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Des grémillons pour les canards
Des grémillons pour les canards
Des grémillons pour les canards
Livre électronique516 pages8 heures

Des grémillons pour les canards

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À propos de ce livre électronique

Une famille comme tant d'autres, catholique, pratiquante, accrochée à la terre de sa métairie. Survient un enchaînement d'événements : la famine plusieurs années de suite, la révolution de 1789, la chasse aux prêtres, une conscription avec une levée en masse de 300.000 hommes, la révolte des conscrits, la révolte des paysans, les émeutes, la guerre, les guerres… Cette famille se trouve alors broyée, et sous la violence des hommes et du pouvoir en place éclate. Les parents, les grands-parents, les enfants, chacun de son côté connait l’horreur. Et tous se doivent de survivre et de lutter, loin des autres... Survivre aux tueries, survivre aux guerres, survivre à la folie des hommes, garder la foi et l’espoir… Le souvenir et l’amour seront les liens entre tous avant que ne revive le pays dévasté et que la famille n’entame une autre vie avant de redécouvrir le bonheur.
LangueFrançais
Date de sortie27 oct. 2014
ISBN9782312035062
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    Aperçu du livre

    Des grémillons pour les canards - Daniel Guillon

    cover.jpg

    Des grémillons

    pour les canards

    Daniel Guillon

    Des grémillons

    pour les canards

    Les survivants d’Étusson

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2014

    ISBN : 978-2-312-03506-2

    Sans Marielle, ce document n’aurait jamais vu le jour.

    Oublier c’est trahir…

    Avant-Propos

    Je suis né dans le sud-est du Maine et Loire, à Montreuil-Bellay. Mes ancêtres maternels sont originaires du sud du département et du nord des Deux Sèvres avec comme épicentre Étusson.

    Depuis de nombreuses années avec mon épouse nous recherchons notre généalogie, et au-delà nos racines. Depuis 25 ans, j’ai  été amené à travailler longuement sur les archives de ces communes et découvrir un peu de l’histoire de mes aïeux.

    Un oncle maternel, historien et écrivain, a travaillé sur l’histoire des communes de cette région, et sur les évènements qui marquèrent les lieux et les hommes et particulièrement la révolution et la grande guerre de 1793… Plusieurs de ses travaux furent édités. Il me donna envie de mieux connaître les faits, et m’encouragea à « chercher »…

    Depuis 40 ans j’ai cette passion de découvrir et faire découvrir l’Histoire et au-delà la petite histoire de nos anciens.

    Les communes de Montreuil-Bellay et d’Étusson, comme plus de 700 autres, eurent à vivre certains épisodes des guerres de l’ouest, dites guerres de Vendée qui ont enflammé les campagnes à partir de 1793.

    Mes ancêtres Louis et Marie Anne ont survécu à ces évènements dramatiques et pourtant méconnus.

    J’ai voulu lutter contre cet oubli.

    A partir des registres d’état civil et archives nationales, j’ai tenté de découvrir le détail des évènements, de mieux connaître les hommes et femmes de ce pays. Ce livre est la restitution romancée, naturellement, de leur vie.

    L’utilisation des patois locaux est également une manière de lutter contre la disparition d’une partie de nos racines…

    Alors suivez-moi dans cette histoire peu banale, qui s’incruste avec tant de force dans l’Histoire de notre pays.  Outre mon roman, je vous propose de retrouver en Appendice de ce livre, un résumé de cette portion de l’histoire de la France.

    Partons maintenant retrouver les Hurteau, dans leur métairie d’Étusson, appelée La Maisonnette. 

    La Nouël 1793

    Le vent souffle dans les chênes voisins. Les lamentations des branches agressées qui s’entrechoquent couvrent le sifflement de ce vent qui hurle depuis toute une journée. La maison souffre sous les charges, on entend la charpente grincer de douleur. La nuit est tombée depuis plusieurs heures sur le bois de la Maisonnette, mais on devine le ciel bas, chargé de tant de nuages hostiles et noirs de deuil. La métairie semble écrasée par les éléments qui l’environnent. A l’intérieur, il y règne un grand calme. A la lumière tremblotante de la lampe, Magdeleine regarde la petite Agathe endormie sur sa paillasse.

    C’est une petite brunette bouclée, avec le  teint de ceux qui vivent au grand air, les yeux marron toujours en mouvement et prêts à dénicher le détail, à détecter l’insolite. L’enfant s’agite dans le sommeil de ses huit ans. Elle geint, et paraît faire des cauchemars. Magdeleine s’approche de sa fille et lui passe tendrement la main sur la joue. Elle se penche et effleure le front de l’enfant d’un doux baiser, ce qui l’apaise un instant.

    Magdeleine souffle alors le lampion de ce jour de louange et de fête. Nous sommes à la Noël, la Noël 1793, nivôse doit-on dire maintenant. A Étusson et dans ses alentours, ce jour est un Noël de tristesse. Car si l’on fête la naissance de l’Enfant Dieu, la fête est d’une grande retenue, bien terne. On ne peut être dans l’allégresse quand les restrictions apportent plus de ventres vides que de cœurs joyeux.

    On ne peut non plus se réjouir alors que l’on attend des nouvelles de l’homme parti à la guerre, et pour lequel les cœurs battent d’espoir et de doutes. Dans la plupart des foyers, en ce jour, les pensées vont vers les absents ou les disparus des derniers mois. Ce Noël est un jour de prières et de grand recueillement.

