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Secrets d'Abbaye en Poitou: Roman policier
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Secrets d'Abbaye en Poitou: Roman policier
Livre électronique330 pages4 heures

Secrets d'Abbaye en Poitou: Roman policier

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À propos de ce livre électronique

Des événements mystérieux et dramatiques endeuillent Celles-sur-Belle.

Plus de cinq cents ans après sa mort, Louis XI, roi cruel et machiavélique, peut-il encore troubler les jours de Celles-sur-Belle, village deux-sévrien qu’il fréquentait régulièrement ? C’est la question à laquelle tenteront de répondre l’inspecteur Massard et son jeune collègue, Jérémie, deux policiers poitevins. Dans le cadre prestigieux de l’abbaye royale qui surplombe la petite vallée de la Belle, sur les lieux mêmes de la dévotion du souverain à la vierge locale, des événements curieux et dramatiques vont endeuiller un bel été promis à la paix, à la musique, à la réflexion ou au recueillement. Tous ont un point commun : l’ombre inquiétante de Louis XI.
Belle énigme pour le début de carrière du jeune Jérémie, d’autant plus que le comportement de Massard lui-même n’est pas sans intriguer. Quelles préoccupations, quels échecs minent son aîné au moment où il va quitter la vie professionnelle ?

Suivez pas à pas les investigations de l'inspecteur Massard et de son jeune collègue Jérémie !

EXTRAIT

À l’extrémité de la salle à manger, le frisé ouvrit une première porte, traversa un bout de couloir, en ouvrit une seconde et entreprit de descendre un escalier. Massard commença à se poser des questions. Où le conduisait-on ainsi ? Dans le sous-sol pour le liquider froidement ? Il caressa discrètement son arme de service. Il se défendrait. Et puis, son guide ne pouvait pas n’avoir pas remarqué la voiture blanche, bleue et rouge avec gyrophare, garée devant la maison. Il savait qu’un deuxième flic attendait dehors. Le temps de ces réflexions, les deux hommes arrivèrent à destination.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né dans la petite école publique de Vançais, au sud des Deux-Sèvres, Alain Bouchon a passé toute sa jeunesse à Celles-sur-Belle, où il réside encore aujourd’hui. Après des études de droit à l’université de Poitiers, il a rejoint le secteur mutualiste niortais, qu’il ne quittera plus. Curieusement, ce sont ses voyages professionnels à travers l’Europe qui lui ont révélé l’intérêt et la particularité de sa région.
LangueFrançais
Date de sortie22 juin 2018
ISBN9791035301736
Secrets d'Abbaye en Poitou: Roman policier

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    Aperçu du livre

    Secrets d'Abbaye en Poitou - Alain Bouchon

    PREMIÈRE PARTIE

    1

    Mourir au milieu de son champ de fouille, au soir d’une ultime séance de travail et de découvertes, est certainement le destin dont rêve tout archéologue. Si possible, à quatre-vingt-dix-sept ans, après une carrière bien remplie, sous un cyprès romain, une colonne grecque, les degrés d’une ziggourat mésopotamienne, ou adossé à la pierre d’un temple inca. Un dernier regard empli de la lumière bleue et or d’une fin de journée méditerranéenne, de la magnificence d’un coucher de soleil oriental ; un souffle qui s’éteint en se mêlant à la large respiration et à l’air sec des plateaux andins.

    C’était bien sur le lieu de ses investigations que Raphael Derboll venait d’achever son parcours, mais à trente-six ans, en tombant d’un échafaudage dans la cour du logis Saint-Gobert, bâtiment annexe de l’abbaye de Celles-sur-Belle, en plein Centre-Ouest de la France !

    Les quelques détails qui différenciaient sa mort de la fin idéale qu’il s’était imaginée lui étaient restés en travers de la gorge. C’est en tout cas ce que semblait dire son visage, à moitié fracassé contre la margelle du puits qui avait accueilli son dernier soupir. Une expression de surprise, de stupeur mêlée d’indignation, la conscience d’une injustice, affleuraient sur des traits trop jeunes pour accepter une disparition aussi prématurée et inattendue. Une expression de peur également, comme s’il avait aperçu au dernier moment, derrière lui, le danger qui allait l’emporter. Même les gendarmes, appelés sur les lieux immédiatement après que l’on eût trouvé son corps gisant dans la petite cour du logis, remarquèrent cette crispation terrorisée, ces yeux essayant de comprendre.

