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Short stories: Tome 1
Short stories: Tome 1
Short stories: Tome 1
Livre électronique558 pages8 heures

Short stories: Tome 1

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À propos de ce livre électronique

Rencontre entre le bien et le mal, les rêves et les cauchemars...

Il existe un monde où la réalité se mêle aux cauchemars, où le mal cohabite avec les forces du bien et où rien n'est complètement blanc ou noir. Cet univers, Barnett Chevin vous y emmène, aux travers de chemins tortueux que la raison vous pousserait à éviter. Plongez en plein cœur des Short stories, des histoires courtes où vos nerfs seront mis à rude épreuve, où vos nuits prendront de nouvelles teintes, des teintes issues des ténèbres et de la peur. Partagez, si vous l'osez, les secrets et les mystères qui entourent ce premier volume des Short stories, en priant pour que vous n'y laissiez pas plus que quelques nuits d'insomnie...

Premier tome d'une intégrale, Short Stories vous emmènera dans un univers de ténèbres, de peurs et de mystères.

EXTRAIT

Lorsqu’il s’éveilla ce matin-là, Jack sut qu’il parcourait le chemin qui le conduisait vers une nouvelle vie et qu’il n’y avait pas homme plus heureux que celui qui rentrait dans le pays qui l’avait vu naître. Il était loin ce temps où il dessinait des femmes nues sur la célèbre butte de Montmartre à Paris, tout comme celui où il pêchait avec son père sur les lacs gelés de Chippewa Falls. Il en avait parcouru des océans pour arriver jusqu’en Europe. Il en avait essuyé des tempêtes et des affronts dans cette existence de misère. Il acceptait toutefois cette vie sans la moindre colère. Il pensait qu’elle était un don, que chaque jour comptait et qu’il n’était pas malheureux tant qu’il possédait de l’air pour ses poumons et des feuilles pour dessiner.
Lorsqu’il ouvrit les yeux et qu’il interrompit une nuit sans cauchemars, il constata que les ténèbres avaient pris possession de la cabine G16. Il se leva péniblement, tâtonnant au hasard pour trouver son chemin. Le navire était anormalement silencieux. Les odeurs de graillon et d’huile rance avaient disparu. Ses sens s’étaient sans doute habitués aux parfums étouffants qui régnaient d’habitude ici. Le trajet était difficile, mais la lumière de l’espoir brillait au bout du tunnel et cette lumière, il en jouirait jusqu’à la lie. Avant son départ, beaucoup de gens l'avaient prévenu que les croisières en troisième classe étaient âpres, mais lui avait déjà voyagé dans les soutes d’un cargo et il ne connaissait rien de plus dantesque que cette expérience. Ici, il pouvait manger à sa faim et espérer.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Barnett Chevin est aussi un des parrains du renouveau des Otherlands, en juillet 2014. Né à Reims, il y mène une carrière dans la logistique, tout en écrivant des nouvelles sur son temps libre. On le retrouve dans de nombreux livres chez Otherlands, mais aussi chez d'autres éditeurs.
LangueFrançais
ÉditeurOtherlands
Date de sortie26 févr. 2019
ISBN9782797301133
Short stories: Tome 1

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    Aperçu du livre

    Short stories - Barnett Chevin

    Les nouvelles restent la propriété de Otherlands, et de leurs auteurs respectifs. Tous les textes sont inédits, sauf mention contraire.

    Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2è et 3è a, d’une part, que les « copies ou reproduction strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4).

    Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon, sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

    À mon père...

    UN VISITEUR INATTENDU

    C'est par une lugubre et terrifiante nuit, dont le seul ex-voto était une pâle lune, que je vis pour la première fois, à l'heure de minuit, celui qui me causerait bien plus tard une grande infortune.

    C'était l'hiver quand cela se produisit, depuis longtemps j'aurais dû être endormi, néanmoins des échéances d'écriture nécessitaient que je traite ma fatigue avec désintérêt. 

    J'étais assis, fiévreux, derrière mon bureau, penché au-dessus d'un carnet aux pages immaculées, griffonnant des mots creux avec un stylo, dans les reflets d'une lampe aux lueurs safranées.

    Je ne sais toutefois par quels terribles sorts, si non par ceux d'avoir perdu l'ensemble de mon inspiration, mes plus larges et virulents efforts se conclurent par une honteuse reddition.

    Je n'en avais jamais eu l'habitude, moi qui suis un indécrottable athée, je priais cependant avec de béates attitudes, que l'inexplicable miracle veuille bien de nouveau s'opérer.

    Ô Dieu, dis-je, dont les redoutables et divins droits donnent aux individus de si nombreux devoirs. Daigne délivrer à mon endroit cette idéation qui m'inflige ces abondants déboires.

    Mais le Très-Haut restait sourd à cette vibrante supplique, car sans doute n'avais-je pas le cœur assez pur, comme touché par une vive malédiction biblique, qui punissent ceux qui aime l'écriture.

    Je m'en remettais alors aux terrifiantes forces du mal, celles qui habitent dans les bois et les sombres charmilles, en psalmodiant un verset noir et infernal, jouant sans conscience mon âme pour de simples vétilles.

    Ô Diable, dis-je, toi qui possèdes de perfides aptitudes, n'abandonne point au dépit ton adepte démuni, j'admets que le Démiurge me répudie si tu me dotes du droit d'œuvrer sans lassitude.

    Mais le démon était fermé à mes adjurations, la désillusion me frappait dans toute sa cruauté. Je devrais ainsi me faire une raison, jamais je ne terminerais à temps de rédiger.

    Je délaissais aux ténèbres mes outils, l'esprit cerné par d'insupportables doutes, je me rendais comme le Christ fit sa passion vers le lit, que toujours le manque d'imagination l'écrivain dégoute.

    C'est alors que j'arrivais penaud dans mon couloir, mon bureau oublié aux épaisses ombres, que j'entendis provenant de ma fenêtre des coups de battoirs, de quelques vils êtres perdus dans la pénombre.

    Je ne vis tout d'abord rien de plus que la nuit, puis un joyau érubescent embrasait les ténèbres, un oiseau dont le plumage était telle une robe ternie, brillait d'un étrange aura funèbre.