    Magdeleine reste seule dans le noir, écoutant sa respiration, celle saccadée de Marie, sa mère, ainsi que celle redevenue plus calme de sa fille aînée. Depuis quatre générations, la première des filles de chaque famille se prénomme Marie. Elle-même a été baptisée Marie Magdeleine Philippe et sa mère l’a toujours appelée Magdeleine. Elle a eu trois enfants, un garçon Louis, et puis deux filles. La plus vieille a été portée sur les fonts baptismaux par le bon curé Dillon, chargé de la paroisse d’Etusson, sous les beaux prénoms de Marie Louise Christoflette. Son frère, attendri devant ce tout petit bout de chou, l’a immédiatement surnommée Toflette. Ce surnom lui est resté. La plus jeune s’appelle Agathe Jeanne Marie. Les joues rondes de fillette pas encore dépouponnée, rehaussant ses yeux noirs effilés en amande, Agathe a une belle chevelure très brune, légèrement ondulante, tombant sur les épaules, comme sa sœur et sa mère.

    Marie, la mère de Magdeleine est une fille Gourdon de La Plaine. Dès l’âge de douze ans, elle a commencé à travailler comme domestique dans une des grandes exploitations de la famille Des Marchais, ces propriétaires ayant mis le couple Pichaux à la gérance de leurs terres. C’était une belle et grande exploitation de culture et d’élevage, installée sur de la bonne terre bien riche. Il y avait sacrée grande maisonnée, avec neuf enfants. Les domestiques étaient huit. Une cuisinière, une lingère, un cocher jardinier, et cinq journaliers laboureurs. Marie avait toujours été, tant du temps du grand père que de celui du père, la servante attitrée au linge.

    La maîtresse de maison était bien un peu maniaque pour tout ce qui était repassage et rangement de son linge. Mais Marie connaissait bien les souhaits de sa patronne. La famille avait de beaux draps marqués en broderie, des nappes avec des liserés dentelés. Madame avait un superbe linge personnel, avec surtout des chemisiers et des dentelles blanches de qualité. Marie aimait repasser ces sortes de trésors, rêvant d’une certaine manière qu’il s’agissait de son propre linge. Elle prenait plaisir à ce que tout soit bien plié, rangé comme il faut dans le grand cabinet de Madame.

    Ce qu’elle aimait moins, c’était le transport depuis le lavoir. Cela cassait le dos, tant par le poids du linge dégoulinant, surtout ces grands draps de coton encore bien mouillés malgré de nombreuses torsions d’essorage, que par la position au lavoir… Elle n’était pas faite non plus pour des dos fatigués par les ans et par les tâches rudes.

    L’hiver les mains se retrouvaient pleines de crevasses. Au froid, elles attrapaient l’onglée, et rapidement la lavandière avait le plus grand mal à tenir son battoir. Par contre quelle que soit la saison, ce lavoir c’était le lieu de rendez-vous des domestiques, un lieu d’échange de nouvelles. En général il y régnait une bonne entente et l’on entendait le plus souvent des rires accompagner le rythme des battoirs. Mais il était arrivé quelques fois que deux femmes s’y crêpent vaillamment le chignon… Des jeunes femmes, des filles en fin de compte et se disputant pour un garçon ou une broutille. Marie avait l’habitude de dire que c’était une histoire de bonnes femmes, et que les gars du village s’intéresseraient à celle qui allait dominer. Et oui, c’était sûrement la plus robuste, donc la plus vaillante et sûrement le meilleur parti à épouser quant à la qualité de l’aide aux travaux des champs, ou alors la plus roublarde, et c’était pour un homme un défi à relever !

    Marie aimait bien ses maîtres, et ils lui rendirent bien. A la Saint Michel suivant son mariage avec André, le gars Frogeray, un gars du pays, de la ferme de la Bosse, ce dernier fut également pris comme journalier par les Pichaux. Les maîtres mirent à disposition une petite métairie pour le nouveau couple de domestiques. Ceux-ci devaient payer en gibier chassé sur les terres des maîtres et en blé cultivé sur le terrain mis à leur disposition. André fit pousser du blé, du seigle, quelques pieds de vigne. Il éleva quelques lapins et quelques poules.

    Grâce à leur travail chez les Pichaux, André et Marie purent élever leurs cinq enfants. Avec un jardin et les deux revenus de leur travail, ils purent vivre à peu près correctement à la Plaine. Ils eurent trois garçons, André, François et Jean, puis deux filles, Magdeleine et Françoise Marie. Chacun d’eux pris ensuite à son tour son envol dans la vie et les parents se retrouvèrent seuls dans leur borderie. Et le temps passa. André avait tant et tant travaillé que la dureté des travaux des champs et la maladie l’avaient affaibli. Une nuit André était parti vers l’autre monde sans un bruit. Sa femme l’avait trouvé au petit matin, déjà tout froid du grand voyage qu’il venait d’entamer.

    Marie quitta La Plaine et sa maison à la suite de son veuvage. Elle fut accueillie par son gendre Simon et sa fille Magdeleine, à la Maisonnette.

    Aujourd’hui c’est une vieille femme courbée des nombreux efforts qu’elle a fournis dans sa vie. Ses cheveux blancs de plus en plus jaunis, sont tirés en un chignon à l’arrière du crâne et cachés sous sa coiffe. Sa figure est striée de rides, chacune d’entre elles soulignant un malheur ou une souffrance. Toujours habillée de noir, sa coiffe blanche sur la tête, elle vit sa fin de parcours sur terre comme une punition. Pourquoi est-elle restée toute seule quand son homme l’a abandonnée ? Tant d’amour et de projets communs s’étaient trouvés gommés, supprimés au matin du décès du père André…

    En ce jour de Noël, il n’y a pas eu de messe en l’église d’Etusson. Le père curé de la paroisse, le père Dillon, se terre dans la forêt du bas du village. C’est le second Noël sans prêtre. Ayant été arrêté au début de l’année, le père Dillon a pu s’évader de Saint Maixent, et il est venu se réfugier auprès de ses ouailles, dans sa paroisse, au lieu-dit de la Pierre de la Fortune. « Curé réfractaire » recherché par les soldats, certains paysans du bas pays, le Bas Pé comme on dit, lui ont trouvé une cache. Ils se sont relayés pour l’aider à construire une hutte, et depuis lui apportent régulièrement des vivres. Mais pour ce faire, ils doivent ruser, se cacher, emprunter les chemins creux, redoubler de vigilance à chaque instant.

