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La Vie de Violette: Roman
La Vie de Violette: Roman
La Vie de Violette: Roman
Livre électronique350 pages5 heures

La Vie de Violette: Roman

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À propos de ce livre électronique

Violette se remémore sa vie mouvementée par les événements du XXe siècle mais aussi par les trahisons et amours vécus...

En centre Bretagne au début du XXe siècle naît une petite fille avec le cordon ombilical autour du cou. Elle se prénommera Violette, vu la couleur de son visage à la naissance.
Rapidement, la petite fille se révélera être une enfant éveillée, qui traverse la première guerre mondiale en prenant conscience des horreurs guerrières et en retirera une aversion absolue.
La mort prématurée de son père met fin à ses ambitions d'enseignante et elle travaillera comme bonne à la "grande ville de Saint-Brieuc", puis partira à Paris chez Gévelot pour fabriquer des obus et autres engins de mort à l'encontre de ses convictions.
C'est à la veille de la seconde guerre mondiale qu'elle fait la connaissance d'un bel Italien fascisant et en tombe éperdument amoureuse. Perdue entre ses convictions et son amour, à la libération Violette sera finalement emprisonnée et abandonnée par son amant.
Histoire d'un amour fou et impossible, La Vie de Violette est un hymne à la vie.

D'une précision documentaire, Jean-Pierre Paumier nous signe un roman d'un féminisme affirmé, mettant en lumière la vie des femmes qui ont traversé deux guerres sans jamais baisser les bras.

EXTRAIT

— Toi qui sais tout, dis-moi comment ma fille se tirera des pièges de la vie ?
— Mieux que bien d’autres. Mais elle connaîtra des malheurs, surtout deux grands malheurs.— Seulement deux ?
— Oui, alors que toi, tu n’en connaîtras qu’un seul.
Jean-Maï sourit. Un seul malheur, l’avenir était plutôt radieux. Puis il eut peur.
— Je vais perdre ma femme ?
— Idiot, je ne te parle pas des petits malheurs de la vie. Je te dis que tu verras un très grand malheur s’abattre sur le monde.
Peu convaincu par cette prédiction, il demanda des précisions à la vieille.
— Dis-m’en plus, la vieille.
— Non ! Il sera bien temps de le découvrir. Mais sache que ta fille s’en va vers des temps troubles.
— Tous les temps sont troubles ! Depuis que le monde est monde.
— Donne-moi une pièce.
Jean-Maï fouilla dans son gousset et jeta quelques sous à la vieille qui les attrapa au vol. La chèvre émit un grincement étrange. Un merci, peut-être ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Pierre Paumier a fait toute sa carrière dans l'ingénierie en France et à l'étranger. Grand lecteur, amoureux de la mer, des voyages et de l'histoire ancienne. Publie son premier roman en 2004. Il vit en Bretagne, partageant son temps entre les voyages et l'écriture.
LangueFrançais
ÉditeurEx Aequo
Date de sortie30 oct. 2019
ISBN9782378737467
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    Aperçu du livre

    La Vie de Violette - Jean-Pierre Paumier

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    Jean-Pierre PAUMIER

    La Vie de Violette

    Roman historique

    ISBN : 978-2-37873-746-7

    Collection Hors-Temps

    ISSN : 2111-6512

    Dépôt légal : septembre 2019

    © couverture Ex Æquo

    © 2019 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de

    traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite

    Éditions Ex Æquo

    6 rue des Sybilles

    88370 Plombières Les Bains

    www.editions-exaequo.com

    Préface

    Violette, prénom qui s’impose pour une petite fille qui naît le visage tout bleu avec le cordon autour du cou au début du siècle dernier en Bretagne. Que va être sa vie ? Saura-t-elle trouver son chemin entre ses parents attachés à leur terre et ses aspirations à d’autres horizons ? Violette est une enfant précoce qui n’a pas sa langue dans sa poche. Elle détonne au milieu des paysans et va vite gagner Paris. Elle y retrouvera sa sœur qui a su s’intégrer dans son nouvel environnement et elle ne tardera pas à trouver du travail et des amis. Dans ce début de siècle où la grande histoire est en marche et où les conflits mondiaux s’annoncent, Violette fait son chemin et découvre l’Amour avec un grand A dans les bras de son bel Italien, Giacomo… Sa vie se déroule sous nos yeux, au fil des pages et des interludes où Violette, devenue une vieille femme revisite son album de souvenirs entre bonheur et nostalgie.