    Va-t’en, m'écriais-je. N'as-tu point, volatile de malheur, de compassion envers un vieil écrivain  ? Je suis accablé et j'ai déjà bien assez versé de pleurs sur ce qu'est devenu mon triste destin.

    Mais cette bête ne désirait point partir. Elle frappait de son rostre ma vitre avec opiniâtreté. J'avais cependant crainte de me faire assaillir, par cet oiseau qui avait cette allure madrée.

    Ouvre-moi ! Ouvre-moi ! répéta avec ardeur l'animal. Si tu veux recevoir le vrai remède à ton mal. J'ai entendu que tu appelais, les égéries pour satisfaire ta créativité.

    Est-ce toi Clio venue de l'Odyssée pour conter le passé ? Ou toi Calliope arrivée ici pour m'encourager. Je ne suis qu'un corbeau, dit-il, descendu des nuées pour t'aider.

    Je me décidais de lui ouvrir, redoutant ce que le volatile pourrait accomplir. Il se posa sur le rebord de mon bureau se préparant à réciter ses fabliaux.

    Maintenant ouvrent bien tes oreilles, je ne puis te donner d'autre conseil. Ces petites histoires j'en suis le seul témoin. Ces récits sont loin d'être manichéens. Prends ta plume pour ces chroniques que j'exhume.

    Ainsi j'obéissais au corbeau, ne cessant pas d'écrire ses mots. Ces chroniques me furent ainsi dictées même si vous pouvez en douter. Pauvre de moi, j'aurais dû y réfléchir à deux fois…

    À LA RECHERCHE DE ROSE

    Lorsqu’il s’éveilla ce matin-là, Jack sut qu’il parcourait le chemin qui le conduisait vers une nouvelle vie et qu’il n’y avait pas homme plus heureux que celui qui rentrait dans le pays qui l’avait vu naître. Il était loin ce temps où il dessinait des femmes nues sur la célèbre butte de Montmartre à Paris, tout comme celui où il pêchait avec son père sur les lacs gelés de Chippewa Falls. Il en avait parcouru des océans pour arriver jusqu’en Europe. Il en avait essuyé des tempêtes et des affronts dans cette existence de misère. Il acceptait toutefois cette vie sans la moindre colère.       Il pensait qu’elle était un don, que chaque jour comptait et qu’il n’était pas malheureux tant qu’il possédait de l’air pour ses poumons et des feuilles pour dessiner.

    Lorsqu’il ouvrit les yeux et qu’il interrompit une nuit sans cauchemars, il constata que les ténèbres avaient pris possession de la cabine G16. Il se leva péniblement, tâtonnant au hasard pour trouver son chemin. Le navire était anormalement silencieux. Les odeurs de graillon et d’huile rance avaient disparu. Ses sens s’étaient sans doute habitués aux parfums étouffants qui régnaient d’habitude ici. Le trajet était difficile, mais la lumière de l’espoir brillait au bout du tunnel et cette lumière, il en jouirait jusqu’à la lie. Avant son départ, beaucoup de gens l'avaient prévenu que les croisières en troisième classe étaient âpres, mais lui avait déjà voyagé dans les soutes d’un cargo et il ne connaissait rien de plus dantesque que cette expérience. Ici, il pouvait manger à sa faim et espérer.

    Il faisait froid ce matin-là, le gel pénétrait jusque dans ses os, et bien qu’il tentât de se réchauffer, il n’y parvint pas. À force de détermination, il atteignit la coursive. Un silence de plomb régnait à cet étage. Depuis le départ, il avait eu bien souvent du mal à trouver le sommeil, tant les hommes qui se pressaient ici étaient bruyants. Ils passaient leur temps à rire, à boire et à danser. Il se souvenait d’ailleurs avoir accompli quelques gigues irlandaises en charmante compagnie. Les voyageurs paraissaient désormais résignés. Cette ambiance le fit frémir, car même les enfants s’étaient racheté une conduite et une raison. Il eut rapidement l’impression que ses mouvements étaient hésitants et saccadés. Il arpenta le couloir prudemment. Au détour d’un corridor, il perçut au loin une lueur diffuse.       Elle était pâle et glauque. Un homme aux contours incertains se dirigeait vers lui. Il portait à bout de bras une lanterne. Il constata que c'était la seule lumière de ce lugubre environnement. Dans un éclat succinct, il reconnut son meilleur ami, ce qui le soulagea, tant une peur sourde avait investi chacune de ses cellules.

    — Est-ce toi, Fabrizio ? cria-t-il.

    Son camarade d’infortune partageait sa vie depuis qu’il était arrivé sur le vieux continent. Lui rêvait de gagner les terres fertiles d’Amérique pour y fonder une famille. Il avait fui l’Italie en abandonnant tout derrière lui pour cette seule promesse d’avenir. Sa lampe tempête semblait être son unique trésor tant il la prenait à bras le corps. Il marchait calmement, sans accomplir d’effort. Son allure était presque aérienne, mais son visage maladif trahissait que le trajet lui convenait fort mal et qu’il lui inspirait un vague mal de mer.

    — Enfin levé, lui répondit Fabrizio d’une voix caverneuse. Après quoi cours-tu encore, Jack ?

    Son ton indiquait un malaise. Il était monocorde.

    — Fabrizio, mon ami. Tu sais bien ce que je vais faire. Souviens-toi de cette formidable personne que j’ai rencontrée il y a quelques jours. Rose m’attend, plus rien ne sera jamais comme avant. Je crois, Fabrizio, que j’en suis tombé follement amoureux.

    — Jack, tu sais cet amour impossible. Ils ne te laisseront jamais l’approcher.

    — Peu importe ! Je suis capable d’abattre des montagnes pour elle. Je n’ai jamais été aussi heureux.

