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Le Rituel des Monts d'Arrée: Roman policier
Le Rituel des Monts d'Arrée: Roman policier
Le Rituel des Monts d'Arrée: Roman policier
Livre électronique341 pages5 heures

Le Rituel des Monts d'Arrée: Roman policier

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À propos de ce livre électronique

Automne 1860, plusieurs meurtres mystérieux sont commis parmi les membres d’une confrérie néo-druidique des Monts d’Arrée. Les victimes, des notables fort honorablement connus dans la région, ont été retrouvées en tenue de cérémonie et un rituel macabre a accompagné les crimes. François Le Roy est chargé du dossier sur instruction du ministre de l’Intérieur puisque l’un des membres de la Fraternité de l’Homme Vert, la curieuse société secrète druidique, n’est autre qu’un ami proche de Napoléon III. Après avoir pris ses quartiers d’hiver dans une auberge de Huelgoat, il mènera son enquête dans une région où le mystère des temps passés émane en permanence des rocs gigantesques qui dominent le paysage. Au cours de sa quête de la vérité, Fañch Le Roy se verra confronté à l’Ankou, le messager de la mort dont le char funèbre aurait été vu circulant nuitamment dans les alentours de la montagne Saint-Michel. Légendes ancestrales, meurtres rituels et décors fantastiques forment l’arrière-plan de la difficile enquête que devra mener Fañch Le Roy.

À PROPOS DE L'AUTEUR

François Lange est né au Havre en 1958 d’un père normand et d’une mère bretonne. Militaire pendant sept ans, puis Officier de Police, il a exercé sa profession en Haute-Normandie et en Finistère. Désormais à la retraite, il consacre son temps à la sculpture sur pierre, la lecture, la course à pied, l’archéologie et l’écriture.
Passionné par l’Histoire de France en général et celle de la Bretagne en particulier, il a créé le personnage de François Le Roy, un policier bigouden intuitif mais gardant les pieds bien calés sur la terre de ses ancêtres.
Les aventures de cet inspecteur de police breton, plutôt atypique, se déroulent au XIXe siècle, dans le Finistère du Second Empire.
LangueFrançais
ÉditeurPalémon
Date de sortie14 oct. 2020
ISBN9782372603317
Le Rituel des Monts d'Arrée: Roman policier

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    Aperçu du livre

    Le Rituel des Monts d'Arrée - François Lange

    PROLOGUE

    Montagne Saint-Michel de Brasparts, jeudi 4 octobre 1860, sept heures du soir

    Depuis que le soleil avait amorcé sa descente vers l’océan, dans le lointain de l’Occident, le vent froid soufflait de plus en plus fort et fouettait son visage, lui tirant les larmes des yeux, lui qui n’avait pas pleuré depuis si longtemps. Il passa la manche de son chupenn¹ crasseux sur sa figure et secoua la longe de la jument attelée à la pauvre carriole brinquebalante qu’il traînait sur les chemins du Finistère depuis des lustres. La bête ne semblait pas gênée par les intempéries et profitait de la difficulté qu’il avait à progresser sur la ligne de crête des Monts d’Arrée pour manger ici et là, sur les bordures du chemin empierré, des touffes d’herbes jaunies ou des chardons qui craquaient sous ses dents.

    Les deux jours précédents n’avaient guère été profitables et, dans la charrette, il n’y avait qu’un petit tas de vieux vêtements amassés dans un coin.

    Ewen Diascorn, le pilhaouer², cracha un long jet de chique noirâtre en direction d’un bousier qui traversait le chemin, et atteignit sa carapace ; il ne put s’empêcher d’en sourire de contentement. La journée était presque finie et, dans une demi-heure à peine, il serait assis devant un bon feu de bois, une écuelle de soupe au lard dans les mains et une bolée de cidre à portée de gosier. De quoi apprécier une existence qui, pour lui comme pour les milliers de Bas-Bretons de cette fin de XIXe siècle, se résumait à avoir de quoi manger la journée et pouvoir s’endormir au chaud la nuit tombée. Le reste… était un paysage flou et obscur perdu dans les brumes de l’avenir, et bien malin celui qui prétendait l’entrevoir clairement.

