Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Le tarot de Cheffersville
Le tarot de Cheffersville
Le tarot de Cheffersville
Livre électronique266 pages3 heures

Le tarot de Cheffersville

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

À travers les trous creusés dans le ciel par les aurores boréales, des esprits descendent dans la taïga. Tshakapesh, le légendaire ancêtre innu, est toujours dans les environs pour leur apprendre comment survivre non seulement aux rigueurs de l’hiver boréal, mais également à leurs propres préjugés. Cette année, une Tzigane de l’Europe de l’Est, une paysanne roumaine, un voleur d’automobiles, deux prostituées, un Juif et une coiffeuse atterrissent dans les collines entourant la ville de Cheffersville. Qu’est-ce qui trouble leur paix dans l’au-delà ? Qu’est-ce qui les amène sur terre en ce septembre glacial, au galop des étalons célestes ?
LangueFrançais
Date de sortie20 nov. 2019
ISBN9782924936580
Le tarot de Cheffersville
Auteur

Felicia Mihali

Felicia Mihali s'est fait remarquer par des romans comme le Pays du fromage, Dina, Sweet, Sweet China et Le tarot de Cheffersville. Comme traductrice, elle a signé L'usine de porcelaine Grazyn, de David Demchuk et Café Sarajevo, de Josip Novakovich. Elle écritt, traduit aussi bien en françcais et en anglais qu'en roumain, et dirige les Éditions Hashtag.

Auteurs associés

Lié à Le tarot de Cheffersville

Livres électroniques liés

Réalisme magique pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Le tarot de Cheffersville

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Le tarot de Cheffersville - Felicia Mihali

    Chapitre I

    Tshakapesh rencontre Cerise

    Au pied de la petite colline appelée par les Innus la Montagne du cœur, un caribou et une perdrix reprenaient leur souffle. Le premier, Atik¹, était un vieux mâle bourru, alors que Pneu², sa compagne de route, était une veuve d’assez bonne humeur. La raison de leur quête était Kauitakikumat³, le gendre du caribou, qui s’était enfui de la maison chargé de tous leurs biens. Après deux mois d’errance, la perdrix s’était jointe à lui, au grand malheur du vieux qui n’aimait pas les créatures tapageuses comme elle.

    À ses demandes insistantes pour que le caribou l’accepte comme compagne, le vieux avait répondu avec panache :

    — You are a real pain in the ass !

    — Au contraire, my friend, avait-elle répondu, en accentuant fortement la dernière syllabe pour mettre en évidence son bilinguisme.

    Atik avait boudé quelque temps, car la différence de sexe et d’intérêts le gênait fortement. Il avait fini toutefois par se dire que la bonne humeur de la perdrix pourrait chasser l’ennui du chemin, surtout quand on n’en connaissait pas le bout. Il l’avait avertie, cependant, qu’il n’accepterait aucun retard. Piquée par cette remarque, Pneu avait rétorqué que c’était plutôt ses habitudes alimentaires à lui qui pourraient modifier leur schedule ⁴. Ne l’appelait-on pas « celui qui creuse pour sa nourriture⁵ » ?

    Convaincu que Pneu n’allait pas lâcher prise si facilement, Atik lui avait raconté l’histoire du mariage infortuné de sa fille avec un étranger et des ennuis que cet acte insensé avait causés à sa tribu. Le vieux père avait eu beau l’avertir contre ce genre d’union avec un humain, quelqu’un qui n’était ni de sa race ni de sa classe, mais en vain :

    — Un conseil parental ne vaut rien contre l’appel de la chair, Madame, avait-il tristement conclu.

    Sa famille avait dû accepter l’étranger au sein du troupeau et subir toutes les affres de son intégration : accommodements raisonnables, rectitude politique, just name it, tout le charabia multiculturel pour que la minorité oublie la tyrannie de la majorité. Bref ! Au moment où Kauitakikumat avait commencé à balbutier leur langue, avec ce terrible accent, il s’était volatilisé avec leurs trésors. La perte de cette fortune n’était pas grande, mais la douleur de sa fille, oui. Pour la consoler, Atik, en bon père, lui avait promis de retrouver le traître et de le ramener au bercail. Pneu semblait sceptique quant à la réussite de ce projet, mais avait décidé de donner son appui aux négociations, just in case.

