Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Les Orgueilleuses
Les Orgueilleuses
Les Orgueilleuses
Livre électronique272 pages4 heures

Les Orgueilleuses

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Trois femmes, trois générations, trois époques.
En quête d’indépendance elles vont traverser le 20ème siècle pour accomplir leur destin tout en suivant les tourbillons du monde.
Germaine va connaître les affres de la guerre, Lucie va rebondir au cours des années sixties avec l’explosion du progrès et l’évolution des moeurs, Myriam à l’ère de la communication est déjà en marche pour le troisième millénaire.
À travers leurs espoirs, leurs rêves et leurs désirs, l’intime se mêle aux évènements historiques pour nous faire vivre l’effervescence de la société et les révolutions de leur époque.
Des portraits de femmes orgueilleuses, courageuses et attachantes, dont le parcours et les aventures tentent de raconter aux filles d’aujourd’hui que les femmes libres ont une histoire.
LangueFrançais
Date de sortie8 oct. 2018
ISBN9782312065021
Les Orgueilleuses

Lié à Les Orgueilleuses

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Les Orgueilleuses

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Les Orgueilleuses - Lucie Fargère-Carles

    cover.jpg

    Les Orgueilleuses

    Lucie Fargère-Carles

    Les Orgueilleuses

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2018

    ISBN : 978-2-312-06502-1

    A Myriam et Jade

    Il arrive un moment où vous savez que tout n’est qu’un rêve,

    Que seules les choses qu’a su préserver l’écriture ont des chances d’être vraies.

    James Salter

    Avant-propos

    L’orgueil fait partie des sept péchés capitaux.

    Pourtant, pour une femme, avoir de l’orgueil est une vertu.

    Orgueilleuse, pas au sens le plus connu qui consiste à croire qu’elle est la meilleure pour mépriser les autres, mais dans celui le plus noble, celui d’être consciente de sa propre valeur.

    Etre orgueilleuse, ce n’est pas être vaniteuse.

    La vaniteuse se glorifie de dons qu’elle ne possède pas, alors que l’orgueilleuse connait et utilise ses propres atouts. Elle refuse d’être ignorée et mal considérée. Elle refuse de dépendre de quelqu’un et de vivre une vie qu’elle n’a pas choisie. Elle n’accepte pas d’être bafouée, humiliée ou soumise à un homme, qu’il soit indifféremment son père, son frère, son mari ou son amant.

    L’orgueil ne se confond pas avec l’arrogance, lorsqu’il refuse le défaitisme et le fatalisme.

    Non plus, lorsqu’il ose s’imposer pour réussir. Etre orgueilleuse, c’est aimer se battre pour gagner.

    Etre orgueilleuse, c’est avoir le courage de se révolter. Et la révolte est une vertu.

    Je dédie ce récit à toutes les femmes orgueilleuses de ma famille, et à toutes celles qui se reconnaitront dans cette définition.

    Mes grands-mères ont vu le jour à la fin du XIXe siècle.

    Ma mère est venue au monde au début du XXe siècle, celui qui a connu les plus grands bouleversements de l’histoire, avec deux guerres mondiales, l’explosion de la science et des technologies, la construction de l’Europe et le début de l’émancipation des femmes.

    Je suis née en 1946, avec le privilège de faire partie de cette fabuleuse exception démographique intervenue au lendemain de la libération. La génération la plus choyée du siècle, qui sociologiquement influencera de manière significative toutes les générations futures.

    Ma fille a ouvert les yeux en janvier 1973, dans une période encore en forte croissance économique et sociale. Mais surtout à l’ère de la communication, avec la révolution de l’informatique, avec ce phénoménal océan Internet qui a mis le monde entier à la portée d’un clic.

    Plusieurs générations de femmes qui ont participé dans l’ombre et à leur manière, avec courage et orgueil, à l’évolution de la société. Une progression qui s’est fortement accélérée à partir du milieu du XXe siècle pour que les filles nées au XXIe siècle comme ma petite fille, puissent être des femmes épanouies, c’est-à-dire libres d’aimer et de vivre selon leurs choix.

