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La Gloire de l'Edankan - Tome 1: L'Eclat du pendentif
La Gloire de l'Edankan - Tome 1: L'Eclat du pendentif
La Gloire de l'Edankan - Tome 1: L'Eclat du pendentif
Livre électronique817 pages12 heures

La Gloire de l'Edankan - Tome 1: L'Eclat du pendentif

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À propos de ce livre électronique

Dans des terres lointaines un ancien ennemi, une force obscure se réveille et détache ses troupes au sein des différents royaumes du plain-continent. De véritables armées sont ainsi installées au cœur des royaumes sans rencontrer la moindre résistance.


Le seigneur du jeune Eldeflar est alors convoqué, avec d’autres puissants du royaume, pour mener un plan d'attaque à l’initiative de la Haute Assemblée, autorité respectée de tous. Orufis, protecteur d’Eldeflar, est également du voyage pour accompagner son seigneur.


Mais à son retour, il confie au jeune garçon qu'il est en réalité un ancien agent de cette Assemblée, et que l’assaut planifié masque en vérité une mission beaucoup plus secrète qu’il est chargé de rejoindre. Refusant d’abandonner son protégé, il décide de l’emmener avec lui, préférant risquer la vie d’Eldeflar plutôt que de le voir mener une vie sans avenir et sans audace.


Mais qu'a-t-il à voir, lui qui ne sait pas même monter à cheval, avec ces guerriers prêts à sacrifier leur vie ? Pourtant, quelques jours après avoir quitté le château, celui-ci est assiégé et Eldeflar est réclamé par les assaillants ! Plus encore, son père disparu se révèle être encore en vie. Concentrant alors sur lui l'attention inquiète de ses ennemis comme de ses alliés, de découvertes en découvertes, le jeune garçon va retrouver une identité, réapprendre à être, à vouloir, et enfin à pouvoir.


Mais quel pouvoir laisse indemne celui qui l’obtient ?


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La Gloire de l’Edankan est le récit d’une quête initiatique, celle d’un jeune garçon qui doit apprendre à grandir. La recherche d’un objet sacré est une métaphore de la progression d’Eldeflar vers l’âge adulte. On retrouve ici tous les éléments traditionnels du roman fantastique, exploités avec brio par l’auteur. Les 700 pages du livre sont englouties en un clin d’œil : on en redemande.


« Le récit est véritablement passionnant. C'est un petit coup de cœur »
Les Chroniques de l'Imaginaire


« Une manière de décrire un paysage tout bonnement magique. (...) Les héros tous très attachants.
On se laisse emporter par ce livre. Impossible de le fermer avant la fin. »
Bibliophage


« On aime la synergie des personnages chacun avec leurs talents et leurs défauts. On s'attache facilement aux héros. »
Livre-Fantasy


__


2e édition corrigée

LangueFrançais
ÉditeurPublibook
Date de sortie14 mai 2019
ISBN9782748330656
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    Aperçu du livre

    La Gloire de l'Edankan - Tome 1 - Xavier de Brabois

    JRRVF

    Les chevaux gravissaient péniblement la pente.

    Cela faisait cinq jours qu’ils dévoraient les lieues devant eux, et l’écume à leurs lèvres témoignait des heures de galop qui leur avaient été infligées. Ils parvenaient à présent péniblement au sommet, les sabots buttant contre un sol à l’herbe rase, parfois dénudé et poussiéreux. Il n’y avait plus aucun sentier pour conduire quiconque au-delà des collines qui dominaient la gigantesque forêt des Cimes. Mais six palefrois à peine perceptibles, dispersés dans la pénombre du petit matin, achevaient lentement l’ascension de l’éminence.

    Un premier cheval parvint enfin à sa cime. C’était une grande et puissante bête à la robe d'un noir splendide rendu brillant par la sueur. Un bel animal gris, qui n'avait rien à envier au premier en force et en beauté, le rejoignit aussitôt. À l’ordre infligé par les rênes, les deux montures s’arrêtèrent sur le sommet, s’offrant un répit salutaire.

    Les deux cavaliers restèrent silencieux et immobiles pour attendre leurs compagnons. Ils portaient le même étrange manteau presque noir, lourd et ample, qui flottait sur l'arrière de leur monture. Une large capuche retombait sur leurs visages, noyés dans leur ombre. Ils demeurèrent ainsi sans dire un mot au sommet de la colline, et leurs silhouettes se découpant vaguement dans un ciel encore sombre parurent comme deux statues fantastiques et inquiétantes.

    Un troisième cavalier les rejoignit dans le même silence, puis un autre, et enfin les six furent réunis sur le sommet. Ils marquèrent tous la même halte, paisible, pour contempler la forêt en-dessous d’eux. Dans la faible lumière de l’aurore, le ciel se fondait encore dans les brumes qui inondaient les vallons que ces hommes surplombaient. Le soleil n'avait pas fait son apparition et l'obscurité qui errait encore à l'ouest, dans les sombres masses nuageuses qui s’élèveraient bientôt, accentuait le sentiment de paix du matin, tout en semblant envelopper les silhouettes d’un manteau déjà fuyant. Ils étaient six cavaliers, immobiles sous la semi-obscurité céleste, l’esprit temporairement serein.

    Les capuches étaient tournées vers l’est.

    Une immense forêt, véritable océan de feuillages aux vagues inégales, se déployait sous leur regard en contrebas. On n'en apercevait d'autres limites que celles qui s'étendaient de part et d'autre de la hauteur où les cavaliers se tenaient. Elle semblait engloutir tout le reste du monde et se perdait à l'horizon dans les brumes lointaines du lever du jour.

    Le cheval gris s’avança pour prendre la tête, et son cavalier poussa un léger cri accompagné d'une sèche talonnade. L’animal s'élança au galop dans la pente qui tombait au bord de la forêt, aussitôt poursuivi par les autres montures.

    Il ne resta plus sur le sommet qu'un léger nuage de poussières en suspens. Nulle trace ne subsisterait du passage des cavaliers. Quelques instants s’y étaient pourtant tenus les hommes qui auraient pu faire tourner la main courroucée du destin, lequel étendait lentement son ombre au-dessus des Royaumes Illuminés. Déjà, on rapportait que les ténèbres s’amoncelaient au grand orient, débordant sur l’océan, et on y distinguait la volonté toujours plus menaçante qui se préparait à saisir sous sa souveraineté tout le plain-continent. Pourtant, rien de ce que ses habitants nomment destin n’était intangible ni hors de portée de l’action d’hommes téméraires.

    Ces hommes-là étaient en chemin, ignorants que le manteau usé de la mort les couvrait déjà, et qu’ils ne seraient bientôt plus que quelques-uns à espérer du secours.

    Chapitre I

    Une lame encombrante

    Eldeflar leva les yeux vers le château. Le pré lui parut immense jusqu’à la poterne. De l’autre côté pourtant, il pourrait rejoindre les écuries et s’y cacher le temps de déterminer ce qu’il convenait de faire à présent. Peut-être même y trouverait-il un abreuvoir plein d'eau où se laver. Dans son état, il ne pourrait exiger plus.

    L’épée qu’il portait tout contre lui le gênait. Ce n’était pas seulement son poids ou la crainte de planter sa pointe dans la cuisse à chaque pas, mais une sensation presque palpable, physique, comme des picotements dans les bras et sur le torse. C’était la première fois qu’il touchait une épée, et il n’en aimait pas du tout le contact. Il serra le poing sur les carreaux d’arbalète, et resserra l’épée contre lui pour que nul ne puisse l’apercevoir depuis les courtines. Ryban et ses cousins étaient vraiment des vermines ! Il faudrait qu’un jour ou l’autre leur oncle apprenne leurs agissements et les punisse pour de bon. Mais que pouvait-il faire, lui ? Comment être cru ?

    Il s’arrêta soudain. …Ryban !

    Ne voyait-il pas qu’il s’apprêtait à tomber à nouveau dans un de ses pièges ? Il avait été si naïf autrefois, il avait plongé dans tous ses traquenards. Que ce soit en écoutant ses conseils, en acceptant son aide, en obéissant à ses ordres singuliers, à chaque fois l’affaire s’était retournée contre lui, à s’en mordre les doigts. Et il recommencerait encore ? Bien sûr ! Pour quelle autre raison se retrouvait-il seul avec ces armes ?! Il regarda vers le château. Il était encore loin, mais on pourrait bientôt le reconnaitre s’il poursuivait ainsi. Et il n’avait aucun moyen de masquer l’épée. Non, il ne devait pas aller plus loin, pas avec l’épée. Il serait banni pour de bon cette fois, et c’est exactement ce que Ryban s’acharnait à provoquer depuis tout ce temps.