    L’époque où les deux animaux traversaient la Montagne du cœur pouvait être celle où le monstre Katshituasku avait dévoré les parents de Tshakapesh, le grand héros mythique des Innus. Et c’est dommage qu’Atik et Pneu soient passés à côté du placenta logeant le petit embryon de Tshakapesh violemment arraché au ventre de sa mère par cette féroce créature. Car c’est ainsi que la légende rapporte la naissance du héros. Le caribou et la perdrix auraient pu le ramener à la tente où la cadette attendait avec inquiétude le retour de sa famille. Pendant la nuit, la fillette n’avait pas fermé l’œil à cause du carcajou qui rôdait autour leur réserve de viande. La présence de cet animal impur présageait toujours de mauvaises choses pour les siens. La preuve : quand, au lever du jour, elle était allée chercher ses parents sur la Montagne, elle n’avait trouvé que leurs ossements et le placenta de son frère. C’était elle qui avait protégé l’embryon et assisté à sa naissance.

    Le caribou et la perdrix avaient donc raté l’occasion d’entrer dans la légende de Tshakapesh. Ils avaient continué leur route, vers le nord ou par le sud, personne ne pourrait le dire avec précision, laissant derrière ce qui allait devenir un jour la ville minière de Cheffersville.

    * * *

    Les soirs de panne d’électricité, cet endroit paisible n’est plus ce que les voyageurs découvrent à leur descente d’avion. Lorsque l’obscurité avale complètement la vallée, à travers les trous creusés dans la voûte céleste, l’aurore boréale amène sur terre des traîneaux solitaires chargés d’étrangers. Enveloppés dans des volutes de fumée verte, rouge, indigo, ils atterrissent lentement dans la forêt de Cheffersville pour camper autour des feux glacés, entretenus par Tshakapesh.

    Depuis qu’il habite la Lune, il descend chaque automne à la recherche de sa femme et de sa sœur, au même endroit où il les avait quittées autrefois. Il essaie de retracer leurs pas en interrogeant à gauche et à droite, tout être vivant croisé sur son chemin. À son grand désespoir, ni les caribous ni les perdrix ne savent plus parler aujourd’hui. Hélas, il doit se tourner à présent vers les étrangers de passage.

    Cette année, Cerise est la première personne qu’il croise sur son chemin. Cette femme dans la cinquantaine est habillée d’une large jupe multicolore, d’une veste en velours noir brodée de perles de verre, et d’un châle arabe noué au-dessus de ses cheveux tressés en deux nattes. Tshakapesh reconnait facilement une Tzigane de l’Europe de l’Est, le seul endroit apparemment où les gens de son espèce s’habillent encore de cette manière excentrique. Cent ans plus tôt, il avait ramassé dans le Labrador une voyante, Rada, et un voleur de chevaux hongrois, Rostopan. Après un siècle d’une rare violence, Tshakapesh se rappelle encore le grabuge qu’ils avaient produit dans son campement.

    Malgré les nombreux jupons de son habit de fête, la nouvelle arrivante grelotte comme une feuille. Les poches noires de ses yeux trahissent une sévère maladie du foie, mais, apparemment, là n’est pas la raison de sa mauvaise humeur.

    Tshakapesh lui adresse la parole en premier, même s’il doute que cette femme soit de ceux qui se lient facilement d’amitié :

    — Ashtem shet nin ⁶ !

    Ses craintes se confirment rapidement ; la Tzigane a la même tête de mule que la jeune Russe d’autrefois, celle qui l’avait envoyé chier avec les mêmes formules de politesse. Le défaut des gens comme eux est de rejeter toute forme de générosité à leur égard. Peut-il leur en tenir rigueur ?

    La nouvelle arrivante ne veut pas céder de sitôt non plus, malgré le froid qui mord ses bras, protégés uniquement par le voile de sa blouse. Elle répond à l’invitation de Tshakapesh par des insultes dont le sens n’est pas difficile à deviner, surtout parce qu’elle accompagne ses paroles d’un geste vers son bas-ventre.

    — Aj me mij ⁷ !

    Piqué à vif, Tshakapesh lui adresse une expression dénichée sur la porte d’entrée de l’école Kanata :

    — Grosse pétasse.

    Cerise ne saisit pas davantage le sens de ses paroles, mais son instinct lui dit que le vieux n’est pas de ceux qui ménagent la sensibilité des autres. La rage lui fait monter le sang aux joues, ce pour quoi elle lui lance une autre expression déplaisante :

    — Sictir ⁸ !

    Tshakapesh lui cède la victoire ; la poufiasse n’a qu’à geler au milieu de la forêt !

    Il lui tourne le dos sans faire ses adieux et se dirige vers le campement des André. Depuis deux jours, il a emménagé sous leur tente précaire, recouverte de feuilles de plastique. L’avantage de cet emplacement est le voisinage de la petite rivière dont les humains ne connaissent plus le nom : Nimishish ⁹.