    Le temps d’alerter Niort et le procureur garait son véhicule sur le parking blanc de chaleur situé juste en face de l’entrée du complexe église/abbaye. Les bâtonnets digitaux du tableau de bord affichaient 34 degrés. Au fond du parking, des camping-cars s’étaient installés, subjugués par le « BIENVENUE À CELLES TOUS COMMERCES EN CENTRE-VILLE ». Plongés dans leurs journaux ou leurs sudokus, les vacanciers paressaient à l’ombre des tilleuls, fesses collées sur leurs fauteuils pliants. Derrière eux, de vieux murs menaçaient de s’écrouler, livrant des échappées sur des jardins mal tenus.

    Lorsqu’il claqua sa portière, le magistrat eut l’impression d’enfiler un manteau brûlant. Juillet était bien là. Heureusement, en approchant de la borne interactive (français et anglais s’il vous plait !) vantant les charmes des édifices locaux, un courant d’air plus frais traversa sa chemise et la décolla de sa peau mouillée. Il put reprendre le cours de ses réflexions. « Je ne me souvenais pas que l’ensemble était aussi imposant ! » se dit-il à lui-même, en levant les yeux vers le clocher à l’air sévère et la toiture en ardoise de l’église. Indirectement, il se reprocha de ne pas mieux connaître la région où il vivait. « Il faudrait que j’arrête de me contenter des sites qui produisent des cadavres, et que je m’intéresse plutôt aux jolis lavoirs, aux ponts, aux églises romanes qui parsèment nos villages comme autant de trésors ! » Malgré ses trente années de pérégrination dans l’appareil de la justice française et le drame vers lequel il courait, Joël Viot avait gardé le souci de la culture et de l’esthétique.

    – Vous avez trouvé facilement ?

    Le chef de la gendarmerie locale, en chemisette réglementaire bleue auréolée de transpiration aux aisselles, venait de s’avancer respectueusement, interrompant sans le savoir le cours de morale personnelle que le procureur était en train de s’administrer.

    – Sans problème ! Il suffit de suivre la pente ! On jurerait que ce village a été construit avec l’idée fixe de faire dévaler ses habitants vers l’église !

    Le képi galonné ne trouva rien à répondre à cette pertinente remarque. Il se contenta d’un :

    – C’est par là…

    Les deux hommes se dirigèrent vers l’entrée « en fer à cheval » du domaine religieux, ainsi que la nommaient les spécialistes locaux d’architecture, se faufilèrent entre les énormes pots de fleurs dégoulinant de pétunias et empruntèrent la petite porte à droite des belles grilles bleues, la porte de service en quelque sorte. Leurs pas rapides firent crisser les graviers blancs de l’esplanade, passèrent en revue les contreforts à volute figés dans un impeccable garde-à-vous, longèrent les boules des ifs dans leurs bacs vert clair, et se retrouvèrent tout de suite au pied de l’escalier de pierre qui permet d’accéder à l’abbaye. Les marches étaient jonchées de corps d’adolescents qui n’esquissèrent pas le moindre déplacement pour faciliter le passage du cortège officiel.

    – Nous hébergeons des stages de musique tout l’été, se crut obligé de préciser le gendarme, d’une voix pleine de regrets, d’impuissance et de désespoir, comme pour se justifier du peu d’ordre qui régnait sur son territoire.

    Ils pénétrèrent dans un vestibule d’où montait un majestueux escalier de pierre claire, ouvrirent une lourde porte en bois, traversèrent la cour intérieure de l’abbaye, longèrent la galerie d’un reste de cloître et finirent par ralentir au moment où ils accédaient à un petit jardin entouré de hauts murs.

    – Il est ici…

    Ici était un espace intime, fermé d’un côté par une falaise trouée d’ouvertures – la face sud du logis Saint-Gobert – et des trois autres par des parois infranchissables. Un joli désordre régnait dans ce petit carré : à plusieurs endroits le sol avait été éventré, des gravats débordaient sur les massifs, des outils de fouille attendaient négligemment une main laborieuse, un échafaudage grimpait le long du logis, juste à côté d’un cadran solaire répétant inlassablement son « ORARE-LABORARE-CONTEMPLARE ».

    Deux uniformes protégeaient déjà les lieux. Une zone de sécurité avait été délimitée en hâte autour du puits, avec des cônes rouges et une bande orange et blanche, comme on en trouve sur les chantiers, le long des routes. Derboll aurait été content de voir sa dépouille reléguée au rang d’une vulgaire canalisation de gaz !