    L’auteur, Jean-Pierre Paumier livre un récit palpitant dans lequel on découvre à la fois la rudesse de la vie paysanne au début du 20° siècle en Bretagne et le désir d’émancipation des jeunes filles de l’époque, obligées de déjouer les nombreux pièges de l’existence. Après « Les 9 vies de Lucifer » qui nous permettait de suivre les réincarnations d’un chat auprès de ses nombreux maîtres célèbres, l’auteur reprend encore une fois le mot « vie » dans ce roman… vie chaotique et même brisée, mais qui triomphe des obstacles et connaît des instants de joie.

    Suivez Violette dans ses souvenirs qui font renaître les moissons d’antan, les fêtes de village, le travail à l’usine, la Belle Époque, la Grande Guerre, en passant par les débuts de l’automobile l’Occupation et la Libération pour nous mener à la fin des années 60.

    Catherine Moisand

    Prologue

    Les dépressions venant de l’Ouest se succédaient depuis quinze jours et des vents violents accompagnés de pluies froides balayaient la campagne de l’Argoat en ce mois de janvier. Taranis devait être en colère pour envoyer sur le pays breton, tous les deux jours, ces tempêtes qui n’en finissaient pas.

    La longère, située dans un creux de vallon non loin du Trieux, bénéficiait d’un peu moins de vent que les autres fermes proches, car sa façade était orientée au sud. Les rafales violentes venaient se cogner au pignon Ouest, fait de grosses pierres de granit gris jointées au ciment, et rebondissaient en tourbillons qui faisaient voleter les feuilles mortes gorgées d’eau.

    À l’intérieur de la demeure, une cheminée ouverte donnait un peu de chaleur et beaucoup de fumée. En fait, le seul vrai chauffage se résumait à une antique cuisinière à bois située dans la cuisine.

    La femme aux cheveux gris, entre deux âges, qui y demeurait, aimait l’odeur de la fumée et la vision des bûches de chêne qui donnaient des flammes hautes dans l’âtre et projetaient sur les murs des silhouettes grotesques d’elle devant la fenêtre et de son chat assis en position hiératique sur la longue table cirée de la salle à manger.

    Une luminosité faite de déclinaison de gris entrait chichement par les deux fenêtres de la pièce qui donnait au sud. C’était une de ces luminosités qui obligeait à plisser les paupières tellement elle blessait les yeux.

    La femme qui regardait la pluie n’échappait pas à cette lumière couleur de fumée, et son regard qui portait au loin, vers la rivière gonflée de pluie, se chargeait de rouge autour de ses pupilles bleues couleur d’océan froid.

    Cette longère appartenait à sa famille depuis tant de générations que nul ne se souvenait de la date de sa construction, mais ses murs gris avaient dû voir passer les chouans et les sans-culottes. La femme aimait cette demeure et pourtant elle l’avait souvent quittée, de malheurs en errances, elle s’en était éloignée, mais toute sa vie durant cette ferme avait été l’aimant qui l’avait rappelée sans cesse. Maintenant qu’elle sentait le bout du chemin que chaque vivant parcourt sur cette boule perdue dans l’espace, elle se remémorait ceux qui avaient vécu en ces lieux.

    Elle entendait des rires joyeux qui sortaient des poutres craquantes, des pleurs qui sourdaient des murs sombres, mais aussi des soupirs de joies intenses qui semblaient venir des portes du lit-clos vissées au mur et qui servaient aujourd’hui de décoration.

    D’un pas lourd, les épaules un peu basses, elle s’en alla prendre un gros album de photos sur une étagère, le posa sur la table cirée, s’assit et l’ouvrit au hasard. Le chat, un gros matou gris, lui aussi, s’approcha et posa sa patte sur l’une des photos, dans une attitude qui semblait humaine.

    Elle représentait une femme assez jeune en tenue de cérémonie, la tête prise dans la coiffe traditionnelle du centre Bretagne, cette coiffe empesée, petit rectangle de dentelle blanche avec ses deux curieuses sortes de cornes inversées qui pendaient sur les épaules. Elle se tenait bien droite, les bras le long du corps et ne souriait pas. En ce temps-là, la photographie était une chose sérieuse.

