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L'Été est une longue fête: Roman historique
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L'Été est une longue fête: Roman historique
Livre électronique382 pages6 heures

L'Été est une longue fête: Roman historique

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À propos de ce livre électronique

Deux garçons rêveurs se lient d'amitié tandis que des bouleversements se préparent.

Abel Rousses et son frère Daniel se séparent sur le seuil de leur maison après la mort de leurs parents. Subsister sur ces terres ingrates leur est désormais impossible. Abel décide de se rendre sur la plaine littorale où il s’embauche ici et là et tente aussi de gagner un peu d’argent en affrontant les taureaux de Camargue. Il rencontre ainsi Roch Lacombe, fils de grande famille, révolté contre tout, fâché avec son père et qui, à la suite d’une déception amoureuse, risque, tout comme Abel, sa vie devant les cornes. Après un premier contact rugueux, une solide amitié va lier les deux garçons. Ils vont alors partir à l’aventure, passant d’un village en fête à un autre et vivant au jour le jour. Mais aucun ne peut imaginer comment leur quotidien va se retrouver imbriqué dans la grande Histoire, en cette période politique troublée allant de 1830 à 1851. Des événements bien particuliers vont déclencher et favoriser les péripéties et rebondissements inhérents à la fiction mais aussi à la réalisation des rêves de ces fougueux et talentueux garçons. Comme dans Une Passion de trop, et Des Saisons en demi-teinte, Alain Laborieux signe ici une grande saga familiale.

Entamez une plongée dans le dix-neuvième siècle grâce à ce beau roman historique.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Journaliste, photographe et auteur, Alain Laborieux est reconnu comme l’un des meilleurs connaisseurs du passé et du folklore, des coutumes et des mythes du Languedoc-Roussillon et de la Provence. Il a signé Des siècles de Bouvine, une histoire de la tauromachie camarguaise (Espace Sud, 2002), devenu un ouvrage de référence, mais également Le Sud entre histoire et légendes (La Mirandole, 2004), récompensé par le prix Claude Seignolle 2005.
Dans ses romans, il marie avec finesse et harmonie traditions régionales et intrigues.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie28 mai 2020
ISBN9782848868264
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    Aperçu du livre

    L'Été est une longue fête - Alain Laborieux

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    Les personnages de ce roman sont de pure fiction, à l’exception de l’un d’eux, Germain Lencontre. Pour celui-ci, l’auteur s’est inspiré de la vie et de l’action publique de Germain Encontre (1809-1853).

    1830

    Abel fut le premier à se réveiller, lentement, comme par paliers, importuné par l’humidité matinale. Même au cœur de l’été, coucher à la belle étoile ne s’avérait pas toujours des plus confortables, surtout après une soirée prolongée. Le soleil pointait à peine au-dessus du petit îlet de pins qui le cachait jusqu’alors et, par leur chaude caresse, ses premiers rayons incitèrent le jeune garçon à rester étendu un moment de plus sur l’herbette. Il tourna la tête vers Roch qui paraissait pour sa part insensible aux variations de l’atmosphère et le démontrait en ronflant avec des modulations diverses. Les vocalises nasales de son compagnon amusèrent Abel un instant, puis il leva les yeux au ciel. Encore rasant, l’astre rougeoyant fardait avec délicatesse de très hauts nuages stationnaires. Un vol de passereaux s’échappa d’un bosquet pour en investir un autre. En passant au-dessus de lui, l’un des volatiles se délesta d’une fiente qui vint s’écraser à quelques centimètres de sa tête. « Raté », pensa-t-il. Et cela le mit de meilleure humeur encore. Toujours le nez au ciel, il suivit, de ses yeux profondément bleus, un vol tournoyant de pigeons sur un lieu proche du village niché en contrebas. Avec son ascension, le soleil lui communiquait sa chaleur et l’invitait à paresser plus de temps encore. Il se replia en chien de fusil, le derrière tourné du côté des rayons, et s’assoupit aussitôt…

    Ils étaient arrivés là à la nuit noire, conduits par un chemin pierreux pris au hasard, au nord du village en fête où les invitations à boire un verre de clairette ou de ratafia s’étaient succédé. Après une demi-heure de marche, ils avaient jugé l’endroit tranquille sur le haut d’un vallonnement ; pas le moindre aboiement de chien, aucune lumière ne révélant la présence d’un proche logis… Roch avait eu alors une mimique d’assentiment, et soudain la fatigue avait pesé encore davantage. Chacun avait laissé tomber son sac à terre pour en faire son oreiller et s’était couché sur une herbe drue et douce où l’odeur des menthes sauvages et des fenouils les attendait. Quelques minutes plus tard, tous deux dormaient.