    Jacques Stuart 1er a dit qu’il fallait trois générations pour faire un gentleman.

    Combien en faudra-t-il pour faire une femme libre ?

    :

    Germaine

    1911-1974

    On a souvent l’impression que ce que nous avons vécu

    dans le passé était plus intense,

    mais il ne faut pas se leurrer :

    le défi de la vie,

    c’est d’être heureux dans le présent.

    Ingrid Betancourt

    Les années d’insouciance

    1928-1938

    C’est un matin très ordinaire de l’hiver 1928.

    Un temps que je n’ai pas connu, un temps où ma mère était encore une jeune fille.

    Une délicieuse odeur de pain grillé se faufile dans la maison et annonce l’heure du lever. Avant de soulever son édredon, pour retarder encore le moment d’affronter le froid glacial de la chambre, Germaine écoute une dernière fois le bruit du vent derrière le volet. Puis, sans réfléchir, elle saute sur la descente de lit veloutée.

    Il ne lui faut que quelques minutes pour faire un brin de toilette et rejoindre sa mère qui s’affaire devant les fourneaux :

    – Salut M’an ! lance-t-elle joyeusement.

    – Bien dormi ? marmonne celle-ci sans attendre une réponse, puis elle enchaîne aussitôt : Ne traîne pas, ton père est déjà prêt ! N’oublie pas la couverture pour te couvrir, il fait très froid ce matin !

    C’est jeudi, jour de marché. Germaine se lève tôt ce matin pour accompagner son père dans un petit village de la région Rhône-Alpes planté au cœur du parc régional du Pilat. En trempant ses tartines dans un bol de café au lait, elle l’entend déjà s’activer dans le magasin proche de la cuisine. Il est commerçant ambulant et doit préparer les commandes avant de les charger sur la carriole qui attend dans la cour. Depuis 1927, il a ouvert un commerce de tissus et de vêtements et, par tous les temps dès cinq heures du matin, il parcourt les campagnes pour aller vendre sur les marchés.

    Germaine traverse le magasin pour le rejoindre. Il est déjà dans la cour. Son regard effleure prestement le long mètre de bois abandonné sur la banque. Seule scintille l’inscription qui s’inscrit en fil d’or sur l’énorme disque de ruban bleu marine : « Chez Carles – 48 rue de la République – La Grand’Croix ». Elle rafle le tout au passage. Dehors la nuit est noire comme de l’encre. A travers l’épais brouillard, elle distingue la silhouette de son père près de la charrette. Elle s’approche, effleure sa joue d’un baiser puis propose de l’aider.

    – Va plutôt t’installer au chaud ! bougonne-t-il affectueusement.

    Auparavant, elle s’approche du cheval qui attend patiemment, les oreilles aux aguets. A sa vue, il a ce petit hennissement bref, si particulier au langage des chevaux qu’elle connait bien. Bijou l’a flairée, il se laisse doucement caresser la crinière. Elle murmure quelques mots doux à son oreille frissonnante puis monte rapidement à l’avant de la charrette.

    Maintenant que l’attelage vient de dépasser les dernières maisons de la ville encore endormie, Victor tire légèrement sur les rênes pour accélérer l’allure. Avec un bruit sec, les sabots de Bijou résonnent sur le sol gelé et ce claquement régulier ne tarde pas à bercer le père et la fille. Bien pelotonnés sous la grosse couverture, ils laissent vagabonder leurs pensées. Le long de la route, on aperçoit à peine les silhouettes givrées des grands arbres qui se confondent avec la nuit.