    Les soldats de la République sont partout en ce mois de décembre 1793. Leur cantonnement d’Argenton est trop proche pour que l’homme d’église ou l’un de ses paroissiens prenne le risque de se faire repérer par une patrouille de hussards. Et puis à Bressuire, ils sont encore plus nombreux, et toujours prêts à tailler en pièce ou piquer au vif les gens du pays rencontrés par hasard sur les chemins.

    Le père Dillon a bien dit une messe en ce jour de Noël, au milieu de la forêt lui servant de refuge. Mais les habitants furent peu nombreux à venir. Nombreux sont ceux restés dans leur métairie.  Les culs-blancs sillonnent depuis des semaines toute la campagne, à la recherche des insurgés, les rebelles disent-ils, et des prêtres réfractaires. Ils mettent la population sous la menace permanente du vol, du pillage, des persécutions, prenant gélines et canets, vivres et réserves en grains…

    Le pays était riche au tout début des évènements, riche en blé, en bétail, en bois et plus encore riche du courage de ses femmes et de ses hommes. Sous l’ancien régime, chacun se plaignait des taxes et des impôts. L’arrivée du nouveau régime et de ses nouvelles idées avait été accueillie favorablement par les paysans, et particulièrement par Simon et Magdeleine. L’égalité, plus de partage des richesses, plus de reconnaissance du travail et de l’existence de chacun étaient pour eux des idées fortes, les bases d’une nouvelle vie. Ils n’avaient rien contre le roi, bien au contraire. Pensez donc, ce bon roi Louis, c’était le représentant de Dieu sur terre.

     Au village, comme dans bien des paroisses on avait ouvert un cahier de doléances. Ah les demandes initiales n’avaient rien de bien révolutionnaire : refaire le chemin d’Argenton, jusqu’alors étroit et défoncé, diminuer l’impôt bien sûr, diminuer les métayages dont les prix sont trop élevés à cause de ce mauvais temps que le pays tout entier vient de subir.

    L’hiver 89 avait été terrible. Il avait commencé à geler en fait en septembre. Le dégel n’était venu qu’en mars suivant. L’Ouère et les pièces d’eau de la Maisonnette avaient été pris par les glaces. Les oiseaux avaient gelé sur les branches !

    Puis l’Ouère à la débâcle était sortie de son lit, noyant le Bas Pé, inondant les cultures de choux qui pourrirent sur place, et les blés qui ne voulurent point pousser. L’entraide avait joué à plein, et tous les paysans avaient fait face pour aider les plus malheureux. Mais les loyers avaient été très durs à payer.

    Depuis on avait eu une sécheresse qui avait une nouvelle fois bien amenuisée les récoltes. Les paysans souffraient, mais gardaient espoir.

    Ensuite, le nouveau gouvernement prit des mesures impopulaires. Imaginez l’instauration des prêtres jureurs, les guerres aux frontières, et même, acte on ne peut plus scélérat, l’arrestation du roi et de la famille royale. On débaptisait les villes et villages, comme l’avait dit à Magdeleine le dernier colporteur passé en novembre… Fontenay le Comte était devenu Fontenay le Peuple par exemple… Puis les paysans eurent bien vite l’impression que la nouvelle liberté était pour ces politiciens de Paris, l’égalité était réservée à ces gens du même monde, et la fraternité ne dépassait pas ces cercles de nantis du pouvoir…

    Le temps des espoirs s’était enfuit au fil des jours. Les belles idées nouvelles étaient bien loin déjà. On savait par les colporteurs, que dans le pays il y avait de nombreuses régions en révolte contre le nouveau gouvernement. Des villes avaient même osé se déclarer ville franche ! Aujourd’hui le pays n’est plus qu’une misère, une plaie. Il a été pillé, ruiné, dévasté. Que peut-on lui infliger de pire encore ?

    Depuis la loi sur les prêtres, un nouveau curé a été nommé à la « paroisse ». Anciennement maréchal ferrant aux Aubiers, le curé jureur Billy a prêté serment l’année passée et officie depuis. Ce n’est pas un mauvais bougre, mais il a remplacé Dieu par la République dans les oraisons. Pensez donc, à la dernière naissance, celle d’Urbanne Savary, il a accueilli l’enfant dans la maison qui avait été la maison de Dieu par une phrase sonnant bien faux aux oreilles des présents : « Urbanne je te reçois dans la maison de la République… ». C’est un prêtre jureur, et un jureur ne fait pas de messe, encore moins à la Noël ! Le jureur ordonne des fêtes républicaines, mais il ne sait pas baptiser un nouveau-né, ni enterrer un mort !

    Au bourg il n’y eut donc pas de messe en cette Noël, et les ouailles du père Dillon sont restées en grande majorité cloîtrées chez elles.

    Magdeleine a fait prier les enfants au moment de passer à table à midi. Tous trois, Toflette, Agathe qui vient d’avoir cinq ans, et Louis déjà grand et qui se comporte comme un homme du haut de ses quatorze ans, se sont agenouillés au pied de la paillasse des parents avec leur grand-mère et leur mère. Ils ont récité un Notre Père et demandé au Petit Jésus le repos et le retour de leur père. Toflette, avec encore ses joues de poupon, ses yeux malicieux rehaussés de grands cils noirs, a demandé :

    - P’tit Josus, ramène nous l’père, et quand t’as pu besoin d’la bourrique et dô bœuf, redonnes les. Dô méchants soldats l’ont pris le cheval de papa.