    Il aperçut une auge vide au milieu du pâturage, creusée à même le tronc, et se dépêcha de la rejoindre. Il cacha l’épée et les carreaux sous le tronc. Puis il se glissa jusqu’à la poterne. À cette heure du jour, il pouvait espérer que la bretèche qui la gardait soit inoccupée. Et même si un garde l’apercevait, les allées et venues vers le pâturage clôturé d’une imposante lice n’auraient pas fait lever un sourcil même au plus vif d’entre eux. Ce n’était qu’une autre partie du château.

    Une bouffée de pestilence agressa ses narines comme il arrivait aux remparts. L’odeur sur lui était repoussante ! Il fallait qu’il trouve de l’eau rapidement, et avant qu’on l’identifie. Il passa la poterne et rasa les murs jusqu’aux écuries avec le bonheur de ne croiser personne.

    Il connaissait mal ce bâtiment, où il ne s’était presque jamais rendu. Il n’avait de fait aucun travail avec les chevaux et ces derniers l’impressionnaient beaucoup trop pour qu’il trouve prétexte à rôder de ce côté du château. Il avait du reste entendu toutes sortes d’histoires d’hommes tués par de mauvais coups de sabots, et rien ne l’effrayait autant que de se retrouver à marcher juste derrière un cheval quand, par occasion, il en croisait qui remontaient des champs ou d’expédition. Il reconnut néanmoins la porte basse empruntée par les bêtes, et pénétra par cet accès couvert de déjections. Les écuries étaient vides et il poussa un soupir de soulagement.

    Il trouva l’abreuvoir et s’en approcha en silence : plein d’eau ! Elle était dégoutante, mêlée d’herbe mal mâchées et de l’écume des bêtes, mais moins répugnante que lui. Se frottant avec de la paille et usant de l’eau avec énergie, il put se laver du fumier qui le recouvrait. Revenu à un état excusable, il ne lui resterait plus qu’à rejoindre le puits et à emporter quelques seilles aux logis où il pourrait se laver enfin convenablement.

    — Je vous dis que j’ai entendu du bruit ! fit soudain une voix.

    Un homme pénétra dans l’écurie par la porte haute, manifestement méfiant. Eldeflar s’allongea lentement dans la paille au milieu des crottins, et se fit invisible. Une autre voix lui répondit, entrant elle aussi dans l’écurie.

    — J’ai déjà inspecté les lieux, nous sommes seuls. Les bêtes sont toutes aux pâturages avec leurs servants. Cessez donc d’avoir peur de votre ombre, ce qu’on vous demande n’est pas si terrible !

    Il entendit des pas, comme le premier homme semblait vérifier tout de même que personne ne rôdait dans les écuries. Il y eut des bruits de tissus froissés comme il revenait vers son compagnon.

    — Ce n’est pas la question. Le problème est que vous me demandiez quelque chose, justement ! Ce qui me force à considérer le degré de liberté que j’ai devant vous. Et je détesterais me rendre compte que votre demande est un ordre.

    — Ce n’est pas un ordre, comte, répondit l’autre avec un soudain respect. Vous avez seulement à choisir quels maux vous voulez éviter, et lesquels vous provoquerez.

    — Vous me demandez en somme de craindre vos menaces, fit la première voix avec mécontentement. C’est exactement ce qui ne me plait pas !

    — Ne me dites pas que le sort de ce petit fief perdu dans les collines vous émeut ?

    — Aurais-je fait un tel voyage dans le cas contraire ? se moqua la première voix. Je m’interroge sur ces nouvelles fortifications et les projets de Dafur. Mais vous ? Qu’est-ce que ce petit fief peut avoir de si important pour vous ? Il y a deux jours encore, vous me demandiez d’écourter ce séjour et d’aller directement à notre prochaine étape !

    — Jusqu’à hier, j’ignorais encore qui vivait entre ces murs. Les choses viennent de changer. Nous allons faire venir les forces qui conviennent. Tout ce qu’on vous demande est de ne pas interférer. Nous ne toucherons à aucune autre terre !

    — Vos forces traverseront pourtant celles du seigneur Huguelin pour arriver ici. Comment agirai-je s’il réclame ma protection ?

    — Il ne le fera pas. Il est de nos alliés et il les laissera passer. N’ayez crainte !

    — Oh, je ne devrais pas craindre d’apprendre que le seigneur Huguelin est de vos alliés ?! ironisa la première voix. Et comme si je pouvais faire confiance à vos Sang-noirs pour ne pas s’écarter de leur chemin !

    — Vous le ferez, ce n’est pas si terrible. Et cessez d’avoir peur ou je vais croire que vous n’avez pas encore compris qui vous deviez réellement craindre.

    — Ça va, ça va ! se reprit le comte. Je laisserai faire vos troupes.

    — Nous vous demanderons un peu plus que cela au final, afin d’être certains de vous compter parmi nos alliés. Vous devrez nous aider à éloigner le garçon d’ici ! Nous le voulons vivant, et nous ne pourrons pas l’enlever au beau milieu du château.

    — Ne venez-vous pas de dire que vous attendriez les forces qui conviennent ?

    — Je ne suis pas encore absolument certain qu’il revête cette importance. Nous devrons nous en assurer. Mais si nous pouvons le prendre avant qu’il ne s’éveille, ce sera mieux pour tout le monde. Nous tenterons donc notre chance le plus tôt possible, avec votre soutien.

    — Chut ! l’interrompit l’autre.

    Eldeflar retint sa respiration. L’un des hommes marcha à nouveau dans l’écurie, puis fit volte-face et se rapprocha d’une fenêtre.

    — Comment justifierai-je de me trouver en pareil endroit si l’on vient ?  Nous devons sortir avant qu’on nous aperçoive !

    — C’est vous qui êtes entré, fit laconiquement la deuxième voix. Je vais sortir en éclaireur.

    Eldeflar entendit une porte s’ouvrir et des pas battre la terre de la basse-cour. Puis il y eut à nouveau des sons de tissus frottés, et la porte s’ouvrit une seconde fois. Il put suivre les bruits de pas à l’extérieur, et entendit les deux voix s’éloigner en chuchotant.

    Le jeune garçon était tremblant. Il venait d’assister à une conversation qu’il n’aurait manifestement pas dû surprendre. Et il ne savait du tout ce qu’il devait faire. « Rien. Rien du tout » lui soufflait sa raison. Et sa lâcheté savait que c’était exactement ce qu’il ferait.

    Il patienta couché dans la paille assez longtemps pour être certain qu’aucun des deux hommes ne revenait ou ne guettait la sortie des écuries. Du reste, cela lui donnait une excellente excuse pour son état. La paille souillée avait une odeur forte qui couvrait celle de fumier qui lui collait encore aux vêtements. Il pourrait aisément raconter qu’il travaillait aux écuries si on lui en faisait le reproche. Depuis le temps qu’il vivait au château, on l’avait chargé de tant de besognes, des cuisines à la construction du second rempart, que nul ne trouverait étrange qu’il œuvre aussi aux écuries. Nul sinon Orufis, qui connaissait sa crainte des chevaux.

    Enfin Eldeflar sortit prudemment du bâtiment et se faufila jusqu’au puits. Il croisa en chemin Mathie, la cuisinière, qui le regarda consternée par son état. Mais elle ne fit aucun commentaire. Pourvu qu’il soit présentable quand il viendrait l’assister aux cuisines, ses ouvrages pouvaient bien le couvrir de crottin ou d’eau sale, ce n’étaient pas ses affaires. Elle donna tout de même quelques coups de langue réprobateurs. Elle appréciait le garçon et savait aussi qu’il avait un faible pour la seconde fille du seigneur de Guervin, Sinoppée. Et ce n’était pas en se vautrant dans la fange qu’il pourrait jamais se montrer digne de l’approcher.

    Eldeflar s’éclipsa sans dire un mot. Il croisa d’autres domestiques avant d’atteindre sa chambre, mais il lui suffisait de lever sa seille remplie d’eau pour couper court à toute question sur son état. Enfin il put se changer et se laver entièrement, réfléchissant toujours à ce qu’il avait entendu dans les écuries.

    Car qu’avait-il réellement entendu ? Le comte Arnoul d’Arégor était arrivé au château deux jours plus tôt avec sa suite. Nul n’en connaissait le motif, mais sa venue était un événement dans un lieu aussi reculé que Déthil, petite cité campée sous les collines escarpées de Vertmont. Et sa montée jusqu’au château fortifié de Guervin n’avait cessé de faire courir les plus folles rumeurs. Eldeflar venait peut-être d’en apprendre le véritable motif. Le comte Arnoul s’inquiétait de la nouvelle puissance du château depuis que son deuxième rempart venait d’être achevé. Ce n’était donc ni une visite de courtoisie – bien étrange vu la distance à parcourir depuis Merle – ni un renouvèlement de vassalité comme cela se disait, ni moins encore quelque arrangement de mariages avec les filles de Dafur – à son grand soulagement.

