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Une promesse pour Alice
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Livre électronique470 pages5 heures

Une promesse pour Alice

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À propos de ce livre électronique

1946, Saint-Antoine-le-Vieux. Louise Chénier, seize ans, est engagée comme domestique par le notaire Philippe Dorval et son épouse Odette. La jeune fille, issue d'un milieu pauvre, s'applique dès lors à suivre bien sagement les ordres de ses patrons. Mais bientôt le notaire tente de se rapprocher d'elle et devient de plus en plus insistant, allant même jusqu'à éloigner sa femme pour parvenir à ses fins. Lorsque la vérité éclate au sein de la famille Dorval, Philippe congédie son employée sans préavis.

Enceinte et esseulée, Louise n'a d'autre choix que de retourner à Montréal, auprès de sa mère atteinte de tuberculose et de ses deux frères. Elle y mène sa grossesse à terme en multipliant les efforts et les sacrifices, puis met au monde une belle petite fille, Alice, qu'elle doit se résigner à confier à la crèche, aux bons soins des religieuses.

Son statut d'orpheline la suivant comme une tare depuis sa tendre enfance, Alice sent l'appel de la liberté et quitte le couvent à l'aube de l'âge adulte. D'abord serveuse, puis hôtesse à l'Expo 67, elle construit laborieusement sa confiance et connaît ses premiers émois sentimentaux.

Malgré tous ces bouleversements, sans oublier l'effervescence de son époque, l'attachante orpheline se mettra en tête de découvrir le fin mot de l'histoire sur ses origines. Et si la promesse d'une vie meilleure s'accomplissait enfin pour Alice ?
LangueFrançais
Date de sortie23 août 2017
ISBN9782897830151
Une promesse pour Alice

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    Aperçu du livre

    Une promesse pour Alice - Éliane Saint-Pierre

    p3.jpg

    De la même auteure

    chez Les Éditeurs réunis

    Yändicha : Cœur sauvage, 2016

    Plaines d’Abraham : La bataille de l’amour, 2014

    À André Desaulniers, né Hébert

    À Jean-Marc Légaré

    PREMIÈRE PARTIE

    1

    Philippe Dorval, le notaire de Saint-Antoine-le-Vieux, menait une vie bien remplie dans la belle région de la Montérégie. Marié depuis de nombreuses années, il n’avait pourtant pas d’enfant. Son épouse, Odette Mondoux, ne travaillait pas. Elle se contentait de faire du bénévolat pour la paroisse. Petite femme à la santé fragile, elle était née dans une famille aisée. Plusieurs disaient que c’était avec l’argent des Mondoux que Philippe Dorval avait pu payer ses études de droit. Sans cette bonne fille, qui sait ce qu’il serait devenu.

    On disait aussi que le notaire avait fait sa fortune grâce à des transactions louches. Dans le village, on racontait qu’il avait réussi à détourner des héritages à son profit et surtout à s’approprier de belles terres qu’il vendait à gros prix. Monsieur le notaire, comme tout le monde l’appelait, imposait néanmoins le respect : personne n’aurait osé le critiquer, encore moins l’accuser de tractations malhonnêtes. Tout cela faisait partie des rumeurs. Philippe Dorval avait du pouvoir et impressionnait les habitants justement parce qu’il occupait des fonctions importantes au sein de la paroisse. Il était, en effet, le premier marguillier. Le curé, le père Cloutier, le considérait comme indispensable à la bonne marche du village. À trente-trois ans, Dorval, bel homme, grand avec de larges épaules, avait une stature de bûcheron. Il était costaud et évoquait un taureau sauvage. Cependant, il avait de longues mains blanches aux doigts fins et aux ongles propres. Cet homme d’apparence rustre était un intellectuel. Il avait fait des études et s’en targuait. Ainsi, tous l’admiraient autant qu’ils le craignaient. Philippe Dorval occupait un rang à part et, malgré les ragots, son image n’avait pas été ternie.