    Ewen Diascorn avait commencé sa tournée d’automne en récupérant hardes, chiffons et vieux vêtements à Pleyben, mais la récolte n’avait pas été fameuse. Pourtant, d’ordinaire, il ramassait beaucoup de pilhoù³ dans ce bourg animé. Sur la route de Brasparts, il avait fait, comme à son habitude, une halte au café-épicerie Ti-Gwen qui était le lieu de rendez-vous des chiffonniers de Haute et de Basse-Bretagne. Après avoir vidé quelques chopines de vin et échangé des nouvelles avec les membres de la corporation, il avait repris la route en direction de la montagne Saint-Michel pour arriver avant la tombée de la nuit chez Job Le Grill, le guérisseur.

    Job vivait dans un penty un peu plus grand que ceux de la région. Il avait aménagé sa demeure afin d’être en capacité de recevoir les dizaines de « patients » qui venaient, parfois de fort loin, le consulter. C’était un véritable artiste dans sa spécialité. Certes, il pouvait réduire les fractures, soigner les entorses et les foulures, soulager tous les malheureux paysans aux reins cassés par le labeur et les années passées à manier la faucille et la charrue sans roues. Tous les rebouteux de la région savaient faire cela. Mais si l’on venait de Morlaix, de Carhaix, et parfois même de Brest pour s’en remettre à lui, c’était parce qu’il était capable de déceler l’origine du mal rien qu’en palpant le corps de son patient. Il fallait le voir poser très doucement ses grosses mains musclées sur la région malade ou douloureuse, puis les laisser courir telles deux grosses araignées velues, avant de subitement remettre dans leur axe, d’un geste mesuré, une épaule démise, une vertèbre déplacée ou un os de la jambe. Plus encore, on racontait qu’il avait réussi à « redresser la figure » de pauvres malheureux nés avec la grimace au visage et victimes de moqueries incessantes. On disait aussi de lui qu’il était magicien, qu’il connaissait les propriétés médicinales des plantes, qu’il savait lever les sorts jetés par les sorciers et, même, qu’il était capable d’apprivoiser les loups.

    Dans un pays sans médecins, ou presque⁴, la science et les dons quasi-miraculeux de Job Le Grill étaient donc mis à contribution tous les jours de la semaine, y compris ceux dévoués aux fêtes saintes.

    Diascorn le pilhaouer était presque arrivé à l’aplomb de la montagne Saint-Michel. Il pouvait voir le petit clocher de la chapelle dédiée à Monseigneur l’Archange et il savait qu’un quart d’heure plus tard, il apercevrait au loin la fumée s’échappant du penty de Job, à Ty Bleiz, près de Bot Cador.

    Contrairement aux habitants de la région, il ne craignait pas le guérisseur. Il avait même pris l’habitude de passer la nuit chez lui lorsqu’il traversait les Monts d’Arrée. Sa bête était bien logée dans l’étable et il pouvait profiter du gîte et du couvert, dégustant les fins repas préparés par Job, près de la cheminée toujours en activité. Tous ses patients lui laissaient un petit quelque chose lors des consultations : des œufs, du pain, des flacons de cidre, de vin ou de lambig⁵, des volailles, du lard, des fruits et légumes, et du tabac à fumer ou à chiquer. Les plus aisés le réglaient d’un sou de bronze, ou même d’une monnaie d’argent, lorsque l’intervention avait été délicate et menée à bon terme.

    De plus, Job Le Grill lui échangeait les frusques qu’il récupérait régulièrement à l’hospice de Morlaix contre des cuillères en bois, des sabots, des bols de faïence décorés de jolis motifs ou des assiettes au fond orné d’un coq, monnaie courante des chiffonniers de son espèce.

