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La nuit des sanguinaires: Belle-Ile-en-Mer
La nuit des sanguinaires: Belle-Ile-en-Mer
La nuit des sanguinaires: Belle-Ile-en-Mer
Livre électronique242 pages3 heures

La nuit des sanguinaires: Belle-Ile-en-Mer

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À propos de ce livre électronique

Le capitaine Henri Fabre se voit faire part de massacres impunis.

Erquy, Juin 1953. Le capitaine Henri Fabre reçoit les ultimes confidences d'un mourant, Etienne Lorrain, qui lui confesse une série de crimes impunis, auxquels il aurait été mêlé, sept ans plus tôt. C'est seul, cette fois, que Fabre se lance dans cette enquête qui va le conduire à Belle-Île en Mer, sur les terres d'un aventurier hors du commun, des terres où règnent les vieux démons et les secrets de famille. Jusqu'où Fabre est-il capable d'aller pour obtenir la vérité ? Plus loin, beaucoup plus loin qu'on ne l'imagine…

Fabre saura-t-il confondre les coupables et déterrer leurs vieux secrets ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Alain Emery, né en 1965 à Saint Brieuc, est l’auteur de huit recueils de nouvelles (dont D’aussi vastes déserts, aux éditions de la Tour d’Oysel, était finaliste du prix Boccace 2014 et La racine du fleuve, aux éditions Paul&Mike), de six polars (aux éditions Astoure et Ouest&Compagnie) et d’autres ouvrages (Cette seule voix, livre d’art composé avec Anne Lurois et un long article consacré à William Faulkner, intitulé À l’heure du sacre aux Editions Jacques Flament ainsi qu’un livret de souvenirs, Petits morceaux du paradis aux éditions Ouest et Compagnie). Il a publié en revue (Matricule des Anges, Archipel, Brèves, Harfang, Hopala…), participé à diverses anthologies (Ici et là, en Bretagne aux Editions Keltia Graphic – Remix aux Editions Hachette - …) et signé des fictions pour Radio France. Il anime en bibliothèque et dans les collèges, depuis 2012, des rencontres autour de Giono, Faulkner, Cendrars, Céline...
LangueFrançais
Date de sortie12 mai 2020
ISBN9782374690964
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    Aperçu du livre

    La nuit des sanguinaires - Alain Emery

    Cendrars…

    1

    Erquy, 19 juin 1953.

    La lune était pleine et luisait dans la nuit mauve comme une coupelle de bronze. Sur les coups de minuit, peut-être entendit-on – qui montait des rues désertes de Tu es Roc –, le crépitement des fers d’un cheval au trot. C’était un alezan brûlé que la brise de mer poussait vers l’allégresse. Le capitaine Fabre lui aurait volontiers lâché la bride mais l’heure n’était pas à la gaudriole : il se portait au chevet d’un mourant.

    Fabre venait à peine de se coucher quand Marie Corne, sa bonne – une vieille bique dévouée corps et âme – était venue gratter à la porte :

    – C’est Lorrain, capitaine. Celui de la villa du Beau Chêne. Le rentier. Il paraît qu’il est en train de passer l’arme à gauche. Et il réclame après vous. Ils ont envoyé le petit voisin pour prévenir. Il est en bas, à la cuisine. Qu’est-ce que je lui dis ?

    L’homme en question, Fabre s’en était souvenu aussi sec. Il l’avait vu débarquer à Erquy, en 49, au volant d’un camion chargé ras la gueule de malles en bois et de valises en carton bouilli. À ses côtés, une pimbêche imbibée d’eau de toilette et roulée dans la poudre de riz tirait sur des Américaines à bout doré. Une danseuse, avait prétendu Lorrain, alors qu’on la traitait déjà de roulure. La pauvre fille ne s’était pas attardée, abandonnant son bienfaiteur dans la maison de maître qu’il avait achetée pour ses vieux jours sur les hauteurs du bourg.

    Il était resté seul en cette demeure austère. Durant un temps, les vieilles filles des environs s’étaient prises à rêver de ce châtelain d’opérette, frais cinquantenaire, encore fringant avec ses chapeaux à larges bords – dans lesquels il piquait des plumes de perdrix rouge – et ses cartouchières cousues à même le cuir de ses gilets croisés. Confrontées à ces ornements virils (il ne lui manquait qu’une arquebuse et un cor de chasse), ses manières pouvaient paraître pour le moins doucereuses. Il passait même pour être un peu sucré, comme ces gosses, élevés sous la mère, qu’une larme, à trois lieues à la ronde, parvient dans la seconde à chavirer. Fabre, quant à lui, s’en était fait une idée bien différente.