    Plus jeune, en effet, il avait eu des problèmes avec la justice. Il avait fréquenté une bande de vauriens dont il était devenu le chef. Quand il avait connu Odette Mondoux, il avait déjà été renvoyé du collège et les frères de l’établissement avaient une très mauvaise opinion de lui. Mais Odette, bénévole au grand cœur, avait rencontré le jeune malfrat dans un contexte de bonnes œuvres. Un peu plus âgée que Philippe – elle était née en 1912, lui en 1914 –, elle l’avait vite aimé comme un frère qu’elle aurait voulu sauver. Philippe s’était peu à peu attaché à elle. Comprenant surtout qu’elle voulait l’aider à se sortir de sa condition, il s’en était rapproché. Leurs sentiments s’étaient développés au fil du temps, et Philippe, petit à petit, avait marché dans le droit chemin, du moins en apparence. Ce ne fut donc pas par hasard si ces deux êtres qui paraissaient se ressembler finirent par souhaiter se marier. Dans la famille des Mondoux, toutefois, on ne vit pas d’un bon œil cette alliance. Une tante d’Odette, Gilberte, voulut même empêcher la proclamation des bans. Elle demanda un rendez-vous avec le père Cloutier, curé de Saint-Antoine-le-Vieux, et alla droit au but en disant :

    — Vous savez sans doute que Philippe Dorval a l’intention d’épouser ma nièce, Odette Mondoux ?

    — Oui, madame, nous avons reçu une demande à cet effet. Je serai très heureux de célébrer la cérémonie.

    — Ce ne sera pas possible ! s’écria alors Gilberte Mondoux.

    — Que dites-vous ?

    — Je répète : ce ne sera pas possible…

    — Mais pourquoi donc ?

    — Je m’oppose à cette union !

    — Mademoiselle Mondoux, vous savez que vous devez avoir de très bonnes raisons pour empêcher deux jeunes gens de s’épouser. J’ai rencontré Philippe et Odette, je peux témoigner que ce sont des personnes sérieuses.

    — Ma nièce est une fille d’une intégrité totale, vous avez raison, mon père, mais je ne peux certainement pas en dire autant de ce Dorval. Savez-vous qu’il a déjà fait de la prison ?

    — Attention aux calomnies ! tonna le prêtre. Certes, Philippe a fait des erreurs quand il était au collège. C’était une tête forte, il avait des problèmes avec son père. Il voulait prouver qu’il était capable de faire n’importe quoi, qu’il était invincible. Il souhaitait épater ses camarades qui l’avaient mis au défi de faire de mauvais coups. Il a commis un vol par effraction qui l’a mené en maison de correction, c’est tout.

    — Son père était un alcoolique, ajouta Gilberte Mondoux, outrée. On le voyait tous les soirs au petit bar mal famé qui a été récemment ravagé par un incendie.

    — Mademoiselle Mondoux ! s’exclama le curé Cloutier, indigné. Ne dites pas de méchancetés sur votre prochain. Le père de Philippe avait de graves problèmes de consommation, mais il s’est pris en main quand il a compris qu’il ruinait la vie de sa femme et de ses enfants. Je connais toute cette histoire, vous ne pouvez pas m’en apprendre. C’est moi qui ai témoigné au procès de Philippe quand il a été arrêté lors de ce vol.

    — Chez les Deslauriers, glapit Gilberte Mondoux, des amis ! Il s’était introduit dans leur maison et avait volé des objets de valeur…

    — Non ! trancha le prêtre. Il a dérobé une potiche, mais ni argent ni bijoux…

    — Qui vole un œuf vole un bœuf ! conclut la femme, furieuse.

    Le curé Cloutier poussa un soupir. Il n’en pouvait plus d’entendre cette mégère bavasser contre des gens et menacer de répandre ces rumeurs dévastatrices.

    — Mademoiselle Mondoux, coupa-t-il, dites plutôt que vous vous opposez au mariage de votre nièce avec M. Dorval parce que celui-ci n’est pas de votre milieu. C’est un pauvre, or vous ne voulez pas qu’il épouse Odette parce qu’elle a de l’argent.

    Gilberte regarda avec mépris le prêtre, qui la fixait intensément.

    — Philippe n’aime pas Odette, martela-t-elle. Il ne la rendra pas heureuse. C’est un ingrat, un opportuniste.