    Parfois, mais c’était rare, il s’agissait d’habits presque neufs et peu portés ; ceux-là, Ewen les gardait pour lui. Il était bien le seul à agir de la sorte et ne s’en vantait pas. Peu de personnes, en Bretagne, auraient voulu conserver ces effets chez elles, et pour cause, il s’agissait de vêtements ôtés aux cadavres des malades trépassés de l’Hôtel-Dieu.

    Quant aux hardes irréparables, qui constituaient le gros de son entreprise de récupération avec les peaux de lapin et de taupe, elles étaient revendues au poids à des négociants de Morlaix ou Landerneau. Une fois découpées et mises à macérer, elles servaient, sous le nom de « gras de laine », à la fabrication de papier ou à la production d’un engrais particulièrement riche en azote organique⁶.

    Il avait hâte d’arriver chez Job et imaginait le bon temps qu’il allait prendre à festoyer et discuter avec son vieux compagnon, lorsqu’il fut tiré de sa rêverie par le vacarme d’une nuée de corbeaux et de pies. Les oiseaux tournoyaient au-dessus de la chapelle, presque au ras du toit d’ardoises, en poussant des cris perçants. Ewen Diascorn n’aimait pas trop ces annonciateurs de malheur, surtout lorsqu’ils dansaient cette gigue bruyante et endiablée. Ils avaient dû repérer une charogne et se battaient pour en obtenir les meilleurs morceaux.

    Bien qu’habituée aux croassements des corbeaux, la jument semblait effrayée. Il y avait quelque chose d’inquiétant dans ce manège aérien et le chiffonnier décida d’aller voir sur place de quoi il retournait. Après avoir enroulé la longe de sa bête autour d’une branche d’ajonc, il escalada le petit chemin qui menait à l’oratoire, dispersant au fil de sa progression les corvidés qui s’enfuirent alors en braillant leur mécontentement. Peu rassuré, il tenait fermement son inséparable krog poueser⁷, qui pouvait se révéler une arme redoutable, et, à petits pas prudents, parvint au sommet du Menez Mikael⁸.

    Les bestioles avaient bel et bien repéré quelque chose d’inhabituel. Devant le seuil de la chapelle, une forme blanche gisait à même le sol. Le pilhaouer assura son krog et s’en approcha doucement. L’odeur écœurante de la chair en décomposition l’avertit immédiatement de la nature de sa découverte, mais il ne put s’empêcher de vérifier. Il mit plusieurs secondes à comprendre qu’un homme était étendu à terre, la tête posée sur le seuil de la chapelle. Il était curieusement vêtu d’une robe blanche aux motifs compliqués et portait un drôle de chapeau, une sorte de coiffe qui lui tombait sur les yeux, ou plutôt sur ce que les oiseaux en avaient laissé. Horrifié, le chiffonnier réalisa tout à coup que ce qui ressortait de la bouche du mort, plantée au milieu de la barbe ensanglantée et des dents brisées, était une mengurun⁹, une hache de pierre noire comme du jais.

    Le hurlement épouvantable qu’il poussa, avant de dévaler la colline comme un fou, affola la pauvre jument qui brisa ses rênes et s’enfuit en galopant sur la route de Pleyben.

    Ewen Diascorn continuait de courir dans la lande, droit devant lui, en direction des marais de Saint-Michel, le Yeun Elez, les portes de l’autre monde. Il ne s’en rendait pas compte et ne raisonnait plus. Ce qu’il venait de voir là-haut était une préfiguration de l’enfer sur terre.


    1. Veste courte.

    2. Chiffonnier, en breton.

    3. Chiffons, en breton.

    4. La Bretagne de la seconde moitié du XIXe siècle est sous-médicalisée ; elle possède environ un tiers de médecins en moins que l’ensemble de la France. Vers 1900, on compte un médecin pour trois mille Bretons. Source : Il y a un siècle… la Bretagne, Bertrand Frélaut. Éditions Ouest-France.