    Quelques jours auparavant, Jack avait fait la plus belle rencontre de sa vie. En se promenant un soir à l’arrière du pont, il avait vu une jeune fille, à la peau diaphane, les yeux d’un vert étincelant, à la chevelure rousse et léonine qui lui tombait en cascade sur les épaules ; elle voulait se jeter par-dessus bord. Il l’avait vue détailler avec envie les hélices tournoyer dans l’océan et avait su, sans lui dire mot, qu’elle voulait épouser la mort. C’était plus par humanité que par amour qu’il l’avait abordée et qu’il l’avait raisonnée. Maintenant qu’il la connaissait, qu’il savait beaucoup de ses angoisses et de ses problèmes, qu’il avait partagé avec elle des moments intimes, il ne pourrait plus se passer de son amour. Il était cependant au fait que Rose lui serait éternellement inaccessible et que seul le clos du paquebot avait donné une chance à leur passion. Ses origines aristocratiques lui interdisaient de s’attacher à un homme tel que lui, de plus elle était déjà promise à un autre. C’étaient bien ces raisons qui faillirent la détruire. Il ne fallait guère être devin pour savoir que cette fleur étouffait dans le carcan de ses obligations. Alors, bien qu’il soit considéré comme un moins que rien, qu’il n’ait jamais eu de richesse, hormis son cœur, il souhaita saisir cette chance d’aimer et d’être aimé en retour.

    — Nous n’avons qu’une vie, répondit Jack. Qui serais-je si j’abandonnais mes rêves à la première difficulté ?

    — Il y a parfois des écueils que l’on ne peut surmonter, s’écria Fabrizio.

    Jack tapota la joue de son ami. Sa peau était aussi froide que du marbre.

    — L’espoir, Fabrizio, c’est ce qui nous fait avancer et c’est ce qui te guide jusqu’en Amérique.

    — Fais comme tu l’entends, mais tu avances au-devant de terribles déconvenues.

    — Merci pour ton soutien. Il faudra te faire soigner, tu as une mine atroce, rit Jack qui courut dans la coursive tant il était pressé de revoir son aimée.

    Fabrizio le regarda s’éloigner. Il semblait encore plus pâle que lorsqu’il l'avait vu apparaître avec sa lanterne. Il crut le voir pleurer, mais son visage était devenu trop flou pour qu’il puisse en être certain. La lueur verte de la lampe tempête fut bientôt dévorée par les ténèbres.

    Jack craignit d’avancer dans le couloir d’acier tant l’ombre y était palpable et que le silence l’assourdissait. Il ne percevait ni le début ni la fin du corridor, tant et si bien qu’il lui sembla errer dans les contreforts de quelque enfer. Habituellement, la foule se pressait dans ces lieux. Il était de notoriété que le confort des troisièmes classes était spartiate et que l’espace n’en était pas l’apanage. Il fallait souvent jouer des coudes pour espérer jouir du minimum vital. Ce matin-là, le paquebot était désert, alors qu’au moins deux mille personnes étaient de la traversée. Une fois encore, ce fait surprit bien moins Jack que l'absence tenace de bruits et de parfums. Ni son de moteur ni odeur de graisse et de charbon, aucun flonflon ni cri d’enfant, nulles fragrances de nourriture, comme si tous ses sens avaient été anesthésiés. Tout au plus percevait-il les contours des objets et ressentait-il le froid qui dardait de glace son corps. L’atmosphère était celle d’une cathédrale d’acier plongée dans un fabuleux recueillement. Il atteignit finalement, et pour son plus grand soulagement, un escalier où naissaient des lumières fantomatiques. Les troisièmes classes résidaient dans les limbes, les premières avaient droit à un confort digne du paradis. L’étage était réservé aux gens aisés. Les ingénieurs s’étaient attachés à fidèlement reproduire le schéma d’une société inégalitaire. Il était interdit à un homme de la condition de Jack d’arpenter ces coursives sans y avoir été invité. Le jeune homme s’en moqua. Il ne retournerait pas dans les tréfonds obscurs de ce bateau qui entretenait avec ardeur son indicible malaise. Seule Rose, son soleil dans ce monde ténébreux, était sa rédemption.

    Bien que s’attendant à être jugé du regard par quelques bourgeois en promenade, il pénétra dans un couloir aussi désert que les soutes. Il n’y avait pas plus de lumière que plus bas dans le bateau, à l’exception de quelques flammes bleuâtres qui dansaient le long des parois. Jack se sentit oppressé. Il eut besoin plus que jamais de la clarté du monde. Il savait ― elle le lui avait dit ― que Rose aimait les rayons timides du mois d’avril, et que même si, sous ces latitudes de l’Atlantique Nord, le froid mordît férocement les peaux, elle appréciait par-dessus tout l’air vigoureux du large. Alors qu’il allait atteindre un nouvel escalier, un aristocrate, habillé de tissus rares, sortit subitement de sa cabine. Jack n’avait pourtant entendu aucune porte s’ouvrir.

    — Eh bien, jeune homme ! Toujours à courir après vos chimères ? demanda-t-il.

    Jack s’attendait à ce que le voyageur interpelle les hommes responsables de la sécurité, mais au contraire, celui-ci ne parut ni surpris ni indigné de le trouver déambulant à ce niveau.

    — Désolé pour mon impolitesse, Monsieur, mais je puis vous assurer que je ne vous connais pas.

    — Allons, allons, mon jeune ami ! Nous nous côtoyons depuis si longtemps que la mémoire ne peut me faire défaut.

    — Sans doute suis-je impertinent, Monsieur, mais je vous réitère avec certitude que je ne vous ai jamais vu avant ce jour.

    — Bien sûr ! murmura l’ancien dont le visage d’une finesse arachnéenne dénota un étrange malaise. Mon âge ou votre esprit nous joue sans doute des tours. Je sais, vous me l’avez dit, que vous souhaitez rejoindre la salle de bal. Si c’est là votre désir, il vous faudra emprunter une échelle de service, ajouta-t-il. Je vous rappelle cependant, et comme je vous l’ai dit hier, que les ascenseurs sont en dérangement et que l’escalier principal a dû subir… mm!... quelques désagréments. J’ajoute que rien de bon ne vous attend dans cette pièce.

    Jack pensa que la sénilité avait étreint le vieillard. Il en était certain, jamais il n'avait parlé avec lui ni la veille ni aucun autre jour de son existence. 

    — J'ignore comment vous savez cela et il ne me chaut guère de le savoir, cependant je vous confirme que je désire bien aller là-haut. Les techniciens ne font-ils rien pour réparer ? osa le jeune homme.

    — Ce navire dissimule bien des secrets. La maintenance a d’autres préoccupations dorénavant et tous ces hommes sont restés dans la salle des chaudières. Oh oui ! Ils ont bien d’autres préoccupations !