    – Dis-lui que je descends, Marie.

    Même naturelle, avait-il songé en enfilant ses bottes, la mort ne me laissera donc jamais en paix. Mais l’était-elle seulement, naturelle ? Après tout, il fallait une sacrée bonne raison pour préférer remettre son âme à un gendarme, fût-il galonné, plutôt qu’à Dieu. Qu’avait-il de si terrible à confesser qu’un homme d’église ne pouvait absoudre ?

    En quittant sa maison du boulevard de la mer, Fabre se l’était avoué volontiers : il était piqué au vif. Dés leur première rencontre et toutes les fois qu’il l’avait croisé depuis, il n’avait vu Lorrain qu’au travers d’un vernis. Ses courbettes, ses effets de manches, ses rictus mielleux, tout s’inscrivait dans le jeu grossier d’un comédien de second plan et cette poudre aux yeux titillait l’instinct du capitaine. Fabre y voyait miroiter des vices cachés et ne pouvait s’empêcher de penser qu’un homme ne se livrait pas à de telles singeries par hasard. Aussi avait-il mené sa petite enquête, en douce.

    Des années de clandestinité dans la Résistance, le capitaine avait conservé un réseau de fidèles qui répondaient au moindre de ses appels. Des âmes plus ou moins bien nées – parmi lesquelles on comptait même de fameux gangsters – qui se faisaient un devoir de lui venir en aide au moindre appel. En l’occurrence, il avait suffi d’un coup de fil. En deux temps trois mouvements, il avait reçu sur son bureau le pedigree complet du zèbre.

    Étienne Lorrain avait vu le jour en 1902 à Nantes, dans une famille bourgeoise dont la fortune – encore conséquente – remontait à la traite des nègres. Ses parents – d’excellents chrétiens qui trouvaient dans l’ébène des crucifix la force d’oublier celui des milliers d’indigènes que leurs ancêtres avaient vendus comme du bétail – avaient trouvé la mort l’année de ses onze ans, en Méditerranée, dans le tragique naufrage de leur schooner.

    Orphelin, on l’avait placé chez un oncle qui l’avait entretenu jusqu’à sa majorité. Lorrain n’avait jamais eu besoin de gagner sa vie et ne l’avait partagée qu’avec des femmes de passage. Il ne laissait derrière lui aucune descendance connue. Peut-être pouvait-on lui concéder une aptitude certaine à traverser l’existence sans laisser de traces et souligner son goût pour l’oisiveté mais ce n’étaient que des présomptions que venaient en fait contredire ses innombrables voyages de par le monde. Il avait nourri, pendant des années, un luxueux penchant pour l’aventure et l’exploit (de pacotille). Il avait chassé partout dans le monde – les femmes et le gros gibier – et pouvait se vanter (en plus d’un tableau bien garni dans les deux disciplines) d’avoir eu une vie bien remplie. Ce qui rendait bien entendu cette retraite à Erquy – où il ne connaissait personne – plus insolite encore.

    L’explication de cet exil volontaire, Fabre l’avait en partie reçue, de la bouche même du toubib qui suivait Lorrain, le docteur Lombard, réputé pour avoir acquis sa science approximative aux Colonies ; un charlatan dont la conception du secret médical fondait dans le premier alcool venu : son patient était atteint d’une maladie incurable, contractée en 47 dans la savane africaine, un ver qui lui grignotait le foie et le condamnait à plus ou moins brève échéance. Peut-être fallait-il voir dans cette condamnation à mort la raison essentielle de ce comportement révérencieux. Peut-être pas. Fabre l’ignorait mais il en aurait bientôt le cœur net.

    En arrivant sur la hauteur, Fabre reconnut la villa, qui se dressait à l’abri d’un bel éperon de grès rose et dans l’ombre d’un chêne trois fois centenaire. Sur son seuil l’attendait Yolande, la bonne de Lorrain, aux quatre cents coups.