    Mais qui pouvait être le second personnage, capable d’inquiéter le comte lui-même ? En l’absence de duché dans cette partie du royaume, Arnoul d’Arégor était l’homme le plus puissant en Angatie après le roi. Qui pouvait-il craindre plus que son suzerain ? Eldeflar s’inquiéta aussi des ordres qui lui avaient été donnés. Ils voulaient enlever un garçon pendant son sommeil, un garçon qui pouvait se montrer dangereux. Et ils faisaient venir des forces ‘adaptées’ au travers des terres du seigneur voisin pour ce simple motif. Ou bien ils tenteraient d’éloigner leur proie du château pour pouvoir l’enlever. Il s’agissait forcément d’un des enfants ou neveux de Dafur. Mais qui et pourquoi ? Et comment pourrait-il donner l’alerte ?

    Car ce qui était certain, c’est qu’Eldeflar n’avait aucun moyen d’empêcher une telle chose d’arriver. Il n’était rien qu’un garçon de ferme ici. Et Orufis – quand bien même croirait-il son récit – n’était qu’un homme à tout faire au château, qui n’aurait guère plus de crédit pour rapporter une telle histoire à leur seigneur malgré toute l’estime que Dafur de Guervin avait pour lui. D’ailleurs, si un homme était capable de menacer le comte, ne serait-il pas avisé de le craindre lui-aussi et de ne pas interférer dans ses affaires ? Oui, c’était le plus raisonnable, et il en parlerait ainsi à Orufis.

    Une fois lavé et changé, il retourna rapidement au-dehors. Son absence avait dû être notée aux remparts, où il était censé aider les ouvriers. Si seulement il n’avait pas eu à aller trouver le seigneur Dafur pour lui demander ce qu’il fallait faire des pierres en excédent.

    Il se tapa le front.

    Avec les imbécilités de Ryban, il n’avait pas pu le trouver. Il changea aussitôt de route et se rendit dans la haute-cour. Les gardes, habitués à ses allées et venues, le laissèrent passer sans un mot. Il vivait au château depuis plus longtemps qu’eux, et ses nombreuses visites au donjon les dissuadaient de gêner son passage. Ils en venaient presque à le considérer comme un membre de la famille de Dafur. Ce dernier avait d’ailleurs été assez ferme sur le fait que personne ne devait s’opposer à ses visites, sauf ordre contraire de sa part. Son statut était gênant pour les gardes, qui ne savaient plus très bien à qui ils avaient affaire. Il arrivait même qu’ils le vouvoient parfois par inadvertance, trop habitués à en user ainsi avec leurs maîtres.

    Eldeflar trouva Dafur dans la grande salle du donjon, vêtu d’une lourde veste de laine blanche passée sur une tunique bleue, en sérieuse conversation avec son intendant Agobard. Ils déambulaient devant de grandes tables sur lesquelles étaient posées des coffres aux gros verrous. Ils commençaient à rassembler le salaire qui serait versé sous quinzaine aux ouvriers, et Dafur parlait manifestement finances. Un domestique annonça discrètement à son maître la présence d’Eldeflar, et le seigneur se tourna vers lui, l’air encore sévère. Mais en le découvrant tout intimidé par ce regard, un grand sourire se dessina sur son visage.

    — Bonjour Eldeflar, tu tombes bien !

    C’était un homme mûr et aguerri par l’exercice de l’autorité et des responsabilités. Il avait plus de cinquante années derrière lui et restait plein de vitalité et de force, ce qui était rare en ces temps. Il n’était pas bien gros et avait de bons yeux, enfoncés dans des orbites presque rectangulaires. Elles étaient surmontées de fins sourcils sombres, tenus régulièrement plissés, mais non pas dans une attitude soucieuse. C’était plutôt comme pour protéger ses yeux trop fragiles de la lumière du jour et du fardeau des ans. Il paraissait assez fort sous ses vêtements, déjà moins légers qu'il y a quelques mois, la saison devenant plus fraîche.

    Le garçon retrouva une contenance à ces mots d’accueil.

    — Bonjour, seigneur Dafur. Les maçons aux remparts…

    — Allons, Eldeflar ! fut-il interrompu. Ne veux-tu toujours pas me nommer simplement Dafur, comme je te le demande depuis si longtemps ? Cela va bientôt faire dix ans que nous vivons entre les mêmes murs !

    Eldeflar se contenta de sourire. Il devait bien trop de respect à cet homme qui l'avait si aimablement accueilli lorsque Orufis avait échoué ici, un enfant à la main.

    — Les maçons se demandent ce qu’ils doivent faire des pierres en excédent au second rempart, reprit-il. Il en reste beaucoup, et elles gênent la fin des travaux

    Il se rappela même une grosse pierre mal rangée tombée du rempart deux jours plus tôt.

    — Oui, bien sûr, fit Dafur en regardant Eldeflar avec une certaine tendresse.

    Le jeune garçon avait passé les seize ans, et n’était ni très grand ni très fort. Ses cheveux d’un brun clair et lumineux étaient décoiffés et lui retombaient sur la nuque en désordre. Son visage était sans saillie, portant encore des rondeurs infantiles. Seuls ses sourcils et son regard manifestaient quelque caractère. Dafur observa un moment ces yeux, dans lesquels brillait une lueur particulière, en se demandant de quels parents il avait pu les hériter. Il faudrait bien que ce garçon se trouve un métier où exceller, pensait-il. Et pour le moment aucun ne lui convenait vraiment, sinon le travail du bois pour lequel il lui manquait encore trop de compétences. Qui pourrait le prendre comme apprenti alors qu’il lui manquait la musculature nécessaire à ces travaux ?

    — Je n’y ai pas encore réfléchi, répondit-il enfin. Je vais voir si les carrières veulent les reprendre, ou bien je tâcherai de les revendre. Rassemblez-les toutes en un seul endroit, le plus éloigné possible, pour le moment.

    Eldeflar opina, et s’en alla aussitôt.

    Au-dehors, il tomba nez à nez avec Sinoppée, la seconde fille de Dafur, qui arrivait avec sa suivante.

    — Bonjour Eldeflar, le salua-t-elle l’air soudain enjoué.

    De la même taille qu’Eldeflar, la jeune fille se tenait debout dans une large robe turquoise, serrée au-dessus de la taille et qui s'épanouissait à ses pieds comme une fleur. Ses cheveux aux reflets blonds étaient à moitié cachés par un voile clair qui effleurait ses épaules et qui était maintenu par une broche argentée prise dans sa coiffure. Sa tenue convenait merveilleusement à ses yeux de la même couleur que sa robe. À peine plus jeune que lui, Sinoppée était une fille joyeuse, plus sage que sa cadette Aëlis qui cumulait les bêtises avec ses cousins, mais moins raisonnable que son aînée Osanne qui se comportait trop souvent en dame, à l’image de sa mère.

    Eldeflar s’arrêta net. Il devait s’écarter de son chemin, comme sa condition l’exigeait, mais il fut une nouvelle fois saisi par la grâce de la jeune fille et la chaleur de son sourire, et resta immobile. Avec Dafur et Gueslin, son frère, elle était la seule personne du château à lui accorder le moindre intérêt. Les autres habitants du donjon, outre les domestiques et aides du seigneur, étaient des neveux plus ou moins proches du seigneur des lieux. Leurs parents les envoyaient à Guervin pour les faire profiter des bons enseignements et de l’entretien de leur oncle, qui se faisait le parrain de tous. Mais le plus âgé, Ryban, était un diable de dix-neuf ans qui, en attendant son accolade, prenait surtout plaisir à faire sentir à tous sa supériorité. Il avait rapidement rangé tous ses cousins dans ses manigances de jeune écuyer, et sa mentalité moqueuse rappelait furieusement celle d'un enfant. Il avait l’art, toutefois, d’infliger de plus cruelles souffrances. Même les jeunes filles avaient pris goût à ses jeux railleurs. Et leurs moqueries, plus subtiles, blessaient d'autant plus.