    D’une main légère, la femme aux cheveux gris caressa la photo en prononçant doucement « mam ». La langue bretonne était remontée spontanément dans sa mémoire ; elle qui était pourtant d’une génération où cette langue avait été interdite. Avec le langage de ses ancêtres, un flot de souvenirs remonta à la surface de sa mémoire, aussi tumultueux que le Trieux gonflé par les pluies incessantes.

    Elle se vit, toute petite, assise sur ce même banc. Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Cinq ans, six ans ? C’était si loin dans le temps. Mais elle s’en souvenait, avec des images précises se succédant devant ses yeux, comme s’il s’agissait d’un film ancien. C’était le soir à la veillée, un énorme fagot brûlait dans l’âtre, projetant une flamme haute et claire qui vous brûlait le devant du corps et laissait gelé le dos. Sa mère lui parlait de sa naissance avec une gravité pourtant légère.

    Envoûtée par ses souvenirs, elle assista au début de sa propre vie. Elle était spectatrice d’un film qu’elle seule pouvait voir.

    C’était tellement vrai, tellement beau. Des larmes se mirent à couler doucement sur son visage resté jeune malgré le temps écoulé dans le grand sablier cosmique. Ce n’était que des larmes d’émotion, non de tristesse. Son visage s’illumina et un joli sourire fit s’épanouir la femme. Elle était encore très belle, rajeunie par cette remontée dans ses souvenirs.

    I

    Marie-Louise ressentit les premières douleurs vers 10 heures, alors qu’elle aidait Jean-Maï dans le champ haut. Le soleil de la fin de juillet tapait déjà fort en cette année 1909 et la moisson serait bonne. La paire de chevaux brun-roux aux paturons énormes tirait avec une régularité métronomique la faucheuse qui faisait cliqueter ses dents affûtées avec soin la veille au soir. Le blé fauché s’étalait au sol en tapis doré, et la marmaille le Floc'h, sous les ordres de la mère, gerbait la paille et ses épis. Il n’y avait pas de cris, les sept gosses en âge de marcher travaillaient en silence et en cadence. Le plus jeune avait quatre ans et la plus âgée douze. Cinq filles et seulement trois gars. La ferme était en danger et les quatre filles à marier coûteraient cher ; c’est ce que se répétait Jean-Maï quand il n’avait pas le moral. Pourvu que celui qui arriverait soit un gars bien costaud, car il commençait à prendre de l’âge, le Jean-Maï. L’hiver, ses articulations commençaient à le faire souffrir.

    Le huitième enfant, une fille, qui n’avait que dix-huit mois, babillait sous l’ombre d’un chêne au sommet du talus nord, près de l’entrée du champ. Les vipères ne se montraient jamais quand la mécanique fauchait : le pas des chevaux et le cliquetis mécanique de la faucheuse engendraient suffisamment de vibrations dans le sol pour les faire fuir. La gamine ne risquait rien. 

    Marie-Louise se tint le ventre. Le travail commençait. Elle profita que l’attelage revenait vers elle pour faire signe à son mari qu’elle devait s’arrêter de travailler. Elle n’avait aucune crainte concernant l’accouchement ; dame, quand on en est à son neuvième, on est un peu habituée et le passage est moins difficile que pour le premier.

    Jean-Maï prit le temps de dételer les deux chevaux et les mener à l’ombre avant de rejoindre sa femme assise à terre le dos contre le talus, en contrebas du chêne où babillait toujours la huitième.

    — Je crois que je n’aurai pas le temps d’arriver à la maison…

    — Gast, il aurait pu attendre un peu avant de vouloir sortir, celui-là.

    Marie-Louise eut un sourire qui se transforma en rictus de douleur.

    — Comment sais-tu que c’est un gars ?

    — Parce qu’il le faut : on a déjà cinq filles, tu te rends compte ?

    Se redressant dans un mouvement de crispation, les mains soutenant son ventre, elle eut encore la force de répliquer :

    — Ce n’est pas de ma faute si tu ne sais faire que des filles.