    Le lendemain matin, il a presque oublié la Tzigane à la langue fourchue. Sorti de la tente pour se soulager, il la découvre avec stupeur derrière l’entrée. À présent qu’elle comprend sa langue, il peut finalement la confronter. Sauf que la colère de la femme était tombée pendant la nuit comme une rafale au lever du jour.

    Les yeux baissés, Cerise accepte de répondre à toutes les questions concernant son origine et le nom de son lointain village. Le vieux reste impassible devant ces détails, car cet endroit ne figure pas sur sa carte affective. Tout ce beau monde qui atterrit ici ! Pourquoi ne choisissent-ils pas des endroits plus chauds pour voyager ?

    Cerise comprend vite que le vieux n’est pas aussi malveillant qu’il paraissait la veille. Laissant derrière elle ses intentions guerrières, la Tzigane se rue sous la tente sans même demander la permission d’entrer et s’empare d’un vieux manteau abandonné dans un coin. Munie d’un instinct de débrouillardise qui étonne Tshakapesh, elle déniche tout aussi vite la boîte de biscuits que le vieux gardait pour le souper. Ils sont secs comme le bois, mais cela n’empêche pas la femme de les manger avec grand appétit. Tshakapesh en est fort mécontent, mais il trouve indigne de lui reprocher sa voracité. La faim est l’adversaire de la politesse. Or, la Tzigane semble être à jeun depuis longtemps.

    Tshakapesh l’abandonne alors qu’elle mâche encore les dernières miettes et nettoie ses gencives à l’aide de son index. Il part à la chasse, malgré le fait que la forêt reste tranquille depuis deux jours : les perdrix se tiennent tapies dans la mousse, les écureuils se cachent en haut des épinettes, et les porcs-épics sommeillent sous les pierres.

    En route vers le nord, Tshakapesh tombe sur un campement nouvellement installé. Son emplacement le surprend un peu, car la source d’eau se trouve assez loin. Par contre, le cercle d’épinettes autour offre une bonne protection contre les vents qui annoncent l’arrivée du mauvais temps.

    Le toit aplati de la tente ainsi que la petite muraille de pierres, bâtie autour du foyer extérieur, lui rappellent vaguement quelqu’un. N’était-ce pas le vieux Kawapitwabit¹⁰ qui préférait ce genre de campement ? Et cette manière de protéger les flammes contre le vent et d’empêcher les cendres de voler dans le chaudron, n’était-ce pas la coutume de sa femme naskapie¹¹ ? Ses doutes sont vite dissipés à la vue des deux chaises longues, pliées et déposées près de l’entrée : la tente appartient sûrement à la famille des Dominique !

    Rassuré, Tshakapesh décide de faire l’inventaire de la tente. Le sol est entièrement revêtu de branches de sapin, jusqu’au-dessous des matelas recouverts de sacs de couchage. Bien que les literies ne soient pas propres, l’impudique Tzigane et lui pourraient s’y loger un certain temps. Au milieu de la tente, il y a un poêle en fer, dont le tuyau sort par un trou pratiqué dans le toit. À côté, quelqu’un a même prévu du bois sec et une boîte d’allumettes. Les Dominique ont même installé une ampoule électrique.

    Tshakapesh poursuit, imperturbable, son inventaire. À l’extérieur de la tente, il y a une table fabriquée avec des bûches, entourée de seaux en plastique en guise de chaises ; plus loin, dissimulé sous un sac en plastique, il déniche un piège en fer à double ressort. Cela lui plaît ! Il décide d’y emménager avec la Tzigane sans plus tarder. Le campement des André, là où la femme l’attend en grelottant, se trouve à proximité du grand chemin, très fréquenté à cette époque de l’année. Ils risquent à tout moment d’être découverts par les chasseurs qui s’arrêtent dans le coin pour soulager leur vessie et remplir leur réservoir d’eau.

    De retour au campement, le vieux est frappé par les changements effectués en son absence. La Tzigane a rangé les literies, renouvelé le branchage de l’entrée, rempli d’eau tous les récipients et allumé le feu, quoique Tshakapesh ne lui ait laissé aucun outil à cet effet. La tente a même pris l’odeur de la femme. Le vieux ne peut pas encore mettre un nom sur la nature des arômes qui composent ce parfum, mais ça lui plaît, à la différence des after-shave et des déodorants des Blancs. Les parfums des étrangers de passage éveillaient en lui une seule et inquiétante pensée : Mishtékushu ¹².