    Jack fit un salut militaire à l’aristocrate afin de le gratifier de sa reconnaissance. Il continua son chemin. Comme on le lui avait indiqué, une large grille condamnait l’accès à la coursive supérieure et l’escalier s’était en partie effondré sur lui-même. Il continua son cheminement dans le paquebot. Le vaisseau avait tous les atours d’une boîte de conserve surannée. À force de recherche, il atteignit finalement l’échelle. Il trouva insensé qu’au prix des billets, personne n’ait eu la décence de réparer les accès vers l’extérieur.

    Il monta. Il réalisa que la coursive principale était plus animée que tout ce qu’il avait pu voir jusqu’alors. Dans la grande salle de bal s’était regroupé plus de monde qu’il n’y en avait partout ailleurs. La musique jouait des airs sirupeux sur lesquels des couples improbables s’étaient formés. La lumière était moins crue que dans son souvenir : alors qu’il pensait qu’autrefois elle était aussi dorée que pouvait l’être le soleil, elle avait désormais de curieux reflets verdâtres qui révélaient à peine les contours de ceux qui se mouvaient. Jack approcha. Il espéra trouver Rose parmi les convives qui s’ébattaient en mouvements lents et saccadés. Il prit maintes précautions avant de s’engager dans la pièce. Il savait que son rang ne lui permettait pas de côtoyer ces gens — bien qu’il remarquât que plusieurs de ses compagnons d’infortune avaient été acceptés dans cette communauté. Son regard se posa au hasard sur l’infâme Spicer Lovejoy, celui qui, pour plaire à son maître, le non moins infâme Caledon Hockley, s’était toujours opposé aux relations qu’il entretenait avec Rose. Aussitôt qu’il le vit, le visage du valet se métamorphosa en un magma informe de rides. Toutes ses cellules respiraient la violence. L’homme s’était posté dans un endroit stratégique, à demi immergé dans les ténèbres, afin de voir sans être vu, comme s’il voulait attirer Jack dans un piège.

    Lovejoy courut vers lui, l’attrapa par le col et s’apprêta à le frapper.

    — Encore vous ici ! N’y aura-t-il pas un jour sans que vous ne veniez et que vous nous rappeliez que tout ceci est de votre faute ?

    — Je ne comprends rien à ce que vous dites. Où est Rose ? s’écria Jack.

    — Oh ! Vous n’êtes pas près de la voir, mon cher, et c’est mieux ainsi.

    La mélodie surannée cessa, les danseurs s’arrêtèrent. Ils dévisagèrent tous Jack. Leurs faces grimaçantes lui inspirèrent un vif malaise. Il en entendit rire. Ces rires ressemblaient plus à un gémissement de douleur qu’à une expression de bonheur. Il sut à cet instant qu’il était mené un vaste complot contre lui. Il sut aussi que cette conjuration s’était constituée pour entraver son amour.

    — Laissez donc Rose choisir la personne avec qui elle veut finir sa vie ! Je puis vous assurer qu’elle n’aime pas Cal et qu’au contraire nous partageons cette passion.

    — Pauvre fou!! hurla Lovejoy en sortant un revolver de sa veste et en menaçant le jeune homme. Vous n’entendrez donc jamais raison.

    La compagnie forma une ronde autour de lui et s’étouffa en railleries. Il y avait quelque chose de funèbre en eux. Jack essaya plusieurs fois de s’extraire de cette farandole infernale, mais n’y parvint pas malgré tous ses violents efforts. Il sentit la colère et le désespoir poindre en lui. Il ne se laisserait pas faire, quoiqu’il lui en coûtât ; il surmonterait, comme il se l’était promis, les écueils qui s’érigeraient sur sa route. Alors que Spicer s’apprêtait à tirer, il le poussa brutalement. Il lui donna un si grand coup d’épaule qu’il lui sembla fracasser ses chairs. Il ne sut pas comment, car il ne sentit aucune résistance, mais il parvint à s’extraire du traquenard. La ronde se brisa. Jack courut vers l’escalier qui menait au pont supérieur. Lovejoy éructa de haine.

    — Tu n’iras pas loin. Tu es condamné, comme nous le sommes.

    Il tira deux fois, deux balles ; mais, quand bien même elles se fichèrent l’une dans le mur, l’autre dans le parquet, elles ne laissèrent aucune trace. Jack crut qu’il n'avait jamais fui aussi vite de toute son existence. Il se sentit un intrus s’échappant des enfers. Il percevait distinctement les naseaux du diable à ses trousses. La rumeur des flonflons et de la cavalcade se tarit. Il se retourna, mais l’endroit était baigné de ténèbres. Tout semblait mort et silencieux. Jack poussa la porte qui menait vers l’extérieur. Plus personne ne le poursuivait.

    Ce qu’il découvrit dehors le plongea dans un effroi indicible. Tout n’était que nuit si on omettait quelques pâles lueurs, sinistres et tremblotantes qui flottaient dans les cieux au gré d’un vent calme. Jack s’attendit à apercevoir le soleil et sa clarté aveuglante, au pire une large lune argentée qui se refléterait à la surface interminable de l’océan. Au contraire, ici il n’y avait rien que l’ombre sur l’ombre, le néant, des surfaces opaques où s’étiraient parfois des reflets timides. Ils étaient cernés d’un halo verdâtre, azuré ou noir. Le ronronnement des moteurs aurait dû investir cette atmosphère si glaciale qu’elle lui en perçait les os. La brise marine aurait dû fouetter son visage et les embruns embaumer ses narines d’un parfum iodé, mais seuls le gel et la noirceur venaient heurter ses sens. Il se sentit perdu dans un immense Tartare délétère. Les lames du parquet sous ses pieds le maintenaient encore dans une réalité tangible. Il cria « Rose ! », mais personne ne lui répondit. Ses hurlements ne semblèrent même pas faire frémir l’ouïe d’un être vivant. Il douta en outre qu’un son était parvenu à sortir de ses cordes vocales. Rien de ce qui se passait depuis son éveil ne semblait réel. Il pensa évoluer dans un cauchemar. Ces hantises parurent toutefois si authentiques qu’il en crut perdre son âme. Il chercha partout, autant que ces nuées d’ombres le lui permirent. Chaque molécule de cet environnement résistait à ses assauts.

    — Rose ! persista-t-il.

    Mais il n’obtint à nouveau aucune réponse.