    A travers les frimas, Victor devine au loin le pavillon – c’est le nom de la route tortueuse et escarpée qui mène au village de St Paul-en-Jarez. A son évocation, des images nostalgiques le submergent et le transportent à ce 2 novembre 1900, première date officielle de la saga familiale. Dans l’église illuminée et fleurie du village, il se revoit le jour de cette alliance sacrée aux côtés d’Antoinette, sa charmante petite-cousine. Antoinette Félicie Larousse vient de lui dire oui pour le pire et le meilleur. Ils sont à présent unis jusqu’à ce que la mort les sépare. Il lui glisse délicatement un anneau d’or au doigt tout en la dévorant des yeux. Elle a relevé ses cheveux. Quelques boucles s’échappent de son chignon. Elle est belle, et son cœur se gonfle d’orgueil à la vue de sa taille arrondie que la robe de taffetas, rehaussée d’une ceinture blanche pourtant bien serrée, a du mal à dissimuler. Le mariage entre cousins germains est aujourd’hui tabou, mais jusqu’à la fin du XIXe siècle cette pratique était relativement commune pour rapprocher les familles afin d’éviter la division des patrimoines.

    A cette époque, mon grand-père travaille à la mine. Après son mariage, surtout après la naissance le 15 février 1901 de sa première fille Louise – qui sera plus tard ma marraine – il doit vite trouver un moyen de compléter ses revenus. Il décide alors d’aller vendre sur les marchés des viennoiseries et des confiseries pour le compte d’une grande pâtisserie de la ville.

    Bien sûr, en ce début du XXe siècle, les moyens de contraception efficaces n’existent pas et les conseils que l’on échange sous le manteau sont parfaitement nuls. Aussi, lorsque la Première Guerre mondiale éclate, mon grand-père est déjà père de quatre enfants : Jeanne Victorine, première sœur de Louise née en 1909, puis les jumeaux Jean-Claude et Jean-Baptiste nés en 1907. Deux autres enfants – malheureusement ou heureusement – n’ont pas survécu.

    Il est mobilisé au printemps 1915, puis appelé à Grasse pour rejoindre l’Alsace dans la région de Colmar afin de participer à la campagne d’Allemagne et d’Autriche. Ma grand-mère Antoinette fait partie de ces femmes qui ont tout donné pour leur famille, et par ces temps de guerre elle va aussi faire preuve d’un grand courage. Avec une énergie hors du commun, elle remuera ciel et terre pour faire revenir son mari dans son foyer avant la fin de l’automne. Une richesse intérieure doublée d’une rare ténacité… J’ignore quelles sont les armes qu’elle a utilisées pour arriver à ses fins. Qu’a t-elle offert ? A-t-elle engagé son honneur pour cela ? Qu’importe, la mesure de l’amour est ce que l’on consent à donner pour lui. Mon grand-père retrouva sa famille. Une véritable fête pour ce retour inespéré, entouré de sa femme et de ses enfants. Il reprit ses activités de mineur et de marchand ambulant. Ensuite, il décida de diversifier son activité de marchand en ouvrant un commerce de tissus et de vêtements. Avec un mulet pour commencer, puis avec un cheval, il reprendra le chemin des campagnes afin de vendre cette fois pour son propre compte. Aujourd’hui, avec un commerce prospère et une clientèle assurée, il élève convenablement sa famille. Germaine, née le 17 décembre 1911, est sa fille préférée. Elle l’accompagne par tous les temps sur les marchés, ce qui crée inévitablement des liens et une belle complicité. Paulette, la petite dernière, née le 6 septembre 1921, atteindra bientôt ses 8 ans.

    A 50 ans, Victor savoure le chemin parcouru. Il a acquis succès et notoriété dans le canton, avec une bonne clientèle qui apprécie la variété et la qualité de ses vêtements, sa compétence et son sens des affaires. Ses amis recherchent sa compagnie pour son caractère jovial et son humour. Il est considéré pour sa forte personnalité car il n’hésite pas à défendre ses convictions souvent bien tranchées. Il est aujourd’hui devenu un homme respecté – on pourrait presque parler de réussite. Sur le plan familial, il est plutôt satisfait : récemment sa fille Jeanne semble avoir trouvé sa voie en rejoignant une communauté de religieuses franciscaines à Alès sous le pseudonyme de Sœur Saint-Victor. Quant à Louise, sa fille aînée, elle vient de rencontrer l’homme de sa vie. Elle doit l’épouser le printemps prochain – cette perspective le remplit de joie – car il n’aime rien tant dans la vie que le bonheur de ses enfants et faire la fête.