    5. Eau-de-vie de pomme.

    6. Authentique.

    7. Sorte de balance à main en cuivre, dont la graduation à ressort était actionnée par un crochet sur lequel on suspendait les paquets de linge à peser.

    8. Mont Saint-Michel, en breton.

    9. Pierre de foudre, en breton. Voir note explicative page 341.

    Chapitre 1

    Tapi au plus profond d’une porte cochère, l’inspecteur principal François Le Roy tentait d’éviter les gerbes de pluie que les rafales du vent d’est projetaient horizontalement contre les murs de la rue. Cela faisait presque une heure qu’il était dissimulé dans cet abri de fortune, prêt à intervenir dès que le déclenchement de l’opération de police qu’il dirigeait s’imposerait. La station debout prolongée lui avait causé un mal de dos lancinant, accentué par l’humidité ambiante. Trois jours que la pluie tombait sans discontinuer sur la ville de Quimper, transformant les rues en bourbiers gluants, les places publiques en cloaques, et inondant les quartiers situés au plus près de la rivière Odet.

    Ce temps était pourtant du pain béni pour l’homme que les policiers quimpérois traquaient depuis de longues semaines. Ils l’avaient surnommé le « Demi-solde », en référence aux vieux soldats du Premier Empire laissés pour compte lors de la première Restauration. Il s’agissait en réalité d’un habile malandrin, parfaitement grimé pour paraître bien plus que son âge, qui s’introduisait au domicile de personnes âgées, le plus souvent des femmes veuves, afin de les voler. Se présentant comme un vieux rescapé des guerres napoléoniennes, prétendument malade, presque à l’article de la mort et, bien entendu, sans un sou vaillant pour subsister, il arrivait, par son extraordinaire bagout, à endormir la méfiance des pauvres gens qui ne pouvaient se résigner à laisser un vieux héros de guerre dans une si noire misère. Sitôt l’emplacement de l’argent dévoilé par les âmes charitables, le temps d’y prélever une pièce à offrir au malheureux, le pécule était prestement subtilisé au terme d’une série de manigances dignes d’un illusionniste de foire.

    Quatorze pauvres femmes avaient ainsi été abusées en un mois et les économies d’une vie s’étaient envolées en même temps que les illusions.

    Le Roy avait donc pris les choses en main, et cela faisait plusieurs jours que lui et ses hommes quadrillaient le secteur privilégié par l’ignoble personnage, circonscrit dans le centre-ville historique de Quimper. Les policiers s’étaient rendu compte qu’il « travaillait » plus particulièrement par mauvais temps. Une technique de gitan destinée à éviter les patrouilles de police car, entre les trombes d’eau et les attaques du vent, les fonctionnaires préféraient rester dans la chaleur de leur commissariat ou dans un estaminet quelconque plutôt que de battre le pavé à l’extérieur.

    Ils avaient largement eu leur content de pluie depuis que la surveillance avait commencé mais, cette fois, les choses tournaient en leur faveur.

    Le Demi-solde avait été repéré vers huit heures du matin, alors qu’il arpentait le quartier à la recherche d’une victime à escroquer. C’était le brigadier Le Borgne, l’un des hommes de Le Roy, qui l’avait dépisté.

    Intrigué par le curieux visage de l’homme, dont le maquillage n’avait pu résister à la pluie battante et lui donnait l’aspect d’une vieille femme, il avait décidé de le suivre le plus discrètement possible. Ce n’était pas une mince affaire car le lascar était méfiant comme un corbeau et passait son temps à se retourner, pour vérifier qu’il n’était pas suivi.