    Il plissa les yeux et vit le contour d’une ombre face à lui. La chose qui se tenait à l’écart était sans nul doute anthropomorphe si elle n’en était pas définitivement humaine. Elle était impalpable et éthérée. Il suivit prudemment cette apparition qui lui parut aussi volatile qu’un feu follet. Elle lui indiquait un chemin. Ce sentier, Jack espérait qu’il le mènerait jusqu’à sa promise. Il le suivit et ne s’enfonça que plus dans les opaques ténèbres. Finalement, il perdit ses repères. Il s’approcha de son guide. Il douta de le connaître puis le visage tutélaire du commodore Edward John Smith lui apparut avec certitude, rayonnant d’une mystérieuse aura intérieure. Il ne connaissait pas bien cette personne qu’il ne côtoyait que parce qu’il était le capitaine du navire. Ses traits étaient graves et courroucés.

    — N’avance plus, car au-delà de cette limite se tient le royaume de la mort.

    Il indiqua d’un doigt diaphane, presque transparent, une crevasse gigantesque qui abîmait toute la largeur du paquebot. Jack ne pouvait apercevoir le fond de l’abîme tant il était opaque.

    — Mon dieu, que s’est-il passé ? cria-t-il.

    — C’est mon fardeau. Je dois réparer mes fautes, répondit le capitaine avec désespoir. Je serai votre guide jusqu’à votre rédemption.

    — Où est Rose ? L’avez-vous aperçue ?

    — Vous ne trouverez pas plus cette enfant qu’une tout autre personne. Il n’y a plus rien ici que la mort.

    — Avez-vous perdu la raison ? s’étrangla le jeune homme, ivre de colère.

    Il avança vers le commandant afin de lui faire reprendre ses esprits. Ce que cet homme disait le plongeait dans une violence amère. Il n’en connaissait pas les raisons, mais il ne voulait pas savoir. Alors qu’il allait le saisir, ses mains traversèrent son corps comme si ce vieillard n’était que nuées.

    — Au nom du Seigneur ! Qu’êtes-vous ? s’épouvanta Jack.

    — Je suis tout comme toi, mon ami, un spectre, à la différence près que je suis le seul responsable de notre naufrage et que c’est par ma faute que nous nous retrouvons tous à hanter cette épave aujourd’hui.

    — Je ne suis pas comme vous!! hurla Jack en larmes.

    Il se détourna du fantôme, certain que s’il s’éloignait suffisamment il s’extrairait de cet indicible cauchemar. Il ne dut pas marcher longtemps avant que tous ceux qu’il avait côtoyés jadis s’érigent devant lui. Il y avait son ami de toujours, Fabrizio de Rossi, Tommy Ryan, un Irlandais dont il fit la connaissance sur le navire, et tant d’autres personnes qu’il était incapable de s’en rappeler les noms.

    — Inutile de fuir, lui dit Fabrizio comme pour l’apaiser. Tu ne crains plus rien désormais, car nous avons surmonté les écueils.

    — Dis-moi que c’est impossible Fabrizio ! Dis-le-moi, je t’en prie.

    Il ne répondit pas, mais posa sur lui un regard compatissant. Jack baissa la tête et s’aperçut, pour la première fois depuis qu’il s’était éveillé, qu’il était éthéré comme ceux qui arpentaient cette épave sordide. La réalité du vaisseau lui apparut alors dans sa plus morne vérité.

    Le pont était déchiré. Il s’ouvrait un abîme dans son ventre, si bien que la partie avant était presque désolidarisée du morceau arrière. L’ensemble du pont, les rambardes et les parois d’acier étaient recouverts d’une épaisse couche de résidus dont Jack ne pouvait préciser ni la nature ni le nom.       Tout ce qui avait composé autrefois le luxueux mobilier avait été réduit en des amas difformes. Au vu de l’état du vaisseau, il était incapable de dire depuis combien de temps ce géant des mers résidait dans l’abîme. Il n’avait même plus le souvenir d’un naufrage ou d’une catastrophe, seul son amour pour Rose Dewitt Bukater était aussi ardent que par le passé.       Cette passion était si notable, si extraordinaire qu’elle lui en trompa les sens. Il se refusait d’admettre l’impensable vérité.

    — Tu as rencontré Lovejoy, dans la salle de bal ?

    — Oui, répondit Jack en larmes.

    L’eau qui naissait de ses yeux se perdait dans l’océan.

    — Évite ce lieu. Il contraint les âmes damnées et les réprouvés. Les esprits frappeurs qui n’existent que parce qu’ils avaient été violents.

    — Et pour Rose ? osa Jack.

    — Elle a survécu. Elle doit être âgée aujourd’hui, répondit Fabrizio.

    Alors Jack sentit son cœur plus vivant que jamais. Il ne voulut se souvenir que de ces instants où il était libre et heureux à bord du RMS Titanic. À cette époque, il avait expérimenté pour la première fois ce que les autres nommaient le bonheur. Il sut alors qu’il ne pouvait vivre en sachant son âme sœur loin de lui. Il était un esprit accroché à ce navire comme le coquillage à son rocher, rejouant jusqu’à la fin des temps ce qu’il fut jadis. Il courut sur le flanc du paquebot et se jeta dans les abysses. Personne ne tenta de le retenir. Il s’enfonça loin dans les eaux mortes, loin des fantômes, loin de ce souvenir de souffrance, et après que le froid eut engourdi ses membres éthérés ainsi que ses réminiscences douloureuses, il s’éveilla dans la cabine de troisième classe pour repartir éternellement à la recherche de Rose. Il était heureux d’aimer et d’être aimé en retour.

    À PROPOS DE LA MORT

    Cela faisait cinq ans que le professeur Herbert East ne dormait presque plus. Affligé, il consacrait son existence à s’affairer sur ses recherches. Ses aspirations étaient devenues un sacerdoce. East ne voulait pas se l’avouer, mais son travail était devenu tout autant un exutoire qu’une nécessité. Son existence avait changé depuis que sa petite Mildred était tombée malade. Son esprit était hanté par des images atroces. Souvent, il imaginait sa fille allongée dans un petit cercueil blanc. Dans ses plus vifs cauchemars, il suivait un corbillard qui avançait lentement devant lui. La voiture charriait son ange adoré vers le cimetière de la ville. Il marchait silencieusement dans une procession accablée par le malheur. Herbert pleurait en songeant à tous ces instants joyeux qui se perdraient éternellement dans les méandres du temps. Ses larmes disparaîtraient inéluctablement comme des larmes dans la pluie. Mildred était bien son seul trésor.