    Ils se connaissaient depuis dix jours à peine et semblaient ne plus pouvoir se passer l’un de l’autre, alors que les témoins de leur première rencontre n’auraient jamais pu se douter qu’il en serait ainsi après l’échange de coups qui avait caractérisé leur contact original. C’était au sud de Nîmes, dans un village de la plaine dont Abel ne se souvenait plus du nom car, lui semblait-il, les communes de ce terroir avaient toutes la même consonance finale, contrairement à la région d’où il provenait.

    Les bagarres n’étaient pas rares entre jeunes garçons, surtout à cette période de l’année où les fêtes votives se succédaient sans interruption, de la mi-juin à la mi-septembre. Il suffisait de deux festoyeurs un peu gris qui s’invectivent puis se bousculent… S’ils n’allaient pas régler leurs comptes à l’écart, cela pouvait finir en mêlée générale, chacun ayant des amis qui venaient prêter main-forte. L’approche trop marquée d’une jeune fille de la part d’un étranger au village pouvait engendrer les mêmes effets. Et puis, il y avait les haines de longue date : celles qui parfois remontaient à plus d’un siècle et qui avaient pris naissance au temps des camisards, ou celles, plus récentes et même actuelles, qui opposaient toujours Montagnards et monarchistes. Il n’y avait guère plus d’une quinzaine d’années, juste après la chute de Napoléon Bonaparte, la Terreur blanche avait tenu en émoi le pays et on évoquait encore les exactions des bandes de verdets et le sauvage assassinat du général Brune à Avignon, si près de là. Tout cela restait inexorablement présent, et le moindre prétexte ravivait les rancunes.

    Les raisons de l’affrontement entre Abel et Roch relevaient pourtant d’une autre cause. Il avait eu lieu lors d’une course de taureaux, pendant l’entracte où, pour se rafraîchir, on abandonnait sa place sur les estrades et les charrettes disposées de manière à former un cercle dont le sol était suffisamment égalisé pour qu’on lui concède l’appellation de « piste » ou de « cirque ». Là, n’importe quel jeune gars pouvait se mesurer aux vifs taureaux de Camargue s’il en avait le courage, et leur ravir la cocarde qu’ils portaient au front ou sur le dos pour peu qu’il soit assez rapide, adroit et courageux. C’était un des jeux qui se pratiquaient traditionnellement, avec de vindicatifs et dangereux animaux au cours d’un après-midi festif. Un jeu pour lequel il ne fut pendant longtemps guère de règles, mais seulement une manière de procéder. Alors, chacun pensant être dans son bon droit, certains comportements pouvaient ne pas être appréciés.

    Abel, qui n’était qu’un débutant dans cet exercice, était venu gêner à plusieurs reprises, et sans trop en être conscient, les évolutions d’un garçon très brun qui était à ses côtés et dont chaque prouesse était saluée par les bravos et les cris du public. Les reproches de la vedette s’étaient vite transformés en injures, puis en coups de poing à l’entracte. Les adversaires étaient adroits, souples et déterminés, aussi les avait-on laissés s’arranger seuls, d’autant plus que le préféré des spectateurs était de taille à se défendre face à un rival moins robuste que lui ; un blondinet au regard de rêveur. « Roch, plus solide qu’un roc ! » entendait-on souvent dire par ses admirateurs… Et cependant, son opposant avait rendu coup pour coup.