    — Il est travaillant, répliqua l’ecclésiastique en soupirant. Malgré les obstacles et les déboires, il a réussi à devenir notaire. Il gagnera bien sa vie. Vous le jugez alors que vous savez que notre religion en est une de miséricorde. Je prends en note votre opposition, car c’est mon obligation de le faire. Mais je vous suggère de ne plus vous mêler des affaires de votre nièce. C’est elle qui épousera ce garçon. Pas vous. Elle sait ce qu’elle fait. Entre-temps, mademoiselle Mondoux, je vous bénis et je vous demande de prier pour le bonheur de cette jeune fille.

    Cet entretien entre Gilberte Mondoux et le curé Cloutier avait toujours été tenu secret. Gilberte était retournée chez elle, humiliée, mais ne regrettait pas pour autant sa démarche. Elle resta convaincue que Philippe n’était pas digne d’entrer dans sa famille. La leçon de charité que lui avait donnée le curé ne l’avait pas fait changer d’idée.

    Le mariage eut lieu en mai 1937, dans l’église de Saint-Antoine-le-Vieux. La fête qui suivit réunit une centaine d’invités. Odette n’avait jamais été aussi heureuse. Fille unique, elle espérait fonder une famille nombreuse. C’était son rêve le plus cher. Mais elle avait déjà vingt-cinq ans, il fallait faire vite ! Cependant, Philippe pensait d’abord à s’installer dans le village, à acheter une jolie maison et à devenir un homme respectable. Il partageait avec sa femme le projet d’avoir une grande famille, ce désir d’Odette lui semblait tout naturel. Lui aussi voulait assurer la dynastie des Dorval et des Mondoux, et souhaitait que sa progéniture rayonne dans la société.

    — Nous aurons des filles et des garçons, ma chérie, lui assura-t-il. Ce sera notre plus belle réussite.

    — Je t’aime tellement, répétait Odette, dont les yeux brillaient quand elle serrait très fort contre son cœur celui qu’elle avait désiré pendant très longtemps avant qu’arrive ce jour béni.

    Bien sûr, elle savait que ses parents avaient été réticents à l’annonce de cette union. Eux aussi jugeaient que Philippe, étant donné son passé douteux, était loin d’être un parti idéal pour leur fille. Ils lui préféraient Rodolphe Jasmin, le fils du médecin, un jeune homme dans la vingtaine qui étudiait maintenant une spécialité à l’université.

    — Rodolphe aimerait sortir avec toi, lui avait dit sa mère.

    — Non, lui avait répondu Odette sur un ton sans équivoque. Je compte me fiancer avec Philippe pour que nous puissions nous marier au printemps.

    Puisque tel était son désir, et comme ils connaissaient le caractère de leur fille – Odette était bonne, mais ferme –, les parents n’avaient pas insisté, sachant la partie perdue d’avance. Par conséquent, lors de la cérémonie, ils avaient été les premiers à souhaiter le bonheur aux tourtereaux. Mais chez les Mondoux, on ne faisait qu’attendre que l’orage se mette à gronder.

    2

    Les années passèrent. Le couple Dorval se portait bien, l’étude du notaire également, fort florissante, mais l’inquiétude au sujet d’une famille à construire devint de plus en plus pesante. « Quand donc nous feras-tu un petit ? » demandait régulièrement la mère d’Odette. « C’est pour bientôt, répondait la jeune femme. Soyez patients ! » Au début, c’était dit avec légèreté : Odette avait vingt-six ans, vingt-huit ans, cela pouvait se comprendre. Certaines femmes, songeait-elle, sont longues à enfanter. Mais les saisons se succédaient et n’apportaient jamais la joie tant espérée. Maintenant Odette avait trente ans, bientôt elle en aurait quarante ! Ce qu’elle taisait à sa mère et aux femmes qui se permettaient de s’enquérir de son désir d’enfant, c’est qu’elle n’en pouvait plus d’attendre de devenir enceinte et, plus elle vieillissait, plus elle se torturait. Pourquoi n’y arrivait-elle pas, comme toute femme normale et, de surcroît, amoureuse de son mari ?

    Philippe tentait tant bien que mal de la réconforter.

    — Ne t’en fais pas, nous avons encore le temps, répétait-il.

    Odette craignait plus que toute chose d’être stérile. Elle ne voulait pas se raconter des histoires et elle restait sourde aux commentaires malveillants qu’elle entendait parfois au détour d’une rue ou même à l’église. « Vous avez déjà trente ans ? Mais monsieur le notaire n’aura pas de descendance ! » persiflait l’une. « Dans quelques années, rêvera-t-elle encore à l’impossible ? » se moquait l’autre. Après deux fausses couches, Odette craqua. Les commères avaient eu raison.

