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Le temps des foudres: Roman historique
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Livre électronique661 pages8 heures

Le temps des foudres: Roman historique

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À propos de ce livre électronique

1772 : Une épidémie aux conséquences sanitaires et économiques immenses décime les bovins dans le Sud-Ouest.

La propagation d'une épizootie (épidémie animale) dont personne ne comprend l'origine, la durée, la dangerosité et voilà que les natures humaines les plus noires se manifestent avec leur lot de petits et grands escrocs, de charlatans et de faiseurs de remèdes. L'autorité réagit, les plus grands esprits scientifiques de ce temps débattent, agissent et bâtissent des organisations pour que cela n'arrive plus. La souffrance des petites gens, leur combat pour survivre dans ce monde paysan, la complexité des décisions à prendre pour les gouvernants d'un XVIIIIe siècle pré-révolutionnaire confronté à une épizootie et voici l'histoire qui nous éclaire de nouveau.
En 1772 une terrible épizootie fit son apparition dans le Pays Basque et le Béarn et décima les bovins. Clarinote, veuve d’un éleveur, subit de plein fouet la crise économique qui en fut la conséquence. Le gouvernement fit appel aux scientifiques pour stopper les ravages, et c’est ainsi que Félix Vicq d’Azyr, jeune médecin ambitieux fut envoyé sur place pour prendre les mesures adéquates : confinement des bêtes, interdiction des foires, désinfection des étables, abattage des troupeaux. Cette crise sanitaire amena la création de la Société Royale de Médecine (SRM) chargée de la lutte contre les épidémies et épizooties et de la labellisation des remèdes.
Marie-Anne Lavoisier s’éprit de Félix, chantre de la SRM, et sa passion la conduisit à s’intéresser de près à son fonctionnement.
Dans le Sud-Ouest un drame de plus s’abattit sur Clarinote. Son neveu, Vincent, devenu plus tard député du Tiers État, n’oublia jamais ce qu’il s’était passé dix-sept plus tôt à l’autre bout du royaume. Persuadé de la culpabilité de Lafitte, personnage inquiétant, il ne renonça pas à le démasquer avec l’aide du gendarme Toussaint et son amie Liloÿe, jeune basco-béarnaise domestique de Mme Lavoisier.
L’ensemble des personnages, de statuts sociaux variés, propose une vision immersive de la fin de l’Ancien Régime, des décisions du gouvernement en terme de santé publique suite à l'épizootie, à leurs conséquences sur la population, à la Révolution dans sa grandeur et ses excès.
La marche de l’histoire est symbolisée par celle de Vicq d’Azyr lors de la cérémonie de l’Être suprême qui conduira à son décès.
Il ne s’agit pas d’aventures amoureuses et criminelles ayant pour décor le XVIIIème siècle, mais d’histoire des sciences ayant comme décor des aventures humaines.

Un roman documenté par une spécialiste sur des faits historiques peu connus auxquels l'actualité récente fait écho de manière surprenante.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Docteure en histoire des sciences, Pascale le Bellais est spécialisée dans la labellisation des remèdes au XVIIIème siècle.
LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie15 mai 2020
ISBN9791023615692
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    Aperçu du livre

    Le temps des foudres - Pascale le Bellais

    Préface

    En souvenir d’un jeu de cartes qui n’a jamais été dessiné

    Mai 1772, sud-ouest de la France. Pour nous aider à nous le représenter, un tableau du port de Bayonne, de Vernet. Manquent les bruits, l’odeur persistante de la mer, le souffle de l’aventure et manquent les regards hébétés et les sourires édentés des scorbutiques peinant à tenir debout. Hum, il va falloir modifier le décor… Le vaisseau qui nous intéresse est couché, c’est fâcheux, mais la liberté offerte par l’écriture me le fait remettre debout et le scorbutique regarde avec satisfaction, de son œil épargné par les goélands, les marins installer une passerelle. Le bateau vient de Hollande et débarque des bêtes à cornes. Certaines malades. Peste bovine. Incurables. Et contagieuses. Prodigieusement contagieuses. Le décor est planté, l’intrigue peut commencer. Oui, mais… Nous savons qu’un orage formidable se prépare et éclatera en 1789, il y a donc un biais, qui peut fausser notre perception. Alors, afin de ne pas être les seuls à savoir, il nous semble indispensable qu’un homme épuisé marche tout le long du livre pour nous rappeler l’inéluctabilité du temps et qu’un vieux turc nous accompagne pour nous faire profiter de sa mémoire.

    Il est dans ma main, mince objet argent, la typographie est sobre, les cheveux du roi au contraire sont libres sur son cou, un peu fous. Je ne suis que cet homme qui marche sous ce soleil de plomb, harassé, perdu, tant de choses se sont passées depuis l’épizootie dans le Sud-Ouest, ne reste que ce jeton au creux de ma paume.

    23 janvier 1835 16 h 3O

    Joséphine salua familièrement le laquais chauve qui avait renoncé à protester de cette inconvenance depuis longtemps. Il voulut la décharger des deux volumes rouges qu’elle portait, elle l’en empêcha. Il l’aida à enlever sa courte redingote détrempée par l’orage qui faisait rage au-dehors et la tendit à une femme de chambre. La livrée ancien régime du laquais, son maintien, ses manières, s’accordaient parfaitement avec les personnages des tableaux, perruqués et poudrés, qui les regardaient tout aussi silencieusement qu’il la conduisait dans le dédale des corridors de l’hôtel particulier. Il s’effaça enfin pour la laisser entrer dans un immense salon, dans lequel seules les mille petites explosions des bûches de la cheminée lardaient le silence. Tout au fond, proche du feu, un vieux turc était enfoncé dans une causeuse rouge cramoisi. Joséphine s’approcha et déposa un baiser sur la petite surface de peau ridée laissée libre par l’invraisemblable amas de tissus, de broches et de perles tenant en équilibre sur la tête et tombant en partie sur le front. Elle approcha sa joue pour que les lèvres flétries s’y pressent à leur tour et prit la vieille main merveilleusement douce entre les siennes.

    — Tu es en retard.

    — Tu ne dessines plus ? Demanda Joséphine. Au bout de quelques minutes, la réponse, brusque, claqua dans le silence de la pièce.

    — Que veux-tu que je dessine ? La révolution de 1830, le choléra qui t’a enlevé ta mère, le bannissement de Charles X ? Au moins ils ne l’ont pas tué, celui-là. Depuis quelques années l’époque ne m’inspire guère !