    Ce vieux briscard de Le Borgne connaissait les techniques de la filature mais, handicapé par une légère claudication, conséquence d’une blessure qui lui avait abîmé le nerf sciatique¹⁰ lorsqu’il était en service, il avait préféré attraper un petit vendeur de journaux arpentant les rues et lui avait donné comme instruction de foncer à la préfecture et d’y alerter l’inspecteur principal Le Roy.

    Rapidement arrivés sur place, les renforts s’étaient discrètement postés dans le secteur de la place Médard que le Demi-solde avait choisi pour frapper. L’inspecteur Brieuc Caoudal, adjoint de Le Roy, s’était déguisé en mendiant afin de se fondre dans le paysage. Une sébile contenant quelques sous posée devant lui, il s’était installé dans l’entrée d’un vieil immeuble de la rue des Gentilshommes dont le rez-de-chaussée constituait l’atelier d’un relieur.

    Juste en face, englouti dans l’ombre de la porte cochère, Le Roy luttait contre le froid et son mal de dos.

    Manifestement, Caoudal avait bien choisi son emplacement puisqu’il vit soudain le voleur au visage de spectre venir tranquillement vers lui.

    — Auriez-vous une petite pièce pour un paour kaez den¹¹, mon bourgeois ?

    L’homme s’égoutta tête baissée, tentant de dissimuler les dégâts causés par l’eau de pluie sur son grimage, et jeta une pièce de bronze dans l’écuelle.

    — Je ne suis guère plus riche que toi, mon ami, mais prends toujours cela pour t’acheter un bout de pain ou boire une chopine à ma santé. Dis-moi, une vieille femme demeure dans cette maison, je crois, non ? Je dois lui apporter des nouvelles de son fils.

    — Je n’sais point, mon prince, je me suis installé ici pour dormir une heure ou deux à l’abri. Grand merci pour la piécette !

    Relevant son haut-de-forme cabossé et gorgé d’eau, l’homme prit la direction de l’escalier. Brieuc Caoudal en était désormais persuadé, le voleur faisait des repérages avant de se rendre chez ses victimes. C’est la raison pour laquelle il tapait toujours à la bonne porte.

    Il attendit quelques secondes puis fonça jusqu’à l’entrée où s’abritait François Le Roy.

    — C’est bon, Fañch ! Il vient de monter chez une vieille qui habite au-dessus du relieur de bouquins. Il va falloir faire vite !

    — Parfait. Rameute les gars fissa ! Je vais le cueillir dès qu’il sortira de chez la dame. Toi, tu monteras la voir dès que je l’aurai alpagué, pour savoir ce qu’il a barboté chez elle. Vas-y ! Moi, je vais l’attendre en bas.

    Brieuc Caoudal fila en direction de la rue Kéréon pour rameuter ses troupes et Le Roy s’accroupit sous l’escalier, torturant un peu plus ses vertèbres fragilisées par l’humidité ambiante.

    À peine deux minutes plus tard, des pas rapides se firent entendre et l’inspecteur cueillit le Demi-solde sur la dernière marche, lui collant sa plaque métallique, frappée d’un œil surmonté de la devise Force à la Loy, sur le nez.

    — Police ! Ne bouge plus et reste tranquille. Tu es servi marron¹², mon gars, et je te conseille de…

    L’homme avait de la ressource. Il se dégagea d’un geste brusque et percuta Le Roy d’un violent coup d’épaule avant de prendre la fuite. Le policier se redressa en faisant la grimace. Cette fois-ci, son dos ne s’en remettrait pas. Furieux, il partit à la poursuite du malfaisant en hurlant à tout va.

    Le Demi-solde courait vite, il s’était engagé dans la rue Kéréon et se dirigeait vers la cathédrale Saint-Corentin. S’il parvenait à semer Le Roy dans les petites rues du centre historique de Quimper, l’affaire était fichue.