    Cette fois, l’homme ne répondit pas. Cette répartie était le résultat d’un fait que tous dans le bourg pensaient avéré : le bruit courait que Jean-Maï avait eu une aventure dix ans auparavant avec une fille de la côte et qu’il était le père d’une autre petite bâtarde ; donc il ne faisait que des filles, c’était aussi simple que cela. À tel point qu’au bistrot de la place de l’église, il se racontait également que les trois gars de la famille le Floc'h étaient d’un autre père, voire de trois autres pères, vu que la Marie-Louise était plutôt gironde et souriante et que tous les gars envieux des lieux-dits environnants auraient bien aimé être à la place du Jean-Maï dans le secret du lit-clos durant les longues nuits d’hiver. Jean-Maï ne comptait plus les fois où les soirées de beuveries, il avait fait le coup de poing pour laver ces affronts ; mais il avait beau être costaud, celui qui lançait l’insulte n’était jamais seul et il rentrait souvent à la ferme le visage cabossé, les yeux au beurre noir et le nez saignant. Le cri de douleur de sa femme chassa les images de bagarres qui étaient remontées dans sa cervelle.

    — Ça vient, je perds les eaux…

    L’homme lança une bordée de jurons dont la langue bretonne est riche et friande.

    Répartis en arc de cercle devant les jambes écartées de leur mère, les enfants guettaient avec intérêt l’arrivée du nouveau-né. Ils faisaient peu de différence entre un accouchement et une mise bas ; le processus était naturel et l’aînée avait déjà, toute seule, aidé une vache à vêler en mettant les mains au fond de l’utérus de l’animal pour aller chercher les pattes du veau qui refusait de sortir.

    Marie-Louise haletait ; entre deux éclairs de douleur qui passaient derrière ses yeux, elle se mit avec angoisse à se remémorer le dernier accouchement de sa mère. C’était comme aujourd’hui, dans un champ ensoleillé, un mois de juin en fin de journée. Sa mère qui venait de fêter ses quarante ans allait accoucher de son quatorzième enfant et c’était Marie-Louise qui allait l’assister. Elles gardaient les six vaches de la ferme dans un champ au sommet d’un vallon. Au bas de la colline, caressée par le soleil baissant entre les arbres, l’eau paresseuse du Sullé lançait des éclairs d’argent.

    Les deux femmes furent surprises par l’arrivée inopinée de l’enfant qui n’était prévu que pour le mois suivant. Tout comme aujourd’hui pour Marie-Louise, la mère n’aurait pas le temps d’arriver à la ferme pour accoucher. Elle s’était allongée sur l’herbe, jambes écartées et genoux levés. Les deux femmes avaient attendu une heure, la mère en souffrant, la fille en tressant des joncs verts. Puis l’enfant était apparu d’un coup et était sorti en moins de cinq minutes. Autour des jambes, l’herbe était rouge et la tache avait grandi, et grandi encore. Alors, Marie-Louise avait compris et s’était mise à hurler. La mère était morte doucement en se vidant de son sang. Marie-Louise avait quinze ans. C’était il y a vingt ans, c’était hier. Il ne fallait pas que cela soit aujourd’hui.

    Elle agrippa la manche de la chemise de son mari et secoua son bras :

    — Je ne veux pas mourir comme ma mère. Empêche-moi de mourir.

    Jean-Maï, blême ne savait trop que faire. Travailler dur, monter un mur, réparer un toit, mener les bêtes, tuer le cochon, ça, il savait faire. Mais assister sa femme dans un accouchement, il n’y arrivait pas. C’était vraiment un truc de femme. Il arriva à balbutier :

    — Mais non, tu ne vas pas mourir, grosse bête.

    Marie-Louise poussa un cri :

    — Il arrive…

    Les enfants, dans un même mouvement, se baissèrent pour mieux voir la calotte saignante et chevelue apparaître entre les cuisses de leur mère.

     Elle poussa, comme savent faire les parturientes dans ces moments, et après une longue attente, l’enfant parut. C’était une fille.

    Le cordon était entortillé autour du cou minuscule et la petite dernière était d’une teinte alarmante. Le visage avait la couleur d’une prune mûre.

    Dans un éclair de lucidité, sans savoir consciemment ce qu’il faisait, Jean-Maï se précipita et coupa le cordon avec son couteau au manche de corne qui ne le quittait jamais, puis il défit le lien qui enserrait le cou du bébé qui aspira une grande goulée d’air et se mit à hurler. La petite avait le visage violet.

    L’homme regarda le nouveau-né, haussa les épaules et dit à sa femme :

    — Encore une fille... Celle-là est d’une drôle de couleur... On l’appellera Violette... Mais que va-t-on bien pouvoir faire de toutes ces filles ?

    Ce jeudi vingt-neuf juillet 1909 la vie de Violette venait de commencer.