    La fin de la Seconde Guerre mondiale avait eu beau avoir sonné des temps nouveaux qui semblaient modernes à tous, il n’en restait pas moins qu’Odette se voyait vieillir ; sans jamais avoir enfanté, elle aurait pu être grand-mère. Quelle humiliation !

    Un matin, alors qu’elle se sentait très faible, elle appela à son chevet le Dr Jasmin. L’homme se présenta dans l’heure et insista : il lui fallait faire attention à sa santé.

    — Vous devez vous ménager. Plus question d’effectuer de lourdes tâches.

    Sans le dire, il faisait allusion à la tâche d’être enceinte et de mettre au monde un enfant. Cependant, il ne voulut pas en rajouter mais, sachant qu’Odette avait beaucoup contribué au succès professionnel de son mari en le secondant comme pas une, il ajouta d’un ton ferme :

    — Vous ne devez plus aider votre époux comme vous le faites. C’est trop de boulot pour une femme comme vous, qui avez besoin de repos. À votre âge, vous tenez encore à avoir un enfant ? C’est votre droit. Mais la seule façon d’y parvenir, puisque vous n’entendez pas raison, c’est de ne rien faire d’autre pour tenter de satisfaire ce désir.

    Odette éclata en sanglots. Elle se sentait coupable à l’idée de ne plus pouvoir aider Philippe.

    — Il a tant besoin de moi, dit-elle.

    — Cessez de vous préoccuper de votre mari, tonna le médecin. Vous en faites trop. Pensez plutôt à engager une jeune fille qui pourrait l’épauler. Je connais une famille à Montréal dont le père est décédé récemment des suites de blessures qu’il a eues à la guerre. Ces gens sont dans le besoin, la mère tâche de placer ses fils chez un fermier. Il lui reste sa jeune fille, qui aura bientôt seize ans. Je suis sûr qu’elle pourrait assister le notaire. C’est une enfant brillante, elle a étudié chez les sœurs. Elle sait écrire, lire et compter. C’est aussi une jeune fille forte, elle pourrait faire le ménage. Et vous aider quand vous aurez un enfant.

    Le cœur d’Odette se mit à battre très fort. Ce seul mot la rendait folle de joie.

    — Il faudra en parler à Philippe.

    — Je le ferai pour vous, madame Dorval. En attendant, vous allez prendre ces médicaments et, surtout, vous vous reposerez.

    Le médecin la salua et descendit voir le notaire. Son bureau était situé dans la maison. Il s’agissait d’une vaste pièce dont les fenêtres donnaient sur le jardin. C’était l’endroit le plus agréable et le plus éclairé de la demeure cossue. Le médecin frappa à la porte.

    — Bonjour, balbutia Philippe, qui craignait que le médecin lui apporte de mauvaises nouvelles. Assoyez-vous, je vous en prie.

    Le Dr Jasmin se dirigea vers le fauteuil de velours bordeaux. Tout dans le bureau respirait l’aisance et la réussite. Une douce lumière éclairait la pièce que rehaussaient de leur fraîcheur des fougères d’un vert profond.

    — Bonjour, cher ami, dit le docteur, qui remarqua le ton blême du notaire. Ne soyez pas inquiet, j’ai vu votre femme. Tout ira bien. Mais elle doit prendre soin d’elle.

    Philippe serra les lèvres. Il prit cette phrase comme un reproche.

    — Je suis très attaché à Odette, vous savez, docteur.

    — Je le sais ! Et surtout ne pensez pas qu’elle s’est plainte devant moi. Cette femme est courageuse. Mais voilà bien le problème : elle en fait trop. Ses fausses couches sont le résultat de sa fatigue chronique. Surtout la dernière. Bien sûr, à près de quarante ans, on ne peut s’attendre à des miracles. J’ai bien connu Odette quand elle était enfant, elle est née prématurément et elle a souffert de toutes les maladies. Maintenant, si elle devient enceinte, et si elle veut garder son bébé, il lui faudra prendre des médicaments. Mais surtout, il faut qu’elle cesse de vous aider !