    Se penchant sur le corps qui avait été retourné, le procureur fut tout de suite frappé par la violence du choc du crâne sur la pierre moussue du puits. Pas de chance le pauvre garçon ! Dans tout le périmètre de la cour, il n’y avait qu’un endroit à éviter et il était tombé pile dessus ! La face et le haut du crâne, fendus en plusieurs endroits, présentaient les enfoncements d’un œuf à la coque brisé par un couteau, ou plutôt, à cause de la couleur, d’une grenade éclatée. On devinait que sous l’impact, l’os frontal avait volé en éclat et que les ondes de choc avaient déformé le pariétal, le nasal, voire les zygomatiques. L’endroit avait saigné abondamment, mais, les heures passant, la blessure semblait tarie et le sang, de rouge vif virait au brun. Dans le même temps, la parfaite symétrie du visage en avait pris un coup : au visage de jeune premier de Derboll, s’était substituée une face tuméfiée de Quasimodo. L’œil droit se retrouvait décentré d’un bon centimètre par rapport à l’axe central ; le nez avait abandonné les pures verticales pour flirter maintenant avec les obliques ; quant à la bouche, elle avait choisi de se figer et de se tordre dans une grimace de gargouille d’un autre âge. Curieusement, bien que tombé des six ou sept mètres de l’échafaudage plaqué sur le mur du logis, le reste du corps, lui, semblait plus épargné. Pas de sang visible sur la peau des bras ou des jambes, ni à travers les tissus de la chemisette et du short, pas de désarticulation des membres. C’est la tête qui avait absorbé la totalité de l’impact. La déveine totale !

    Le magistrat ne s’attarda pas aux abords du cadavre : le médecin légiste sur place, puis l’autopsie à la morgue, donneraient toutes les informations nécessaires. En se relevant, pour la seconde fois, son attention fut étrangement attirée par les ombres gigantesques de l’église et de son clocher surplombant le jardinet du logis Saint-Gobert. Malgré la chaleur de ce beau jour d’été, une sorte de voile noir, épais et froid, tombait sur ce qui aurait dû être un havre de paix, comme si une main pressée de camoufler son forfait tentait de dissimuler le corps de l’archéologue sous un suaire d’ombre et dans le silence des pierres, de refermer la dalle d’une tombe sur une histoire pas très propre. « Toi, ça ne m’étonnerait pas que tu sois dans le coup ! » marmonna pour lui-même le fonctionnaire. Avec consternation, il s’aperçut que maintenant il parlait aux églises !

    Rebroussant chemin, il sortit sur le perron de l’abbaye pour attendre l’arrivée du médecin légiste. Les adolescents avaient quitté les lieux, sauf une jeune femme à la tête presque rasée – seule une mèche bouclée, sur le haut du front révélait sa blondeur – qui, les yeux fermés et les écouteurs de son MP3 dans les oreilles, rêvassait. Devant Joël Viot, s’étalait un paysage de sérénité, de calme ordonnancement des choses, d’éternité. Juste en bas, un joli jardin à la française proposait au regard ses figures géométriques, ses allées ensemencées de cailloux clairs, parfaitement tirées au cordeau, ses basses haies et ses buis sculptés, ses conifères nains plantés aux angles stratégiques et taillés en toupies, son bassin rond au milieu duquel chantait un jet d’eau. Il menait jusqu’à la Belle, un petit ruisseau d’une quinzaine de kilomètres qui s’attardait dans le parc tout vert, se divisant en plusieurs branches. À gauche, à côté d’un espace abritant une maisonnette et des sortes de tas de bois, une allée d’ormes, avec ses troncs noirs, tordus et troués, semblait une armée décimée battant en retraite. Juste au-dessus, mais c’était la perspective qui donnait cet effet, le quartier du Rochereau accrochait quelques toits de tuiles à la grimpette menant aux bois. En face, une vaste prairie déroulait ses gazons fraîchement tondus, jusqu’à un autel et une crucifixion barrant l’horizon. Enfin, à droite, à moitié caché derrière un rideau de verdure, un bassin bordé de dalles renvoyait au ciel une image d’un bleu limpide, à peine brouillée de faibles ondulations. « Ils ne s’en faisaient pas, les petits pères ! » songea le procureur dont l’imagination fabriquait déjà des scènes de la vie quotidienne des moines : pas silencieux et glissement des robes sur les sols du cloître pour courir à la prière, bêchage du potager, pêche à la carpe dans l’étang, méditation sous les frondaisons, lectures de remerciement au créateur pour toutes ces richesses mises à leur disposition, retranscriptions de textes religieux. Décidément, Derboll avait la poisse ! Venir mourir dans ce paradis miniature, sous l’œil charitable de l’église et de ses saints !