    - Et pis le voudrais ben qu’tu soyes bon avec la mère et avec nous…

    Les enfants couchées, le silence s’invita doucement dans la maison, et se glissa dans la maisonnette…

    Cette ferme est la propriété de la famille Hurteau depuis que Jean, le grand père de Simon, l’a construite vers 1720. Jean était le troisième enfant d’une grande famille, dont le père était maréchal à Argenton.

    Par son travail il avait pu acheter quelques arpents au Breuil près d’Argenton. Le travail, un soupçon de chance au moment où il faut, il avait pu acheter une journée par-ci, une demi-journée par là. A quarante-cinq ans il décida de changer de pays et de se rapprocher du pays de sa femme Mélina née Richoux. Unique enfant, élevée à la ferme de la Brochemelle, elle avait hérité du terrain et de la maison, une construction imposante, semblable à une maison forte. Cette bâtisse était bien trop grande pour eux, et il fallait l’entretenir… Après de nombreuses hésitations, Jean avait proposé à sa femme de vendre l’ensemble. Il avait eu de la peine à annoncer cela à Mélina, mais la raison le poussait à aller en ce sens, alors que le cœur à tous les deux commandait de n’en rien faire.

    Ils trouvèrent un acheteur en la personne de Jean Courquault de Somloire. Ce pécule avait conforté le couple dans son projet de déménagement. Et ils trouvèrent des terrains à vendre à Etusson. Les Ménard, une famille de propriétaire, charbonnier de leur état,  devaient partager les terres entre leurs enfants, deux gars et une fille. Cette dernière était mariée au Laurens Sigonneau, de la ferme du Plessis Gareau. Il avait pris une échoppe de sabotier à Vrines et ne souhaitait pas revenir à la terre. Les deux garçons, quant à eux ne reviendraient pas à Etusson. Le premier avait été attiré par le commerce sur la place de Niort, et principalement celui des laines fabriquées dans la région. Le négoce était florissant avec l’Anjou et la Saintonge, mais aussi avec l’Angleterre. Et à Niort, Saint Maixent et Frontenay Rohan Rohan, l’industrie textile avait trouvé la matière première avec les nombreux élevages ovins et une bonne eau (la Courance était une rivière à la qualité de l’eau très renommée par exemple). Le cadet était parti travailler à la Corderie Royale, celle de Rochefort. Il y avait trouvé une belle rochefortaise, fille de cordonnier et s’était installé sur place.

    L’affaire fut faite et Jean Hurteau devint propriétaire de terrains, d’un bois et d’un étang… En partant du bourg, on y parvient depuis le chemin de Somloire, juste après la ferme du Petit Coteau. En virant à main gauche, on suit un sentier bordé d’ajoncs et d’églantiers. Ce sentier marqué du passage des roues des charrettes, laisse comme un chemin d’herbe en son milieu, semblant ainsi offrir un tapis aux fers des chevaux. Mais en décembre, ce tapis est bien cuit par le froid et le mauvais temps des dernières semaines. On traverse ainsi les plus grands champs de Simon. On arrive en quelques minutes jusqu’à l’entrée du bois. Une clairière s’offre à l’orée de la forêt, au milieu de laquelle se situe la maison.

    Les terrains à l’époque ne formaient qu’un tout entre ceux de la Maisonnette et ceux de la Maupertuis. Le grand père Jean avait d’abord construit une cahute au couchant du bois des grives. Il avait immédiatement foré un puits afin de ne plus avoir à aller chercher l’eau au ruisseau. Puis après quelques années et une installation réussie, il avait entrepris d’agrandir l’étang, et de creuser en plus deux petites retenues d’eau permettant d’avoir une réserve d’arrosage pour les animaux et les cultures. Puis il avait percé un nouveau puits au centre de la clairière au bout du chemin menant à l’étang. L’eau n’était pas loin et la réserve très abondante.

    Son dernier chantier, mais ô combien important, le grand changement, ce fut de construire aux abords immédiat de la forêt sa nouvelle maison qu’il baptisera « La Maisonnette ».

    Cette maison n’a guère changé depuis lors.

    Elle se compose d’un corps de bâtiment d’habitation orienté la façade plein sud. Il n’y a pas d’ouverture au nord, ni même aux extrémités est et ouest.

    Quand on passe le seuil de la porte, on se retrouve au centre d’une vaste pièce, basse de plafond. Au-dessus de leurs têtes, la charpente supporte le toit de roseaux. Au fil des ans, la cheminée leur a façonné une teinte sombre, un gris foncé, ce qui gomme les aspérités et semble en diminuer les dimensions. C’est la pièce du haut Poitou, classique.

    Une large cheminée s’offre face à la porte d’entrée. La cheminée est profonde et basse. Sous son manteau, deux bancs de pierre de part et d’autre du feu, permettent à quatre personnes de s’y installer au chaud les soirées d’hiver. C’est le lieu rêvé des enfants, qui bouche bée, écoutent les anciens raconter les histoires du temps jadis, les contes et légendes d’autrefois. Mais ce soir, la cheminée est vide. Pas de veillée, pas de causerie, on n’entend rien. La vie est ailleurs.