    II

    Le Père avait allumé un feu dans la grande cheminée à l’aide d’un fagot de petit bois qui donnait une flamme haute et qui l’hiver vous cuisait d’un côté tout en vous laissant l’autre face gelée.

    Quand la flamme serait devenue braise, Jean-Maï disposerait trois grosses bûches de chêne pour faire chauffer, dans une lessiveuse de zinc posée sur un trépied, l’eau tirée du puits. La ferme possédait son propre puits ce qui était une autre source d’envie de la part des fermiers alentour qui eux, devaient aller puiser dans le puits commun au village.

    Après avoir terminé le fauchage du champ haut et gerbé le blé, la famille augmentée d’une nouvelle arrivante était rentrée en procession dans la demeure ancestrale, érigée en 1687 par un aïeul présumé de Jean-Maï.

    Ce dernier s’était d’abord occupé des chevaux, puis de la traite, aidé par Germaine, la fille de dix ans. Ensuite, il avait soigneusement nettoyé la moissonneuse qui avait avantageusement remplacé deux journaliers et qui avait été achetée en commun avec son beau-frère Théodore. Pendant ce temps, la marmaille s’occupait en deux équipes : l’une préparant un repas de pommes de terre arrosées de petit lait de baratte, tandis que l’autre tirait l’eau du puits à l’aide d’une manivelle qui enroulait une chaîne de 10 mètres autour d’un fût de bois. Les gosses devaient se mettre à trois pour faire remonter le seau qui au bout de sa chaîne pesait aussi lourd qu’eux.

    À la lumière de deux lampes à pétrole, le père et la mère déposèrent, sur le sol de terre battue, la bassine pleine d’eau chaude et Marie-Louise baigna Violette qui hurla comme si elle était persuadée que sa mère voulait la noyer telle une portée de chatons. Quand le bébé fut propre et fatigué de crier, Marie-Louise lui donna la tétée. La famille le Floc'h refusait de confier ses enfants à une nourrice bien que, suivant les affirmations des anciens, un bébé venant de naître est « inachevé ». On devait attendre vingt jours avant que la mère le nourrisse sans danger. Peut-être était-ce également un moyen de ne pas trop s’attacher au nouveau-né, au vu du taux de mortalité régnant dans l’Argoat. Quand l’enfant fut repu et commença de faire des bulles de lait, il fut entortillé dans un linge serré sur la poitrine, ce qui l’empêchait de bouger, de sorte qu’en grandissant elle ne se retrouve pas « tordue ». Sur la tête, Violette se vit affublée d’une calotte de laine écrue, tenue par une bande qui appliquait les oreilles serrées contre le crâne et passait sous le menton. Quand l’habillage compliqué fut terminé, la petite fut confiée aux soins de l’aînée, désignée d’office comme mère suppléante.

    Alors seulement Marie-Louise s’occupa d’elle ; elle se mit nue et entra dans la lessiveuse qui déborda sur le sol de terre battue ; elle se lava précautionneusement avec un linge propre. Accroupie dans l’eau, elle se mit à chantonner, non qu’elle fût satisfaite d’avoir une nouvelle fois engendré une fille, mais simplement heureuse de n’être pas morte.

    Demain, Violette, serait baptisée, puis comme c’était également jour de lessive, elle changea de sous-vêtements, de robe et de tablier. Elle eut le sentiment d’être neuve. Pimpante, malgré une douleur sourde au bas ventre, elle installa Violette dans le berceau en chêne, fabriqué par Jean-Maï et qui servait pour la neuvième fois. L’enfant dormait à poings fermés. Le calme était redescendu sur la ferme, la famille le Floc'h s’attabla.

    Le père traça avec son couteau au manche de corne le signe de la croix au dos du pain avant de l’entamer puis distribua à chacun une tranche odorante. La famille mangea en silence, installée en rang d’oignon sur les bancs, de chaque côté de la longue table de chêne noircie par la fumée qui s’échappait de l’âtre, quand le vent venait de l’ouest ; puis les gosses allèrent se coucher en grimpant à l’échelle de meunier menant au grenier séparé en deux parties : une pour les enfants, l’autre plus vaste pour le grain. Les nuits de grand vent, les enfants et leurs deux chattes blanches, gardiennes du grain, s’endormaient sur leurs paillasses au son de castagnettes que produisaient les vibrations des ardoises.