    Joël Viaud sombrait progressivement dans des pensées de plus en plus éloignées de son travail lorsqu’un pas rapide, inégalement heurté, lui fit tourner la tête vers la gauche : le médecin légiste, affolé par l’odeur de la mort, accourait comme un vautour tournoyant au-dessus d’une charogne. Costume bouchonné, col de chemise pas trop net, sourcils et chevelure en bataille, demi-lunettes mal ajustées, le docteur Ronchot ne correspondait pas du tout à l’image de sa réputation : un infatigable séducteur, un amateur de peinture et de musique.

    – Vous avez de la chance, j’étais dans le coin ! Il m’a attendu ?

    Tout en le saluant, le procureur sourit imperceptiblement :

    – Si c’est de l’archéologue dont vous parlez, la réponse est oui ! Remarquez bien qu’il ne risquait pas d’aller bien loin, dans l’état où il s’est mis…

    – S’est mis ou on l’a mis ?

    – Nous comptons tous sur votre avis pour nous renseigner…

    Les deux hommes gagnèrent le logis. Après avoir enfilé ses gants de caoutchouc, Ronchot commença l’examen du corps. Ce ne fut qu’au terme d’une longue inspection ponctuée de moues interrogatives qu’il délivra son premier verdict :

    – La mort a été provoquée par plusieurs violents coups à la face et sur le sommet du crâne, verticalement et non horizontalement comme le choc avec la margelle aurait dû le faire penser… plutôt de haut en bas…

    Accroupi à côté de Derboll, il accompagna ses explications d’un geste en croix sur le visage ensanglanté.

    – Un objet allongé, genre matraque vraisemblablement… mais assez coupante… il faudra attendre les résultats de l’autopsie pour en être certain…

    – Il n’est donc pas mort sur le puits…

    – Non ! On a dû le frapper sur l’échafaudage avant de le descendre pour simuler l’accident… je suppose que vous vérifierez l’échafaudage… il y a peut-être des traces de sang, de lutte…

    – Vous avez une idée de l’heure du décès ?

    – Il remonte à quatre ou cinq heures, six au grand maximum…

    Le procureur s’étonna :

    – Je vous trouve bien approximatif, docteur ! Je vous ai connu plus péremptoire !

    Ronchot se releva lentement et enleva un premier gant. Il prenait tout son temps, comme s’il avait besoin de réfléchir encore :

    – Oui… il y a pas mal d’éléments bizarres dans mes premières constatations…

    – Par exemple ?

    – Regardez ceci !

    Le médecin légiste pointa un index encore ganté vers le bord d’un fracas osseux du front défoncé :

    – On dirait une lettre, des lettres même…

    Joël Viaud se pencha :

    – Un Q majuscule… et le début de la patte d’un i… ou d’un u, c’est étonnant… D’où est-ce que cela peut provenir ?

    – Je cherche… D’un rouleau d’imprimerie ?

    – Si c’est le cas, les analyses révéleront des traces d’encre… mais on ne se promène pas avec un rouleau d’imprimerie dans la poche…

    – Je vous avoue que je sèche… jamais vu quelque chose d’approchant…

    Le médecin passa une main ennuyée dans sa tignasse :

    – On y verra plus clair dans quelques jours… Il faut continuer les recherches… prélever et faire bosser le labo…

    Ce fut tout pour ce premier contact. Il remballa sa mallette, gratifia le cadavre de l’archéologue d’un coup d’œil appuyé, comme pour lui donner un rendez-vous prochain sur une table froide, salua le procureur et regagna sa voiture. Avant de quitter les lieux, il jeta un dernier regard aux figures grotesques qui surmontaient les piliers de l’entrée. Il les trouva hideuses, inquiétantes. « Les églises ne savent que traîner la mort et l’effroi avec elles, pensa-t-il, et de tout temps ! J’ai bien raison de leur préférer mes petites bourges et mes night-clubs ! Au moins, dans les corps Chanellisés et Dolce Gabanés, sur les lèvres mouillées de gloss, dans les haleines de menthe ou de fraise, les yeux faussement amoureux soulignés d’un trait d’eye-liner, la vie palpite, la vie explose, la vie sourit ! Quant à la musique et aux décharges lumineuses, rien de mieux pour s’étourdir et s’empêcher de déprimer ! » Comme chaque fois qu’il sortait d’une autopsie, d’un enterrement, d’une dernière visite, il se caressa les testicules à travers la poche de pantalon, contracta son sexe pour s’assurer de son existence et de son fonctionnement, péta un coup dans son boxer moulant John Galliano et emplit son regard de l’incomparable beauté des choses terrestres. La mort, la sienne, attendrait.