    Sous ses paupières closes, Germaine songe aussi à ce prochain mariage. Elle pense à la tenue qu’elle va porter pour cette cérémonie tant attendue. Appelée à conseiller la clientèle de son père, elle a appris à reconnaître les différents tissus et la confection des vêtements n’a plus de secret pour elle. Elle n’a que dix-huit ans, mais tout ce qui touche au domaine de la mode la passionne. Si ma mère n’a jamais réussi à me donner envie d’apprendre à coudre, elle m’a transmis son sens inné de l’élégance, un héritage impalpable, mais artistique et spirituel en quelque sorte. Durant les merveilleuses années que j’ai passées auprès d’elle, nous avons partagé cette fascination pour le luxe et la beauté.

    En perspective de la fête, Germaine imagine déjà sa tenue. Une robe qui pourrait bien ressembler à un modèle qu’elle a repéré dans un magazine, du genre de ceux qu’elle feuillette régulièrement : Le Petit Echo de la mode ou L’Officiel de la mode. La grande innovation de ce printemps 1928, c’est justement la robe pour aller danser. Les salles de danse et les bars vibrent depuis peu au son des premiers orchestres de jazz et tout le monde danse le tango, le charleston ou le fox-trot. Pour swinguer sur ces rythmes endiablés, les grands couturiers comme Jean Patou, Jeanne Lanvin ou Jacques Heim ont créé des modèles audacieux qui découvrent le dos. En effet, les danseurs étant plus souvent serrés l’un contre l’autre, le dos des danseuses devient désormais la partie la plus exposée aux regards. Avec insolence, l’influence de la jeune Gabrielle Chanel s’impose. Ses robes droites, toutes simples avec des grands décolletés carrés et portées avec de longues écharpes, surprennent. Sur les pages des catalogues, on peut aussi admirer les robes de Madeleine Vionnet. Une création a plus particulièrement attiré son attention : il s’agit d’une robe en crêpe Georgette, de ce coloris rose trémière très en vogue ce printemps. Elle adore le mouvement gracieux de la tunique, les fines broderies autour de l’encolure et la ligne plongeante dans le dos qui lui donne beaucoup d’allure. Une rose en soie d’un ton plus soutenu, accrochée juste au-dessus du sein gauche, pourrait parfaitement jouer le rôle de la Chanel touch prônée par la jeune créatrice : « La toilette féminine doit être simple mais agrémentée d’accessoires pour la mettre en valeur ».

    Pour la réalisation de cette tenue, ma mère a fait appel à un tailleur. Mais la plupart des femmes à cette époque ont une couturière dans leur entourage. Il n’est pas rare en effet d’avoir une grand-mère, une mère ou une tante dans la couture, et les filles sont fières de cette ascendance, car c’est une manière de flirter avec le luxe et le raffinement de ce monde inaccessible : la haute couture. Pendant longtemps, la couture est restée presque l’unique métier des femmes, véritable artisanat de la beauté et de l’élégance. Ce métier leur permettait de s’évader de la médiocrité du quotidien. Cela permettait à celles qui travaillaient chez elles de rencontrer d’autres femmes tout en assurant les tâches ménagères et la garde des enfants. De plus, ces travaux représentaient un supplément financier non négligeable pour le budget familial, leur donnant ainsi l’illusion d’une certaine indépendance sur le plan personnel.