    Le ton était sans appel. Tout le monde dans la paroisse savait qu’Odette ne comptait pas ses heures pour que son mari fasse de bonnes affaires même au-delà des limites du village. En plus de faire le ménage, elle s’occupait des rendez-vous et recopiait des documents jusque tard dans la nuit. Il arrivait souvent qu’on voie une lampe allumée dans le bureau du notaire après minuit. C’était Odette, qui était penchée sur les nombreuses feuilles qu’elle mettait en ordre.

    — Je ne m’oppose pas à ce que ma femme prenne du repos. Je lui ai déjà parlé d’engager une bonne ou une secrétaire, mais elle ne veut rien entendre. Elle m’assure pouvoir très bien faire ce travail.

    Philippe disait ces mots sans vraiment les penser. S’il était vrai qu’il avait suggéré d’embaucher une domestique, il s’était aussitôt ravisé en disant que cela coûterait cher. Odette avait acquiescé. Quant à la secrétaire, certes, Odette s’occupait de ses dossiers, mais certaines transactions avec divers clients n’étaient connues que de lui.

    — Je me suis mariée pour le meilleur et pour le pire, lui répétait-elle. Si je ne suis pas là pour t’épauler, qui pourrait le faire mieux que moi ?

    Odette avait donc continué de se livrer à ses tâches sans rechigner. Mais sa santé déclinait et son désir d’enfanter demeurait.

    — Vous avez quelqu’un à nous proposer ? demanda Philippe au médecin.

    — En effet. Il s’agit d’une jeune fille qui vient d’une famille modeste, mais bien éduquée. Les Chénier. Ils avaient autrefois une terre non loin d’ici. Peut-être avez-vous connu le père, Eugène ?

    — Eugène Chénier, ce nom me dit quelque chose, marmonna le notaire en baissant les yeux. Ces gens n’habitent plus ici. Je pense qu’ils sont partis très vite après mon mariage, en 1937, je ne crois pas les avoir connus.

    — En effet. La crise économique de 1929 les avait déjà affectés, puis ils ont perdu la terre qu’ils avaient non loin de chez vous, d’ailleurs. N’ayant presque plus rien, ils ont fui en ville, à Montréal, dans l’espérance de se refaire. Cela n’a rien donné. Ils sont pauvres maintenant, surtout depuis qu’Eugène est mort des suites de ses blessures de guerre.

    — Ah ! cette fichue guerre, laissa tomber Philippe.

    Né en 1914, il avait évité en effet d’être enrôlé comme soldat lorsqu’avait éclaté la Seconde Guerre mondiale, vingt-cinq ans plus tard.

    — Le pauvre Eugène a laissé une famille nombreuse dans la misère, comme je vous dis… Deux garçons chétifs sont à la charge de leur mère, et il ne reste plus que la jeune fille, qui ferait une merveilleuse bonne pour vous. Elle s’appelle Louise, elle a presque seize ans. Sa mère, que j’ai soignée pendant longtemps, m’a écrit récemment pour me demander si je ne connaissais pas quelqu’un qui pourrait faire travailler sa fille. Elle ne veut pas qu’elle aille à l’usine. On y attrape toutes sortes de microbes. Je lui ai dit que je ferais mon possible. Qu’en pensez-vous ?

    — Je ne peux qu’accepter, étant donné que vous me recommandez cette jeune fille. Elle s’appelle comment déjà ?

    — Louise Chénier. Si vous le voulez, vous pourrez l’engager pendant quelques semaines, vous verrez si son travail vous convient. Vous devrez la nourrir et la loger.

    — Notre maison est grande, il y aura une chambre pour elle. En avez-vous parlé à Odette ?

    — Votre femme est au courant. Elle voulait être sûre que vous acceptiez. Bon, si tout marche comme il le faut, je communiquerai avec la famille et je vous tiendrai au courant.

    — Merci, docteur, si ma femme prend du mieux, nous pourrons espérer avoir enfin cet enfant que nous voulons tellement. Mais je dois vous dire qu’à mon âge ce projet commence à m’effrayer un peu, surtout pour elle…

    Le médecin se leva, ne répliqua rien et salua poliment son hôte. Philippe se rendit aussitôt au chevet de sa femme.

    — Odette !