    Mais il n’en était rien de Sinoppée, qui se montrait toujours accueillante et chaleureuse avec lui. Il faut dire qu’entourée de ses cousins sous l’influence néfaste de Ryban, Eldeflar était le seul garçon autour d’elle qui manifestait régulièrement un bon cœur et une certaine affection pour ces lieux austères. Depuis dix ans qu’ils se croisaient, même sans avoir jamais pu jouer ensemble, elle avait pu l’observer et le juger bien plus fréquentable que ses odieux cousins. Du reste, Gueslin, son frère ainé, avait pris le droit de jouer souvent avec lui, et leur bonne entente soulageait Sinoppée. Elle adorait son frère, et la fréquentation d’Eldeflar et de sa touchante naïveté lui profitait, le gardant assurément plus humble et réfléchi, alors que ses aptitudes qui égalaient probablement celles de Ryban malgré leur écart d’âge, auraient pu le conduire à la même suffisance.

    Eldeflar revint de son émoi – ce qui faisait également partie des petites choses qui touchaient agréablement la jeune fille – et parvint à articuler en s’effaçant :

    — Sinoppée, je vous en prie !

    La jeune fille le foudroya aussitôt du regard, plus par jeu que par sévérité. Si Eldeflar vouvoyait ordinairement ses maîtres, Sinoppée lui avait depuis longtemps enseigné à ne pas en user ainsi avec elle. Et c’était une petite provocation à laquelle il s’amusait parfois.

    — Ça va, ça va, s’excusa-t-il, sous le poids de ce regard. Je plaisantais.

    Il gardait la gorge un peu nouée, et chercha un instant ses mots. Sinoppée fut plus prompte à reprendre la parole :

    — Alors, où en êtes-vous de vos ouvrages ? demanda-t-elle.

    — Nous en avons presque terminé, dit-il. D'ici quinze jours toutes ces allées et venues sous vos fenêtres devraient disparaître, ainsi que les pierres frappées, les coups de scies, de haches, de marteaux et les cris des ouvriers. Nous en sommes aux finitions, et cela devrait être beaucoup moins gênant pour vous.

     — Oh, ce n’était pas désagréable de voir autant de vie entre ces murs, sourit la jeune fille. On s’ennuie facilement ici, et c’était l’occasion d’entendre beaucoup d’histoires.

    — As-tu rencontré Anthémius ? rebondit Eldeflar. Il est barde aussi à ce qu’il dit, et il nous a raconté des soirs durant la légende elfique du Cygne d’Alëtawen et de sa noble dame… un nom que j’ai oublié.

    — Oh j’aurais aimé être là ! fit Sinoppée. Je n’ai droit qu’aux bribes rapportées par nos serviteurs.

    — Il y a d’autres gens incroyables. Sarquifé est un vieillard toujours à l’œuvre aux charpentes. Il m’a appris quelques astuces sur nos travaux. Sais-tu que l’aulne est un bois plutôt fragile, mais que si tu le mets dans l’eau il durcit et reste imputrescible ?

    Eldeflar reprenait une élocution normale sur des sujets qui le passionnaient, ce qui amusa la jeune fille.

    — Je l’ignorais. Mais il n’y a pas beaucoup d’eau par ici, se moqua-t-elle gentiment.

    Ils allaient repartir chacun à ses activités, mais un doux sentiment les fit demeurer encore un instant ensemble, comme si chacun attendait de l’autre quelques nouvelles paroles. À vrai dire, Eldeflar se trouvait bien en la compagnie de la jeune fille, sans pouvoir l'expliquer autrement que par la gentillesse dont elle faisait preuve envers lui. Un silence gênant s’installa, mais Eldeflar ne trouvait rien à exprimer, et Sinoppée n’était pas libre de ses paroles. Alors il recula encore pour la laisser entrer en murmurant un « à plus tard » qui n’avait rien de probable. Et au moment de quitter les lieux, il ne put s’empêcher de lancer un regard en arrière, et constata que Sinoppée avait eu le même réflexe.

    Eldeflar retrouva les ouvriers au pied des courtines, qui raclaient les pierres pour que les murs soient sans aspérité.

    — Enfin le revoilà ! s’exclama Altor en le voyant arriver.

    C’était un grand gaillard à la force herculéenne et grand ami d’Orufis.

    — Mais où étais-tu passé ? se jetèrent sur lui les maçons qui attendaient la réponse du seigneur de Guervin.

    — Quand tu as dit que tu atteindrais le seigneur Dafur plus vite que n’importe qui, le moqua Ronan, tu devais penser que nous irions en rampant ! Tu es parti presque toute la matinée !

    — Je sais, je sais, grommela Eldeflar. J’ai eu des problèmes en chemin. Quant aux pierres, Dafur veut qu’on les regroupe toutes le plus loin possible de la haute-cour. Il tâchera de les faire reprendre par les carrières ou de les revendre.

    — Qu’est-ce que j’avais dit ! déclara un des maçons.

    — Ça nous fait une belle jambe ce que tu avais dit, mon grand ! répondit Altor. C’est l’ordre du seigneur de Guervin qu’il nous fallait.

    — Où est Orufis ? demanda Eldeflar.

    — Dans la tour nord, là-haut. Il est aux charpentes.

    Eldeflar s’y rendit rapidement. La tour était située au plus haut de l’enceinte, et il n’y avait presque personne aux alentours sinon quelques soldats de la garnison qui déambulaient pour examiner le résultat. Ils seraient, après tout, les premiers utilisateurs de l’ouvrage et ceux qui auraient à y passer veilles et rondes, voire à y combattre dans l’improbable cas d’une attaque – moins envisageable encore à présent que ces murailles supplémentaires se dressaient fièrement, renforçant l’aspect fortifié du château. Mais ils s’en retournaient comme Eldeflar arrivait, ce qui soulagea le garçon. Il serait libre de raconter à Orufis tout ce qu’il avait entendu.

    Il trouva ce dernier debout sur la charpente inachevée de la dernière tour, comme l’avait dit Altor. C’était un homme d’une trentaine d’année, vêtu d’une veste brune en poils de chèvre, suffisamment résistante pour le protéger des petits accidents fréquents dans son travail. Ses cheveux sombres étaient couverts d’un petit chef rectangulaire sans hauteur, du même poil que celui de sa veste, et qui servait à le protéger des sciures. Eldeflar le rejoignit au dernier étage par deux lourdes échelles dormantes qui le menèrent sous le faitage. Orufis fixait les liteaux sur les chevrons mis en place plus tôt par ses collègues.

    Ses talents divers et sa capacité à apprendre rapidement tout ce qu’on lui enseignait avaient fait de lui un homme très utile au château après son arrivée. Habile de ses mains, il s’était surtout fait reconnaître comme charpentier, bien qu’il excellât également dans d’autres domaines – dont le plus étonnant était son talent à l’escrime. Orufis veillait paternellement sur Eldeflar depuis qu’ils avaient fui le hameau où l’enfant avait vécu avec sa mère. Désormais sans parents, ce dernier considérait cet homme comme son parrain.

    Il s’accroupit à côté de lui. Orufis lui jeta un regard.

    — Tu t’es changé, remarqua-t-il.

    — Oui, fit laconiquement Eldeflar.

    Orufis soupira.

    — Des problèmes avec Ryban ?

    — Oui, répéta Eldeflar.

    — Graves ?

    — Assez. Mais il y a pire, il faut que je t’en parle. Ça implique le comte Arnoul.

    — Le comte en visite au château ! s’exclama Orufis. Ryban lui a fait du tort ?

    — Non ce n’est pas ça.

    Eldeflar vérifia d’un regard circulaire qu’ils étaient seuls aux environs de la tour. Il tendit l’oreille au cas où quelqu’un fût au travail dans un lieu invisible puis, n’entendant personne alentour, lui expliqua ce qui s’était passé :

    — Je me suis proposé d’aller trouver Dafur pour l’interroger sur le sort des pierres en surnombre qui nous encombrent. Mais Ryban m’est tombé dessus dans la haute-cour, avec ses cousins. Ils se sont d’abord contentés de se moquer de moi, puis ont tenté de me provoquer pour que je commette quelque bêtise. J’ai cru qu’ils souhaitaient seulement que je m’abaisse devant eux et disparaisse, ce que j’ai tenté de faire. Mais alors ils m’ont agrippé, car ils semblaient avoir besoin d’un nigaud pour les aider.

    — Ils s’en sont pris physiquement à toi ? s’étonna Orufis.

    — Rien de très grave. Mais tu te souviens des épées qui ont disparu de l’armurerie ? Le maître d’armes était fou de rage.

    — On m’a directement accusé de les avoir dérobées, donc oui je m’en souviens bien.

    — Eh bien, c’est cet imbécile de Ryban qui les a emportées. Il a dévalisé l’armurerie pour se procurer également une arbalète et des carreaux. Il voulait se mesurer à ses cousins et leur enseigner ce qu’il savait.