    – Je sais bien que ce n’est pas une heure pour déranger les gens, capitaine. Mais il faut me comprendre : il gueule comme un veau depuis ce matin. Y’a bien eu un peu de paix quand on lui a donné ses calmants mais ça fait un bail qu’ils ne font plus effet. Vous direz que je n’ai pas de cœur, mais il aurait mieux valu qu’il calanche d’un coup. Le toubib m’a juré qu’il ne passerait pas la nuit. Je ne suis pas mauvaise bête, je vois bien, moi aussi, qu’il est sur la mauvaise pente. Et même avec la meilleure volonté du monde, il ne la remontera pas, ce coup-ci. Alors, si son plaisir, c’est de vous causer, j’ai pensé que vous deviez le savoir. Ce n’est tout de même pas une petite bonne qui doit se mettre en travers des dernières volontés d’un brave homme…

    – Calme-toi, Yolande. Tu as bien fait. Où est-il ?

    – Dans la chambre du haut.

    Fabre mit pied à terre et entra en coup de vent.

    Lorrain était allongé sur le lit et le drap dont on l’avait recouvert, comme une gangue de plomb fondu, épousait les jambes maigres et son corps décharné. Crue, la lumière, accentuant les ravines et les cernes, aurait sans doute rendu son visage effrayant. Aussi la bonne avait-elle jeté un linge sur le verre de la lampe. Dans la pénombre, la mort paraissait couchée à ses pieds, telle une chienne galeuse le léchant, le rongeant jusqu’à l’os. Seuls les yeux de Lorrain bougeaient encore. Il y brûlait des flammes à la fois pleines de fureur et de prières, comme si la vie, cernée de toutes parts, s’était réfugiée là-haut, donnant à ses iris dilatés la gueule noire des bouches à feu.

    – Je vous attendais, murmura-t-il dans un souffle.

    – Je crois qu’il était temps que j’arrive, en effet.

    « À quoi bon se mentir ? » pensa Fabre. L’un et l’autre le savaient. La fin, aussi cruelle fût-elle, n’était plus qu’une question d’heures. Une ou deux, pas davantage. On pouvait bien jouer franc jeu.

    – Approchez-vous, capitaine.

    Fabre s’installa sur le bord du lit, avec d’infinies précautions, comme s’il craignait de voir son hôte s’écrouler en poussière. Alors qu’il se penchait vers lui, Lorrain chuchota :

    – Je dois vous avouer quelque chose.

    La voix charriait avec elle un souffle fétide. Ces derniers moments de souffrance et de tourments semblaient avoir arraché au plus profond de ce gaillard en lambeaux une boue vieille comme le monde.

    – Je vous écoute, mon vieux. Parlez sans crainte.

    L’espace d’une seconde, Lorrain parut paniquer à l’idée de solliciter sa mémoire. À ses trousses, la mort semblait ne lui laisser aucun répit. Elle le talonnait, poussant vers son corps épuisé une insoutenable douleur. Il parvint malgré tout à recouvrer ses esprits et, rassemblant ses forces, lâcha d’une traite ce qu’il avait sur le cœur :

    – Ce fut une nuit extraordinaire car ce fut celle des sanguinaires…

    Fabre se cabra légèrement. Que signifiait ce vers étrange ? À quoi donc faisait-il allusion ? Pendant un instant, les deux hommes se défièrent du regard et le capitaine crut voir chez Lorrain cet éclat qu’il avait si souvent vu, pendant la guerre, traverser des hommes sur le point de se lancer dans un combat perdu d’avance, combat dont ils n’avaient pas un seul instant espéré sortir vivants.

    – Je vous écoute, mon vieux. Racontez-moi. C’est quoi, cette histoire de sanguinaires ?

    Dans le sourire éreinté qu’à cet instant lui adressa Lorrain, Fabre décela, sous la reconnaissance, la corne pointue de la peur. Elle fouillait déjà la carcasse. Avec délicatesse, le capitaine prit la main fiévreuse. Ils étaient désormais côte à côte aux portes des ténèbres et quand Lorrain comprit que l’officier l’accompagnerait jusqu’au bout, qu’il ne le lâcherait qu’au seuil de la mort, il ouvrit son cœur tout entier.

    Pendant plus d’une heure, jusqu’à son dernier soupir, il parla sans s’arrêter.

    2

    Quiberon, 20 juin 1953.

    Le soleil couchant parvenait à tirer un peu de sang des nuages d’altitude mais, au ras de l’eau, sur l’horizon, courait un grain gigantesque, semblable à une horde lancée au grand galop et soulevant derrière elle d’énormes panaches de poussière. Couleur fer. Rien de très engageant.

    – Vous êtes sûr de vouloir y aller, mon capitaine ?