    La course avait repris et les deux antagonistes avaient retrouvé la piste en se promettant d’autres viriles caresses pour plus tard. La tension entre les deux hommes avait ajouté plus de piment encore au déroulement de l’action, car tous deux se défiaient sans cesse et prenaient de grands risques face aux cornes. Mais, quelques semaines plus tôt, Abel ne savait pas ce qu’était un taureau de Camargue, ni même où cette zone de marécages se situait. Il ne pouvait rivaliser avec celui qui semblait avoir une solide réputation, et dont le public scandait le nom à chaque exploit : « Roch… Roch… Bravo, Roch ! » La course allait s’achever. Roch Lacombe s’était emparé de trois cocardes et, une fois de plus, Abel n’avait vu aucun de ses propres rasets victorieux. Il allait se glisser sous une charrette et vite disparaître après avoir récupéré son baluchon. Le lendemain, à la première heure, il irait chercher du travail dans un mas. Bien qu’il soit blond et pas taillé en hercule, il était plus adroit et endurant à manier la houe et la pioche, pendant des journées de dix heures, qu’à prendre des cocardes entre les cornes de ces diaboliques bêtes noires. « Pourtant, pensait-il, l’été n’est pas une saison où l’on trouve facilement de l’embauche après la moisson et le battage. » Et les travaux de vendange étaient encore loin.

    Il regardait le favori de la foule s’élancer pour un dernier raset – un raset pour la gloire, car il n’y avait plus rien à ravir au taureau. Il étudiait une fois de plus la façon dont l’homme orientait sa propre trajectoire, la corrigeait en fonction de celle de l’animal, comment il arrondissait plus ou moins sa courbe pour parvenir dans les meilleures conditions au point de rencontre. Pourquoi n’arrivait-il pas à faire ce qui paraissait si facile à ce Roch et aux autres ? Il avait eu alors un bref instant de rêverie d’où les cris jaillis de tout le pourtour du cercle l’avaient sorti. Il avait compris avant même de voir le garçon à terre. Après l’avoir déjà malmené, son adversaire revenait à la charge, fonçait… était sur lui une nouvelle fois. Deux rasetaïres s’accrochaient à la queue du taureau et tiraient en espérant le détourner. Abel avait procédé autrement. Au mépris du danger, il était allé droit sur les cornes, pour en prendre une dans chaque main et, avec un mouvement de vrille, se pendre à elles de tout son poids. La bête était puissante, il n’avait pu la retenir longtemps. Mais sa victime était ainsi parvenue à se glisser sous sa tête et, à son tour, avait apporté son aide à celui qui venait de le tirer du mauvais pas. L’instant d’après, tous deux riaient ensemble :

    — Et dire qu’il y a dix minutes on ne pensait qu’à se taper dessus !

    — Je crois que ça n’arrivera plus.

    Ce matin, dans son demi-sommeil, Abel revivait une fois de plus ce merveilleux moment où lui, l’étranger, le « sans toit », le « sans rien », avait trouvé un ami. Il ne sut combien de temps dura l’instant d’heureux souvenir, de repos et de calme, car tout continua comme un rêve. Ce furent d’abord des sons feutrés, des bruits de pas sans doute, lents et comme fatigués. Puis ceux d’une serrure récalcitrante qui se libère en grinçant avant que le silence revienne. Et cela jusqu’à ce que le songe doux tourne au branle-bas cauchemardesque : ferraillement de chaînes et de poulies, claquements de leviers et de clenches, craquements d’axes et de pivots. Une vraie symphonie d’enfer ou de chambre de torture… il fut debout avant d’être tout à fait réveillé. En face de lui, Roch s’était aussi dressé, le regard empli d’étonnement sinon d’effroi. Ensemble, ils tournèrent la tête dans la direction d’où provenait toujours le tintamarre et ils éclatèrent de rire au même instant.

    Les deux grands bras du télégraphe Chappe ne transmettaient pour l’heure aucun message, mais on procédait aux essais. Ils les virent successivement se baisser, se redresser, prendre l’horizontale, se positionner en parallèle ou en oblique, tout en haut de la tour dont seule la partie terminale dépassait, au-dessus de jeunes pins. Les deux compères endossèrent leur baluchon sans penser à ce que pouvait signifier cette gymnastique des membres de bois aux nerfs de métal. À en juger par les derniers propos qu’ils échangèrent en tournant le dos à la tour, ils semblaient bien se moquer éperdument de tout ce qui pourrait parvenir de nouvelles, de Paris ou d’ailleurs, par cette voie aérienne ou par des messagers à cheval, de tout ce qui se tramait, se débattait et se décidait en haut lieu.

    — On apprendra un jour par ce système qu’on a peut-être changé de gouvernement une fois encore. On en a pris l’habitude.

    — Mais ça ne changera rien pour nous.

    Pourtant, ce jour-là, sur la ligne de communication optique en construction, la nouvelle aurait pu être de belle ampleur. Paris se révoltait une nouvelle fois. Paris vivait, en ce mois de juillet, dans la colère, la poudre et le sang, ce que l’on allait appeler les Trois Glorieuses.