    Tshakapesh pointe le chemin de son index, et Cerise comprend qu’ils doivent quitter cet endroit où elle se sentait déjà acasa¹³. Sans plus grogner, elle suit l’homme qui fait semblant de ne pas remarquer le gros baluchon qu’elle porte en bandoulière.

    À la lumière cruelle du jour, Tshakapesh constate que la femme est trop vieille pour en faire son épouse : il pourrait, néanmoins, la prendre pour sa sœur, d’autant plus que son caractère la lui évoquait vivement.

    La nuit, lorsqu’il s’étend à côté de Cerise, Tshakapesh n’est plus aussi certain de ses sentiments fraternels. Il prend la femme dans ses bras et celle-ci n’oppose aucune résistance. À quoi cela lui aurait servi d’ailleurs, seule, dans la forêt, avec un chasseur vêtu de peaux ?

    Cerise se laisse bercer par son sauveur. Épuisé, celui-ci s’endort tout de suite.

    Le lendemain, Tshakapesh fait le tour de l’habitation. Le campement des Dominique n’était utilisé que pendant la chasse, à en juger par les outils de dépeçage présents sur les lieux. La grande table est tachetée de sang et de gras alors que derrière la tente, il y a un tas de panaches et de sabots de caribou. Dans une boîte, il y a un chaudron, une poêle en téflon et des contenants en plastique pour la graisse. À cela s’ajoute un tamis, une hache, de grosses cuillères et une louche en bois.

    Toute cette abondance et aucune miette à se mettre sous la dent, pense Tshakapesh en regardant la Tzigane, devenue blême à cause de la faim. Pour remplir leurs ventres, il doit vite trouver une solution.

    Tout d’abord, il conduit Cerise aux eskers¹⁴ avoisinants, tapissés de bleuetières. Il lui fait signe d’en manger, le temps qu’il déniche quelque chose à mettre au feu.

    L’après-midi, les deux compagnons se ramassent autour du poêle pour faire rôtir trois perdrix. Tshakapesh est heureux de voir combien cette femme est adroite dans la cuisine. Quelle chance qu’il ne soit pas tombé encore une fois sur une citadine qui ne sait même pas allumer le feu !

    Après le repas, l’homme se met à lui confectionner des mocassins : il découpe l’empeigne dans l’étoffe d’une couverture, et la base, dans le caoutchouc d’une vieille roue. Il propose à Cerise d’y coudre une décoration en perles de verre, mais celle-ci lui répond que le modèle du tissu lui semble un ornement suffisamment beau. Le vieux lui raconte alors qu’une peau de caribou aurait suffi à confectionner cinq ou six paires de chaussures. La femme répond qu’elle se contentera des bottes en caoutchouc trouvées à l’entrée.

    Un sac de couchage devient ensuite un manteau convenable pour Cerise. Malgré sa bonne qualité, celui qu’elle a trouvé chez les André est trop serré pour la bacholdine¹⁵. Tshakapesh tourne le sac à l’envers pour mettre à l’extérieur la doublure blanche, car le caribou ne craint pas cette couleur. Cerise le regarde, incrédule ; a-t-il véritablement l’intention de l’emmener à la chasse ? Pour finir, le vieux lui confectionne aussi une paire de mitaines, attachées au cou avec un fil en nylon, déniché sous un matelas. Cette cachette se révèle d’ailleurs un véritable trésor : en plus des ciseaux, du fil ciré et des aiguilles, on y trouve aussi du sel et du sucre.

    Au bout de quelques jours passés ensemble, Tshakapesh et Cerise se sentent chez eux dans la tente des Dominique. Le petit gibier n’est pas abondant, mais il suffit pour leur offrir un bon repas par jour.

    Cerise fait bon usage des réserves de farine, de margarine et de sucre. Elle les a apportées du campement des André sans savoir la haute estime dans laquelle les Innus tiennent ces ingrédients. Tshakapesh les nommait d’ailleurs « les trois trésors de la forêt ».

    Ce qui pourrait compléter leur fortune, dit le vieux, serait une carabine de petit calibre, sinon un fusil à capsule-amorce. La femme fait semblant d’approuver ; en même temps, elle se demande à quoi lui servent son arc et ses flèches.

    Le jour suivant, le vieux lui fait visiter les environs, à partir des mines, ces vastes trous d’excavation devenus des lacs à l’eau rouge, aux bords abrupts, dépourvus de toute végétation. De temps en temps, des camions chargés de minerais brisent le silence, lors de leurs allers-retours vers les quelques exploitations restées encore actives.