    2

    Massard en avait marre. Marre de son boulot, marre de sa vie privée. Depuis quelque temps, il arrivait au bureau avec un regard absent, transparent, détaché. Ses yeux surfaient sur les êtres et les objets comme s’ils n’existaient pas, comme s’ils n’avaient pas de consistance. Il avait l’air de voir à travers. Si on lui avait demandé ce qu’il en percevait, il aurait été bien en peine de répondre : le projecteur fatigué de son regard s’y attardait parce qu’il fallait bien qu’il se pose quelque part, mais il n’en retenait rien. Absolument rien !

    Le matin, il entrait dans les locaux en sachant pertinemment qu’il allait s’emmerder dur. Ses collègues l’apercevaient, mouvant lentement sa silhouette grise jusqu’à son carré vitré. Il y abandonnait sa veste, toujours la même, et une sorte de vieille sacoche noire – qu’y logeait-il ? –, allumait son ordinateur et commençait son tour de salutations. Le bonhomme jovial et fraternel qu’ils avaient connu avait laissé sa place à un semi-muet qui tentait bien d’afficher un reste de sourire sur son visage mais qui n’y parvenait pas. La plaisanterie rituelle du matin s’était progressivement effilochée jusqu’à disparaître totalement. Un bonjour las sortait encore de ses lèvres mais tout le bureau savait déjà que, d’ici quelque mois, Massard se contenterait d’une poignée de main silencieuse.

    Que s’était-il passé ? Apparemment, rien ! Aucun événement connu de ses coéquipiers ne pouvait expliquer son effondrement. Seulement, une espèce de nausée s’était emparée progressivement de l’inspecteur. Un matin, au détour d’un geste habituel, l’imbécillité de son existence avait dû lui sauter aux yeux. Sa carrière médiocre, si différente de ce qu’il s’était imaginé à vingt ans. Sa vie de couple, délavée comme un vieux torchon qui a perdu ses couleurs. Même ses loisirs l’agaçaient maintenant. Ce qu’il avait cru aimer passionnément lui devenait indifférent. Ce qui lui était indifférent l’était resté. Il ne trouvait plus aucune raison d’avancer. Alors il n’avançait plus, se contentant d’un sur-place un peu triste.

    Duperquet, le commissaire principal de l’antenne du SRPJ, n’était pas totalement idiot. Il avait bien remarqué la désintégration de son collaborateur. Il s’en était inquiété, mais avait d’autres chats à fouetter et surtout d’autres urgences à traiter avant de jouer les apprentis psychiatres. Il avait donc laissé Massard se débrouiller avec ses états d’âme. Ce n’est que lorsque le meurtre de Celles-sur-Belle atterrit sur son bureau qu’il songea à son collègue en difficulté. L’affaire présentait des étrangetés. Elle sortirait peut-être Massard de sa torpeur. Il le convoqua donc dans son bureau, lui passa un coup de pommade pour le persuader qu’il était l’homme de la situation et lui refila le dossier. Massard ne laissa paraître ni joie ni irritation. Il se contenta de demander l’accord du chef pour que Jérémie, le petit nouveau, fasse équipe avec lui. Le commissaire y vit un bon moyen d’aider Massard à sortir de son isolement et, dans le même temps, de déniaiser le dernier arrivé dans l’équipe. Il accepta sans difficulté.

    – Ici, il ne se passe pas grand-chose ! Tu auras le temps d’apprendre tranquillement ton métier…

    Jérémie se souvenait encore des paroles de Massard et de son ton désabusé, lors de leur première entrevue, dans les bureaux juste refaits de l’antenne judiciaire.

    – Ah !