    Joséphine posa ses livres sur une petite table et aida Marie-Anne Lavoisier, comtesse de Rumford, à se lever pour s’approcher du foyer. En la voyant, dos à la cheminée, relever ses jupes pour chauffer ses mollets, elle la compara au tableau de David accroché dans le salon. Marie-Anne était représentée, jeune et belle, aux côtés de son premier mari, Antoine Lavoisier. Qui aurait pu deviner que ce vieux turc à la fois brusque et bienveillant, rustique et distingué, avait été cette séduisante jeune femme qui posait, coquette, dans l’atelier d’un des plus grands savants de son temps ?

    — Toute époque à ses beautés, protesta Joséphine. N’as-tu jamais dessiné de belle jeune femme ?

    — Mièvre.

    — Non, regarde la Liberté guidant le peuple de Delacroix !

    — Ce n’est pas une femme, c’est une allégorie, ma petite. Les femmes de nos jours se contentent d’être sur les peintures.

    — Tu es injuste. Et l’amour, l’as-tu jamais représenté ?

    — La grande affaire... Qui réchauffe et apaise. Mais brûle et détruit, ajouta Marie-Anne d’une voix dure.

    — Quelle violence pour une chose si douce ! C’est si beau des gens qui s’aiment…

    — Ne les regarde même pas, ils ne sont intéressants que pour eux. Et puis, tu ne sais pas ce qui les attend. D’ailleurs le temps s’est arrêté pour eux, ils ont le leur propre… Ne les envie pas. Joséphine, tiens-toi droite ! 

    Après un moment de silence, elle poursuivit :

    — Je sais de quoi je parle. Elle s’interrompit de nouveau puis, brusquement interrogea la jeune femme :

    — Tu sais bien entendu qui est Félix Vicq d’Azyr et ce qu’était la Société Royale de Médecine.

    — Un peu… Grand-mère et maman parlaient parfois de Félix.

    — Je vois… Et la Société Royale de Médecine ?

    — Je ne sais plus très bien, c’est ce qui était avant l’Académie de Médecine.

    — Oui. Je vais te raconter. Il faut bien un point de départ, ce sera 1772.

    Épizootie 1772

    En 1772, à Bayonne, assise à l’ombre, une femme d’une trentaine d’années, Clarinote, observait le débarquement de vaches en provenance de Hollande. Veuve d’un éleveur de bestiaux, elle s’échinait à reprendre les affaires de son mari, achetait et vendait des animaux, louait une partie de son cheptel et ne manquait aucune foire. L’austérité de son vêtement noir, surplombé par un capuchon bordé de dentelle, rehaussait la lumière de son visage animé par des yeux pétillants, pleins de vie.

    Malgré le désastre qui descendait en beuglant à peine, toute la ville se divertissait d’une course de bovins, dans l’ignorance de la mort lente qui marchait sous forme du troupeau amaigri par le voyage.

    Il n’échappa pas à Clarinote que les bêtes ne semblaient guère vaillantes. Certes, le voyage avait été long, mais rien n’expliquait les frissons de certaines. Son intuition la rendait méfiante vis-à-vis du troupeau hollandais. Elle devait être prudente : si elle ne mourait pas de faim, loin de là, elle ne vivait pas pour autant dans l’opulence. Elle balaya le port du regard et reconnut à sa silhouette maigre Lafitte, un ami de feu son mari, discutant avec un marin. Penchés l’un vers l’autre, ils lançaient des regards furtifs vers les bêtes. Intriguée, elle s’approcha. Elle entendit le marin s’exclamer « Oui, oui par-dessus bord, j’en ai jeté deux je te dis, et… » avant d’être interrompu par un « chut » autoritaire de Lafitte.

    — Mais qu’avons-nous là ! Dit Lafitte d’une voix enjouée en apercevant Clarinote. Ma belle Clarinote, tu viens acheter des vaches ? C’est une longue route depuis la Soule !

    — Je regarde, je ne sais pas encore.

    — En affaires il faut aller vite ma jolie, si tu ne te presses pas je vais toutes les acheter ! Et il éclata de rire. De belles hollandaises, il ne faut pas manquer ça ! Regarde ces bêtes et leur prix est intéressant ! 

    Il la saisit par la taille. Elle répondit en se dégageant :

    — Justement je les ai regardées, elles sont trop fatiguées, ça doit expliquer le prix…

    — Il faut savoir prendre des risques !

    — Je n’ai pas de leçons à recevoir Lafitte.

    Le marin écarquilla les yeux :

    — Mais rabats-lui son caquet à cette femelle, c’est les hommes qui décident ! Lafitte ne dit rien, mais Clarinote se redressa fièrement, et, tendant son index vers le ciel, comme pour le prendre à témoin, elle lui asséna qu’en terre basque, les femmes décidaient de leurs affaires. Le marin regarda Lafitte, immobile et dont les yeux pâles semblaient absents. Lafitte se contenta d’ajouter :

    — Et bien laisse nous ma jolie, nous discutons la vente et ça ne te regarde donc pas.

    Il acquit effectivement les bovins et se fit fort de les vendre à bon prix dans des fermes du Pays Basque et du Béarn, et la peste bovine se répandit inexorablement, meurtrière pour les bêtes. À tel point que dès août 1772, une réunion se tint à la municipalité de Bayonne pour faire le point sur cette crise dont les impacts se faisaient durement ressentir auprès de la population.

    Une pluie cynique martelait les vitres, rappelant douloureusement le son des milliers de sabots des bovins attaqués par la maladie ou en passe de l’être. L’humidité envahissait tout, les vêtements, les visages, les papiers… La réunion battait son plein, tous parlaient en même temps et soudain se taisaient, épuisés, laissant la pluie reprendre toute sa place, opiniâtre, pleine d’énergie, persistante, comme la maladie. La discussion reprit. Cette fois-ci une grosse voix parvint à la couvrir. Le boucher Julien, ami de Clarinote, était touché de plein fouet par l’épizootie. Il se leva de toute sa hauteur, dominant de son physique robuste la réunion, et brandit un courrier de la ville espagnole de Saint-Sébastien :

    —  Il faut leur répondre, ils pensent que nos bêtes sont malades, c’en est fini du commerce. 

    — De toute façon, tout va bien. 

    —  Tais-toi donc. Tout va bien pour toi, jamais ils ne t’ont autant rapporté, hein, tes porcs, ça t’arrange bien toi, hein, rétorqua un autre.

    — Attendez, attendez, du calme, ils ne sont pas idiots, il y a la maladie, c’est vrai, on va écrire qu’elle fait des ravages dans le Béarn et la Basse-Navarre, mais n’a pas pénétré ici et que nous prenons les plus grandes précautions et… Julien l’interrompit :

    —  Je veux qu’on écrive que nos bouchers ne tuent que des bestiaux très gras

    —  Oui oui très gras et très sains. 