    Il était orphelin depuis la naissance et sa femme était décédée lorsqu’elle accoucha de son seul enfant. Elle avait été enterrée dans les cris déchirés d’Herbert. À cette époque il crut qu’il n’aimerait plus jamais personne aussi intensément. Son équilibre mental avait vacillé et il avait perdu le goût de la vie si bien qu’il avait fini par être interné quinze jours dans un hôpital psychiatrique. Sa raison s’y perdit puis finalement il se raccrocha au dernier être qui lui restait comme si il était une bouée de sauvetage. Son travail lui avait permis d’amasser une fortune colossale et d’acquérir des relations puissantes. Bien que sa maladie soit un écueil pour la garde de Mildred, il avait réussi à convaincre les autorités dans sa capacité à élever seul son enfant.

    Au début, il n’était guère attaché à la fillette. Son cœur était accaparé par l’amour qu’il portait encore à sa femme, mais petit à petit la joie de Mildred l’avait domestiqué et il était devenu moins sauvage. L’action du temps avait fini par cicatriser sa douleur. Il reconnaissait dans son visage les traits de sa femme disparue et l’amour fit une brèche dans la forteresse qu’était son âme. Certes il n’avait pas oublié son épouse, mais Mildred lui avait rendu le deuil moins pénible.

    Le destin des hommes a cependant ceci de particulier qu’il s’acharne souvent contre eux. Quelques mois après sa naissance, Mildred était tombée à son tour gravement malade. À force d’insistance, les médecins finirent par avouer à Herbert qu’elle était atteinte par un syndrome rare. Elle finirait par être emportée sans rémission. Les experts affirmaient que son espérance de vie ne pourrait jamais dépasser sept ans et cette révélation faillit bien annihiler toute la raison d’Herbert. Le jour où il apprit cette infamie, East alla jusqu’à renier Dieu. Il défia sa toute-puissance en promettant de sauver sa fille quoiqu’il en coûte même s’il devait vendre son âme au Diable pour cela. Cet évènement marqua le début de son acharnement scientifique.

    Le jour même, Herbert s’enferma dans son laboratoire pour rechercher un remède au mal infect qui touchait sa fille. Il fit vœu de ne s’arrêter que lorsque Mildred serait hors de danger. Il est utile de préciser au lecteur que le professeur East était un éminent scientifique. Il avait travaillé de nombreuses années à l’étude de la physique quantique. Certaines de ses découvertes eurent des applications importantes dans l’industrie et contribuèrent à son immense fortune. Elles permirent notamment des avancées notables dans l’ingénierie et la compréhension de la théorie des cordes. Il possédait tant d’argent qu’il pouvait vivre plusieurs existences à l’abri du besoin. Heureusement, car avec ces rentes il pouvait se consacrer à ses projets et ne rien s’interdire pour sauver son enfant.

    Il s’acharna donc sans réserve. À maintes reprises, il faillit perdre la vie suite à des essais thérapeutiques. Son corps était à la limite de l’épuisement et l’espoir lui manquait lorsque les tests n’étaient pas concluants. C’est au bout de trois ans d’un travail acharné et d’une détermination farouche qu’il finit par trouver une piste qui pourrait sauver sa fille.

    Il avait tout étudié de la maladie de son enfant. Il connaissait chacun de ses mécanismes et il sut qu’avec les technologies médicales de son siècle il serait incapable de trouver un remède efficace. Herbert décida alors de s’orienter dans une autre direction. Depuis longtemps, East ne croyait plus en Dieu. C’était là son plus grand malheur, car il n’avait aucun espoir de retrouver les siens dans  l’au-delà. Il était persuadé que la mort était la plus grande injustice de l’histoire de l’humanité. Alors plutôt que de lutter contre une maladie qu’il ne pourrait pas éradiquer, il décida d’annihiler celle qui ne pouvait pas l’être : la Mort.

    Ce projet fou aurait été décrié par les médecins et les philosophes s’ils en avaient eu connaissance, mais Herbert n’ayant ni Dieu ni maître orienta toutes ces cellules grises vers cette seule tâche. Il passa le plus clair de son temps enfermé dans la cave de sa maison. Les tâches quotidiennes étaient assurées par son majordome. Bien que Mildred lui manque, il ne prenait plus le temps d’aller la voir. La pauvre enfant devenait plus faible de jour en jour. Invariablement, elle passait ses journées alitée et ne se nourrissait qu’à grand-peine. La simple vue de ce petit corps décharné plongeait Herbert dans une terreur absolue. Sa fille était un petit squelette qui suffoquait. Malgré son mal, la force intérieure de la fillette lui permettait encore de sourire. Elle faisait semblant d’aller bien pour lui. Il le savait, mais ne voulait surtout pas se l’avouer. Elle aimait à corps perdu la vie, mais la vie ne l’aimait pas en retour. Ses poumons atrophiés ne lui permettaient plus de prendre de grandes respirations. Ses paupières ne restaient qu’à peine entrouvertes et son corps fatigué lui commandait de sans cesse dormir, mais lorsqu’Herbert se faisait violence pour la voir, il s’éveillait dans les pupilles de la fillette une joie incommensurable. L’enfant lui portait un amour sincère et profond. East lui rendait tant bien que mal tout en cachant maladroitement son immense tristesse. Lorsque l’espoir avait quitté le professeur, la vue de sa petite Mildred  le rassérénait dans ses choix. Sa détermination écornée trouvait alors une nouvelle vigueur et il se plongeait à corps perdu dans ses recherches. La fatigue ne dominait plus sur son corps. La langueur n’avait plus de pouvoir sur son intelligence.