    — Mon chéri ! Le Dr Jasmin t’a donc parlé de cette jeune personne… Mais je t’assure que, quand je serai mieux, je reprendrai mon travail auprès de toi.

    — Ne t’en fais pas. Tu auras bien le temps de venir fouiller dans mes papiers ! dit-il dans un éclat de rire.

    3

    Le Dr Jasmin ne tarda pas à communiquer avec Philippe Dorval. Il voulait lui amener la jeune Louise Chénier.

    Menue, engoncée dans un manteau trop petit pour elle, coiffée d’un chapeau de feutre qui cachait sa chevelure noire, la jeune fille n’était pas d’une grande beauté, mais ses yeux d’un bleu nuit très rare la rendaient unique. La jeunesse de Louise avait été marquée par les difficultés de la vie. Les Chénier avaient dû quitter leur terre familiale de Saint-Antoine-le-Vieux en 1937 pour tenter de repartir à neuf à Montréal. Louise avait six ans. Aujourd’hui, alors qu’elle revenait dans le patelin de ses parents, son cœur se serrait à l’idée de découvrir la paroisse qui avait vu naître son père, sa mère et leurs aïeux. Elle n’avait que très peu de souvenirs de cet endroit, mais ses parents avaient tant chéri ce coin de la Montérégie donnant sur la magnifique rivière Richelieu qu’elle croyait y avoir toujours vécu. Ils lui en avaient tant parlé, ils avaient tant pleuré. Quel déchirement que cette migration urbaine forcée ! Leurs années dans la grande ville n’avaient été que peines par-dessus peines. Jamais ils n’avaient oublié leur campagne chérie.

    Marchant aux côtés du Dr Jasmin, Louise tremblait sous ses vêtements, qui ne la réchauffaient pas contre le vent d’hiver. Il faisait froid. La neige couvrait les longues plaines dénudées, et au loin la forêt sombre barrait l’horizon. Là-bas, disait-on, les loups se disputaient des proies sanguinolentes. La jeune fille tenait la main du médecin, qui sonna à la porte de la résidence des Dorval. Philippe les accueillit.

    — Quel temps ! dit-il. On dit que c’est le pire hiver depuis des lunes.

    Il sourit à Louise, qui le regardait fixement. « Qui est cet homme ? se demanda-t-elle. Un notaire… Il parle bien, il a de bonnes manières. » Pourtant, elle ne se sentit pas rassurée. Elle était mal à l’aise. Une voix lui disait qu’elle ferait mieux de partir. Elle aurait pu déclarer qu’elle se sentait malade. Mais il était trop tard. Elle devait faire confiance à cet inconnu. Le Dr Jasmin lui avait dit qu’elle serait bien, là, dans cette maison.

    — Avez-vous fait bon voyage ? demanda Philippe.

    — La petite est venue seule par le train, répondit le médecin. Je l’ai attendue à la gare. Louise, as-tu fait bon voyage ?

    — Oui. C’était la première fois que je prenais le train. Maman est venue me conduire à la gare.

    La jeune fille parlait en articulant bien pour montrer qu’elle avait reçu une belle éducation. Elle ne voulait pas décevoir celui qui allait l’engager. Il était entendu qu’elle ferait assez d’argent pour pouvoir en envoyer à sa mère, restée à Montréal avec deux autres enfants. Louise avait compris qu’il était temps pour elle d’être utile.

    — Venez vous asseoir, dit Philippe, qui secoua le manteau de la jeune fille, mouillé de neige fine.

    Puis, il prit son chapeau et le mit sur la patère. Louise s’assit dans un fauteuil moelleux avec l’impression d’être une personne importante. Le médecin sourit.

    — Tu devras aider Mme Dorval, expliqua-t-il. Au début, tu feras le ménage et, surtout, tu cuisineras les repas pour monsieur et madame. Cette dernière doit garder le lit. Tu lui apporteras ses médicaments et tu veilleras à ce qu’elle ne manque de rien.

    — Attention, monsieur le docteur, coupa Philippe, elle doit aussi être à mon service, dit-il en éclatant d’un rire très fort.