    — Et s’ils demandent des précisions, qu’est-ce qu’on répond ? 

    —  Rien. 

    —  Si on ne répond rien, ils vont penser qu’on leur cache des choses. 

    — Certes, mais on ne sait rien. 

    — Si, on sait que les bêtes meurent ! Le ton lugubre du syndic jeta sur l’assemblée une chape d’abattement. De nouveau le silence, laissant à chacun un temps pour réfléchir : plus de bêtes à cornes… Les conséquences, incalculables, étaient terrifiantes : travaux agraires, transport des marchandises, viande... Il prit sa plume, et d’un trait appliqué, écrivit « Il ne nous est pas possible, Messieurs, d’entrer dans le détail que vous nous demandez sur la nature et la cause de ces maladies parce que nous ne sommes pas instruits. Soyez bien persuadés, Messieurs, que nous serons toujours extrêmement flattés de trouver des occasions de vous être de quelque utilité et de pouvoir concourir avec vous au bien et à l’avantage de vos habitants ». » Cette lettre devrait suffire, asséna-t-il. Les autres se regardèrent sans mot dire, jusqu’à ce qu’un murmure d’approbation s’élève finalement. Il s’agissait maintenant d’écrire à l’intendant, d’Aine, pour l’informer des précautions prises : « Nous avons d’abord arrêté qu’il ne serait tué dans notre boucherie aucun bœuf, veau, ni mouton sans avoir été examiné avant et après en présence d’un de nous par des personnes expertes et cela s’observe très ponctuellement. »

    — Tout ça c’est bien joli, mais moi, je n’en achète qu’à Clarinote, au moins, elle, elle n’a pas acheté d’hollandaises ! Clama Julien.

    La réunion terminée à la satisfaction de chacun, Julien sortit rapidement, profitant d’une accalmie. Il se pressa pour éviter l’orage en espérant que les bêtes de Clarinote pourraient échapper à l’épizootie.

    Causes 1772

    L’intendant de Bayonne et Pau, d’Aine reçut le courrier dans l’hôtel de la belle ville de Pau. Il en fut contrarié. L’épizootie faisait des ravages. Qui sait si le fléau n’allait pas attaquer les hommes ? La municipalité de Bayonne le rassura un peu sur ce point : « Nous avons fait visiter dans toute la banlieue de cette ville les vaches dont on trait le lait pour venir le débiter à nos habitants et nous avons donné des billets revêtus du cachet de la ville et de la signature du maire a ceux dont les bêtes ont été trouvées dans un état de santé capable de dissiper jusqu’aux moindres soupçons »

    La situation serait maîtrisée, mais il convenait de rester vigilant.

    Fragile mais présent, oublié, il a pourtant tant signifié. Sans splendeur il resurgit, issu du hasard, terni et démodé, il témoigne à qui veut le regarder de ce qu’il a représenté, insignifiant pour certains, si important pour d’autres et pour moi, bien entendu, pour moi

    Clarinote habitait une ferme récente, à mi-colline, juste au-dessus de Moncayolle, petit village souletin, doucement posé dans le camaïeu vert tendre des contreforts pyrénéens. Sa grange, bien aérée, pouvait contenir une vingtaine de bovins et juste au-dessus de la porte de la maison d’habitation, adjacente et haute d’un étage, son mari avait fièrement gravé 1772 dans la pierre. Peut-être était-ce trop beau, avait-elle songé, car peu après il avait été foudroyé lors d’un terrible orage. En quelques mois sa vie avait basculé. Plus de mari, plus de projet d’enfant et tout à gérer, seule. Il lui restait son neveu, Vincent, garçon de douze ans, dont la mère était morte en le mettant au monde et qu’elle aimait tendrement.

    Le père du garçon, frère de son défunt mari, était avocat à Oloron, à une journée de marche de chez elle. Clarinote s’était occupée de trouver une nourrice à Moncayolle au nourrisson, puis l’avait gardé auprès d’elle jusqu’à ses dix ans, âge auquel son père avait voulu le reprendre avec lui mais l’envoyait de temps à autre chez sa tante. Les relations entre Clarinote et son beau-frère étaient paisibles et de bonne intelligence, chacun ayant un intérêt à les maintenir, au-delà des impératifs familiaux et sociaux, l’un pour la commodité de l’éducation de Vincent, l’autre par l’amour proprement maternel qu’elle vouait à l’enfant. Le père de Vincent, bien que béarnais, soutenait l’ancestrale coutume basque de pouvoir dévolu à Clarinote en tant qu’enfant premier né de ses parents. Il était allé jusqu’à soutenir son droit à vivre et à décider seule, à la fois pour lui complaire, et pour ne pas avoir à cohabiter sous le même toit.

    Clarinote s’appuyait surtout sur Julien, le boucher, qui était comme un frère pour elle. Il voulait lui acheter des bêtes mais il n’était pas le seul à avoir des vues sur ses bovins : Lafitte insistait de son côté pour avoir l’exclusivité de ses ventes, les bestiaux hollandais ayant tous été vendus. Clarinote était connue pour prendre grand soin de ses bêtes, ne les faisant mener que dans des pâturages nettoyés par le vent. Elle demandait même régulièrement à son cousin Tanto, chirurgien d’Hôpital Saint Blaise, de vérifier leur bonne santé.

    Julien, qui n’aimait pas Lafitte, tenta par tous les moyens de convaincre Clarinote de ne rien lui vendre :

    — C’est à cause de lui que les bêtes sont malades ! Il savait que les hollandaises avaient la maladie, j’ai discuté avec un marin, il me l’a dit !

    — Et qu’est-ce qu’il t’a dit ? interrogea Clarinote.

    — Qu’il sût, c’est tout mais je le crois. D’ailleurs, j’ai regardé les registres du bateau, il manquait deux vaches à l’arrivée.

    Clarinote se remémora la bribe de conversation entendue sur le port de Bayonne entre Lafitte et le marin.

    — Ils les ont jetées par-dessus bord, répondit-elle contrariée.

    — Forcément, dit Julien, que voulais-tu qu’ils en fassent ? Alors Lafitte a acheté le troupeau pour pas grand-chose et il a fait un sacré bénéfice en le revendant !

    — Je ne pense pas qu’il l’aurait fait s’il avait su que c’était contagieux. Et puis, lui, il est venu me voir pour s’assurer que tout allait bien pour mes bêtes et il m’a proposé un prix très honnête.

    — Combien ?

    — Bien plus que toi ! Allez, je ne suis pas mauvaise, je t’en ai gardé trois bien belles !