    Tshakapesh explique à Cerise qu’en plus des nuages de poussière, les secousses produites par les foreuses et les bulldozers ont chassé le gros gibier. Les troupeaux de caribous ont changé de route, alors que, des grosses familles d’ours, il ne reste que les trois exemplaires qui fouillent dans le dépotoir de Cheffersville du matin au soir. Cerise regarde longtemps les bêtes couchées par terre, léchant les pots d’arachides.

    Ensuite, c’est le tour de la forêt, que Tshakapesh lui décrit en détail. Autour des grosses roches, il y a des buissons de bleuets et d’airelles qu’elle peut manger frais ou faire sécher pour l’hiver. Les aiguilles d’épinettes peuvent être utilisées pour faire des breuvages fortifiants ou même des cataplasmes pour les fractures d’os. En ce qui concerne le gibier, tout ce qui bouge dans la forêt peut être mangé ; des perdrix, des outardes, des porcs-épics, des écureuils, des lièvres. La meilleure denrée reste le caribou, mais il est devenu rare. Il faut savoir que les Innus ne mangent pas d’ours, nommé le grand-père. Cet animal est l’ancêtre de la tribu et quoi de plus affreux que d’en mettre un dans le chaudron ? Qui pourrait toutefois lui expliquer pourquoi les Innus avaient délaissé la viande de renard et de loutre ?

    Cerise n’ose pas se prononcer sur une question si délicate.

    Une semaine plus tard, ils descendent jusqu’au bord du lac Nob, en marge de Cheffersville. Assis en haut de la colline, Tshakapesh montre à Cerise les rues concentriques de la ville, aboutissant d’un côté au magasin Northern, à l’Hôtel Royal, et au restaurant Bla-bla, et de l’autre à l’aéroport, à l’aréna, au Conseil de bande et à l’école Kanata.

    Cheffersville n’est pas grande, à peine huit cents habitants, à la différence des années de vaches grasses où l’on en comptait cinq mille. Après la fermeture des exploitations minières, les Blancs ont quitté l’endroit. Leurs maisons, le cinéma, les restaurants, la piscine publique ont été démolis : en quelques années seulement, la broussaille a envahi les rues. À présent, le quartier des Blancs, séparé de la communauté innue par la rue Gagnon, ne compte plus qu’une centaine d’individus.

    Le soir, fatigués après le long trajet d’exploration, les deux s’attardent devant le poêle, qui ronronne gaiement. Tshakapesh demande à Cerise ce qu’elle porte dans son petit sac en toile brodée. Elle lui répond que ce sont des choses personnelles, ce qui contrarie le vieux. Depuis quand a-t-elle des secrets ? Cerise ne veut plus attiser le conflit avec celui qui lui a sauvé la peau. Elle accepte donc d’étaler son petit trésor sur le sol ; un briquet, une pipe, un sac de tabac, une bulle de mercure et un jeu de tarot.

    À la vue de ce dernier objet, Tshakapesh sourit avec indulgence. Il y a cent ans, la belle Rada l’avait fait rire avec ses prétentions de voyante. Devant la méfiance du vieux, la jeune Tzigane l’avait envoyé promener avec la même formule que Cerise :

    — Sictir !

    Cette fois-ci, la femme garde son calme. Plus rien de ce qu’il dit ne la contrarie. Avec cet homme, il faut surtout garder sa patience.

    Elle étale en silence les cartes et lui demande d’en piocher une.

    Sans hésiter, Tshakapesh en tire Le Fou.

    Cerise s’empare de la carte et la regarde longuement. Elle allume avec difficulté le tabac humide de sa pipe et commence à parler.

    La carte de Tarot numéro zéro intitulée le Fou

    Un homme muni d’un bâton et d’un baluchon avance vers la droite, d’un pas décidé. Ses grandes enjambées montrent qu’il est parti pour parcourir de longues distances. Son bâton jaune marque une énergie qu’il puise de la terre. Ses vêtements bigarrés évoquent sa condition de marginal. La prédominance du rouge à ses pieds signifie qu’il met beaucoup d’énergie à explorer l’inconnu. Son chapeau jaune dépasse le cadre de la carte ; c’est la preuve qu’on est devant un illuminé, quelqu’un ayant acquis un niveau supérieur de connaissance.

    Le personnage est accompagné par un chien, animal qui semble le pousser vers l’avant. La couleur chair de la bête soulève une double interrogation, surtout à cause de la déchirure du pantalon. Est-ce le chien qui a fait cet accroc ? Symbolise-t-il les mauvaises pulsions de notre voyageur ou le guérisseur qui soigne la plaie en la léchant ?

    Cette blessure exposée devant tout le monde démontre que ce personnage est différent des autres. La carte est celle des vagabonds, des mal-aimés. Le Fou ne possède

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1