    Louise n’apprécia pas cette remarque. Elle se sentit humiliée, car elle devinait que cet homme ne disait pas ces mots en blaguant. Il y avait derrière cette phrase un sous-entendu dont elle perçut les subtilités. À son service, voilà bien comment elle se sentait déjà, assise dans ce grand bureau aux fenêtres fermées. Si elle avait pu, elle se serait levée d’un bond et serait partie courir dans les champs. Elle aurait essayé de retrouver la maison de son père, dont on disait qu’une partie de lui était morte quand il avait appris qu’il devait vendre sa terre. Quelle malédiction avait donc frappé ce pauvre homme ?

    — Louise, dit encore le Dr Jasmin, monsieur le notaire – c’est ainsi que tu dois le nommer à présent – va te faire visiter ta chambre, celle de madame et aussi la cuisine.

    Ils se levèrent pour monter à l’étage. La chambre de Louise n’était pas grande. La fenêtre, dont les rideaux étaient tirés, donnait sur la cour arrière. Il faisait déjà noir et une lampe éclairait faiblement une table de chevet. Le lit, au-dessus duquel il y avait une croix, était poussé contre le mur. Louise se sentit heureuse : c’était la première fois qu’elle dormirait seule dans une chambre juste pour elle. « Je serai bien ici », se dit-elle.

    Quand on lui présenta Odette, Louise fit une révérence comme le lui avait recommandé sa mère. « Devant les personnes importantes, avait-elle déclaré, il faut saluer en baissant la tête et faire une douce génuflexion. » Odette tendit les mains.

    — Chère enfant, s’exclama-t-elle. Mais elle est aussi fragile que moi !

    — Détrompez-vous, madame Dorval, dit le médecin. C’est une fille qui est forte, elle n’a pas peur de l’ouvrage, n’est-ce pas, Louise ?

    — Oh oui, madame. Je pèse presque cent livres ! À la maison, c’est moi qui aidais maman à laver le plancher, je faisais la vaisselle et m’occupais de mes frères quand ils revenaient de l’école.

    — Vous savez lire ? s’enquit Odette.

    — Bien sûr. Je suis allée à l’école. J’étais bonne en français et en calcul.

    Le Dr Jasmin, Philippe et Odette éclatèrent de rire.

    — Mais avec tant de savoir, vous auriez pu devenir institutrice ! lança le notaire.

    Louise baissa la tête. Cela lui avait causé tellement de peine quand elle avait dû quitter l’école pour s’occuper de la maison.

    — Mademoiselle, dit Odette, puisque vous savez lire, j’aimerais que vous me fassiez la lecture tous les soirs.

    — Bien sûr, madame, je suis à votre service, répondit Louise en serrant les dents.

    — Bon, puisque tout semble aller pour le mieux, conclut le Dr Jasmin, je vais maintenant vous laisser avec cette jeune fille, qui commencera dès demain.

    — Oui, renchérit le notaire. Louise ! Je veux que vous prépariez le repas pour dix-huit heures. Vous le porterez à madame dans sa chambre alors que je le prendrai à la cuisine. Vous laverez les vêtements qui sont dans la salle de bain. L’après-midi, vous viendrez dans mon bureau. Vous ferez le tri dans mes papiers.

    Le ton du notaire était sec et autoritaire. Louise comprit que Philippe Dorval était le maître de la maison. Elle devrait se soumettre à sa loi. Elle était désormais la bonne de la demeure, celle qui veillerait à ce que tout soit en ordre. Elle comprit également qu’elle n’aurait pas droit à l’erreur.

    4

    Louise passa la nuit sans dormir, à se remémorer les événements de la journée. Elle revoyait sa mère sur le quai de la gare à Montréal. La pauvre femme, dont les épreuves de la vie avaient prématurément vieilli les traits, tenait la petite valise qu’elle avait préparée pour sa fille. Il y avait dedans quelques robes, rien de très précieux.

    — Monsieur le docteur m’a dit que ce sont des gens très bien, répétait-elle, comme pour se convaincre elle-même qu’elle avait raison d’envoyer sa fille aussi loin de la maison. Je n’ai pas mis ta belle robe de soie bleue, celle que tu portes pour aller à la messe, car on m’a dit qu’on te prêterait des vêtements pour travailler.

    Quand vint le moment pour Louise de monter dans le train, les deux femmes se serrèrent très fort.