    Las, la viande de bœuf se vendait de plus en plus difficilement, les ventes s’espacèrent au fil du temps. Chaque semaine qui passait apportait un lot de pertes à Clarinote qui se minait chaque jour un peu plus. Comme si cela ne suffisait pas, Vincent de son côté était moins souvent chez sa tante, laissant entre ses visites espacées un vide qu’elle supportait difficilement après la perte de son mari. Le père de Vincent avait décidé qu’il était temps de le préparer à son futur métier d’avocat.

    Lorsque Vincent séjournait chez Clarinote, à Moncayolle, elle lui apportait la tendresse et les mille attentions que son père aurait bien été en peine de lui donner. Le retour pour Oloron, fatalement répété, de Vincent plongeait Clarinote dans une tristesse muette et résignée, engluée dans un mal être qui ne disparaissait que par la frénésie des tâches qui lui incombaient.

    L’absence du garçon incita Lafitte à rendre visite à Clarinote de plus en plus fréquemment, sur le prétexte d’affaires. Elle appréciait d’autant plus de le voir que les soucis l’assaillaient, elle avait même dû se séparer de ses employés, les uns après les autres. Il ne restait plus qu’Augier, gaillard taciturne qui savait mieux que quiconque jauger une bête, conduire un troupeau et qui à l’occasion réparait clôtures et enclos. Presque chaque soir Clarinote s’asseyait à sa table, incapable de penser et surtout ne voulant penser à rien, qu’à tenter de se reposer pour enfin sentir son corps s’alourdir sans fin sur sa chaise. Elle se servait alors du vin qu’elle buvait trempé. Les premiers temps dans un verre. Puis, pour ne plus les compter, directement au goulot, pur, en thérapeutique. Puis, elle s’essuyait les lèvres d’un revers de sa manche et s’endormait parfois à même la table.

    Las, j’ai le visage douloureux. Difficile. Membres de pierre, lourds et malaisés. La pire sensation de vide, mental, cerveau pétrifié, lourd et massif, en pierre, lui aussi…

    Moutons été 1773

    Un an plus tard, à l’été 1773. Julien passa par Moncayolle, sur la route de Mauléon, et, fatigué du voyage, il s’arrêta dans le petit cabaret proche de la maison de Clarinote. Vincent l’aperçut et appela aussitôt sa tante qui arriva en courant. Il sourit tristement en les saluant.

    —  On ne te voit plus bien souvent, Julien, déplora Clarinote.

    Le nez dans sa tasse, il émit un vague « hum ».

    —  Les vaches ont eu des veaux, bien beaux, pas malades, je t’en fais un bon prix. Julien leva les sourcils, :

    —  Ah, Lafitte n’en veut plus ? La femme hocha la tête et insista :

    — Je peux te faire un bon prix. 

    — Et j’en ferai quoi, moi, de tes veaux ? 

    — De la viande ! Rétorqua Vincent en haussant les épaules. Julien se leva.

    —  Personne ne veut plus manger de bœuf, ni de génisse, ni de veau, tu m’entends, personne ! Et se tournant vers la femme :

    — Si tu trouves des gens pour les manger, je t’achète tes bêtes !

    — Et les moutons ? Tu m’achèterais des moutons ? Interrogea Clarinote. Julien fit volte-face :

    — Tu as des moutons maintenant ?

    — Reviens dans dix jours, tu verras bien !

    — Bon. C’est entendu, au revoir et petit, mêle-toi de tes affaires !

    Angoissé, Vincent se tourna vers sa tante :

    — Il ne t’a rien demandé ! Ni si les moutons sont malades, ni d’où ils viennent ! Et on va faire quoi des veaux ? 

    — Les vendre. En Espagne, répondit Clarinote d’une voix morne en se demandant où elle allait pouvoir trouver des moutons.

    Dans toute la région, la situation s’aggravait, les cultivateurs étaient découragés, presque tous étaient ruinés, le syndic était abattu, « nous sommes réduits à voir périr tous ces animaux sans qu’on puisse leur faire administrer des remèdes dont l’efficacité soit constatée » et chacun était bien conscient que le mal n’était pas à son comble.

    Il faut avancer avancer, avancer, les pieds, comme des automates, indépendants, seulement le poids sur les paupières, les lumières, marcher, tourbillon insensé. Je tombe... tourne... Un sursaut, brutal. Lentement. Je reprends ma marche, je n’avais pas cessé, je crois. Sentir l’air entrer, sortir. Mes pieds, avancent, m’emmènent, je ne sais où. Je sais il y a cette lumière, aveugle. Mourir ?

    Clarinote ne trouva pas à acheter de moutons, tout le monde en voulait, certains allaient même jusqu’en Espagne pour s’en procurer. Elle se décida à solliciter Lafitte, installé à Gurs : il connaissait tant de monde !

    — Les temps sont durs ma Ninote, je t’aime bien, et puis tu m’as vendu de belles bêtes. Allez, tu sais que tu me plais, et pour tes beaux yeux je m’en vais te trouver des brebis.

    — Merci, je n’oublierai pas ton aide, mais je…

    Lafitte l’interrompit :

    — Ne t’inquiète pas pour le bélier, j’y ai pensé, j’en ai un en vue, pas jeune mais toujours vert, et il éclata de rire.

    — Et pour… Clarinote, embarrassée, ne finit pas sa phrase.

    — Le prix ?

    — Je n’ai pas…

    — Allons, tu me paieras plus tard, on va juste signer un petit papier, les affaires sont les affaires tu comprends.

    — Oui, je comprends ; que veux-tu écrire ?

    — Que tu me rembourseras, par tout moyen, allez disons d’ici un an, ça te laisse un sacré bout de temps ma jolie ! Ses lèvres s’étendirent en un bref sourire sans que ses yeux ne laissent transparaître la moindre émotion pendant qu’il ajoutait :

    — On va sceller l’affaire par un baiser.

    — Lafitte, tu l’as dit toi-même, les affaires sont les affaires, ne mélangeons pas tout.

    — Tu as raison, le baiser sera pour plus tard, répondit-il négligemment en se rapprochant d’elle. Elle recula imperceptiblement, il s’arrêta net sans cesser de sourire et sans la quitter des yeux et s’assit à sa table tandis qu’elle restait debout. Il saisit une plume et commença à écrire. Lorsqu’il eut fini, il tendit le document à Clarinote.

    — Signe.

    Clarinote commença la lecture en déchiffrant les lettres une à une. Penchée pour lire, elle donnait à voir sa nuque d’albâtre sur laquelle courraient quelques mèches rebelles à la base de son cou. Lafitte, captivé, approcha sa main pour saisir des fils de la chevelure à la dérive et ce faisant effleura et laissa glisser sa main sur la peau satinée de la femme. Elle sursauta.

    — Tu devrais mieux te coiffer, dit-il en retirant sa main.