    L’âtre est surmonté d’un large manteau de pierre du pays, noirci par le temps et les mains s’appuyant dessus quand les hommes viennent régulièrement l’hiver se pencher sur les flammes pour se réchauffer. Au-dessus du foyer, comme sur une étagère, il y a un fanal, un pot à tabac, et divers objets laissés là, alors que maintenant  personne ne sait bien pourquoi : de la corde, une corne de vache, … Au-dessus de tout cet attirail trône un crucifix et sa branche de buis bien sèche depuis les Rameaux.

    A droite de la porte d’entrée, il est un grand lit, sûrement le lit des parents. C’est un meuble avec une espèce de tête de lit, d’un bois marron très sombre, sur lequel se détache le marron plus clair d’une peau de vache et des fougères sèches, celles de la paillasse.

    Derrière ce lit, s’impose un large et haut placard à double portes, de bois patiné, où doivent se tenir les couches des enfants, Louis et Tofflette puisqu’une paillasse avec une belle peau de veau est installée au pied du lit des parents, sûrement pour la petite Agathe.

    En face de ces lits, le cabinet fait une très grosse tache sombre sur la chaux du mur. C’est une grande armoire, lourde, aux ferrures brillantes sous les lueurs des flammes de la cheminée ravivée. Au centre, trône la grande table. Elle est creusée de huit écuelles, et après le repas, il suffit de donner un coup de brosse, de sincer pour retrouver l’aspect initial de cette lourde planche. De chaque côté de la table, s’alignent deux bancs massifs et solides, aux larges pieds rustiques.

    A gauche de la porte d’entrée, est scellée dans le mur la pierre-évier avec son trou d ‘évacuation vers l’extérieur. C’est une pierre grise, épaisse, taillée dans la masse. Au-dessus  une pierre du mur est en saillie et propose ainsi une étagère. On y aperçoit des cruches et des chaudrons. Les gobelets de la famille y trônent aussi. Les cuillères et quelques couverts, sont accrochés au mur juste à côté.

    Près de l’évier on distingue dans la pénombre la huche à pain, construite en bois, avec un couvercle. Elle est située juste sous le fenêtreau qui donne au sud. C’est la seule ouverture dans la façade avec la porte et ses deux demi pans, comme partout ici. Aux croisées de bois, sont fixés des papiers huilés qui coupent du froid, mais qui prennent au passage leur impôt sur la clarté. Près de cette fenêtre la porte noire du four à pain est entrouverte. Ce four est une sorte de kyste sur la façade de la maison. Après le four, c’est la cloison qui sépare la grande pièce de la souillarde. Cette dernière renferme les derniers trésors de la famille : quelques pataches, des navets, le pot charnier, et dans le temps il devait y avoir quelques jambons pendus dans leur cendre. Et puis il y a divers ustensiles, dont ceux pour faire la lessive, le stock de cendre pour blanchir le linge, … Et un grand coffre, un de ceux que l’on hérite encore des anciens.

    A droite de la porte de la souillarde, on distingue un vieux lit recouvert d’une paillasse, le tout dans l’ombre de ce coin de pièce. La paillasse est presque totalement recouverte d’une couverture que l’on imagine rêche rien qu’en la voyant...  Ce doit être le refuge de la vieille Marie. Entre ce lit et la cheminée, on trouve enfin un large bahut, profond, noir de suie et d’usage.

    Le tour de la pièce est terminé.

    Revenant au dehors, à une quinzaine de pas, plein axe de la porte, se trouve le puits. La margelle est en pierre de tuffe, et est surmontée d’un arc de fer auquel est fixé le tambour en bois sur lequel s’enroule la chaîne du seau. Une manivelle est également fixée à l’axe du tambour. En regardant ce puits, on devine la fraîcheur (on y fait descendre des denrées dans le seau pour les conserver quand il y a de fortes chaleurs : lait, beurre, fromage par exemple). On sent de suite que ce point est la source de vie de la Maisonnette. Et puis l’eau n’est pas très basse, alors c’est moins fatiguant pour les femmes quand elles tirent de l’eau.

    A droite du puits, à une trentaine de pas vers le couchant, s’offrent à la vue deux dépendances qui s’adossent au bois. Une écurie d’abord, une grange ensuite.

    L’écurie, est construite en pierres, de la même carrière que celles ayant servi à édifier la Maisonnette. Son toit est en genêts. Le sol est empierré. La porte est faite de madriers solides. Il y a comme une chatière au pied de celle-ci, sûrement pour laisser entrer les volailles, voire les chats que l’on trouve dans toutes les fermes. Ils y sont bien utiles en faisant la chasse aux souris et aux rats.

    Une petite ouverture donne plein sud et apporte de la clarté à l’intérieur. L’hiver, Simon a l’habitude de suspendre une sorte de paillis de genêts devant cette fenêtre de manière à laisser entrer un peu moins de froid. Au dehors, sous la fenêtre sont entassées quelques réserves de bois tenant double rôle : réserve pour la cheminée, échelle pour les poules venant dormir dans l’écurie la nuit. A l’intérieur, sous la fenêtre, Magdeleine a installé un perchoir et à côté deux nids de ponte.

    Au fond de l’écurie, la mangeoire à foin impressionne par l’absence de fourrage. On ne sent rien, ni l’odeur de chevaux, ni celle du foin... Le sol est d’ailleurs bien propre. A droite de la porte subsiste un tas de paille, qui fait d’ailleurs le bonheur des quelques gélines et canets que la famille entretient. A côté, un stock de fougères semble sécher depuis le début de l’automne.

