sa grand-mère, à trois ou quatre kilomètres ; et lorsqu’il s’y rendait, c’était à pied, avec ses parents, le dimanche.

    Non, il était seulement curieux et observait la composition de ces trains : des automobiles sur deux niveaux pour celui-là, du matériel agricole, tracteurs et moissonneuses, pour cet autre, des bestiaux dont on entendait les beuglements pour ce troisième ou des citernes contenant quoi ? Ou encore cette multitude de wagons mystérieux portant les lettres STEF.

    Tous ces trains avaient un point commun : la locomotive et le tender étaient noirs, comme les visages des mécaniciens qu’on voyait parfois penchés à l’extérieur du poste de conduite de la loco, et les wagons étaient tous marron foncé ; aucune gaieté dans ces interminables vers de terre à roulettes.

    Finalement, ces trains reflétaient la même image que l’existence de la famille de Jacques : une tristesse indéfinissable.

    Chez les Barrois, on ne se parlait pas ou très peu. On ne s’embrassait qu’à la fête des mères et au premier de l’an et encore, ce n’était le fait que des enfants, les petits. Les sentiments, s’il y en avait, étaient cachés, comme si c’était honteux de les afficher. Pourtant Jacques savait qu’ils existaient.

    Réveillé de très bonne heure un matin, avant le départ de son père, il l’entendit murmurer timidement avant de refermer la porte d’entrée :

    « Au revoir. »

    Pourtant, la veille, il y avait encore eu une explication orageuse entre les parents. Était-ce pour se faire pardonner que le père avait dit cela ? À qui adressait-il cet « au revoir » ? À lui, Jacques, qui était réveillé ? Ou… ?

    Un autre matin, Jacques, à nouveau réveillé sans que son père le sache, avait entendu les mêmes paroles murmurées, alors que la veille aucune dispute n’avait gâché la soirée.

    En fut-il étonné ou ravi ?

    Est-ce que sa mère, qui n’était pas encore levée quand son père partait au travail, entendait cet « au revoir » matinal qui, à l’évidence, lui était destiné ?

    Jacques était ravi !

    Il savait que des sentiments forts unissaient ses parents, même s’ils ne les montraient pas, même s’ils se disputaient parfois…trop souvent. Oui, Jacques était rassuré.

    La famille s’était un peu dispersée au fil du temps.

    Damien, le frère aîné travaillant sur les chantiers, était hébergé sur place ; on ne le voyait plus beaucoup.

    Marcelle, la sœur aînée qui avait été employée par le cafetier d’en face, s’était mariée avec un commis, embauché ici un moment, et habitait maintenant dans un autre quartier. Elle venait d’avoir un deuxième enfant.

    Bertrand, le frère cadet, travaillait dans une ferme et ne rentrait qu’en fin de semaine.

    Léa, la sœur cadette, avait quitté l’école. Elle était la première à avoir obtenu son Certificat d’Études Primaires, pour le plus grand plaisir des parents même si, comme d’habitude, ils n’en laissèrent rien paraître. Elle travaillait en usine, sur chaîne. Ses premiers salaires rapportés à la maison furent l’occasion pour le père de se sentir humilié.

    Sa fille de quinze ans gagnait plus que lui !

    Ce fut réellement un choc pour cet homme, fier de sa famille, fier de tout faire pour la nourrir, fier de lui assurer un toit !

    Ce choc a-t-il eu de l’influence sur le cours de la maladie de Laurent ? Sans aucun doute. Il fut sûrement l’élément qui précipita son admission à l’hôpital. Car Laurent était malade !

    Jacques regardait souvent son père se raser. Il était fasciné par ce rasoir couteau que son père tenait d’une façon si particulière et qu’il promenait avec dextérité sur son visage recouvert de mousse blanche. La lame produisait un crissement à la rencontre de la barbe. Lorsque Laurent avait terminé de se raser, il enlevait sa ceinture de flanelle qui maintenait ses vertèbres lombaires au chaud ; Laurent avait mal au dos en permanence, ce qui n’était pas étonnant avec les travaux qu’il accomplissait, tant à la fonderie que dans le jardin.

    Sous cette ceinture, au niveau de l’estomac, Laurent portait un pansement qu’il décollait alors, découvrant une plaie suintante ; Laurent, doté d’un système pileux très fourni, passait le rasoir autour de cette plaie pour enlever les poils et le reste de suintement. Cette manœuvre intriguait Jacques qui ne comprenait pas pourquoi son père faisait cela et surtout comment il s’était fait ce mal. Il avait bien entendu parler de « fistule purulente » mais cela n’évoquait rien pour lui.

    Laurent avait été hospitalisé, il y a une quinzaine d’années, pour des problèmes au niveau du foie ou de l’estomac, d’après le médecin de famille. En réalité, il avait subit une ablation de la vésicule biliaire et d’une partie de l’estomac. Pourquoi ? Nul ne l’a su. Les médecins et chirurgiens des hôpitaux n’étaient pas très diserts et les patients avaient une telle confiance envers ces hommes de science qui possédaient le savoir que personne n’osait leur poser de questions.

    Depuis deux ans, cette plaie était apparue et Laurent vivait avec, sans se plaindre, jusqu’à ce jour où, la douleur devenant insoutenable, il fallut appeler le médecin qui le fit hospitaliser immédiatement.

    Laurent subit divers examens et analyses qui confirmèrent ce que les médecins redoutaient. Leur diagnostic était très inquiétant et le chef de service, recevant Audrey, se montra pessimiste :

    « Madame, nous venons de recevoir les résultats des analyses de votre mari. Nous ne pouvons pas vous cacher que son état est alarmant et que ses chances de guérison sont minces, très minces.

    – Mais, de quoi souffre-t-il ? demanda Audrey.

    – Il a été opéré il y a une quinzaine d’années certainement d’un cancer de l’estomac. Il présente actuellement une plaie qui suinte. Savez-vous depuis quand ?

    – Environ deux ans, il n’a jamais voulu voir le médecin pour cela.

    – C’est bien dommage. Nous aurions pu circonscrire les dégâts. Nous devons être francs avec vous, madame, votre mari présente un état cancéreux qui touche principalement l’estomac et le foie. Nous avons aussi détecté des métastases au niveau des intestins et du pancréas. Il va falloir être très forte, madame. Avez-vous des enfants ou de la famille, autour de vous ?

    J’ai des enfants, oui, mais, docteur, il va rester hospitalisé ? Et combien de temps ?

    – Madame, son état nécessite des soins intensifs qui ne peuvent être administrés qu’ici. Il nous est impossible aujourd’hui de vous dire précisément combien de temps nous le garderons. Plusieurs semaines, c’est sûr. »

    Laurent resta hospitalisé trois mois seulement. Le cancer, terrible maladie, avait eu raison de sa résistance.

    Jacques connut à dix ans et demi son premier grand chagrin. Cela n’avait rien de comparable avec la mort de son chat à l’âge de six ans ; pourtant il avait pleuré ce jour-là.

    Ce père, qui ne savait pas parler à ses enfants, avait disparu brutalement. Pourquoi ? Personne ne sut et ne put lui donner une réponse satisfaisante. La mort est difficile à admettre et encore plus difficile à expliquer à un enfant.

    Son petit univers avait perdu un de ses piliers et menaçait de s’écrouler. D’un seul coup sa petite vie tranquille prenait une autre tournure ; les soirées étaient plus mornes ; la chaise vide, aux repas, rappelait cruellement à tous la disparition du père et du

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