    ***

    La mécanique de Chappe grinçait encore de tous ses axes, ses câbles et ses membres d’épouvantail squelettique lorsque les deux garçons parvinrent au bas du raidillon à flanc de colline. Roch dévia du droit chemin, pénétra dans une petite parcelle de vigne, écarta la ramure de deux ou trois ceps et retourna vers son compagnon avec une mine dépitée :

    — Je me doutais bien qu’à cette époque, toutes les grappes ne seraient pas mûres. Mais j’avais cru reconnaître à leur feuillage quelques souches de variétés hâtives. Ma foi, depuis que je n’ai pas mis les pieds dans les vignes de mon père, j’ai dû perdre le coup d’œil.

    — Ce qui veut dire qu’il va nous falloir trouver autre chose pour notre premier repas de la journée.

    — Oh ! Je ne pense pas que nous mourrions de faim, du moins pas aujourd’hui. Hier soir j’ai repéré une basse-cour bien fournie, un peu à l’écart du village. Quelques œufs feront notre affaire jusqu’à midi. Mais tu vois, j’avais seulement envie d’un de ces raisins blancs très précoces dont les vignerons plantent quelques ceps çà et là dans leurs parcelles.

    — C’est vrai que tu es de ce pays et que tu n’en ignores pas grand-chose. Moi qui suis un gavach comme on dit ici, je le découvre seulement chaque jour un peu plus et, je dois ajouter, grâce à toi.

    Roch, plus charpenté qu’Abel, au poil noir et dru et aux traits sévères, sembla soudain se courber pour se mettre à la hauteur de son compagnon :

    — Oh, surtout pas de merci ou de politesses. Il me semble que moi aussi je te dois beaucoup. Peut-être même la vie. Car je ne connais personne d’autre qui aurait eu assez de courage pour tenter ce que tu as fait pour moi. Mais pensons à autre chose. Tu vois, nous arrivons au village. La première maison à droite possède une porte d’entrée sur la rue principale et, à l’arrière, une cour qui donne sur la campagne, avec quelques poules à l’intérieur et juste un petit mur à sauter. C’est par là que je vais passer. Mais toi, quelques minutes plus tôt, de l’autre côté, tu tomberas exactement devant la porte en criant et en tambourinant contre elle avec tes poings. Tiens, prends cette grosse pierre et pose-la bien en vue au bon endroit pour faire plus vrai. Et surtout, fais-toi plaindre le plus longtemps possible pendant que je visiterai le nid. Dis aussi que tu es rasetaïre et que tu dois être en piste cet après-midi. Tout ce beau monde n’attend que ça et je peux t’assurer que ta cheville tordue sera bien soignée. On se retrouvera ensuite à l’autre entrée du village.

    Une demi-heure plus tard, ils gobaient leurs œufs en revivant leur larcin. Abel, élevé dans la stricte honnêteté des pauvres gens et avec la lecture de la Bible pour toute éducation, paraissait lutter contre de scrupuleux remords :

    — J’avais un peu honte en laissant cette bonne dame. Lorsque je lui ai dit que je devais raseter les taureaux cet après-midi, elle a couru chercher de l’arnica chez sa voisine en me demandant de bien surveiller la maison. C’est-à-dire que j’aurais dû te dénoncer lorsque tu as sauté le mur.

    Leurs rires, presque silencieux, se mêlèrent et ils mangèrent leurs derniers œufs. Depuis une semaine, ils vivaient de larcins et d’invitations, conviés aux repas festifs de la jeunesse en goguette, parfois chez un éleveur de taureaux, ou encore par un de ces passionnés de tauromachie pour laquelle on commençait à user d’un nouveau vocabulaire, mi-occitan, mi-andalou où fleurissaient les termes d’« aficionado », de « rasetier », « rasetaïre », « toréador »… Certains de ces tenants de la cause taurine et camarguaise étaient aussi des mécènes qui, malgré d’antipodiques conditions sociales, recevaient à leur table ces jeunes risque-tout, bien souvent doublés de mauvais sujets, qui bravaient les cornes.