    Mais arrivé place Maubert, deux policiers lui bloquaient le passage, de solides bâtons en main. Le fuyard bifurqua à droite dans la rue Saint-François, empiétant sur le pas-de-porte d’un quincaillier et renversant brocs et bassines de cuivre dans un tintamarre infernal. Il ne faiblissait pas dans sa course et se dirigeait maintenant vers les quais. Le Roy, avec son dos cassé, et Le Borgne, qui boitait bas, n’étaient pas des poursuivants bien dangereux. Heureusement, le dispositif avait été finement pensé et Brieuc Caoudal était de la partie, ainsi que le jeune Clet Rannou. Ils n’avaient pas lâché le misérable d’un pouce et celui-ci commençait à s’essouffler et à perdre de la distance.

    Lorsqu’ils parvinrent à hauteur du Parc Costy, sur les bords de la rivière, les choses se précipitèrent. Coincé entre les policiers et l’eau énorme et noire qui défilait à toute allure, le Demi-solde décida de sauter sur l’un des bateaux amarrés au quai, mais les blocs de pierre récemment installés lors des travaux de réfection étaient recouverts d’une couche d’eau grasse et glissante. Le lougre¹³ qu’il avait repéré tanguait fort contre la digue et le fuyard rata son bond pour monter à l’intérieur, glissa, et chuta dans l’eau glacée. Heureusement qu’il n’était pas tombé entre le quai et la coque du navire dansant au gré des vagues, car il aurait été écrasé comme une simple noix.

    Prestement grimpés sur le lougre, Caoudal et Rannou s’évertuaient à secourir le naufragé qui s’était agrippé à la chaîne d’ancre et tentait de surmonter la violence du courant.

    Ayant repéré une longue gaffe terminée par un crochet, Clet Rannou, collé au bastingage, la tendit à l’homme afin de le haler à bord. Contre toute attente, celui-ci, bien qu’à moitié noyé, tira violemment sur la perche pour déséquilibrer le policier. Mauvaise idée. D’un tour de poignet, Rannou dégagea la gaffe et assena un violent coup sur la tête de l’enragé, avant de rapidement crocher son col de manteau pour qu’il ne coule pas à pic.

    Remonté sur les berges du Parc Costy, habituellement désigné comme le lieu le plus agréable de Quimper, le voleur, dans un triste état mais vivant, fut remis sur pied sans ménagement. Le coup qu’il avait reçu sur le crâne lui avait ouvert le cuir chevelu et il saignait abondamment, finissant ainsi de gâter son maquillage et lui donnant un aspect épouvantable. Poussé en avant à coups de pied au derrière par Caoudal, toujours affublé de son déguisement de mendiant, il avait rejoint Le Roy qui le fouilla vigoureusement. L’inspecteur fit une grimace de dépit. Rien dans les hardes trempées du filou ne correspondait au butin d’un vol.

    Les choses prirent une plus mauvaise tournure encore lorsque le brigadier Le Borgne rejoignit le groupe en boitillant. Il s’approcha discrètement de son chef et lui parla à l’oreille :

    — C’est pas bon, patron, il n’a rien volé chez la vieille. Elle s’est méfiée et l’a menacé de hurler s’il ne partait pas de chez elle. On est marron sur ce coup-là…

    Le Demi-solde, dont le jeune Rannou venait d’entraver les poignets au moyen d’une solide corde, avait compris que les policiers étaient déçus. Il se rengorgea et les toisa avec un petit sourire ironique.

    — Eh bien ! Ces messieurs de la police, voilà qu’on force les braves gens à se jeter à l’eau avec ce temps de chien ? Bravo ! Je vous félicite ! Je ne manquerai pas d’en faire part à monsieur le maire. Voulez-vous immédiatement m’enlever ces cordes ou je vous jure que vous allez entendre parler du pays !

    Il n’eut pas le loisir d’en dire plus car, si Le Borgne était boiteux, il était également doté d’une force herculéenne. Attrapant le triste sire par les épaules, il le décolla du sol avant de le faire basculer sur le bord du quai ; un geste et il replongeait dans l’eau limoneuse qui charriait à une vitesse impressionnante tout le bois arraché depuis des kilomètres.