    Les promesses de l’aube se dessinent à l’horizon. Ses premières lueurs rosées illumineront le toit des maisons lorsque Germaine et Victor arriveront sur la place du marché. Comme à son habitude – depuis qu’il l’a ramené à son retour de la Grande Guerre – mon grand-père sortira son clairon de dessous son siège pour lancer quelques notes. Cette sonnerie dite du réveil est censée annoncer son arrivée : quelques camelots déjà sur place lèvent la tête et le saluent joyeusement. Autrefois, l’échange le plus ordinaire entre les gens était hebdomadaire : c’était le marché. Vivant et chaleureux, encore bien plus qu’aujourd’hui, il représentait un endroit privilégié de rencontres. On venait s’y approvisionner en produits locaux mais aussi en vêtements, outils et ustensiles ménagers. Cette vie commerciale justifiait l’existence des cafés dans les villages. On y servait du vin, et le plus souvent les affaires importantes s’y traitaient baignées dans les vapeurs d’alcool et de tabac. Les affaires d’argent évidemment, mais parfois aussi de cœur sur fond d’odeurs mêlées de sueur et de pain chaud.

    Cette fin de matinée d’hiver s’étire, les rayons du soleil sont trop timides pour faire monter la température qui reste désespérément polaire. Sous son abri de toile, Germaine tente de se réchauffer. Ses bottines fourrées pianotent sur le sol gelé tandis que ses mains gantées se cramponnent à la tasse de café que vient de lui ramener son père du bistrot d’à côté. Elle aperçoit alors la pimpante silhouette d’une de ses clientes. Avec son chignon serré et d’un pas décidé, elle tente de se frayer un passage parmi les badauds. Germaine suit son allure souveraine du regard. Vêtue de sombre, Catherine Fargère se dirige dans sa direction. Son grand panier sous le bras déborde des produits de sa ferme. En venant les vendre au marché, elle profite de l’occasion pour faire des emplettes. Ma mère observe à la dérobée cette femme dont la forte personnalité inspire l’admiration et le respect. Elle est de la race de celles qui ne se permettent pas d’avoir des états d’âme. Elle sourit lorsqu’elle a envie de pleurer, balaie ses problèmes avec un trait d’humour au point qu’elle donnerait presque des complexes d’infériorité à un général. Depuis la mort de son mari, intervenue après son retour de la guerre, elle fait preuve d’un grand courage. Elle assure avec une main de fer le fonctionnement de la propriété tout en élevant ses deux enfants, un garçon et une fille désormais pupilles de la nation.

    Le nombre de pertes humaines durant la Première Guerre mondiale a été colossal et s’est chiffré par plusieurs millions sur les fronts. Les conditions de vie pour les soldats ont été tellement difficiles que beaucoup, comme mon grand-père, ont succombé dès leur retour. Dans les tranchées, le danger, le manque d’hygiène, le ravitaillement mal assuré ainsi que le froid hivernal avec la pluie et la boue ont eu raison de leur moral, de leur énergie et de leur santé. Cette terrible guerre a également bouleversé la vie de toutes les femmes. Considérées comme faibles et frivoles par nature, elles ont jusque-là été confinées dans des rôles secondaires. Hélas, c’est la guerre qui leur permet de montrer de quoi elles sont capables. Pour la plupart, avec leur compagnon mobilisé au front, elles ont dû prendre leur place à l’usine ainsi que dans tous les métiers de la vie quotidienne. Elles distribuent le courrier, se chargent des tâches administratives, travaillent dans les champs et même fabriquent les munitions nécessaires aux soldats. D’ailleurs, à la suite de ce conflit, de nombreux pays d’Europe ont accordé le droit de vote aux femmes : par exemple la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou l’URSS en 1918. Malheureusement, en France, les propositions en faveur du vote des femmes présentées en 1919 seront rejetées par un Sénat trop conservateur.