    Clarinote passa ses doigts dans son cou pour relever ses cheveux récalcitrants vers son chignon. Elle signa rapidement en lui remettant sa reconnaissance de dette.

    — Je dois rentrer avant que la nuit ne tombe.

    — Les chemins ne sont pas sûrs, dit lentement Lafitte.

    — On ne craint rien par ici, tout le monde se connaît.

    Lafitte ne répondit pas. Elle prit congé, et, une fois dehors, elle expira profondément, soulagée d’être sortie et partit d’un bon pas pour ses deux heures de marche jusqu’à Moncayolle.

    Le soir même, Vincent fut stupéfait du changement d’humeur de Clarinote.

    « Tu es rigolote ma tante ! » Vincent rit de voir Clarinote si enjouée. « Tu dis des bêtises ! » dit-il ravi. Son père était grave et sinistre, tous étaient comme écrasés par la fatalité, seule Clarinote chantait, d’une voix un peu étrange, certes, des chansons aux paroles décousues et absurdes faisant rire son neveu. « Je chante mon petit Vincent parce que les notes ne sont pas malades, tu vois, elles sont légères, elles s’envolent, loin de tout ça » et Vincent chanta à tue-tête pour accompagner la femme dont les traits s’étaient alourdis en une année bien qu’elle mangeât frugalement.

    J’ai la tête lourde, le soleil me gêne. La lumière m’écrase, la tête qui tourne, un bruit sourd qui n’en finit pas et il faut marcher, partir, avancer, tacher d’oublier ce soleil qui pèse tant sur ma tête, sur mes yeux, sur mon front.

    La chaleur de l’été 1773 écrasa les hommes et ce qui restait de bêtes. « Tu chantes trop fort et il fait trop chaud, tu es toute rouge ma tante ! ».

    L’automne fut morne et l’année s’acheva dans l’inquiétude pour les uns et la disette pour les autres. Les moutons, malingres, que Clarinote avait achetés à Lafitte, furent vendus le prix de leur achat, mais elle aurait à lui payer les intérêts. Clarinote n’y avait gagné qu’une mauvaise réputation quant au peu de vigueur de ses bêtes.

    Roi 1774

    En 1774, tout s’accéléra, la mort frappait les bêtes dans l’ensemble du Sud-Ouest, jusqu’à Bordeaux. Les états généraux de Béarn réclamèrent en avril « secours et bienfaisance » de la part du roi puisqu’il était le père de la nation.

    Le 10 mai 74, Louis XV, le roi « Bien-aimé » fut enterré de nuit, en cachette, haï par la population. Et Louis XVI, le « Désiré », devint roi de France, suscitant un immense espoir dans tout le royaume.

    Durant l’été 1774 il nomma Anne Robert Jacques Turgot Contrôleur général des finances, qui quitta donc ses fonctions d’intendant de Limoges. Turgot était proche des physiocrates qui faisaient reposer la richesse du pays sur l’agriculture. La nomination de Turgot promit donc une attention redoublée au règlement de l’épizootie.

    Tout cela n’avait que peu de conséquences immédiates dans le Sud-Ouest. Bien sûr, les nouvelles de Paris avaient abondamment été commentées, mais ce ne fut pas le sujet de l’assemblée municipale de Bayonne par cette après-midi d’été de juillet 1774:

    —  De toute façon, l’épizootie va finir, il n’y a plus de bêtes, je ne vois pas pourquoi on se réunit, qu’est-ce qu’on peut faire ?

    Julien s’énerva :

    — Il en reste, il faut interdire de tuer les veaux et les génisses et c’est un boucher qui vous le dit. Sans eux, pas de bœufs ni de vaches, réfléchissez un peu bon sang !

    — On peut toujours le proposer à l’intendant, mais il faudrait que ce soit général dans tout le département, sinon… ça ne changera pas grand-chose…

    —  On dit qu’on peut essayer de les soigner, c’est l’intendance qui paie les remèdes, assura un autre, ce qui provoqua un éclat de rire général, à la fois agressif et désespéré :

    — Pour les donner à quelles bêtes ? Il y a plus de remèdes que de malades et en plus ils ne leur font rien, de rien !

    — Et le roi, Louis le quinzième n’a pas répondu à la requête des États du Béarn… 

    — Ben il faut qu’ils s’adressent au nouveau roi !

    — C’est pas un dépravé comme son grand-père, il s’occupera du peuple !

    — Il faut profiter du changement de roi, très vite, avant que d’autres ne l’accaparent avec leurs problèmes.

    Avec une belle unanimité ils décidèrent d’envoyer un courrier à l’intendant, d’Aine.

    Julien partit aussitôt pour Moncayolle informer Clarinote de la demande qui serait faite au roi par l’Intendant. Elle l’inquiétait, triste et seule, une bonne nouvelle lui ferait du bien.

    En approchant sa charrette de la maison, il entendit des éclats de voix :

    — Non, non non, vociférait Clarinote.

    — Allons, tu as signé ma belle, affirma une voix d’homme, tu avais un an pour me rembourser !

    Il entra, Clarinote et Lafitte se faisaient face. Penchée en avant, tremblante, les mains sur la table, elle semblait figée devant Lafitte qui la regardait les lèvres fermées et étirées, les bras croisés et la tête légèrement inclinée vers la droite.

    — Je dérange ? Interrogea Julien.

    — Nous réglons une affaire qui ne te regarde pas, répondit Lafitte.

    Clarinote se redressa sans rien dire. Lafitte reprit :

    — Allons, je ne suis pas mauvais diable, je te laisse quatre mois.

    — Quatre mois pour quoi faire ? Interrogea Julien.

    — Il te l’a dit, ce ne sont pas tes affaires. Pourquoi es-tu venu ? Interrogea Clarinote.

    — J’ai à te parler. On va demander des secours au nouveau roi.

    Clarinote haussa les épaules.

    — Mais si Clarinote, tu verras, tout va bien se passer.

    — S’il le dit, tu vois, ma jolie, tu n’auras aucun problème pour me rembourser. Je vous laisse, d’autres tâches m’attendent, ajouta Lafitte avec un sourire sinistre.

    Elle soupira.

    — Je voulais aller chercher Vincent à Oloron pour qu’il passe quelques jours ici, cela lui fera du bien.

    — Bonne idée ! Crois-moi, ça va aller de mieux en mieux ! Je vais venir avec toi, j’ai à faire à Oloron : le commerce va reprendre !

    Qui oppresse mes poumons, me forcer à marcher, me forcer pour respirer, désirer plus que tout m’allonger, attendre que la danse de lumière cesse, m’endormir, enfin, dans une musique. Douce. Douce. Mais… marcher dans cette atmosphère épaisse, lumière étouffante, bousculé, mille coudes étrangers.