    Le nouvel inspecteur s’était contenté d’une interjection ambigüe pour répondre à son alter ego. Au gré, on pouvait y lire à la fois la surprise (comme si ayant longuement étudié les caractéristiques de la région, on devait en attendre mieux en terme de criminalité), la déception, réaction la plus naturelle pour un jeune aux dents longues, pressé de mettre à l’épreuve ses connaissances théoriques et son flair, ou la prise de recul, le temps de réflexion suite à une information inattendue. En réalité, Jérémie avait été soulagé par l’affirmation de Massard : il entamait sa carrière sans une confiance énorme en lui. Ni ses études secondaires, ni son passage dans les écoles de la police n’avaient été de nature à le gonfler de certitudes quant à son talent. Il s’était révélé un élève besogneux, un peu lent à la détente, sourcilleux (il avait besoin de tout vérifier, tout contrôler). Il faut dire que la vie de patachon qu’il avait menée pendant sa période universitaire ne lui avait laissé que peu d’énergie pour s’intéresser à ses manuels ! La principale qualité qui revenait régulièrement dans les appréciations de ses professeurs était la ténacité. Elle lui avait valu de ne jamais recommencer ses années, malgré la collection d’oraux de rattrapage qui ornaient son palmarès. Juillet et août en étaient devenus les mois qu’il haïssait le plus : au lieu d’accompagner ses copains dans leurs virées vers les plages et de s’adonner à son loisir préféré, la drague, il avait régulièrement repris ses programmes, les avait mis en fiches et tâché de les mémoriser.

    Le premier contact avec Massard lui avait laissé une impression difficile à définir. Pour résumer, sans savoir pourquoi ni comment, il avait trouvé que Massard ne collait pas avec les lieux. Autant les lieux sentaient le neuf, la volonté de moderne, autant l’inspecteur renvoyait une image d’usure et d’affaissement. Oui, d’affaissement surtout. Physiquement et moralement. Du sommet du crâne à la plante des pieds, tout en lui tombait : les cheveux, pourtant rares, semblaient dégringoler comme une neige fondante ; les paupières couvraient à moitié les yeux ; les joues s’accrochaient aux mandibules pour rester dans le visage ; le cou tournait au pneu dégonflé ; et le reste du corps, si l’on en croyait les parties visibles, prenait le même chemin : direction le sol. Du jeune homme à la silhouette tonique d’un Lino Ventura, il ne restait plus que l’épave d’un vieux loup de mer fatigué, traînant son avachissement et ses souvenirs de traversée aux tables des bars de son dernier port. Le tableau mental n’était pas plus réjouissant. De chaque propos, émanait un abandon, un à quoi bon qui dissuadaient ceux qui ne le connaissaient pas de poursuivre les échanges. Malgré cet affichage sombre, Jérémie avait remarqué, loin au fond des yeux, une petite lueur qui disait que tout n’était pas perdu. Mais Massard la cachait bien et ne lui laissait aucun droit d’expression.

    La mort de Derboll était survenue quelques mois après la prise de fonction de Jéremie, au début de l’été. Une partie des collègues avait déjà pris la route des vacances. Massard avait immédiatement pensé à se décharger de l’enquête : la ligne d’arrivée de la retraite s’annonçait enfin à l’horizon du marécage spirituel dans lequel il pataugeait jour et nuit. À quoi bon s’exposer si près du port ! Peut-être qu’une fois délivré de sa vie professionnelle, l’appétit de vivre réapparaîtrait ! Pour se donner bonne conscience, il s’était persuadé – et avait persuadé Jérémie – que le moment était arrivé de pousser l’apprenti dans le grand bain. Le jeune inspecteur commençait à s’ennuyer : il se réjouit de relever le défi.

    Le lendemain de la chute de Derboll, un grand jeune homme respirant la santé, muscles saillants sous un épiderme tout neuf, cheveux courts noir aile-de-corbeau, visage ouvert, souriant derrière des yeux froncés de chat ébloui par la lumière, lèvres fines qu’une femme ne pouvait que rêver de coller aux siennes, et un quinquagénaire en berne prirent donc la route de Celles-sur-Belle, le premier impatient et anxieux à l’idée de côtoyer enfin une affaire bien gratinée, le second décidé à s’investir le moins possible.

    *

    Enfin ! C’est parti ! Première enquête sérieuse en vue. La tête d’un archéologue pulvérisée par on ne sait quel objet. Dans un coin de campagne qui sent bon la France profonde. Un meurtre a priori inexplicable. L’idéal pour débuter. Le seul problème, c’est qu’on m’a collé avec un vieux (un rafiot en fin de course) qui ne dit pas trois mots de la journée. Il paraît que c’est lui qui a tenu à m’emmener. Je ne comprends pas pourquoi… Nous verrons

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