    Tout doucement, la conversation avait évolué vers ce sujet et Roch expliquait que, parfois même, de vraies amitiés se forgeaient ainsi. Il n’était pas rare que ces notables, ou les organisateurs de la course eux-mêmes, mettent en jeu des primes très substantielles pour l’enlèvement de la cocarde, pour peu que l’animal mythique créât, par sa fougue et sa ruse, de grandes difficultés à ses adversaires. Roch semblait intarissable sur le sujet :

    — Et puis il y a les quelques arènes bien plus importantes, dirigées par des entrepreneurs en spectacles. Là, si l’on s’est déjà fait une réputation, on est d’abord payé pour être en piste et, bien sûr, les primes viennent s’ajouter à cela. Cet avantage m’est arrivé quelquefois, mais je préfère aller où bon me semble. D’ailleurs, comme pour l’instant tu n’as pas un solide renom et que nous allons faire équipe toi et moi…

    « Toi et moi ». La formule, tout à la fois, les rapprochait et révélait leurs différences. Peu à peu, bribe après bribe, ils se retrouvaient sur les sujets les plus divers, souvent renforçant leurs points de vue communs ou parfois les opposant sur certaines idées. Mais, même en pareil cas, l’opinion divergente scellait plus encore leur amitié, car tous deux gardaient le désir de mieux comprendre l’autre.

    Au soir de leur première et rugueuse rencontre, chacun aurait pu raconter l’essentiel de la vie de son compagnon, tant ils ne s’étaient rien caché de leur petite vingtaine d’années d’existence. Et surtout, ils s’étaient étonnés l’un l’autre, tout en s’émerveillant du hasard de la rencontre. Après leur pugilat et l’acte courageux d’Abel, la fête avait continué avec une intensité décuplée par les deux événements. Tous voulaient approcher les deux héros de la journée, leur payer à boire, en savoir plus sur eux, leur entendre raconter une fois de plus l’exploit, voire de plus surprenantes aventures. Mais les questions s’adressaient le plus souvent à Abel, car Roch était loin d’être un inconnu dans les villages où l’on faisait courir les taureaux, les biòu que l’on n’appelle pas autrement au pays où ils vivent et où l’on fait corps avec eux. Depuis un an, il s’était forgé une jolie réputation, grâce à l’adresse et la témérité avec lesquelles il ravissait les rubans de couleurs entre les cornes ou sur le dos de ses noirs adversaires. Sa présence annoncée dans une arène faisait se bousculer des centaines de personnes à l’entrée une bonne heure avant le début du spectacle, et nombreux étaient ceux qui repartaient dépités de n’avoir pu trouver de place. Mais plus encore que son aisance à gagner sur l’animal, c’était sa propre vie qui en faisait un personnage hors du commun.

    Dès le premier soir où, après la course, les verres se vidaient de plus en plus rapidement, Abel sut presque tout de son nouvel ami. Tous deux, un peu gris, s’éloignaient du village pour trouver une masure abandonnée, une capitelle, un angle de pont ou seulement un bosquet au couvert assez épais pour les protéger de la fraîcheur de la nuit et de l’humidité de l’aurore. Jusqu’aux prochaines festivités annuelles, ils n’auraient pas à revenir vers ce village ; la dernière course de la fête avait eu lieu, les lampions s’étaient éteints. Demain le travail reprendrait. Après le démontage de l’arène, les charrettes du pourtour de la piste retrouveraient leur usage agricole, et seuls les souvenirs joyeux resteraient quelques jours encore dans les esprits ; peut-être un peu plus de temps pour les plus marquants. Mais, pour Roch et Abel, demain serait toujours une autre fête, avec son bal, sa course de taureaux, ses discussions passionnées ou gaillardes à l’heure de l’apéritif, à la buvette ou devant le comptoir d’un café bondé.

    Deux jours après celui de leur réveil insolite, à l’heure où la nuit tombait, ils allaient en ralentissant de plus en plus le pas, avec, de temps à autre, un écart bien marqué dans la droite trajectoire. Une fois encore, l’« après-course » avait été particulièrement arrosée pour fêter de nouveaux exploits. Exactement comme le soir où Roch avait soudain rompu le silence. Abel se remémorait ses mots : « Tu sais, c’est la première fois depuis bien longtemps que je vais dormir près de quelqu’un. Après une course, j’aime me retrouver seul en rase campagne à l’heure où vient la nuit. C’est un moment merveilleux que le retour au calme, après les cris des spectateurs, la tension du raset, la musique, l’apéritif et ces discussions sans fin où chacun vient te taper sur l’épaule. Alors l’abri d’un arbre me suffit lorsqu’il fait beau, et je connais toujours près d’où je suis un coin de grange où l’on m’accueille avec plaisir, souvent après m’avoir offert le repas. »