    Après quatre ans et sept mois d’un violent effort intellectuel et physique, East faillit tomber malade. Sa peau et ses cheveux avaient prématurément vieilli, mais Herbert trouva enfin la solution au problème. Ce qu’il avait inventé était l’unique remède contre la maladie de Mildred. Ce traitement lui permettrait d’obtenir en sus les prix Nobel de physique et de médecine – ce qui le conduirait à être le seul homme de science de toute l’histoire de l’humanité à obtenir deux prix Nobel en même temps. Mais, Herbert n’avait que faire des récompenses ou de la fortune. Son invention il n’en partagerait pas le concept avec ses pairs. Il n’ébruiterait rien de ses découvertes pour être glorifié. Il n’en parlerait même pas à ses amis ou à Mildred. Il savait qu’un tel projet soulèverait dans l’esprit des hommes de formidables interrogations religieuses. Le risque était trop grand de s’opposer à des comités éthiques. La peur sourde de voir sa création définitivement interdite imprégnait chaque cellule de son corps. C’est un terrible égoïsme qui l’avait conduit à construire cette machine. Il ne voyait que son seul intérêt même si l’humanité profitait indirectement de ces bienfaits.

    La veille du premier essai, Mildred était moribonde. Herbert craignit jusqu’au dernier instant que toute sa peine eût été vaine. S’il avait été croyant, il serait allé prier, mais jamais il ne pardonnerait à Dieu toutes les épreuves qu’il lui avait fait subir.

    Le jour fatidique arriva enfin. Herbert transporta sa fille dans le lit qu’il avait aménagé dans la cave. La machine était imposante et Mildred à peine consciente, fut intimidée par les vrombissements de la formidable mécanique. Les tubulures de cuivre et les manomètres étaient poussés à leurs extrêmes limites. Le zinc et le fer se mêlaient sans complexe à des matériaux plus modernes. Des câbles énormes alimentaient le monstre. Tous étaient reliés à une centrale électrique que East avait conçue en tous points. L’énergie que nécessitait sa machine était si impressionnante qu’il était impossible de la connecter au réseau domestique. Il avait poussé son génie jusqu’à créer un moteur à fusion qui aurait pu libérer les hommes de la contrainte de l’atome et du pétrole. Un super calculateur programmé heuristiquement pilotait l’ingénierie fabuleuse et encadrait une cellule faite de plaques de verre blindé. Le cœur du système était dans cette prison incroyable. Il l’avait renforcé avec de l’acier de premier choix et des systèmes que beaucoup de services pénitentiaires du pays lui auraient enviés. Toute la difficulté de son projet résiderait dans sa capacité à attirer sa proie jusque dans cette cellule sans l’effaroucher. Il avait attendu jusqu’au dernier moment pour que l’odeur glauque de la maladie attire la victime dans sa cave. Mildred était sans nul doute l’appât idéal dans cette entreprise. Il éprouvait de douloureux remords à utiliser ainsi l’enfant, mais il savait qu’il le faisait pour son salut.

    Herbert resta plusieurs semaines, aussi bien la nuit et le jour, posté devant son centre de pilotage. L’horreur finirait tôt ou tard par pénétrer dans la demeure pour venir chercher son tribut de malheur. Le trente et un octobre vers minuit, l’évènement qu’il attendait avec impatience survint enfin.

    Lorsque la chose entra dans la demeure, le professeur en fut immédiatement alerté. Une indicible langueur s’était emparée de son corps et c’est un air chargé d’électricité statique qui l’éveilla subitement. East ressentit une telle épouvante qu’il crût que la crainte avait réussi à prendre une forme physique dans son monde. Il enclencha les systèmes de défense de la machine.

    Bientôt, il entendit en haut des escaliers le souffle rauque d’un fauve en approche. La bête pourfendait les ténèbres. Des exhalaisons infectes situées au-delà de la pestilence atteignirent violemment ses narines. Ces odeurs étaient si puissantes qu’il faillit tomber dans une profonde catalepsie, mais l’importance de sa mission lui fit maîtriser ses sens. Il resta suspendu à la frontière ténue de la conscience et de l’évanouissement. Ses veines charriaient des flots d’une adrénaline invincible rien qu’à imaginer la chose qui allait finir par lui apparaître.       Son regard allait se poser sur le monstre infernal des pires hantises des hommes. Des remugles plus atroces encore l’atteignirent. Les secondes s’égrenèrent comme des minutes comme si le temps lui-même s’horrifiait par ce qui avançait dans l’ombre. Mildred haletait de façon inquiétante. East se sentit saisi par un air glacial si bien que chacune de ses expirations laissait transparaître un voile de fumée et que ces inspirations lui brûlaient les poumons.

    Contre toute attente, lorsque ses yeux effleurèrent la bête, son esprit fut transi d’incrédulité et de stupéfaction. La chose — car il ne savait pas encore la nommer — qui s’érigeait devant lui était tout à fait identique aux êtres humains. Ce n’était pas une bête osseuse et monstrueuse qui s’avançait dans les ténèbres, mais un enfant chétif, presque anémique qui se mouvait vers la machine. Sa peau blême presque diaphane le rendait comparable à une apparition fantomatique. Ses cheveux de jais tranchaient avec la couleur de son visage et ses yeux sombres reflétaient tout le désarroi que pouvait parfois exprimer l’humanité dans ses expériences les plus tragiques. Ses traits graciles trahissaient une sérénité hors du commun et invitaient au repos et à la quiétude. Herbert ne se laissa pas abuser par ce qu’il sut être des faux-semblants. Déterminé, à l’affût derrière son poste de commandement, il attendit le moment propice où la bête franchirait la limite du bloc qui finirait par la contraindre. L’enfant était curieux. Il regardait partout avec malice et intelligence. Quelque chose l’attirait inéluctablement dans la prison. Herbert savait que c’est le mal de Mildred qui hypnotisait la Mort comme une mouche l’était par une charogne offerte, mais un bref instant East crut qu’il allait échouer. La créature hésita, trop consciente de ce piège évident. Elle se retourna plusieurs fois, mais les senteurs de l’agonie eurent finalement raison de sa méfiance. Alors que le monstre traversa la frontière, Herbert croisa le regard de la créature. Un fugace instant, il se perdit dans les pupilles fuligineuses. Il se sentit distinctement faire un saut dans l’espace et dans le temps. Il voyagea sans bouger dans des mondes qui n’étaient connus que des morts. Il s’attendait à ressentir dans ces sphères inconcevables le malheur et la damnation, mais au contraire son cœur et son esprit furent envahis par une paix incommensurable qui invitait l’homme à se rendre dans les lieux du repos éternel. East vit plus profondément dans ces yeux, l’Éden perdu.