    — Ryban a dérobé des armes ? s’étonna Orufis. Mais pour quoi faire ? Il peut s’entraîner n’importe quand avec le maître d’armes ou son oncle.

    — Mais pas faire la leçon à ses cousins. Ils sont allés s’entraîner au petit matin dans la pâture sous les courtines. Et ils ont tirés des carreaux dans le tas de fumier. Ils pensaient les récupérer à l’aide des épées, mais le fumier était trop humide des dernières pluies, et ils ont réussi à en perdre une dans le tas. Et aucun d’eux n’a voulu salir ses vêtements pour aller tout récupérer. Ils auraient dû expliquer leur état.

    — Alors ils t’ont obligé à le faire à leur place, compléta Orufis. C’est pour cela que tu t’es changé.

    — Oui. Mais j’ai laissé l’épée et les carreaux dans le pré, sous un abreuvoir. J’étais certain que si je réapparaissais au château, l’épée entre les mains, Ryban me ferait accuser.

    — Pour une fois tu as sagement raisonné, le taquina Orufis. C’était peut-être même la seule raison de t’avoir fait faire cette sale besogne. Mais l’arbalète ?

    — Ils ont dû la remettre à l’armurerie avec les autres épées, ou la cacher chez un serviteur pour le faire accuser. Peut-être chez nous s’il estimait que je remonterais l’épée.

    — Ce serait très grave. Dafur n’aurait pas d’autre choix que de nous mettre dehors, et nous n’en serions pas encore quittes. Tu as vraiment eu de l’intuition en laissant cette épée dehors. Mais si Ryban a osé pénétrer chez nous, je peux te promettre qu’il ne comprendra pas ce qui lui arrivera. Et personne ne le croira s’il ose en raconter la moitié !

    — Encore une fois, ce n’est pas le plus grave, le tempéra Eldeflar. En remontant pour me laver discrètement dans les écuries, j’ai surpris une conversation entre le comte et un autre homme.

    Et Eldeflar lui relata le contenu de l’échange et ce qu’il avait pu en comprendre. Orufis l’écouta attentivement et resta songeur un moment.

    — Mais tu n’as vu personne, conclut-il finalement. Tu ne sais pas du tout si c’était réellement le comte Arnoul.

    — Non, et je ne connais pas sa voix.

    — Même si c’était lui, les propos que tu rapportes semblent étranges. Qui au château pourrait être assez important ou dangereux pour nécessiter de déplacer des forces supplémentaires ? Ils parlaient peut-être d’un autre endroit. Cela reste préoccupant, mais je ne pense pas que nous soyons réellement concernés.

    — Et s’ils en voulaient à Gueslin ?! s’inquiéta Eldeflar. C’est le fils de Dafur, il est doué à l’épée. Et ils ont parlé d’enlever leur cible pendant son sommeil.

    — Il n’est pas si fort qu’il faille déplacer des troupes rien pour lui, s’amusa Orufis. Quant à l’enlever dans son sommeil, c’est une chose curieuse alors qu’ils veulent d’abord l’éloigner du château. S’imaginent-ils lui faire passer une nuit dehors sans protection ? Non, je doute que cela concerne Guervin. Mais je veillerai quand même et surveillerai qu’aucun des enfants de Dafur ne s’éloigne du château dans les jours qui viennent. J’inviterai également Dafur à faire surveiller d’éventuels déplacements de troupes venant du nord ou des terres du seigneur Huguelin.

    Orufis se perdit dans le vague un instant, semblant s’égarer dans d’anciens souvenirs. Finalement il secoua la tête, comme pour repousser une mauvaise idée, et revint à lui.

    — Le comte Arnoul n’est sûrement pas un félon, mais les gens qui l’entourent peuvent être des fourbes. Nous en trouverons bien un qui se courbe moins bas que les autres devant lui. Il sera notre homme. Toi, va vite te montrer au travail avant qu’on te frotte les oreilles ! Moi, je vais m’assurer qu’aucune mauvaise surprise ne nous attend.

    Eldeflar retourna avec les autres ouvriers poursuivre les finitions des immenses travaux qui s’achevaient sur le domaine. Altor lui trouva rapidement des tâches à sa mesure tout en l’interrogeant plus avant sur sa longue absence.

    — J’ai été pris aux cuisine, mentit Eldeflar.

    — Oh, et tu t’es changé au passage ? releva-t-il. Mademoiselle n’aime pas travailler en habits sales !?

    — Ça, ce n’était que pour préserver tes sens trop délicats, rétorqua Eldeflar.

    Puis après une hésitation, il ajouta :

    — …Ryban s’est encore joué de moi.

    Altor pesta.

    — Il faudra bien un jour que tu te montres plus rusé que ce drôle, le rabroua-t-il, à défaut d’être capable de lui résister physiquement, Eldeflar ! Tu as ta part de responsabilité dans ce qui t’arrive, tu sais.

    — Peut-être, répondit l’intéressé en haussant les épaules.

    — Bon, arrête le treuil et va plutôt soulever quelques madriers avec les autres. Et demain je te mettrai aux pierres. Je vais te donner du muscle, que tu le veuilles ou non !

    Eldeflar obtempéra de mauvais gré, et resta ainsi occupé jusqu’à ce qu’Orufis reparaisse et lui fasse signe.

    — Je suis allé fouiller notre chambre, je n’ai rien trouvé. Ryban a dû reposer l’arbalète et les épées à l’armurerie comme tu le disais. Il devait être bien trop paniqué pour penser tout de suite à faire accuser quelqu’un d’autre. L’idée n’a dû lui venir qu’en tombant sur toi.

    Il fallait avouer que Ryban aimait particulièrement s’en prendre à Eldeflar. Il n’était pas sa seule victime dans le château, bien sûr, mais celle avec laquelle il repoussait toujours les limites de l’opprobre. Peut-être parce qu’Eldeflar ne cherchait jamais à se défendre. Déjà lors de son arrivée, dix ans plus tôt, Ryban s’était joué de lui d’une bien vilaine manière. Il lui avait proposé de se distinguer en allant chercher des fagots de bois à deux lieues du château au prétexte qu’aucun autre serviteur ne pouvait le faire, que ce serait un fameux service ! Eldeflar avait fait confiance à Ryban et y était allé, confiant. Mais ces fagots n’avaient jamais existé ! Et il ne pouvait ramasser du bois sans autorisation du seigneur. La punition encourue au retour, au motif d’avoir quitté le château dans le but d’échapper à ses tâches, avait été très humiliante. Ses cousins et cousines s’étaient dès lors pris à ce jeu avec Eldeflar, et son jeune âge alors ne lui avait été d’aucune protection. Les enfants n’ont entre eux aucune espèce de pitié et ils le tournaient ainsi en dérision à la moindre occasion, abusant de sa confiance qui le rendait si vulnérable.

    — Allons reprendre l’épée à présent ! lança Orufis en le tirant de ses pensées.

    Eldeflar partit avec son ami jusqu’à la poterne, et lui précisa l’endroit où il avait caché l’épée. Puis Orufis passa dans le pâturage en ordonnant à Eldeflar de rester caché au cas où un garde surviendrait. Il trouva comme prévu l’épée sous l’abreuvoir, ainsi que les carreaux. Récupérant le tout, il revint rapidement au château et tomba sur un garde qui les avait vus manigancer près de la poterne. Eldeflar en le voyant approcher avait bien tenté de détourner son attention, mais il n’avait réussi ce faisant qu’à accroître sa méfiance.

    — Oh Angus ! fit Orufis en reconnaissant le garde.

    — Qu’est-ce que tu fais avec ça, Orufis ?

    — C’est une des épées perdues à l’armurerie, expliqua Orufis posément. Eldeflar l’a retrouvée ce matin, et je la ramène au maître d’armes.

    Angus n’avait pas de raison de douter d’Orufis. Non seulement c’était un travailleur respecté même par la garnison, mais le récit d’un de ses exploits continuait d’être rapporté parmi les hommes. On racontait qu’à son arrivée dans le Vertmont, il avait trouvé le seigneur Dafur et deux de ses filles en bien mauvaise posture contre trois Sang-noirs au retour d’un voyage, malgré l’escorte de son maître d’armes. Les Sang-noirs, probablement égarés, ne voulaient vraisemblablement pas laisser de témoin derrière eux. Laissant l’enfant qui marchait avec lui, il s’était précipité pour leur venir en aide, et avait abattu le premier et blessé le second, permettant ainsi aux deux hommes d’occire le troisième et de revenir lui prêter main forte. C’est ainsi que Dafur lui avait offert une hospitalité durable, et que le maître d’armes faisait encore ses éloges à l’occasion.