    Au volant de la Traction – une onze légère, garée le nez au vent, sur les quais de Port Maria –, le brigadier Craspin bougonnait. D’ordinaire, malgré l’âpreté ramenée de ses Cévennes natales, son accent chantait jusque dans ses yeux verts. Eux non plus n’étaient pas, à cet instant, de leur teinte habituelle, celle, si franche, des rivières, au fond des gorges. Ils s’étaient même salement obscurcis, comme si le tracas les affûtait.

    – J’ai le pied marin, brigadier. Ce n’est pas un peu de tabac qui va me gâcher la promenade.

    – Je ne parle pas de ça.

    – Je m’en doute.

    Fabre sortit de sa veste deux cigares. Il en tendit un au brigadier qui l’accepta sans un mot. Au-dessus de l’allumette que son chef lui collait sous le nez, Craspin – que la flamme étirait de tout son long, soulignant son museau de fouine et ses joues creuses – semblait plus inquiet encore. Il profita de cette première bouffée pour revenir à la charge :

    – Sauf votre respect, mon capitaine, je trouve que cette histoire sent le faisandé. Après tout, qu’est-ce qui prouve qu’il a bien dit la vérité, l’autre rigolo ?

    La réflexion arracha au capitaine un petit sourire. Fabre ne s’en cachait pas, il avait pour son cabochard de brigadier une affection certaine.

    – Pourquoi veux-tu que Lorrain – que je n’ai pas trouvé si drôle, soit dit en passant – m’ait raconté des singeries ?

    – Je ne sais pas. Pour se venger, par exemple. Pour tirer une dernière cartouche avant de claquer. Les hommes ont de la vacherie à revendre, ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre…

    – Allons, mon vieux. Il était sur le point de claquer et il en était conscient. Tu peux me chanter ce que tu veux, ça compte. Ça compterait pour n’importe qui…

    – Mon œil, mon capitaine… Sauf votre respect, j’ai connu un tas de clébards qui pensaient encore à mordre une minute avant de crever.

    – Et moi, j’ai rencontré, dans le maquis, des salopards dont le masque tombait juste avant qu’on ne les exécute. Dès qu’ils avaient compris qu’il ne leur restait qu’une poignée de secondes à vivre, ils se rendaient à l’évidence et baissaient leur garde. Ils se montraient sous leur vrai jour. Pourquoi veux-tu que celui-là soit pire qu’un autre ?

    – Admettons. Mais ce coup-ci, c’est tout de même du gros gibier. Je ne suis pas sûr qu’on soit de taille pour le coller en cabane…

    – Tout doux, brigadier, coupa Fabre. Qui te parle de l’arrêter ? Ce dont Lorrain l’accuse est terrible, c’est vrai. Mais, pour le moment, et même si j’ai ma petite idée sur la question, il s’agit juste d’être fixé.

    Pensif, le brigadier tirait sur son cigare. Il n’aurait pas le dernier mot. Avec pareille tête de mule, il ne servait à rien de s’obstiner, d’autant qu’il avait pour lui les galons. En même temps, ce pitaine tapait souvent juste. Après tout, ne s’en étaient-ils pas toujours sortis, jusque-là ? Il renonça à voir dans le ciel assombri un mauvais présage.

    – De toute façon, mon capitaine, je peux siffler autant que je veux, ça vous glisse dessus. Et puis, après tout, c’est vous le chef. Si vous voulez vous fourrer dans un guêpier, c’est vous que ça regarde. Alors… Dites-moi plutôt comment vous voyez les choses.

    Fabre sembla se radoucir, comme chaque fois qu’il raflait la mise.

    – À la bonne heure ! Tu vas voir, c’est simple : officiellement, tu es en permission et moi en visite chez de vieux amis. Disons qu’avec un peu de chance, on a deux ou trois jours devant nous avant que ça remue. Ça peut suffire. Toi, tu vas rester ici. J’ai besoin de quelqu’un sur le continent, pour faire le joint. Je t’ai trouvé une petite pension, place Hoche. Sur ce papier, je t’ai noté l’adresse et le nom de la patronne. C’est une vieille amie. Elle ne paie pas de mine mais quand je l’ai connue, elle cachait les Anglais. Elle n’a pas froid aux yeux et j’en réponds comme de moi-même. Tu seras comme un coq en pâte en attendant que je te fasse signe. Bien sûr, tu t’habilles en civil. Elle te donnera ce qu’il te faut.

    – Vous en avez de bonnes, mon capitaine. Je me déguise, je tape le carton en attendant des nouvelles et je m’emmerde à cent sous de l’heure ! Pendant que vous, vous y allez bille en tête et en tenue !