    Abel rêvassait, passif, seulement préoccupé de marcher droit et espérant surtout faire halte au plus tôt pour poser son sac et dormir. Mais tout à coup, les mots de Roch attirèrent son attention. Tout comme le premier soir, celui-ci, habituellement peu loquace - et plus rarement encore rigolard -, semblait avoir besoin de se livrer :

    — Bien sûr, tu as dû te rendre compte que je suis un peu différent des autres… de tous ces types qui tournicotent autour du taureau comme des mouches en attendant l’instant favorable pour le prendre en défaut, pour l’avilir et gagner ainsi quatre sous. Pour ma part, je respecte cet animal plein de noblesse et je joue avec lui dans le même esprit qu’un preux chevalier devait avoir jadis aux lices. C’est sans doute dû à la bonne éducation que j’ai reçue gamin dans ma famille…

    Il eut un très bref sourire en ajoutant comme en aparté :

    — Je m’entends à bien autre chose qu’à la course de taureaux. Car, comme tu l’apprendras un jour ou l’autre, autant te le dire tout de suite, je suis né dans le monde le plus embourgeoisé qui soit dans cette région, et tu dois te douter que la manière dont je vis ne doit pas trop y être appréciée. Mais comme je n’y apprécie pas moi-même bien des choses, ce n’est que compensation… Déjà gamin, j’en avais assez d’entendre dire par mon père que le bon Dieu m’avait puni pour désobéissance, lorsque j’arrivais d’une escapade avec une grosse bosse sur le front ou un genou en sang. Pour sa part, Dieu ne le punissait jamais quand il faisait travailler ses ouvriers comme des noirs et après l’heure, sans pour autant augmenter leur salaire. Sans parler de mon grand-père qui, lorsque je rechignais à me débarbouiller, me tirait l’oreille en chantant « Vive l’eau, vive l’eau qui nous lave et nous rend beaux », mais qui, en cachette, ingurgitait sa demi-bouteille de fine chaque jour.

    Il semblait intarissable et prêt à faire plus encore de confidences, sans doute en grande partie à cause des verres de ratafia, de liqueur et de bière qu’on leur avait offerts après la course. Pourtant il s’arrêta soudain :

    — Je te raconterai cela plus tard dans le détail, car nous arrivons à l’endroit où nous allons passer la nuit. Il y a plus de trois ans que je ne suis pas retourné chez moi. Pas même pour y dormir.

    Une centaine de mètres plus loin, il indiqua une trouée à peine visible entre deux ronciers, sur le côté droit de la route :

    — Il nous faut prendre ici. La grange est derrière les arbres, en contrebas.

    Le bâtiment parut devant eux dix minutes plus tard, au-delà du rideau de frênes. Roch atteignit l’angle du mur le plus proche, déplaça une pierre à hauteur d’homme et tira une grosse clef de la cache ainsi découverte :

    — Contournons. La porte est de l’autre côté. Il est temps de dormir. La prochaine fois, c’est toi qui me raconteras ton histoire.

    Un quart d’heure plus tard, le vaste bâtiment résonnait du double ronflement des garçons qui reposaient dans le nid moelleux et l’odeur du foin nouvellement engrangé.

    ***

    La grange n’était éclairée que par deux étroites lucarnes, rendues opaques par la poussière agglutinée aux toiles d’araignées. Ils sortirent très tard d’une période de demi-sommeil pour affronter une légère migraine et quelques aigreurs d’estomac. Roch fut presque sentencieux. Il est vrai que ses rires étaient rares et Abel avait déjà l’habitude de ses petites pensées, formulées fort à propos d’une voix calme et douce qui contrastait avec l’impression de puissance qui se dégageait de toute sa personne :