    Avant de repartir, Julien pour Bayonne et Clarinote et Vincent pour Moncayolle, Clarinote emmena Vincent prier avec elle en la cathédrale d’Oloron pour implorer le soutien divin pour la requête auprès du roi. En sortant, elle contempla le tympan, et montra à Vincent Jésus descendu de la croix.

    — Tu vois, Vincent, malgré leur peine et leur douleur, ils agissent sans perdre de temps. Et peu importe leur indignité devant le fils de Dieu, ils ne permettent pas que Son corps soit laissé à l’abandon sur une croix…

    — Alors même le plus grand peut avoir besoin un jour des plus faibles !

    — Tu as raison, mais, vois, ils sont plusieurs. Et chacun aide avec ses moyens.

    Vincent réfléchit quelques minutes, et triomphant, s’exclama :

    — On va y aller tous les deux ! On va aller trouver le roi, on est assez grands pour dire ce qu’on a à dire !

    Clarinote sourit en ébouriffant les cheveux de son neveu.

    — Le roi ! C’est beaucoup trop loin ! Et puis on ne nous laissera pas l’approcher !

    — Alors on va aller trouver l’intendant !

    Clarinote resta quelques instants interloquée avant de répondre.

    — Tu as raison, après tout, pourquoi pas… Et ça ne s’est jamais fait, c’est fou…

    — Tu as peur ? S’inquiéta Vincent.

    — Non, ça me plaît, le rassura Clarinote. Et ce sera plus efficace que la révolte de Matalas !

    — Matalas ?

    — Tu sais bien, le curé de Moncayolle qui s’est révolté contre l’injustice des impôts il y a cent ans, en entraînant toute la Soule derrière lui !

    — Ah oui ! Celui qui a dit vouloir rendre toutes les conditions égales. Il a fini la tête coupée…

    — Oui, c’est bien pour ça que ton idée est bien meilleure que la sienne ! Je n’aime pas les révoltes. Le sang coule toujours. Allez, tu seras notre nouveau Matalas ! Mais toi, ce sera sans violence, et tu garderas ta tête !

    Intendant 1774

    Au rythme lent des pas des bœufs attelés, ils rentrèrent à Moncayolle en continuant de deviser. Clarinote connaissait une des domestiques de l’intendant. Il faudrait qu’elle puisse lui porter une lettre de présentation pour qu’il les reçoive. Ils discutèrent pendant tout le trajet du choix de chacun des mots de la missive. Vincent qui savait mieux former les lettres que Clarinote, l’écrirait, ce qui fut fait dès le lendemain.

    En quelques jours, ils préparèrent leur voyage pour Pau : Clarinote confectionna des gâteaux et réunit les vivres et linges dont ils auraient besoin et prit ses dispositions avec Augier, son homme de main, pour ses bêtes. Enfin, le jour arriva où Vincent bouchonna les deux bœufs dont le poil luit au soleil.

    Le joug de bois posé sur leur encolure, Vincent attela les bœufs et monta dans la charrette à côté de Clarinote. Ils démarrèrent lentement et le paysage se déroula au rythme régulier et tranquille des bovins. Clarinote haussa les épaules dans un mouvement familier pour chasser les vagues inquiétudes qui émergeaient curieusement du calme du voyage indolent. Le soir venu ils s’arrêtèrent dans une auberge sur la route de Pau. Ils mangèrent rapidement et se couchèrent tôt. Le soleil venait à peine de se lever qu’ils étaient déjà repartis, à la fois inquiets et excités du voyage et de ce qui les attendait.

    Enfin arrivés à destination, Clarinote pénétra dans l’imposante demeure de l’intendant par l’entrée des domestiques, et fut aussitôt accueillie par une grande femme mince qui lui tendit les bras :

    — Clarinote, quelle surprise ! Oh, c’est Vincent, non ? J’ai su pour ton mari… Tu vas bien ?

    — Oui.

    — Tu as toujours été forte, je le savais que tu saurais… Enfin, tu sais que je suis là, dans un malheur pareil…

    — C’est un drame qui me touche, mais ne touche que moi. Je suis venu pour la catastrophe qui va faire le malheur de milliers de gens. Cette maladie des bœufs… Il faut que tu m’aides. Je dois parler à d’Aine, l’intendant.

    — Mais que veux-tu lui dire ?

    — Qu’il appuie la demande de secours auprès du roi. Il faut qu’il m’écoute.

    — Monsieur est dans son bureau, il travaille tout le temps !

    En effet, les ordonnances d’Aine se multipliaient, il interdisait, menaçait, réitérait ses injonctions, punissait. Les affiches étaient scrupuleusement placardées, les tambours annonçaient les mesures à tous les carrefours.

    — Pourrais-tu lui glisser une missive ? Interrogea Clarinote.

    — Oui, ça je peux ! Moi aussi je veux faire quelque chose !

    — C’est comme pour la descente de la Croix, on peut tous faire quelque chose ! Ajouta Vincent, enthousiaste.

    — Suivez-moi !

    Clarinote et Vincent, précédés par la domestique, traversèrent les pièces en enfilade. Elle frappa doucement à une porte couverte de dorures. Elle attendit quelques instants et entra en laissant derrière elle Clarinote et Vincent.

    — Monsieur, un courrier !

    D’Aine la parcourut rapidement.

    — Qui est-ce ?

    — C’est une habitante de Moncayolle, Monsieur, je réponds d’elle, je sais que si elle demande à vous rencontrer c’est important.

    — Vraiment ? Tu as l’air sûre de toi. Après tout pourquoi pas, ça me changera de mes interlocuteurs habituels, fais-la entrer !

    Intimidés, Clarinote et Vincent entrèrent dans la vaste salle, bureau de l’intendant.

    — Je vous écoute, intima d’Aine.

    — Monseigneur, répondit Clarinote, tout le pays souffre, nous n’aurons plus bientôt les moyens de vivre, il n’y a pratiquement plus de bœufs.

    — Tu ne m’apprends rien et on peut vivre sans bœufs, on peut manger autre chose !

    — Non pas Monseigneur, les terres ne seront plus labourées. La misère va frapper les pays de toute l’intendance.

    D’Aine savait tout cela, et il connaissait en détail les mesures prévues en cas d’épizootie par l’arrêt du Conseil du roi du 31 janvier 1771 : primes octroyées pour la déclaration des cas de bêtes malades, marquage et isolement de ces bêtes, désinfections des étables, voitures et matériels. La décision de les appliquer était difficile à prendre : elles pouvaient bloquer l’économie locale et, en une cascade terrifiante, la misère s’abattrait durement sur des milliers d’habitants dont la ruine serait l’implacable conséquence. Elles étaient pourtant nécessaires pour enrayer le mal.