    Restés seuls, Marie-Louise et Jean-Maï firent ce qu’ils faisaient chaque jour avant d’aller se coucher dans le lit-clos : elle fit la lecture du journal à son mari qui ne savait ni lire ni écrire, ne parlait que le breton et continuait de le faire malgré l’interdiction promulguée par la loi scélérate du 29 septembre 1902. 

    Marie-Louise était d’accord avec son mari : le gouvernement n’avait pas à s’occuper de ce genre de chose. Si un Breton voulait continuer de parler sa langue, quel mal y avait-il à cela ? Lui était sorti de l’école primaire des curés à huit ans, sans avoir rien appris d’autre qu’esquiver les coups de bâtons pédagogiques. Elle avait son brevet diocésain, parlait français, breton et latin. C’était elle qui faisait office d’écrivain public dans la commune et quelques fois au-delà. Marie-Louise était une progressiste et bien que catholique pratiquante, il lui arrivait souvent de débattre avec le curé d’affaires politiques, mais comme elle était fine mouche et aisée en rhétorique, elle énervait le curé et la conversation se terminait à chaque fois par la même phrase : « Tu ne peux pas comprendre, Marie-Louise, tu n’es qu’une femme ! ». Ce à quoi elle répondait invariablement : « Vous verrez Monsieur le curé, un jour nous aurons le droit de vote et nous aurons même des représentantes au parlement ». Ce qui faisait rire aux éclats le vieux curé. Jean-Maï, lui, était un taiseux, ses opinions, il les gardait pour lui, et s’il lui arrivait d’aller à confesse, le curé n’entendait que des banalités. Pour lui, Dieu devait être sourd, car on avait beau lui adresser des prières, Il ne répondait jamais. Combien de fois avait-il demandé à Dieu la grâce d’avoir des fils robustes ? Et cette fois encore, il héritait d’une fille. Ce Dieu-là était un drôle de loustic qui aimait faire des farces. Jean-Maï était certain qu’un jour ou l’autre, il aurait l’occasion de s’expliquer avec son créateur, ou les anciens dieux, mais en attendant, il se démenait autant qu’il pouvait pour faire vivre sa famille décemment avec ses douze hectares de terre.

    Marie-Louise referma le journal et observa son mari. Il était beau gars, avec des épaules larges, plutôt grand pour un Breton, un visage agréable et fin, de beaux cheveux noirs épais. C’est ce qui l’avait séduite quand elle était jeune fille à marier : son visage. La plupart des hommes de l’Argoat avaient la face un peu lunaire ; lui, son Jean-Maï, avait un visage fin, un menton volontaire, de beaux yeux bleus d’océan calme et une carrure comme celle de ces hommes en maillot que l’on voyait dans les réclames pour les bains de mer. Et puis sa moustache... Bien noire, virile, qui le faisait ressembler à Théodore Botrel. Son Jean-Maï avait une allure d’aristocrate. Elle avait su tout de suite que ce serait un bon géniteur pour sa descendance. Mais voilà, il y avait eu toutes ces filles. Il avait raison le Jean-Maï : toutes ces filles à marier, cela en ferait des trousseaux et de l’argent à débourser. Elle allait devoir en plus se dépenser sans compter afin d’arranger les mariages de ses trois gars pour agrandir la ferme. En attendant, elle devait récupérer de son accouchement. Elle se prépara une décoction d’écorce de saule qui allait calmer la douleur lancinante de son bas ventre, puis l’ayant bue, elle se tourna vers son mari qui avait les yeux dans le vague.

    — Je suis fatiguée, Jean-Maï, je voudrais me reposer.

    — Je comprends ma femme, allons dormir.

    Jean-Maï fit le tour des animaux, en premier lieu les chevaux, ensuite les vaches ; il vérifia que le poulailler était bien fermé, retourna à la ferme, rangea les onze paires de sabots en les calant derrière la porte, ce qui constituait un efficace système d’alarme, au cas où un animal errant aurait souhaité venir visiter la demeure. Puis il rejoignit Marie-Louise qui avait enfilé une chemise de nuit de coton. Ils s’installèrent dans le lit-clos où un homme normal ne pouvait pas se tenir allongé complètement. Le seul moment dans la vie où l’on se devait d’être allongé de tout son long, c’est quand on était mort. Alors pour éviter de « passer » dans son sommeil, on dormait à demi assis. 