    — Il faut toujours se méfier des liqueurs et des apéritifs préparés dans les familles. Si ce ne sont pas des tord-boyaux, il s’agit des plus sournoises douceurs. Le vin de noix, la cartagène, les grains de muscat macérés dans l’eau-de-vie font partie du terrible arsenal. Et un rasetaïre, qui est généralement considéré comme un bambocheur, est servi plus généreusement qu’un autre et se doit de lever le coude plus haut que tous. Hier, et quelques autres soirs, nous sommes restés tard à la fête, mais il ne faut pas en prendre l’habitude. Car si tu n’as pas toute ta tête à l’heure d’affronter le taureau, lui, il n’a pas bu la veille autre chose que de l’eau. Alors voilà ce que je te propose. Il y a à cent pas d’ici un ruisseau où nous allons faire trempette pour détendre nos muscles et nous éclaircir les idées. Ensuite, nous irons dire bonjour et merci au maître des lieux pour son hospitalité permanente et discrète. Ainsi tu en apprendras un peu plus sur mon compte.

    Bien que brèves, leurs ablutions dispersèrent leurs migraineuses brumes. Et, le torse nu et encore ruisselant, Roch fouilla dans son sac pour en retirer une chemisette blanche, assez froissée, qu’il s’efforça de rendre présentable en tirant tour à tour sur les manches et le bas, sans grand succès pourtant. Abel tenta la première plaisanterie depuis leur rencontre :

    — Ne me dis pas que nous allons en visite chez le préfet, tout de même !

    — Le préfet, non ! Voilà un personnage chez qui je ne paraîtrais jamais, même sur invitation à lettres dorées. Mais il s’agit ici de quelqu’un que j’estime beaucoup et qui m’estime aussi, malgré la réputation qui me précède. Allons-y, il m’acceptera avec une chemise froissée et il t’accueillera avec égard lorsqu’il saura que tu es mon ami.

    Ils n’eurent que peu de chemin à faire avant d’aborder, par la droite et en son milieu, une longue allée d’oliviers. Du côté nord, dans l’ombre des arbres, on devinait tout au bout une grille aux volutes de délicate ferronnerie. Vers le sud et beaucoup plus près, deux chiens jouaient sur une pelouse de modeste étendue dont l’aspect hirsute témoignait d’un aléatoire entretien. Derrière elle, la blancheur d’une sobre et longue façade éclatait, victorieuse du vert de l’herbe et du bleu du ciel.

    Abel, surpris par le tableau qui s’offrait à lui, marqua un temps d’arrêt avant de s’engager dans l’allée à la suite de Roch. Né sur la pauvre terre d’un causse, jamais, même en image ou en rêve, il n’avait vu de telles merveilles. Sur le Méjean, du côté de Mas-Saint-Chély ou Saint-Pierre, la meilleure demeure n’était qu’une ferme où, au fil du temps et des générations, le corps de logis s’agrandissait de façon désordonnée lorsque le besoin s’en faisait sentir, et surtout si le hasard de plusieurs bonnes années successives le permettait. Et comme il ignorait tout des contes de fées, il n’aurait pu imaginer pareil palais et tel cadre. Roch dut le pousser d’une bourrade :

    — Allons, avance donc ! Je te l’ai dit, nous ne sommes pas chez le préfet, mais chez un de mes proches cousins. Le seul membre de ma famille avec lequel j’entretiens toujours de bonnes relations. Mais aussi le cousin qui, bien involontairement, a fait de moi ce que je suis aujourd’hui. Je te raconterai tout ça une autre fois car nous arrivons. Les chiens nous ont déjà repérés… Holà Hélios, César… Venez ici.

    Les deux épagneuls étaient sur lui, l’assaillaient de coups de patte et de langue et jappaient de joie. Roch détourna leur attention sur Abel qui à son tour fut gratifié des mêmes égards. Peu après, précédés des folâtres émissaires, les deux amis étaient devant l’entrée de la demeure.

    — Ah ! C’est toi qui rends les chiens fous de joie, comme chaque fois que tu arrives. Mais qu’est-ce que tu fais aux bêtes pour les rendre comme ça ? Je suis sûr que tu arriverais à faire danser un crocodile ou un rhinocéros.

    L’élocution était douce et enjouée. Puis la porte s’ouvrit en grand et Abel fut face à la maîtresse de maison, plus jeune que ne le laissait croire sa voix, grande, aussi brune d’épiderme que de cheveux, le visage à l’ovale un peu long sur un cou plein de grâce. Elle avait quarante ans tout au plus. Elle découvrit Abel sans manifester la moindre surprise :

    — Ah, Roch ! Tu nous amènes un ami ? Ce n’est pas dans tes habitudes. Et ça me fait plaisir que tu ne sois pas aussi solitaire qu’il n’y paraît. Je vais demander à Sidonie de prévoir deux couverts de plus pour midi.