    Le professeur était abasourdi par cette vision si bien qu’il faillit se résoudre à laisser s’échapper sa proie, mais son amour pour Mildred était si ardent qu’il ne pouvait pas abandonner sa mission.

    Le garçon détourna le regard et finit par entrer dans la cellule. À cet instant précis, dans une fenêtre temporelle d’à peine trois secondes, Herbert prit la décision irrévocable et instinctive de déclencher sa machine. Dans des ferraillements abominables, le sas de verre se referma à une vitesse époustouflante. Un courant électrique fabuleux vint parachever l’enfermement. Les faisceaux bleutés crépitaient avec fracas entre les parois. Cette prison pouvait contraindre toutes les formes physiques et éthérées de l’univers si bien que Dieu lui-même, malgré toute sa puissance légendaire, aurait pu être astreint sans espoir d’en réchapper. East avait réussi ce que personne n’aurait eu un jour l’audace ou la folie d’imaginer. Il avait cloîtré la Mort dans une cage exiguë.

    À l’abri de son poste de commandement, East contempla longtemps sa victime, car sa raison lui dictait de ne pas s’approcher de cette bête antique. Finalement, il se convainquit qu’il était assailli par des peurs irraisonnées qu’il réprima. Bien sûr, il redoutait la confrontation, mais sa curiosité scientifique lui ordonnait d’échanger avec le monstre. Il lui fallait savoir pourquoi la créature s’acharnait contre les hommes depuis la nuit des temps. Il croyait que la Faucheuse réagirait comme un animal traqué, mais le monstre était d’une sérénité presque surnaturelle. Elle ne tentait pas de sortir du traquenard comme si elle savait déjà que tout espoir de s’échapper d’ici était vain. Le garçon s’était assis et il attendait patiemment de contempler son ravisseur. Bien qu’il lui soit impossible de voir East dans son abri, son regard transperçait avec insistance les cloisons aveugles de la machine. Herbert douta d’avoir capturé la Mort. Il approcha penaud — il ne ressentait aucun plaisir ni aucune gloire par ce qu’il avait accompli. L’enfant contraint dans son aquarium absurde le dévisagea d’un air amusé entremêlé de compassion.

    — Et voici donc l’homme qui a réussi à enfermer la Mort pour qu’elle ne puisse plus accomplir son devoir, dit l’enfant d’une voix douce et mélancolique.

    — Est-il possible que vous soyez celui que je crois que vous êtes ? interrogea East.

    — Si j’avais eu une toge noire et une grande faux, t’aurais-je paru plus convaincant ? Tout ce que a été dit sur moi depuis la nuit des temps n’est qu‘une piètre interprétation de ce que je suis vraiment. Tu es surpris de me voir enfant, mais saches que j’ai eu bien des aspects et j’ai porté bien des noms depuis que l’éternité est mienne.

    — J’ai donc réussi à vous empêcher de nuire. Je suis désolé de vous imposer cette captivité, mais l’amour que je porte à ma fille m’obligeait à vous contraindre.

    — Et pourtant c’est bien l’amour qui devrait te dicter de me relâcher, car je ne resterais pas éternellement ici. En vérité je te le dis, tu finiras par me relâcher pour que j’accomplisse mon œuvre.

    — Jamais je ne vous permettrais de faire du mal à Mildred.

    — Hélas, il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Je resterais ici tant que tu ne voudras pas m’écouter, mais ma tâche est immuable. Tu reviendras, sois-en sûr. Tu me supplieras d’accomplir ma mission.

    À ces mots, la créature se tut définitivement. Elle regardait East non pas avec de la haine, mais avec clémence et pitié. Herbert laissa la Mort imprégnée par son invincible solitude. Le professeur prit Mildred dans ses bras tout en prenant soin de croiser le regard du garçon de peur que ses pupilles ne se transforment en une arme mortelle. La jeune malade s’était endormie et ne remarqua même pas son périple dans la maison. Toute la nuit suivante, Herbert s’ingénia à condamner la seule entrée qui menait aux fondations de sa demeure en prenant bien soin de ne plus croiser le regard de la bête. Il édifia un mur de briques épais sur lequel il cloua un crucifix comme si la bête contenue pouvait avoir peur de ce symbole. Il en était sûr désormais, Mildred ne la quitterait jamais et personne ne pourrait jamais revendiquer son âme. East savait aussi qu’il était devenu immortel comme tous les hommes de cette planète. Il savait que La Faucheuse finirait par sortir un jour de son piège, mais cette libération ne surviendrait pas avant plusieurs siècles. La centrale qui alimentait la prison ne pouvait pas contenir la chose éternellement. Elle finirait par s’éteindre faute de carburant, mais d’ici là Herbert aurait vécu mille vies. Il aurait tout vu du monde, mais surtout il aurait chéri sa fille jusqu’à ce que sa soif d’amour soit à jamais étanchée. Le professeur était sûr par ailleurs que cinq cents ans d’intenses réflexions — s’il n’était pas encore décidé à laisser la Mort vaquer à ses basses œuvres — lui permettraient de trouver un moyen de contraindre encore son ennemie. Il se sentait même capable de tuer le monstre s’il le devait.

    East ne se prenait pas pour l’égal Dieu, ni même pour un illustre savant. Ce qu’il avait accompli, il l’avait fait avec tout l’égoïsme que pouvait éprouver un homme. Il savait avoir été le jouet d’un péché mortel, mais il n’en avait que fi. La succession d’événements tragiques qu’allait engendrer sa folie finirait inéluctablement par le convaincre d’avoir commis une erreur funeste.

    À l’instant même où la mort fut contrainte, le monde vacilla sur ses bases. Les vieillards ne furent pas catastrophés de manquer leur rendez-vous avec la Faucheuse au contraire de ceux qui la revendiquaient et qui se perdirent dans d’amères illusions. Au lieu de mettre un terme à leurs souffrances, les suicidaires ne firent que l’accentuer. Combien se pendirent, se jetèrent sous des trains ou tentèrent de se noyer sans qu’ils arrivent à rencontrer celle qu’ils désiraient tant ? Dans tous les pays, le meurtre, l’assassinat ou l’éradication d’ethnies n’eurent plus d’intérêt. De nombreux hommes furent fusillés, électrocutés ou injectés sans que leurs

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