    A côté de l’écurie, plus proche de l’étang, on trouve la grange. On dirait plutôt une remise, car de fourrage il n’y a point. Cette bâtisse est construite avec des madriers porteurs et des fagots de genêts tant pour les murs que pour le toit. Elle sert de stockage aux outils de travaux lourds comme pioches, pelles, charrue, tombereau, cordes, seaux, et plein de petits outillages divers allant de la masse à la faux. Le sol est en terre battue, grise, grise comme les fagots, grise comme le bois, grise d’abandon…

    Au fond de cette grange, on peut distinguer des peaux accrochées aux genêts afin que les bêtes ne viennent pas s’installer dedans pendant l’hiver. Il y a des loirs par ici et ils aimeraient bien trouver un nid douillet pour passer la mauvaise saison ! Et ce qui marque le plus, c’est cette odeur bizarre de poussière que l’on sent et respire dès que l’on entre dans la remise, et ce, malgré l’air qui ne manque pas ici. La façade est totalement ouverte vers la cour. Et cette cour se trouve bordée sur trois côtés directement par le bois.

    Le bois entoure tant au levant qu’au nord et au couchant la métairie. A une centaine de pas au sud du puits s’étale un étang. Il s’agit du dernier étang d’une suite de trois retenues consécutives sur le ruisseau de l’Ouère. Il est bordé de roseaux, de massettes, l’eau y est claire, avec quelques lentilles seulement par forte chaleur et lorsque l’eau court peu. En ce mois de Décembre, sous l’effet du vent, sa surface n’est qu’un ensemble de rides, faites de courants divers, voire quelques fois contraires que les humeurs d’Eole déclenchent. En son centre, là où il est le plus profond, la hauteur de l’eau dépasse très largement la taille d’un homme. De l’autre côté de la pièce d’eau le bois continue. Une source naît dans celui-ci, vers le couchant. Elle traverse sous les arbres en revenant vers la maison, bifurque et dirige son mince filet d’eau vers la plus petite des  retenues que l’on trouve le long des champs de Simon, et donc alimente l’Ouère. Allez donc savoir pourquoi les anciens ont appelé ce point d’eau « La Barberine » ?

    Une légende, comme souvent… Barberine était, disait-on, venue au fond du bois pour y cacher son chagrin et laisser aller ses larmes. Elles coulèrent tant et tant, qu’elles creusèrent comme une sorte de vasque, et de cette fontaine de pleurs il naquit un filet, un ru serpentant dans le bois. Son tracé avait été consolidé par les traces des pas de la jeune fille s’enfonçant dans la terre meuble lors de sa sortie du bois. La source était née. Barberine avait peut-être rencontré ce jour-là le vieux cocatrix, celui qui jadis jetait un sort à tous les méchants et aux enfants s’aventurant dans le bois ? Depuis lors, personne n’avait jamais reçu de nouvelles de Barberine la malheureuse amoureuse…

    Le terrain est légèrement en pente, sur toute la surface du bois et des champs de la famille. Ainsi, depuis la porte de la Maisonnette, on distingue au loin, au-dessus des bois, la pointe de la flèche du clocher de l’église du bourg d’Etusson, fièrement élancé vers les nuages.

    Au nord du bois, entre la lisière de ce dernier et les fermes du Grand Coteau et de la Gorgetière, Simon a hérité des terres de son grand-père maternel, Berthelonneau, du Pont Berné. Il y a fait du seigle cette année, alors qu’au Petit Coteau il a ensemencé en blé et en avoine.

    La ferme, à moins d’une demie lieue du bourg, abritée des vents dominants, à l’écart des chemins, est placée au centre d’une figure hexagonale constituée des paroisses de Somloire à galerne, de Saint Maurice la Fougereuse au nord-est, d’Argenton Château au sud-est, Les Aubiers au sud, Les Cerqueux de Maulévrier puis Maulévrier à l’ouest.

    Quand on poursuit le chemin vers Somloire, la première ferme sur la droite, est celle du Grêlé, la ferme de Maupertuis. On laisse ensuite Grand Lieu et la Prévardière sur la gauche avant de passer l’Ouère au pont de la Porchonnerie. On file alors vers le moulin de Beauvais et ses ailes toilées tournant au gré du vent, puis Chantegrolle avant d’entrer dans le bourg. Le bourg est situé sur un promontoire, avec la rivière passant quasiment au pied de l’église.

    Si l’on veut aller vers les Cerqueux puis pousser jusqu’à Maulévrier, il faut contourner le bois passer près de la ferme du Pont Berné, traverser à gué le ruisseau des Bennes, puis filer à main gauche vers la Petite salée et le moulin de la Troche. On voit alors le village et au loin Maulévrier avec son église et son château dépassant les maisons du bourg. Le château est celui du comte Colbert de Maulévrier. Le garde-chasse du comte n’est autre qu’un ancien militaire étranger, Stofflet, Mistouflet comme on dit ici. Au versant du château, il est un jardin, un parc et des bois bien épais et fortement giboyeux.

    Pour aller vers Saint Maurice, si l’on ne veut pas repasser par le bourg d’Étusson, il suffit de longer vers le levant les champs de la ferme de Maupertuis, traverser le bois aux Grives et rattraper ainsi le chemin qui mène du bourg jusqu’à Saint Maurice.

    Pour Argenton, il faut repasser par le bourg et prendre le chemin du Bas Pé, aller jusqu’à la ferme du Pas Garnier et filer ensuite jusqu’à Argenton. C’est une belle paroisse, majestueuse avec ses vieilles murailles au-dessus du gros village. En bas du coteau, court une petite rivière. On a toujours dit que l’Argent et le Ton, deux rivières d’ici, se rejoignait avant Thouars pour former le Thouet allant jusqu’à Saumur. Et que le nom de la paroisse vient du nom de ces deux rivières.

    Argenton est un lieu de casernement républicain. C’est un lieu où les paysans ne vont guère, afin de ne pas risquer de se voir chercher noise par quelque soldat braillard ou aviné. Et puis, ce n’est pas non plus une zone de commerce pour les étussonnais, plus enclins à aller aux Aubiers, avec son grand marché hebdomadaire.