    Puis, se tournant vers Abel, elle entama un vrai questionnaire :

    — Si je vous demande comment vous avez connu Roch, vous allez sans doute me dire que cela a eu lieu dans une arène… Est-ce que je me trompe ?

    Satisfaite de la première réponse, elle enchaîna. Quel était son nom ? Où vivait-il ? D’où venait-il ? Que faisait-il lorsqu’il ne risquait pas un mauvais coup de corne ? Elle s’étonnait de son accent, de ses mots aux terminaisons différentes de son languedocien méditerranéen. Puis elle revint là-dessus :

    — Donc vous êtes né en Lozère, sur un de ces endroits pelés et froids que sont les causses. Et le vôtre est le causse Méjean. Vous avez sans doute bien fait de laisser ce pays où l’on ne doit pas rire tous les jours, mais ne me dites pas que vous êtes venu dans la plaine pour risquer votre vie en vous mesurant aux taureaux. Il y a tant d’autres choses à faire !

    Roch parvint à endiguer le flux de paroles :

    — Ma chère Élise, je peux te dire pour ma part qu’il est venu pour me sauver la vie.

    — Comment ça ?

    — Pas plus tard qu’à la dernière course de Saturargues. Et en prenant le taureau par les cornes, s’il te plaît !

    — Ah ! Dans ces petites arènes de village, toujours mal agencées, trop petites, avec des pistes pleines de trous et de bosses, il se passe toujours quelque chose. Enfin, tant qu’il n’y a pas mort d’homme… Mais les spectateurs en demandent toujours plus à ceux qui risquent déjà beaucoup en piste. Et quand l’un d’eux se fait bousculer et rouler dans la poussière, on se moque de lui en chantant que, s’il était resté chez lui, la corne du taureau ne lui aurait pas fait mal. On pourrait croire qu’il faut vraiment que le sang coule pour en contenter certains. Voilà pourquoi je ne vais pas aux courses.

    Elle se tourna vers son cousin :

    — Et toi qui fais blanchir les cheveux de toute ta famille en passant ta vie à ça ! Si encore le jeu en valait la chandelle ; mais risquer dans le meilleur des cas sa vie pour quelques pièces de cinq francs, un foulard, un saucisson ou une montre ! Et s’il n’y avait que les taureaux… Au fait, tu n’as pas vu ton père depuis combien de temps ?

    — Il faudrait tout d’abord qu’il ait envie de me voir. Mais j’ai rencontré ma sœur la semaine dernière. Je me demande comment cette bonne Clotilde arrive à s’entendre avec lui !

    — Enfin, tu sais au moins que tu seras toujours reçu ici avec plaisir quoi qu’il arrive, de nuit comme de jour. Et avec tes amis si tu nous en amènes.

    — Merci, Élise, mais tu sais aussi bien que je ne veux pas abuser. Et puis que je suis un type à part. C’est du moins ce qu’on pense généralement. Un solitaire, un philosophe, ou encore un de ces comploteurs qui se rassemblent la nuit en secret pour préparer une révolution…

    Son rire ponctua brièvement la fin de la phrase et Élise releva le fait, sans doute afin d’orienter la conversation loin du sujet soudain évoqué :

    — Eh bien, tout arrive ! Je croyais que tu ne riais plus, Roch. J’ai encore en tête tes plaisanteries de gamin avec mes filles. Combien de fois vous ai-je vus vous esclaffer après avoir caché des sauterelles sous la cloche à fromage ou crier comme des fous qu’un serpent s’était glissé dans le trou d’écoulement de l’évier ? Et puis il y a eu le mariage de Claire et cette mauvaise idée que nous avons eue, Numa et moi, à cette occasion…

    Abel qui, depuis le début, écoutait le flot constant des paroles, fut surpris par le long silence après lequel la conversation changea à nouveau de sujet et de ton :

    — Mais je parle, je parle et je vous tiens là, sans même vous inviter à passer la porte. Numa ne va sans doute pas tarder. Il surveille de très près ses nouveaux plants de vigne. La vigne est dans l’air du temps, aujourd’hui. Déjà, dans la plaine du Vidourle, aux alentours de Lunel, en quelques années les plantations ont

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