    — Veux-tu retourner là d’où mes collègues n’auraient jamais dû te sortir, espèce de fumier ? Tu as vu ce temps pourri ? Il n’y a pas un chien dans les rues. Je suis sûr que si je te refous à la flotte, mes copains jureront que nous avons tout fait pour t’en sortir, sans y parvenir. Ce sont les Bigoudens qui retrouveront ta vilaine carcasse toute faisandée, du côté de Bénodet. Alors ?

    Alors, le Demi-solde venait de comprendre la réalité des choses. Il commençait également à avoir très froid et claquait des dents.

    Le Roy en profita pour reprendre la main :

    — Nous allons te raccompagner chez toi, mon gars. Mais dis-moi, je n’ai pas trouvé de papiers dans tes habits… Comment te nommes-tu ? Et où demeures-tu ?

    Jetant un regard torve vers Le Borgne, le bonhomme préféra jouer les repentis.

    — Virgile Lemasson… pour vous servir, messieurs. Comédien, artiste, musicien et poète à mes moments perdus. Actuellement en quête d’un rôle, j’ai appris qu’une compagnie théâtrale venait de se monter en Bretagne. C’est pour cette raison que vous me trouvez présentement échoué en votre bonne ville de Quimper.

    — Et aussi gros filou voleur de vieilles dames pendant que tu y es ! intervint Le Borgne. Tu n’as pas entendu l’inspecteur principal, salopard ? Il t’a demandé où tu créchais !

    Lemasson n’avait guère envie de discuter avec lui et continua de faire bonne figure. Il avait de plus tout intérêt à se mettre à l’abri et à changer de vêtements. Ignorant le brigadier vindicatif, il s’adressa directement à Le Roy :

    — Je demeure non loin de là, monsieur l’inspecteur. Je vais vous y emmener car je n’ai rien à me reprocher et vous le constaterez par vous-même. Mais vous serait-il possible de demander à votre subordonné de cesser de me crier dessus de la sorte ? Je suis totalement innocent des faits qui me sont reprochés et je n’apprécie guère être traité comme un bandit.

    Le Borgne allait encore se fâcher et François Le Roy préféra clore la discussion. Le groupe se mit en marche sous une pluie qui ne baissait pas d’intensité et, sur les indications du prévenu, arriva au pied d’un immeuble miteux de la rue du Chapeau Rouge. Après avoir péniblement grimpé trois étages et inondé l’escalier, ils entrèrent enfin dans le logement de Virgile Lemasson, une sombre pièce pauvrement meublée dans laquelle un vaste placard avait été aménagé en loge d’artiste. Des perruques de différentes couleurs étaient piquées sur plusieurs supports d’osier. De part et d’autre d’un miroir tavelé de taches noires, deux étagères supportaient une multitude de pots de maquillage, de fonds de teint, de fards et de cosmétiques divers. Plusieurs vestes et manteaux de style hétéroclite complétaient la panoplie de celui qui pouvait tout aussi bien être un comédien qu’un truand.

    La perquisition fut rapide, il n’y avait quasiment rien à fouiller. Les policiers déconfits échangèrent des regards gênés qui n’échappèrent pas à Virgile Lemasson. Tout en se tamponnant le cuir chevelu avec un mouchoir, il arbora de nouveau un rictus ironique.

    — Dites donc, messieurs de la police, votre présence en mon logis m’honore et me ravit tout à la fois, mais j’aimerais assez changer de vêtements et me faire un bol de vin chaud… Allez ! Je ne suis pas mauvais joueur, je vais considérer que vous n’avez fait que votre devoir et que vous vous êtes trompés de personne. Bien le bonjour !