    Pour les Aubiers, la course est bien plus longue, quasiment le double de chemin par rapport Somloire ou Argenton. Il faut prendre plein sud à travers le bois, traverser le chemin d’Argenton aux Aubiers, traverser l’Ouère du côté de la ferme de la Foreterie, longer les terres de la Prisset, faire de même et traverser les pâtures de la grande Girardière, passer Pilouet et descendre jusqu’au centre bourg, traversé par la route, le grand chemin disait-on, reliant Chatillon à Thouars, via les Aubiers et Argenton.

    Pour tous ces chemins, Simon avait tant et tant de fois raconté ces passages à son fils, que Louis connait toute la campagne avoisinante. Et depuis le début des guerres, on le voit souvent dans les chemins creux. Un vrai gars du pays.

    Faisons plus ample connaissance avec lui.

    Quand on demande au fils de la maison de se décrire, il répond pratiquement toujours ainsi :

    - Le ressemble au Père, Simon, et à celui de mes oncles dont l’ai l’prénom : Louis Mathurin Hurtau. Y suis brun, avec dô cheveux longs et ondulés sur l’cou. Mon visage est anguleux. Mes pommettes saillantes le me donnent avec mes yeux noirs en amandes, un air étranger.

    Son visage est déjà bien marqué comme celui des gens d’ici, bruns de peau, couleur entretenue par le travail de la terre et les nombreuses heures passées au dehors, à la fois au grand air vif des saisons plus fraiches et au soleil des mois chauds.

    - C’te impression l’est renforcée par le teint basané de ma peau. Ah y n’ai guère b’soin de rester ben longtemps aux premiers soleils d’l’année pour aussitôt prendre un teint ben foncé, même si ma peau reste marron tout l’hiver. Tout noiraud que le suis !

    - Y ai ben cinq pieds pratiquement de haut, et déjà l’duvet d’la maturité commence à m’piquer su les joues. Yo trouve que ça m’fait de pius en pius r’ssembier à un houmme !

    - Tertout y me dit que mon r’gard l’est sans cesse en mouvement, mes yeux cherchant, observant sans arrêt. Le disions même queques foê qu’l’ai un r’gard chat-fouin !

    Et si on l’observe attentivement, ce regard donne l’impression que les rides de ses yeux sont autant de marques creusées par la malice au fil des années. Son regard est rieur naturellement, et dès que Louis s’exprime, il s’anime et donne une impression de fête et de joie permanentes.

    Fin novembre, un mois avant la Noël, il a fait une longue sortie. C’était la première fois qu’il sortait seul aussi tardivement. Son regard est dur, tendu, dur, noir…  Il a quitté la maison discrètement, et s’en est allé battre la campagne dans cette nuit proche de l’hiver, froide et tourmentée. Laissons-le d’ailleurs nous conter cela :

    - Le suis parti de la Maisonnette pratiquement à la tombée d’la neille. Intrépide va-t-on encore m’dire, surtout la grand-mère, et d’ajouter : « Et comme ton père et ton grand père ! ». Le m’fait rire quand le dit ça la pauvre vieille. Mais l’est une sacré boune femme, que yo l’aime ben.

    - Y suis sorti, sans que ma mère l’sache, et surtout sans que le puisse savoêre pourquoi et où. Yo sais qu’elle se fait du mourron pour moi, mais le suis grand maintenant. Et puis, l’père est à la guerre, alors y faut qu’un homme prenne en mains les destinées d’la famille !

    - Y ô connais l’terrain comme ma poche. Alors le cours dans les chemins creux, le guette derrière les ajoncs, le me motte queques fois dans une bouillée ou dans un frâgne creux. Et là, agueroué, en pien silence, le r’garde.

    - Y’observe en fait les allées et venues dô soldats, surtout les gars à pied, les Culs Blancs comme l’ai entendu dire. L’est vrai qu’un uniforme avec un pantalon blanc, c’est curieux pour des fantassins devant aller dans les fonds de chemins creux ... Et cette tenue se voit d’ben loin. Le sont attiffés comme des mendiants, l’avons dô armes ben diverses, surtout des fusils un peu comme celui de Mistouflet, l’jour où y ô l’avais vu au mariage. La plupart n’ont pas de chaussures, et sont nus pieds. Les cavaliers, y m’font peur. Y sont dans une tenue ben plus propre et plus militaire. Leurs armes sont pour moi plus difficiles à estimer, car y ne connais point les épées ni les sabres. Et pis, y vont très vite sur leurs montures. Alors avec eux l’danger peut nous tomber très vite sur les épaules… Le faut faire ben attention !

    - Mais le Père le m’a bien formé à ça. Le m’a donné de nombreux conseils de méfiance et ben expliqué ce qu’ô fallait faire quand l’entendait chiez galopades au loin. Le mettais maintenant en application tout ce que le m’avait appris. Le me manque, et le pense ben souvent à lui. L’ai ben le bourdon et l’soère, le pense à lui, le lui parle ou ben le parle de lui…

    - Comme moi, l’est né à Etusson.  Ma mère l’était d’une belle fratrie native de La Plaine, eu plein sud de l’Anjou. Ils ont tous vécus longtemps, mes trois oncles étant encore ben en vie asteur. Du côté de chiez Frogeray  y y’avait beaucoup d’minde. L’était une famille nombreuse et pieine de cousins, installés un peu partout aux Aubiers, à Somloire, à La Plaine mais aussi à Parthenay et à Thouars. Terjours chez les Frogeray, et plus encore d’mon arrière-grand-mère Louise, la famille venait de l’Anjou, du nord de Thouars, des paroisses du Vaudelnay et d’Rillé. L’étions, sur plusieurs générations dit-on, des vignerons.