    — Bon, dit enfin Angus. Mais tu devrais me la donner, si on te trouve avec ça, tu pourrais avoir des ennuis.

    — L’idée est alléchante, réfléchit Orufis. Mais comment vas-tu expliquer la façon dont tu l’as récupérée ?

    — Je trouverai bien une explication.

    — Tu te vois raconter à tes supérieurs que c’est Ryban, neveu de Dafur, qui a dérobé cette épée ainsi que les autres, avec une arbalète et ses carreaux, et les a perdues dans un tas de fumier ?

    Les traces et l’odeur demeurant sur l’épée démontraient qu’Orufis disait parfaitement vrai.

    — Non évidemment, je trouverai une autre histoire.

    — Eh bien moi je souhaite que la vérité soit racontée. Je crains que tu manques de cran.

    — Donne-moi cette épée, ordonna le garde, ou bien je raconterai que c’est toi qui l’as dérobée.

    Orufis plissa les yeux.

    — N’étais-tu pas de garde, le soir du vol, Angus ? 

    Devant la mine étonnée de son interlocuteur, il reprit :

    — Oui, je me suis informé, tu vois. J’ai été accusé du vol au premier jour, sous prétexte que j’ai parfois accès à l’armurerie. Alors j’ai mené mon enquête. Tu sais ce que je crois ? Que c’est toi qui as laissé Ryban pénétrer dans l’armurerie. Et comme une épée n’est pas revenue à temps, il va bien falloir désigner un coupable. …Comme tu viens de me menacer de le faire.

    — Orufis, je ne t’ai pas encore menacé. Mais maintenant c’est le cas.

    Il dégaina son épée en reculant légèrement et ordonna :

    — Donne-moi cette épée maintenant, ou tu es aux arrêts !

    Eldeflar s’écarta, effrayé par ce comportement.

    — Tu m’accuseras quoi qu’il arrive, déduisit Orufis, donc je refuse. Écarte-toi avant de faire une bêtise ! Mais n’aie crainte, je ne raconterai pas que tu es mêlé à tout ça.

    Il fit un pas en avant, et l’autre hésita un instant. Mais il reprit son assurance et menaça de nouveau Orufis avec son arme, bien décidé à l’arrêter. Devant le danger de la lame trop proche de lui, Orufis saisit l’épée qu’il portait entre les bras par la fusée, se montrant prêt à combattre.

    — Tu vas commettre une erreur, répéta-t-il.

    — Si tu résistes, j’appelle !

    — Pour que tes camarades te voient être humilié ? Tu prendrais ce risque ?

    Orufis frappa aussitôt d’un coup sec l’épée de son adversaire, qui manqua de tomber de sa main. Il avait ajouté un habile coup de poignet à sa frappe, mais Angus la raffermit de justesse et se remit en garde.

    — Tu vas abimer l’épée, avertit le garde.

    — C’est une épée de combat, elle est un peu lourde mais je t’assure que ce n’est pas d’elle que tu devrais t’inquiéter. Le mieux serait que tu rengaines.

    — Tu ne vas pas attaquer un garde ? s’inquiéta l’autre.

    — Non, mais compte sur moi pour me défendre si l’on m’attaque. Rentre ton épée et fais ton devoir, rien de plus !

    Le garde hésita encore, et considéra Orufis. Certes il venait de subir une attaque efficace, mais c’était un assaut surprise. Malgré les éloges qu’on faisait de lui, ce n’était qu’un homme-à-tout-faire au château, il devait lui enseigner à qui il devait le respect.

    — En garde ! fit Angus.

    Il s’élança dans un assaut d’estoc, qu’Orufis para aisément. Le garde poursuivit ses assauts, Orufis restant en défense et esquivant ou contrant à merveille tous les coups. Quand il eut assez laissé son adversaire avancer et perdre ses appuis, il contre-attaqua et d’une volte fit voler l’épée d’Angus, qui retomba plus loin derrière eux.

    Le soldat se tint le poignet, tordu dans la manœuvre, en reconnaissant sa défaite.

    — C’est donc vrai, commenta-t-il. Tu sais mieux manier l’épée que n’importe qui ici ! Mais où as-tu pu apprendre ? Qui es-tu vraiment ?

    Orufis alla ramasser l’épée du garde et la lui tendit par la poignée.

    — J’attends de le découvrir moi-aussi, lui répondit-il en souriant.

    Le garde accepta les excuses implicites du geste, et rengaina.

    — Je vais quand même t’accompagner jusqu’à l’armurerie, ça t’évitera des ennuis.

    Orufis sourit, mais laissa tout de même Angus le précéder. Et Eldeflar était empli d’admiration pour la démonstration dont il venait d’être témoin. Il avait déjà pu assister à quelques entraînements d’Orufis avec le maître d’armes, mais le combat paraissait toujours feint. Celui-ci avait été réel, même s’il n’avait duré que quelques instants.

    Ils trouvèrent le maître d’armes à l’armurerie, qui prenait soin d’une arbalète. « Certainement celle reposée par Ryban » se dit Eldeflar.

    — Orufis ! s’exclama joyeusement l’homme en reconnaissant son élève favori. Tu réapparais enfin pour quelques entraînements ?

    Notant l’épée qu’il tenait à la main, et les carreaux dans l’autre, son regard s’assombrit.

    — Oh, il s’est passé de vilaines choses ?

    — Rien de grave, Brenan, le rassura Orufis.

    Et il lui raconta l’histoire telle qu’Eldeflar la lui avait rapportée, et le jeune garçon appuyait de la tête chaque fois que le maître d’armes portait le regard vers lui.

    — Bon, dit finalement Brenan. Je doute que Dafur puisse faire quoi que ce soit en se basant seulement sur les dires d’un garçon de ferme qui, de notoriété publique, est souvent malmené par ce bougre de Ryban et aurait motivation à se venger. Mais je lui raconterai ce que tu m’as rapporté. Et l’entraînement de ce drôle va devenir un peu moins agréable le temps qu’il comprenne que je suis au courant de ses mauvais tours. Je lui montrerai un peu de cette épée.

    Il la saisit tout en parlant et la redressa pour examiner son état.

    — Merci Brenan, j’imagine qu’on ne peut en demander plus.

    — Moi si ! reprit-il. J’aimerais que tu reviennes t’entraîner. Tu donnerais du fil à retordre aux éléments de la garnison qui se prennent pour des fines lames.

    Orufis sourit, gêné par le compliment tandis qu’Angus détournait le regard.

    — C’est toi la fine lame, et tu as encore beaucoup à m’apprendre, Brenan. Je reviendrai, c’est promis, dès que les chantiers seront terminés. Mais certainement pas pour donner des leçons !

    — Je compte sur toi. Ne m’oblige à te provoquer en duel la prochaine fois que l’on se croisera !

    Orufis sourit de plus belle et salua Brenan avant de prendre congé, le laissant seul avec Angus qui n’avait pas grande imagination pour expliquer sa présence.

    — Je pense que nous avons eu ce que nous pouvions espérer de mieux, fit Orufis à Eldeflar en retournant vers le chantier. Il nous a crus, ce qui est déjà bien.

    —  À moins que cela ne rende Ryban plus en colère encore, s’inquiéta Eldeflar. Et c’est moi qui en subirai les foudres.

    — De toute façon il ne te lâchera que quand il aura quitté les lieux. Plus tôt il deviendra bachelier, mieux ce sera pour tout le monde.

    Et Orufis devint plus sombre tout à coup. Ils allèrent sur le chantier et se mirent au travail sans tarder. Orufis voulait montrer l’exemple et coordonner ses compagnons de travail pour les motiver à tout finir avant le temps dévolu. Il restait encore assez de travail pour les quinze prochains jours, sans compter le rangement et le nettoyage. Et Orufis ne comptait pas achever seul cette besogne.

    Ils furent ainsi encore occupés tout le reste de la journée, jusqu’à ce que l’on voie Dafur se rendre lui-même aux remparts le soir.

    — Orufis, Eldeflar ! appela-t-il en se rapprochant.

    Les deux intéressés reconnurent la voix de leur seigneur et se présentèrent aussitôt à lui, en s’inclinant respectueusement.

    — Je vous cherchais. Faisons comme si nous parlions du chantier, Orufis, indiqua-t-il aussitôt, et montre-moi où en est le travail pendant que nous échangeons.

    Ils marchèrent un peu et Dafur reprit :

    — Brenan m’a raconté le petit incident de ce matin. Cela me pose problème à cause de la présence du comte Arnoul. Brenan n’ébruitera rien, mais je ne peux me porter garant du garde que tu as vaincu, ni d’éventuels témoins.