    Jean-Maï referma derrière eux les portes coulissantes du lit-clos, s’adossa sur les deux gros oreillers bourrés de balles d’avoine, s’inséra dans la chaleur sèche de la couette elle aussi remplie de balles d’avoine, éternua deux fois à cause de la fine poussière, chercha à tâtons la main de sa femme, la trouva, la serra fort, ferma les yeux et s’endormit instantanément du sommeil du juste.

    Dehors, la Lune montante éclairait le bocage et les landes d’une lumière d’argent froid et noircissait les ardoises bleues. Un hibou hulula au loin, et quelque part sur la lande, le grincement des roues de la charrette de l’Ankou avertissait qu’une âme allait rejoindre le Ciel. Une vie venait d’arriver, une vie s’en allait. C’était la loi de la nature.

    III

    Violette s’éveilla au chant du coq et toute la maisonnée en profita. Elle avait fait une nuit complète, ce qui était un bon présage. Marie-Louise lui donna le sein et l’enfant se tut immédiatement. Après avoir goulûment tété sa mère et roté avec une force surprenante pour un nouveau-né, elle se rendormit aussitôt.

    Marie-Louise alluma un feu dans la vaste cheminée et mit de l’eau à chauffer dans une marmite pour préparer le café. Aujourd’hui, Violette allait être baptisée, alors on boirait du vrai café, et non la chicorée des jours ordinaires.

    Marie-Louise était assez satisfaite du confort de son intérieur, car son Jean-Maï avait installé une grande auge de pierre contre un mur près de la fenêtre, et cela était bien pratique pour faire la vaisselle et baigner les jeunes enfants. Pour le reste, la maison était meublée comme toutes les autres : une grande table avec des bancs, un lit-clos le long d’un mur avec son banc qui servait de coffre à vêtements, deux grandes armoires accolées le long du mur nord aveugle, une petite table près de l’âtre et des niches dans les murs de pierres pour ranger les ustensiles de cuisine. Sur le linteau de la cheminée de granit s’alignaient des boîtes de fer contenant le café, la chicorée, la farine et autres denrées alimentaires mises à l’abri des rongeurs. Marie-Louise, tout en préparant le café, jeta un regard circulaire dans la pièce à vivre : elle était fière de son logis propret, aux meubles cirés qui sentaient bon, au sol de terre battue entretenu chaque jour, où pas une épluchure ne traînait. Sa maison était bien plus confortable, en tous les cas, que bien d’autres du voisinage qui vivaient encore sous le même toit que les animaux, seulement séparés d’eux par une cloison de bois. Le résultat de cette situation était que les habitants profitaient de la chaleur animale, mais également de leurs odeurs ; en été les mouches bourdonnaient dans les demeures comme des myriades d’essaims d’abeilles et laissaient leurs chiures un peu partout. Leur ferme, à Jean-Maï et à elle, comportait trois bâtiments en dur, érigé au fil des générations et qui formaient un U : une longère d’habitation, à sa droite une étable où six vaches étaient à l’aise, à sa gauche une petite écurie pouvant contenir quatre chevaux. Aujourd’hui il en restait la moitié, deux avaient été vendus pour acheter de la terre deux ans auparavant.

    Si les récoltes de cet été tenaient leurs promesses, ils auraient assez d’argent pour acheter une cuisinière à bois à trois trous et un bain-marie avec robinet, que Marie-Louise avait repéré dans une annonce promotionnelle du journal paroissial. C’en serait fini de faire la cuisine le dos courbé dans la cheminée ; et elle aurait de l’eau chaude ! Quoi qu’en disent les voisins, la modernité avait du bon.

    À neuf heures, Louison, la sœur de Marie-Louise, et son mari Théodore vinrent frapper à la porte. Ils étaient en habit de fête : elle en tablier brodé et coiffe empesée, lui en gilet et chapeau du dimanche. Ils avaient même mis leurs souliers de cuir. Marie-Louise et sa sœur Louison allèrent s’esbaudir devant le berceau de Violette tandis que les hommes attaquaient leur première bouteille de cidre de la journée. Ce cidre, c’était Jean-Maï qui le produisait à partir des pommes acides d’un petit verger. Quand les bouteilles n’explosaient pas — ce qui arrivait quelquefois — il était tout à fait buvable, titrait 6 ou 7 degrés, vous crispait les mâchoires et vous rinçait les gencives.

    À dix heures, on para Violette de ses habits de

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