    Fabre s’avança sur son siège et posa la main sur l’épaule de Craspin :

    – Moi, brigadier, c’est autre chose. Il va falloir que je fasse un peu d’esbroufe…

    À cet instant, on tapota sur la vitre arrière de l’auto et un homme apparut au carreau. Sur son visage, long comme un jour sans pain, courait une pointe de cette mélancolie qu’aiment afficher les braves garçons quand ils confondent le devoir et la tragédie. Il s’appelait Carrare et ses galons de maréchal des logis n’étaient plus de première jeunesse. La chair et le sang de ses joues avaient déjà commencé à le fuir. Fabre sortit de la Traction et répondit au salut un brin pompeux du gendarme.

    – C’est un honneur, mon capitaine. Après toutes ces années…

    Fabre lui tendit aussitôt la main, que l’autre serra avec chaleur. Craspin, qui venait de s’adosser à l’auto, bras croisés, resta sur la réserve.

    – Merci, mon vieux, dit Fabre. Pour moi, c’est toujours un plaisir de revoir les camarades du maquis. Vous m’avez trouvé ce que je vous ai demandé ?

    – Affirmatif, mon capitaine. Dès que j’ai reçu votre message, je m’y suis mis. Tenez : il est là-bas, il vous attend.

    Le maréchal des logis désigna d’un bref coup de menton l’homme qui faisait les cent pas sur le quai. Une silhouette trapue et brouillonne. Une gapette – vissée de travers sur des tempes grisonnantes – dont la visière masquait en partie un visage taillé à la serpe. Collée sur la lèvre inférieure, une cibiche désinvolte. Le marin avait les mains dans les poches et semblait s’ennuyer ferme.

    – Il s’appelle Hugo Callarec, mon capitaine. Plus connu sous le surnom de Béguin. C’est un gars de confiance. C’est un petit pêcheur qui connaît Belle-Île comme sa poche et vous trouvera un endroit discret pour débarquer.

    – Surtout pas, malheureux ! Le Palais fera l’affaire. Je n’y vais pas sur la pointe des pieds : je veux qu’on sache que j’arrive.

    Carrare hésita un instant avant de se reprendre :

    – Je vous demande pardon, mon capitaine, j’avais mal compris. J’aurais pu vous retarder la dernière rotation, dans ce cas.

    – C’est très bien, au contraire. Ce rafiot, je ne pouvais espérer mieux. Comme j’étais sur le point de l’expliquer au brigadier, je n’ai pas d’atout dans mon jeu et aucun as de caché dans les manches. Je vais devoir jouer fin et sans filet. Je pourrais miser sur l’effet de surprise mais que voulez-vous que je fasse de quelques secondes ? Je préfère – et de loin – le travail de sape…

    Fabre jeta son cigare et l’écrasa d’un coup de talon.

    – Ce que retiendront les braves gens, continua t-il, c’est qu’arrivé après le dernier bateau, je n’ai pas eu la patience d’attendre le lendemain pour traverser. Ils ont l’œil pour ces bricoles. De là, voyez-vous, à penser que j’avais hâte de régler l’affaire qui m’amène, il n’y a qu’un pas. Qu’ils franchiront, et sans hésiter.

    – Vous y gagnez quoi ? demanda le maréchal des logis, que ce raisonnement semblait pour le moins dérouter.

    Craspin, qui trouvait chez son collègue un soutien inespéré, esquissa un sourire entendu dont Fabre s’amusa :

    – Je sais que ça paraît tiré par les cheveux mais j’ai mon idée. Voilà ce qui va se passer, selon moi : on va me prêter des intentions ; se demander ce qui peut bien me mettre dans un état pareil. Quand ils sauront à qui je rends visite, les gens vont d’abord tomber des nues. Pour s’empresser de le prévenir dès que j’aurai le dos tourné. C’est bien là-dessus que je compte. Je veux qu’il sache que j’arrive. Et qu’il commence à se demander ce que je lui veux.

    – Et nous, mon capitaine, on peut savoir ? tenta Carrare.

    Fabre se pencha dans l’auto pour en sortir son bagage, un grand sac de cuir d’où dépassait, enroulé dans un linge, son fusil de chasse.

    – Moins vous en savez, mieux c’est. Ce gars qui m’intéresse, il est assis sur un bottin mondain. Ça veut dire qu’il a des amis partout et si j’ai bien compris, ils sont pour la plupart très puissants. S’il a le bras si long, on peut parier

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