    — Je me suis seulement défendu, précisa Orufis.

    — Cela ne t’excuse en rien, mais ce n’est pas ici le problème. Tu sais bien que ni moi ni Brenan ne souhaitons que tu cesses de pratiquer l’épée. Mais autant je ne peux que t’encourager à t’entraîner régulièrement – et même à reprendre un entraînement que tu as délaissé ces derniers mois – autant je ne peux te laisser dominer un garde en combat réel. Du moins pas au risque que cela s’ébruite auprès des autres seigneurs du pays. Ils me reprocheraient tous d’enseigner les armes à un homme qui n’a nul engagement envers quiconque. Et Arnoul est le plus puissant d’entre eux. Ils craignent tous pour leurs forteresses, et viendra un temps où ils réclameront de moi plus de rigueur. Je devrai alors m’incliner. Tes frasques au moment où le comte est entre ces murs risquent bien de précipiter ce moment.

    — Je suis confus pour l’incident de ce matin. Je n’aurais pas dû me battre, reconnut Orufis. Cependant l’épée perdue avait été prise par Ryban, et je savais qu’Angus n’aurait pas le cran de vous le révéler.

    — Ah ! Encore ce sacripant de Ryban ! Il faudra bien que trouve le moyen de faire cesser ses agissements. Mais pour le moment, fais-toi discret. Ou alors, accepte d’entrer dans ma garnison. Rien ne me ferait plus plaisir, tu le sais. Même si ce n’est que temporaire pour toi. Tu n’ignores pas que tu ferais un excellent officier dans les armées royales.

    — Je connais toute votre pensée à ce sujet, Dafur, vous m’en avez déjà parlé. Mais je ne suis pas certain d’être un bon soldat, ni convaincu que ma naissance me permettra de devenir officier avant d’être mort. Et puis Brenan me semble déjà bien occupé par les jeunes gens engagés à votre service. Rien ne presse vraiment. Aucune guerre n’est en vue, aucun voyage périlleux ?

    — Non, certes. Et c’est tant mieux. Quoique j’entende parler en ce moment d’agitations dans le Galdion. Des troubles y ont lieu, et cela se rapprocherait des frontières du Royaume d’Ofors.

    — Donc rien qui nous concerne de près avant longtemps.

    — Souhaitons-le !

    Il les abandonna sur ces mots et retourna vers ses appartements, rabrouant sévèrement tous ceux qui levaient le regard pour tenter de deviner ce qui l’avait conduit jusqu’à Orufis, les contraignant à se remettre au travail s’ils voulaient le salaire convenu. Eldeflar cependant regarda son ami en repensant à la démonstration de ce matin.

    — Pourquoi ne pas entrer en garnison ? interrogea-t-il. Ce serait un très bon poste, meilleur qu’ici.

    — Je n’en suis pas si sûr. Un garde passe plus de temps immobile, à surveiller le vide, qu’à combattre. Et puis je préfère vivre en travaillant le bois qu’en maniant l’épée. Mais je doute de pouvoir en faire un métier complet avec mes compétences actuelles.

    Ils achevèrent leurs travaux en silence, en dédaignant les regards interrogatifs de leurs compagnons qui se demandaient ce qui avait pu déplacer Dafur jusqu’à eux.

    Le soir, ils retrouvèrent Altor joyeusement installé avec ses amis à la salle commune où était servi le dîner pour tous les ouvriers et serviteurs du château.

    — Profitons de ces bons repas pendant qu’il y a encore du travail ! lança celui-ci quand les assiettes fumantes furent posées devant eux.

    — Bah ! fit un de ses camarades. Ils sont comptés sur notre paye.

    — Évidemment, fit Altor en haussant les épaules. Mais je ne mange pas aussi bien chez moi, crois-moi.

    — Les cuisinières du château sont remarquables, concéda Orufis.

    — Oui, cela nous a rendu le travail moins pénible sur les remparts, avoua Ronan.

    — Tu étais aux tours, toi, l’accusa un autre. C’est du bois que vous manipuliez. Nous aux courtines, c’était une autre paire de manche pour travailler la pierre !

    — Et donc ces bons repas nous ont tous aidés au moral ! tempéra Altor, soucieux de ne pas s’engager dans une vaine dispute.

    — Bizarre quand même qu’il ait fait construire les tours en bois entre chaque mur, intervint Ronan, et non en pierre, comme le reste des remparts.

    — Question de finances, je suppose, fit Orufis.

    — Il suffit d’y mettre le feu pour ouvrir une brèche ! À quoi bon construire de si bons remparts autour !?

    — Elles sont en pierre à leur base, rappela Orufis. Une brèche ne se ferait pas si aisément. Et de toute façon Dafur prétend qu'elles résisteront aux flammes.

    — Comment est-ce possible ? fit Altor la bouche pleine.

    — Le bruit court qu’il fera appel à un Elfe, lança un homme deux chaises plus loin qui semblait avoir suivi leur discussion.

     — Un Elfe ! s'exclama un autre en entrant dans la conversation. Ce lourdaud de Dafur connaît un Elfe ?!

    — Lourdaud ? réagit un autre. Tu l’as déjà vu se battre ?

    — Je ne parle pas de prouesses physiques ! Dafur n’est pas très porté sur le raffinement. Les Elfes sont des gens bien trop subtils pour qu’un paysan comme Dafur puisse en fréquenter ! Car seigneur ou pas, il n’est rien qu’un paysan comme nous autres au final, juste plus fortuné !

    — Oh, et tu sais quelque chose des Elfes toi peut-être ?

    — Tu crois que les Elfes ne cultivent pas la terre de leur côté ? intervint un troisième du nom d’Anthémius. Qu’ils n’élèvent pas leur bétail ? Le paysan est celui qui modèle le paysage, je ne vois pas plus noble activité, et je gage que les Elfes seraient honorés d’être appelés ainsi !

    L’autre ne sut que répondre, et la dispute reprit pour savoir s’il était admissible ou non que Dafur fréquente un Elfe. Eldeflar se tourna vers Orufis :

    — On dit des Elfes qu’ils sont les plus belles gens que la terre ait portées.

    — C’est vrai, mon garçon, répondit Altor à la place de son ami. C’est un peuple de beauté, tout entier habité par la grâce.

    — En as-tu jamais connu ? demanda son compagnon avec nargue, revenant soudain à Altor.

    Celui-ci répondit sans perdre patience.

    — Non, je l’avoue, mais j’ai parmi mes amis des hommes qui en ont rencontré. Et leurs descriptions m’ont laissé sans voix.

    — Voici donc d’où viennent tes atrocités musicales ?! ne put s’empêcher de plaisanter un autre. Paix à nos oreilles !

    Orufis répondit enfin à la question d’Eldeflar :

    — C’était la vérité, dans les temps antiques. Du moins est-ce ainsi que les récits anciens en parlent. Mais il en est autrement aujourd’hui. Les Elfes ont perdu beaucoup de leur grâce, et certains de chez nous peuvent rivaliser en beauté avec les leurs, à ce qu’on prétend. Leur peuple, à force de fréquenter les Hommes, s’est dégradé.

    — Ce n’est pas exact, dit un ancien, prenant la parole.

    C’était Sarquifé, le charpentier du château qui, malgré son âge avancé, faisait montre d’une vigueur et d’un savoir qui impressionnait souvent Eldeflar. Il avait été guerrier autrefois, à ce qu’il racontait, et prétendait même avoir servi sous les bannières de la maison d’Amhost, regardée comme sous la protection des Elfes d’Aïrenor.

    — Les Elfes ne fréquentent plus guère les hommes depuis que certains d’entre eux se sont dévoyés dans leur sillage, reprit-il. Vous ne verrez en effet plus d’Elfes tels qu’ils étaient dans les temps antiques, en cela Orufis dit vrai ! Mais ils sont bien vivants pourtant, tout emplis de grâce, et leur science jamais ne s’est pervertie.

    — Je n’aurais pas mieux dit, compléta Anthémius.

    — Tu n’es qu’un colporteur d’histoire, le rabroua un autre. Ne nous fais pas croire que tu connais quelque chose de vrai sur les Elfes !

    — S’ils ne fréquentent plus les hommes, interrogea Eldeflar en laissant la dispute se poursuivre, pourquoi dit-on qu’un Elfe va venir ?

    — Ce n’est qu’une rumeur, répondit Orufis. Et il s’agit probablement non d’un de ces Elfes cachés, tels qu’en parle Sarquifé, mais d’un de ceux qui parcourent la terre, privé de ce regard lumineux, issus d’un peuple troublé qui a perdu de son éclat originel.