    - Y’ai toujours eu envie d’aller là-bas, voër les vignes et fouler la terre de mes aïeux… Un jour p’t-être ?

    Ce soir, la nuit est claire avec une belle lune brillante, auréolée par le gel, ce qui jette une lumière blafarde sur tout ce qui entoure Louis. Il n’a point besoin du fanal qu’il emmène à chaque sortie nocturne. En fait il ne s’en sert que lorsqu’il est en sous-bois afin de ne pas se faire bêtement repérer par les Culs Blancs. Ce soir le froid lui aurait bien mordu les doigts s’il avait porté un fanal… Il a froid. Il souffle de plus souvent dans  ses mains. C’est tout juste s’il n’a pas attrapé l’onglée. D’ailleurs c’est ce qu’il murmure :

    - Asteur, le suis transi d’froid. Y’ai ben eine culotte de serge, eine flanelle pis eine chemise de serge rase grise, et par-d’ssus y’ai passé eine peau. Y’ai aux pieds dô grosses chausses qu’la grand-mère m’a fait y a bien un mois d’jà. Et y’ai enfilé mes sabots où y’ai mis ein peu de paille sèche pour faire s’melle.

    - L’est au bourg d’Étusson que nous avons l’gars Meschin, l’ sabotier. L’travaille ben l’a dit l’Père. L’est vrai que l’on est benaise dans chiaux sabots. L’a même fait dô sabots exprès pour la grand-mère Marie. Elle, ô l’a dô jambes alourdies et ben enflées, sûrement à cause de la circulation dit la Mère, elle a pu faire fabriquer eine paire qu’lui va très ben. L’gars Meschin, l’a fixé sur l’sabot une lanière d’cuir, d’sorte à faire ein coup d’pied moins haut sur l’devant.

    - L’rabalet sus la tête, à l’écoute des battements d’cœur d’mon pays, y’ai pas senti de suite le froid humide me tomber d’ssus. De pertout, tout autour de moë, brillent les petits reflets des gouttes de rosée déposées sur l’herbe et les feuilles, caressées par oune légère brise et éclairées par la lune claire et froide et bentôt toutes gelailles.

    - Et pis ce soër, il n’y a pas eu de trafic dans les chemins creux du bocage. Alors y’ai le temps de penser qu’y fait point chaud. Ben au loin, et même très loin sous l’vent, y’ai bien cru percevoir dô roulements.  Le devait être sûrement des charrettes lourdement chargées rentrant au cantonnement d’Argenton… On ene voit passer ben souvent. Le peuvent transporter dô matériel, dô grands fûts (et là alors ô y a pien d’soldats autour), dô ravitaillement, dô madriers et tant d’choses.

    - Mais asteur pas d’hussards (c’est l’Père qui m’a dit qu’ils s’appelaient comme ça) et l’a encore moins de troupes à pieds dans chiez parages. Quand le passent, les entendons d’ loin. Pensez don’, l’sont terjous accompagnées d’chefs à cheval, criant tout le temps, et pien d’gars à peu près en rang et qui chantent pratiquement tertous. Y ne sait si l’est pour s’faire un encouragement ou pour simplement qu’la route paraisse moins longue… Y doit y avoëre des deux, mais surtout de la peur. Hé c’est qu’ils ont sus l’dos des gars comme le père et la clique à Ménard. Le sont pas des enfants d’cœur chiaux là!

    Et Louis, continuait son monologue, parlant à la nature, à la nuit et surtout à lui-même. Sa voix est basse, lente, comme s’il ne voulait évacuer de lui aucun souffle. Tous les jours il pense aux autres pays partis avec son père, aux gars des paroisses entourant Étusson partis faire la guerre sous les ordres du chef de paroisse Ménard.

    - Y cré que le vais attendre encore une bounne heure à guetter ce qui se passe au pays, et pis ensuite je va essayer de profiter de la pleine lune pour voère si y a des traces de passages d’animaux, surtout aux abords d’l’ève, là où le viennent boëre régulièrement. On sait jamais, je pourrais p’t-être trouver dô indices et dô encouragements pour poser dô pièges eine prochaine journaille.

    - Bon sauf si avant ça, le suis complètement enfindu et transformé en soupe….

    - L’père m’en a appris pien d’sortes de pièges. L’filet pour prendre des oiseaux en l’attrapant dans les pétas. L’collet, avec le nœud du pendu, vous savez ben, là où que plus on tire, plus le serre. La pêche au biset avec un grou vars de’terre au bout d’eine ligne…

    - Le m’a même appris à travailler les vannes. Y faut dire qu’avec tout ce que l’a autour de l’étang  l’est ben simple. Alors l’ai fait dô tressages de nasses. L’en ai ben oune bonne dozaine, et y m’en sers pour traquer l’gardounet, le fait d’la friture, et pis l’fait dô vifs. Te sais-t-y qu’l’on attrape de belles pibales asteur dans not’étang. Hum, ben dépenaillées, su’l’feu de boê, l’est du nanan !

    La nuit avance, et Louis commence à être autant fatigué qu’il est frigorifié. Ce soir il n’aura pas vu d’animaux, pas de traces non plus dans la froidure. Toute la nature en fait est en hibernation.

    Sur les arbres il n’y a plus grand-chose. Les feuilles sont tombées, et d’ailleurs dans le bois on marche sur un tapis odorant de glands et de feuilles humides. Dans le verger à Simon, Louis a constaté qu’il restait au bout des branches quelques pommes rabougries, toute ridées et comme repliées sur elles-mêmes,

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