    Catherine Fargère illustre parfaitement le sort de ces femmes qui, en l’absence de leur mari, ont dû assurer les tâches du quotidien pendant tout le temps de la guerre. Veuve désormais, elle ne perd pas son temps à s’apitoyer sur son sort mais affronte les réalités de la vie. Comme toutes les femmes battantes, parfois elle peut paraître irritante. Mais son attitude force la gratitude, celle qui jaillit du cœur, lorsqu’elle s’arrange toujours pour donner du travail aux femmes des mobilisés en les engageant dès qu’elle le peut pendant les cueillettes ou les moissons. On raconte que malgré une situation financière délicate, elle a conservé son goût pour la fête. Malgré cette triste période, elle perpétue la tradition dès la fin des récoltes dans sa propriété. Elle adore la musique et ne dissimule pas son goût pour la danse, deux passions qu’elle a su transmettre à ses enfants. Son fils Jean est musicien : il joue de l’accordéon. Avec quelques amis, il a formé un groupe avec lequel il prend du plaisir à jouer. Ils animent ainsi mariages et soirées dansantes aux alentours.

    Si on osait parler d’aspect positif de la Première Guerre mondiale – dite la Grande Guerre – on pourrait dire qu’elle a été pour les femmes une étape décisive d’émancipation et de promotion. En remplaçant les hommes dans les usines, en reprenant l’éducation des enfants et, pour les veuves, en faisant face au poids matériel et moral que la tradition ne leur avait jusque-là jamais permis d’assumer, elles sont devenues de véritable chefs de famille, comprenant enfin qu’elles pouvaient faire aussi bien que les hommes et parfois mieux. A cette époque, la femme devient majeure et les préjugés contre le travail féminin s’estompent. La mode et les arts aussi témoignent de cette émancipation, même si en France elle reste moins forte que dans certains autres pays d’Europe.

    Mes deux grand-mères ont traversé cette période compliquée de l’histoire avec beaucoup de courage et de détermination. Elles furent les actrices anonymes de leur temps. Si elles restent des femmes de l’ombre, je les considère pour ma part particulièrement lumineuses – des femmes fortes et orgueilleuses qui resteront en fait mes premières héroïnes.

    Après un XIXe siècle où les décideurs étaient essentiellement des hommes, depuis le début du XXe siècle les femmes vont s’imposer dans tous les domaines, même si leurs droits ne sont pas encore reconnus au quotidien par les pouvoirs publics. Certaines vont se distinguer, soit sur un plan artistique comme Camille Claudel, sculpteur de grand talent, soit dans des domaines plus scientifiques comme la physicienne Marie Curie, première femme à décrocher le prix Nobel pour ses travaux.

    Que se passait-il donc dans le petit monde de la culture à cette époque ? La littérature réservait une place de choix à deux grands écrivains : François Mauriac et André Malraux. Ils avaient en effet un don inimitable pour plonger leurs intrigues et leurs personnages dans le cadre de la grande histoire. Le jeune auteur Maurice Radiguet faisait scandale avec son sulfureux roman Le Diable au corps. Colette s’imposait avec une insolente liberté – plaisir assumé et parfaite inaptitude à départir le bien du mal – ce qui allait faire d’elle l’un des plus grands écrivains français. Elle était très en avance sur son temps : il faut rappeler en effet que dans ces années-là, le plaisir pour le plaisir était une philosophie de vie évidemment condamnable pour une femme – et tout à fait inconcevable pour une jeune fille mineure.

    Dans cette période de l’entre-deux-guerres, la recherche artistique était très présente et des grands noms d’artistes s’imposaient déjà comme des classiques. Le surréalisme implantait sa révolution et j’imagine que ma mère n’était pas indifférente à tous les remous de ces mouvements. Les artistes étaient fortement influencés par la guerre. Avec ses horreurs et ses absurdités, cette dernière avait fait éclater une forme de nihilisme intellectuel et artistique. Les peintres expérimentent alors de nouveaux moyens d’expression. Ils n’utilisent plus seulement des

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1