    — Pourquoi Dafur fait-il appel à l’un d’eux ? demanda encore Eldeflar, qui ne saisissait pas le lien entre cet Elfe et les tours.

    — Ils demeurent de la race des Elfes, et ont certainement su véhiculer et transmettre leur savoir. Ils sont très talentueux, et notamment en tout ce qui concerne le travail de la matière. J’ai entendu raconter autrefois qu’ils connaissaient l’art de rendre leurs édifices de bois ininflammables.

    — Tu as déjà connu des Elfes ?

    Orufis répondit par un sourire à Eldeflar.

    — Si un Elfe doit vraiment venir ici, tu auras l’occasion de le rencontrer toi-même, sois en assuré ! Et tu pourras lui poser toutes les questions que tu voudras.

    Le repas s’acheva dans d’autres digressions sur l’utilité de défenses militaires renforcées en un lieu si reculé, puis chacun quitta la salle l’un après l’autre. Orufis ne tarda pas à se lever avec Eldeflar et ils regagnèrent le logis en compagnie d’Altor.

    Orufis et Eldeflar partageaient une chambre individuelle dans le bâtiment, tandis qu’Altor dormait dans le dortoir avec les autres ouvriers résidents pendant les travaux. Mais malgré le confort d’un tel privilège, Eldeflar eut bien du mal à s'endormir. Il était dans un grand état d’excitation à cause de la prochaine venue de cet Elfe à Guervin. Il se figurait que les jours à venir seraient très singuliers, et il avait hâte d'y être.

    Il mit du temps à sombrer dans un sommeil dont son corps épuisé avait pourtant grand besoin. Et ses rêves l’entraînèrent loin dans son imagination, dans des pays aux arbres gigantesques, peuplés d’animaux fantastiques et d’êtres sans malveillance.

    Chapitre II

    Aux portes de Dethil

    Les brumes matinales s’élevaient doucement à mesure que le ciel s’éclaircissait à l’est. Elles étaient souvent épaisses en ces vallons de région montagneuse, et un voyageur arrivant sur un des petits sommets arrondis qui surplombaient Déthil aurait vu l’extraordinaire spectacle d’une cité enfermée dans un nuage blanc, et dont n’émergeait en arrière-plan qu’un haut rocher hérissé de quelques tours.

    Mais le soleil allait reprendre sa suzeraineté sur le jour, et les brumes froides se dispersaient avant même que les rayons de l’astre ne les transpercent. Se soumettant, elles remontaient le long des flancs des collines escarpées et, libérant la petite cité de Déthil de leur emprise, atteignirent les murailles du château de Guervin, bâti en surplomb à quelque lieues derrière la ville. Les volutes blanchâtres glissèrent le long des courtines, obturant un moment toutes les ouvertures par lesquelles les veilleurs, chaudement enveloppés, ne lançaient que de rares regards. Enfin, le ciel inonda tout le château de sa clarté, et ceux qui dormaient sans volets se réveillèrent peu à peu.

    Eldeflar était de ceux-là.

    Il ouvrit les yeux, contraint par l’habitude d’un réveil à ces heures et par la douce lueur d’un ciel amical. Il se tourna, et vit l’autre côté du lit déjà vide, les couvertures laineuses rabattues correctement. Il se leva, se débarbouilla énergiquement avec l’eau fraîche montée la veille, et s’habilla rapidement d’un pourpoint sans manches et d’un hoqueton de serge. Puis il attrapa au vol son pendentif suspendu à la chaise et sortit promptement. Il rejoignit la basse-cour par le raide escalier et s’arrêta un instant pour contempler le ciel.

    La lueur blanchâtre à l’est prenait désormais des reflets rosés comme le soleil s'apprêtait à émerger. Quelques soldats finissaient leurs rondes aux courtines tandis que d’autres s'apprêtaient à retourner au guet, remplaçant ceux qui avaient veillé toute la nuit. Leurs permutations animaient les étroits escaliers menant aux chemins de ronde. Et le reste du château se réveillait lentement, excepté le donjon qui ne remuait jamais avant que le soleil ne pénètre jusqu’à l'intérieur des chambres.

    Fidèle à son habitude, Eldeflar alla chercher de l'eau au puits, situé au centre de la cour. Il remplit les deux seilles posées contre le muret et les rapporta aux cuisines. Mais ce matin, Filon l’intendant des cuisines, lui tomba dessus dès qu’il apparut.

    — Eldeflar ! appela-t-il avec soulagement. Tu vas nous sauver ! Le comte Arnoul hier a exigé pour ce soir une recette de son pays, et il nous manque la moitié des ingrédients.

    Eldeflar s’étonna d’une requête pareille en un domaine aussi éloigné de la cité de Merle, d’où venait le comte.

    — Quelle mouche le pique ? marmonna Eldeflar. Il n’avait qu’à venir avec son intendance si ses plats lui manquent.  Et que faut-il pour le satisfaire ?

    — Tiens, voici la liste, qu’un de ses serviteurs nous a transmise. Nous sommes tous trop débordés pour répondre à sa requête. Peux-tu aller en ville chercher tout cela ?

    — Mais n’est-ce pas la tâche de Grifon avec son attelage ? Il va à Déthil assez souvent !

    — Nous ne le trouvons nulle part. Apparemment, le comte Arnoul l’aurait dépêché hier pour qu’il porte de bonne heure un message au seigneur Huguelin, au domaine voisin.

    — Mais ce n’est pas son travail ! s’offusqua encore Eldeflar. Il y a des coursiers dans la garnison pour cela. Grifon en a au moins pour la journée à revenir !

    — Je sais bien, et je ne saurais te l’expliquer. Et aucun homme de la garnison ne fera la commission à Déthil. Tu vois notre problème. Tu y arriveras très bien, ce ne sont pas des choses très lourdes, essentiellement des épices, des herbes, et quelques ingrédients en petites quantités. Cela peut se faire à pied. Tiens, voici de quoi payer.

    Et Filon lui tendit une petite bourse remplie de piécettes. Tout le monde dans le château savait qu’Eldeflar était fiable en commissions et assez instruit pour lire et compter.

    — Et l’intendant Agobard est-il au courant ?

    — Je l’informerai dès que je le verrai. Tu peux aller tranquille.

    — Je préfère lui signaler moi-même mon départ, dit Eldeflar en repensant à ses précédentes mésaventures. Je ne veux pas d’ennuis après.

    — Tant que tu es rentré dans moins de trois heures.

    Eldeflar était très étonné d’une telle requête, et il marcha en hâte vers la haute-cour pour trouver quelqu’un à qui annoncer son départ afin d’éviter toutes représailles par la suite. Tout en cheminant, il songeait que c’était très étrange que le comte ait dépêché Grifon et son attelage pour aller porter un message à un seigneur. Ou bien il souhaitait que le porteur du message passe inaperçu, au risque d’être fort mal reçu, ou bien il avait une bonne raison d’utiliser un charretier. Que se passait-il donc ? Il fut soudain inquiet pour son ami Gueslin. Il fallait qu’il prévienne quelqu’un du danger qui couvait dans le château.

    Il passa la porte de la haute cour et se présenta au donjon. Le garde accepta d’aller prévenir l’intendant qu’il voulait le voir. Mais celui-ci était occupé et envoya un subalterne prendre la commission d’Eldeflar. Le garçon dut se contenter de prévenir ce serviteur qu’il s’absentait du château à la demande de l’intendant des cuisines pour une course urgente. L’homme haussa les épaules et s’en retourna vers son maître prestement. Peu confiant dans ce porteur de message, Eldeflar se tourna vers le soldat de garde et demanda :

    — Si vous croisez Orufis, ou s’il me cherche au château, pourrez-vous lui signaler que je suis en course à Déthil.

    — Si je croise son chemin, je tâcherai d’y penser. Mais ce n’est pas non plus l’aventure de l’année, Eldeflar. Tu seras rentré avant qu’il ne s’inquiète.

    — Vous avez raison, mais il se trame quelque chose dans le château. J’ai entendu des conversations. Si vous pouvez prévenir Gueslin, dites-lui de ne se jamais se retrouver seul. Lui ou un autre garçon dans le château est en danger.

    Le garde fit une moue signifiant qu’il obtempérerait …peut-être. Il ne semblait pas prêter grande importance aux révélations du garçon, qui pouvaient aussi bien s’apparenter à un jeu pour lui. Eldeflar partit avec cette maigre assurance, et emporta un panier du magasin avant de franchir le portail vers Déthil.

    Déthil n’était guère qu’à une lieue de marche, soit à une heure de

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