    Le Borgne saisit le moqueur par le col et sa perruque mouillée, désespérément accrochée aux rares cheveux restant, tomba par terre, laissant apparaître un crâne dégarni de vieil oiseau. Puis il secoua le comédien avant de le projeter sur son lit qui craqua sinistrement à la réception.

    — Mais tu sais que c’est de la saloperie ce bonhomme-là ! Tu vas continuer à te foutre de nous longtemps, charogne ? La petite vieille que je suis allée voir tout à l’heure m’a bien dit que tu lui avais demandé de l’argent en te faisant passer pour un vétéran des guerres de l’Empire. Tu as une bien vilaine bobine, mon gars, mais tu ne fais pas ton âge si tu as servi sous le Petit Caporal¹⁴. Tu en as plumé combien des vieilles dames, pourriture ?

    Vautré sur son lit, mains croisées sous la tête, Lemasson continuait de narguer Le Borgne en souriant, sûr de son impunité.

    — Que me chantez-vous là, monsieur l’agent ? Elle m’aura mal compris cette brave dame… Un vétéran des guerres d’Empire ? Et puis quoi encore ? Je suis allé lui demander si je pouvais trouver le propriétaire d’une salle de spectacle dans son immeuble. On m’avait dit de m’y rendre pour un rôle, alors j’ai frappé à la première porte venue, tout simplement !

    — Qui c’est, ce « on » qui t’a indiqué cela ?

    — Un brave homme qui m’a payé une chopine ou deux avant-hier, dans une taverne du centre-ville et qui a eu pitié de moi. Dieu soit loué, tout le monde n’a pas un cœur de pierre dans ce beau pays ! Mais ne me demandez pas où se trouve ce débit de boissons, je ne saurais le retrouver car je ne suis pas d’ici et je me perds facilement dans tout ce dédale de rues…

    Le bougre avait réponse à tout et Le Roy commençait à se faire une raison lorsque le jeune Clet Rannou, qui arpentait la pièce en tous sens depuis un bon moment, se mêla de la conversation.

    — Dites-moi, monsieur Lemasson, il y a beaucoup de médicaments dans votre armoire à pharmacopée… Vous souffrez d’une maladie grave sans doute ?

    Le comédien venait subitement de perdre son air narquois.

    — Euh ! C’est-à-dire que… Oui, monsieur l’inspecteur, je ne suis pas bien portant et dois me soigner constamment. La vie d’artiste est bien dure, toujours sur la route, par tous les temps, cela n’arrange pas la santé ! Je n’ai plus vingt ans, savez-vous, et comme je n’ai guère les moyens de payer le médecin, je suis bien obligé de me soigner tout seul, comme un pauvre chien qui lèche ses plaies.

    Clet Rannou souriait en regardant Lemasson jouer la comédie ; il disposa soigneusement les tubes de médicament sur l’étagère, par ordre de tailles, comme un gamin alignant ses soldats de plomb.

    Curieusement, ce manège semblait véritablement fasciner le comédien chauve. Soudain, à la surprise de ses collègues, le policier ouvrit brusquement l’un des tubes en fer-blanc et en renversa le contenu sur la table.

    Une pluie de pièces en or ruissela en tintant sur la nappe douteuse. Virgile Lemasson s’enfonça dans le matelas, décomposé, le visage blême. Il était encore plus effrayant qu’au sortir de la rivière.

    Le gardien de la paix Rannou ouvrit un autre tube, puis un troisième… tous étaient remplis de pièces d’or, des Louis de toutes époques, des Napoléon ainsi que d’autres monnaies aux profils de monarques étrangers. La partie venait de prendre fin pour Virgile Lemasson qui fut brutalement remis sur pied, entravé et accompagné au poste de police. La procédure allait désormais suivre son cours habituel, et le bagne de Brest compter un couvert supplémentaire dans les jours suivants.

    Laissant ses hommes s’occuper du « cas Lemasson », François Le Roy regagna son bureau où un feu de cheminée avait été allumé

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