    — Tu ne me dis rien que je ne sache déjà.

    — Monseigneur, les États vont vous demander d’appuyer une requête d’aide auprès de notre bon roi. Je voulais vous dire que nous, les femmes et les enfants nous voulons aussi être entendus.

    — Les femmes chez les Basques, je sais, les enfants, c’est encore plus absurde et ce n’est pas dans la coutume.

    — Nous sommes les hommes de demain ! Répondit Vincent avec aplomb. D’Aine, en tournant la tête vers le garçonnet pour le foudroyer du regard, lut la même détermination dans ses yeux que dans ceux de sa fille Sophie-Elisabeth, qui avait le même âge. Il s’adoucit immédiatement.

    — Que voulez-vous exactement ?

    — Monseigneur, reprit Clarinote, que vous appuyez la requête des États, mais aussi que les amendes pour les bouchers qui tuent, vendent et débitent les jeunes bovins soient versées pour moitié au dénonciateur et moitié aux pauvres du lieu principalement de ceux qui auront perdu des bestiaux. 

    — Et ?

    Clarinote secoua la tête, elle n’avait rien à ajouter.

    — Je vais y réfléchir. Et ne vous avisez pas de revenir, ni vous ni aucun des vôtres. Laissez faire les États dont c’est le rôle. 

    À peine avaient-ils quitté la pièce que Lafitte sortit de derrière une discrète petite porte.

    — Tu étais là, toi ? Que penses-tu de son idée de répartition des amendes ?

    — Les pauvres ne seront pas moins pauvres. Votre Grandeur devrait plutôt les verser en totalité aux dénonciateurs, je vous garantis que cette mesure sera la plus efficace.

    — Je reconnais là ton grand cœur Lafitte ! Cette paysanne est plus maline que toi, le bien public est garant de la tranquillité des intendants ! Je me demande si ce n’est pas auprès d’elle plutôt que de toi que je devrais m’informer de l’état du pays…

    — Ce n’est qu’une paysanne, je… D’Aine l’interrompit :

    — C’est une paysanne, honnête, allez, va vaquer à tes affaires, je te ferai appeler.

    Lafitte sortit, mâchoires et poings serrés.

    Est-on maître de fixer sur un seul point l’activité d’un esprit qui s’applique à tout ? Et qui sait, s’il ne faut pas que plusieurs efforts concourent en même temps à l’agrandir ?

    D’Aine supprima les foires et les marchés, interdit l’exportation des moutons et ordonna de réquisitionner des granges pour isoler les bêtes malades. Pour finir, il écrivit à Turgot pour appuyer la demande du pays. « Il ne reste aucune bête à corne. Nos laboureurs ruinés et accablés par ce fléau manqueront incessamment des moyens pour subsister et pour cultiver les terres et ce désastre aura les suites les plus funestes. Ils espèrent que la sensibilité de notre nouveau monarque apportera quelque soulagement et que vous daignerez influer sur l’adoucissement que nous solliciterons de sa bonté paternelle ».

    Pertes octobre 1774

    Le 22 octobre 1774, nouvelle réunion de la municipalité de Bayonne. Julien n’en manquait aucune. Les enjeux étaient considérables pour son activité de boucher. Il avait pris soin de n’acheter que de belles bêtes. Il était essentiel de faire savoir que les précautions prises étaient efficaces, qu’il n’y avait aucun danger à consommer de la viande de boucherie et qu’il n’y en avait même jamais eu. Un imprudent hasarda que les pertes pour les bouchers n’étaient pas si considérables. Julien, piqué au vif, se leva et tonna en brandissant ses chiffres « depuis juillet il ne s’est consommé à Bayonne que 579 bœufs et 586 veaux au lieu des 880 bœufs et 1200 qui se consommaient habituellement. » Il dirigea son énorme poing vers son contradicteur qui n’en pouvait mais. Sentant le danger, les membres de l’assemblée tempérèrent ses propos et proposèrent d’écrire immédiatement à l’intendant « Nous avons fait l’heureuse expérience que la viande des bœufs que nous inspectons toujours bien exactement n’a aucun effet nuisible et que l’épidémie porte exclusivement sur les bêtes à cornes : il est même très probable qu’au début de l’épizootie nous avons pu être alimentés de bœufs suspects sans qu’aucun habitant en ait ressenti la plus légère incommodité aussi la confiance publique est entièrement rétablie ».

    Calmé, Julien s’enfonça dans le silence, bras croisés et visage d’airain.

    Non, les bouchers n’étaient pas les seuls à souffrir de l’épizootie. La situation était critique pour Clarinote : rares étaient ceux qui continuaient à prendre du bétail à cheptel. Lorsque Clarinote et Augier menaient les bovins de l’étable aux pâturages, ils voyaient les mères rappeler leurs enfants pour ne pas qu’ils approchent. Augier n’en avait cure, mais Clarinote tâchait à chaque fois de les rassurer. Pourtant inquiète, elle se rendait chaque soir dans l’étable et examinait ses bêtes. Un soir, l’événement redouté arriva : l’une d’entre elles avait de la fièvre, grinçait des dents, respirait trop vite, son poil se hérissait. D’Aine avait pris en octobre une ordonnance ordonnant l’abattage des bêtes malades. Mais Clarinote voulait guérir la sienne, elle n’avait pas les moyens de la perdre. En outre, il était ordonné de dépecer l’animal, de l’enterrer à dix pieds de profondeur, de verser de la chaux vive avant de refermer la fosse. Et qui allait creuser la fosse et payer le dépeçage et la chaux ? Elle installa le bœuf malade au fond de l’étable, lui mit en abondance de la paille, le frotta vigoureusement, le couvrit avec une vieille couverture de laine, lui fit boire du vin, le veilla avec tendresse et appréhension. Au matin, le bœuf n’allait pas mieux. Elle fit une croix sur son dos avec un cierge béni à la Chandeleur, brûla trois touffes de poils de sa queue, et se rendit dans l’église d’Hôpital Saint-Blaise. À genoux devant la statue du saint protecteur du bétail, elle joignit les mains en priant pour leur guérison. En se redressant, elle leva les yeux vers une petite fenêtre, se perdit dans son maillage de pierre et, chancela, prise de vertige. Se tournant de nouveau vers la statue du saint, elle fut réconfortée par le visage bienveillant et le regard doux du médecin de bois. Elle inclina la tête en pleurant, laissa ses larmes se déverser sur les dalles, emportant avec elles ses peurs.

    Apaisée, elle alla retrouver son bœuf pour le rassurer.