    — Ma fille, s’écria la mère, qui retenait ses sanglots, si jamais tu n’aimes pas vivre là-bas, si tu veux revenir à Montréal, sache que je suis toujours là. Je t’aime.

    — Maman, ne soyez pas inquiète. J’ai presque seize ans, je sais me débrouiller seule. Je vous enverrai de l’argent toutes les semaines. Vous pourrez nourrir Paul et Jean, qui vont me manquer.

    Dans son lit, Louise revoyait le visage de sa mère et ceux de ses frères. Si elle avait accepté sans rechigner d’aller travailler sur les bords du Richelieu, à Saint-Antoine-le-Vieux, c’était surtout parce qu’elle savait qu’elle pouvait ainsi aider sa famille. Les médicaments, l’école, la nourriture, les vêtements, le loyer, tout coûtait si cher dans la grande ville. Elle était fière de pouvoir participer aux dépenses.

    La première semaine, Louise apprit docilement les tâches qu’elle devait accomplir. Par ailleurs, les ordres de monsieur le notaire étaient tranchants et ses remontrances, terribles. Un jour qu’elle eut le malheur d’oublier un verre sur la table du salon, il la fit venir dans son bureau pour la tancer vertement. Elle comprit qu’elle devait redoubler d’attention. Le soir, elle allait porter des médicaments et une tisane à Odette, qui prenait du mieux jour après jour, certainement grâce à ses bons soins.

    — Assoyez-vous dans ce fauteuil, disait-elle à la jeune fille. Prenez ce livre et lisez-moi le passage où se trouve le marque-page.

    Louise obéissait et prenait sa plus belle voix pour lire Madame Bovary, de Gustave Flaubert. Elle ignorait tout de cette femme que décrivait ce grand auteur du siècle précédent, mais dès qu’elle entreprit la lecture du roman elle aima cette belle dame qui se languissait d’amour dans sa lointaine campagne. Elle comprenait les émois d’Emma Bovary. Quant à Odette, elle fermait les yeux et appréciait les phrases longues et sensuelles de ce livre que Philippe jugeait trop sentimental. « Un roman de bonne femme », disait-il avec une moue méprisante. Louise trouvait ce jugement injuste. Quand Odette semblait assoupie, Louise remettait le livre sur la table de chevet et, sans faire de bruit, retournait dans sa chambre, prenant soin de vérifier si la maison était en ordre.

    Les jours passaient, la saison d’hiver était rigoureuse. Parfois, le notaire demandait à la jeune bonne d’aller au village chercher des provisions. C’était la seule chance qu’avait Louise de sortir de cette maison qui lui faisait chaque jour un peu plus l’impression d’une prison. Elle montait dans une carriole qui venait la chercher pour l’amener au magasin général. Le plus souvent, elle y achetait des fruits, des légumes et de la viande. Elle aimait entrer dans cette épicerie qui lui rappelait celle qu’elle fréquentait à Montréal, à l’angle de l’avenue du Mont-Royal et de la rue Drolet. Elle avait le sentiment de se retrouver dans la grande ville. De plus, elle commençait à reconnaître des gens et les saluait. Il y avait aussi le fils du propriétaire, un jeune homme si beau qu’elle n’osait pas lui parler. Un jour, c’est lui qui la servit.

    — Bonjour, mademoiselle. Vous êtes la bonne du notaire Dorval ?

    — Oui, balbutia-t-elle.

    — Puis-je connaître votre prénom ?

    — Louise, Louise Chénier.

    Elle rougit et se demanda si elle ne commettait pas une faute en lui révélant son identité. Monsieur le notaire répugnait à ce qu’elle se mêle aux autres. Récemment, il lui avait reproché d’avoir souri à un client qu’elle avait croisé dans la maison.

    — Je vous interdis de parler ou de sourire aux gens à qui je ne vous ai pas présentée !

    Pensant à ces réprimandes, Louise s’était retenue de sourire au commis.

    — Je m’appelle Réjean. J’espère qu’on aura l’occasion de se revoir souvent, avait-il dit en lui tendant les victuailles qu’il avait bien enveloppées.

    Louise avait baissé les yeux et pris le paquet. Au fond d’elle-même, elle espérait revoir le jeune homme. Il était si gentil et elle se sentait si seule. De retour chez le notaire, elle se remettait aussitôt au travail. Chaque

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