    Un geste d’un homme dans la foule me sauverait-il ? Un geste que je n’ai pas fait aurait-il bouleversé le fil de ma vie ? Un seul geste posé dans une histoire peut-il en changer le cours ? Tournoyer, virevolter, tourbillonner, hoqueter.

    Vincent, en visite chez sa tante depuis quelques jours, la rejoignit dans l’étable. Il voulut s’approcher, elle lui interdit brutalement de toucher l’animal.

    — Tante Clarinote, il est malade ? 

    — Ne t’approche pas Vincent, ne t’inquiète pas, ce n’est rien !

    —  Mon père dit qu’il faut les tuer. 

    — Saint Blaise va intercéder pour nous auprès de Notre Seigneur, il va retrouver sa vigueur, je te le dis !

    — On va demander le remède à l’apothicaire, je peux aller trouver celui d’Oloron, il connaît…

    — Non, je ne veux pas que cela se sache. Tu comprends, si les gens apprennent qu’une de mes bêtes est malade… Et ce n’est pas l’épizootie, il a juste pris froid.

    — Alors demande à ton cousin, Philippe Tanto, il est quand même chirurgien !

    Clarinote réfléchit à haute voix :

    —  Son père est laboureur, il peut comprendre... Vincent insista :

    —  Tantine, va le trouver ! Les yeux embués, Vincent, perçut la détresse poignante de sa tante.

    —  Tantine, répéta-t-il, mais le regard désespéré de Clarinote le fit taire.

    Le lendemain, un écoulement purulent suintait des yeux et des naseaux du bœuf, prostré, secoué par moments d’une mauvaise toux, suffisamment fort pourtant pour que Lafitte, venu aux nouvelles du règlement de sa dette, l’entende en approchant de la ferme de Clarinote. Il s’arrêta quelques instants, l’oreille aux aguets. Avec un petit sourire, il fit demi-tour. Quelques jours plus tard il revint proposer à Clarinote un élixir qui avait « soigné le cheptel du roi de Hongrie » et que « tout le monde s’arrachait des Flandres à la Mer Noire » :

    — Celui qui me l’a vendu n’en a plus, et c’est mon dernier flacon mais je te le cède bien volontiers, il faut s’entraider…

    — Je ne veux pas te priver Lafitte.

    — Allons, je n’en ai plus besoin, te dis-je, et puis je connais tes dettes, n’est-ce pas ? Si je veux que tu me rembourses, et je le veux, ajouta-t-il avec un éclair dans les yeux, il faut que tes bêtes vivent. Je te le vends ce que je l’ai payé, mais ne le répète à personne ! Ça augmentera juste un peu ta dette, ce n’est pas bien grave…

    Elle avala sa salive, mais prise de remords de ne pas avoir acheté plus tôt de traitement elle acquiesça. Elle fut soulagée d’avoir pu acquérir le dernier flacon, le prix d’un bœuf, mais qui allait lui sauver son troupeau. Elle raconta tout cela à son neveu, soulagée de la solution qui allait tout résoudre. Elle donna la moitié du remède à l’animal, gardant l’autre moitié au cas où un autre tomberait malade et pour elle-même, car, comme elle l’expliqua à Vincent, Lafitte lui avait assuré que ce remède était aussi très bon pour les humains. La fièvre tomba rapidement et la gaieté de sa tante entraîna le garçon dans une danse joyeuse devant l’étable. La diarrhée douloureuse du bœuf, mêlant excréments et raclures de boyaux n’alerta pas davantage Clarinote, qui la mit sur le compte d’une sorte de nettoyage de l’organisme qui se débarrassait de la maladie. Elle encouragea même l’animal dans ses efforts expulsifs qui retournèrent le rectum devant les yeux stupéfaits de Vincent. « Tu es une brave bête, mais ne va pas trop fort, tu te fais mal ! » Gronda gentiment Clarinote en caressant la peau froide de l’animal devenu insensible et qui s’était laissé tomber à terre, épuisé. « Il se repose » chuchota-t-elle à Vincent. Ils le couvrirent chaudement et Clarinote lui caressa longuement l’encolure. Vincent n’osa faire part de ses doutes à sa tante mais la serra dans ses bras, avec toutes ses forces de petit, et l’embrassa affectueusement avant de partir rejoindre son père.

    La mort de la bête la surprit le lendemain. Farouchement optimiste, elle décida de rester confiante pour les autres, en se persuadant que ses hésitations à acheter l’élixir lui avaient fait manquer le moment opportun pour guérir son bœuf. Lafitte la conforta dans cette vue en lui disant que le remède était infaillible. Avec l’aide de son homme de main, Augier, Clarinote fit enterrer le bœuf, discrètement et prudemment. Mais de nuit, de mèche avec Lafitte, Augier était revenu récupérer le cuir pour le vendre. Elle n’en avait rien su. On disait que la maladie était véhiculée par les cuirs, alors le trafic de cuir, interdit, s’était organisé clandestinement.

    Clarinote, quant à elle, voulait coûte que coûte vendre quelques bêtes, de manière à pouvoir acheter d’autres remèdes en cas de besoin, ce qui restait de l’élixir risquait de ne pas suffire.

    Foire automne 1774

    L’interdiction des foires et marchés compliquait son projet, mais Augier lui parla d’un petit marché à bestiaux qui serait organisé en octobre à la sauvette, près d’Oloron. Prête à tout, elle décida de s’y rendre. Le jour donné, tous se retrouvèrent à l’heure des vêpres, dans la petite plaine entourée des bois jaunis par l’automne. L’atmosphère était pesante, le ciel lourd. Des enclos improvisés encerclaient les bêtes brunes, grises et blondes, indifférentes à la tension de leurs propriétaires. Accompagnée de Vincent qu’elle n’avait pas réussi à convaincre de rester chez son père à Oloron, elle entr’aperçut Lafitte qui lui jeta un coup d’œil et se rapprocha d’elle d’un pas vif. Il fallait faire vite, la nuit tombait rapidement en cette saison et l’orage menaçait.

    —  Tu as eu d’autres bêtes malades ? Lui demanda-t-il.

    —  Non pas ! Rétorqua Clarinote.

    Augier le regarda en plissant les yeux. Lafitte lui fit signe d’un coup de menton.

    —  Tiens, viens par-là, on va chiquer en causant… Augier s’approcha. Clarinote s’interposa.

    — Allons, laisse-le me donner un peu de chique, hein mon gars ? Sussura Lafitte. Augier plongea la main dans sa poche et fit tomber une tabatière d’argent. Surprise, Clarinote cria presque :

    —  Augier, occupe-toi des bêtes !

    Elle ne savait pas d’où venait la belle tabatière, et comment diable avait-il pu

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