Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Le Nightingale sous le givre
Le Nightingale sous le givre
Le Nightingale sous le givre
Livre électronique553 pages7 heures

Le Nightingale sous le givre

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Alors que le jour de Noël 1941 approche à
grands pas, les infirmières du Nightingale doivent affronter l’hiver le plus rude de leur vie.

Avec les pénuries qui sévissent un peu partout et les bulletins de nouvelles qui annoncent toujours plus de défaites et de pertes humaines, le peuple britannique est las et démoralisé… et l’hôpital Nightingale ne fait pas exception à la règle.

MILLIE, veuve depuis peu, se sent dépassée par les événements alors qu’elle fait de son mieux pour gérer le domaine familial. C’est alors que son ancienne vie au Nightingale surgit du passé, tout comme un amour qu’elle croyait perdu à jamais…

JESS a beaucoup de mal à accepter son affectation dans un hôpital de campagne, elle qui était habituée à la vie trépidante de
l’est de Londres et au rythme effréné de la ville.

EFFIE se retrouve exilée dans un village paisible, mais le calme de cette nouvelle vie ne dure pas; bientôt, un soldat charmant et beau parleur vient mettre un peu de piquant dans son quotidien.

Avec l’arrivée imminente du jour de Noël, même la quiétude et la sérénité de la campagne ne pourront protéger le coeur des filles du Nightingale…
LangueFrançais
Date de sortie21 mai 2021
ISBN9782898086908
Le Nightingale sous le givre

Auteurs associés

Lié à Le Nightingale sous le givre

Titres dans cette série (1)

Voir plus

Livres électroniques liés

Fiction historique pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Le Nightingale sous le givre

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Le Nightingale sous le givre - Donna Douglas

    Ward

    CHAPITRE 1

    Par une nuit froide et brumeuse de novembre, Jess Jago prit place à bord du dernier train en provenance de Londres.

    Elle fut la seule passagère à descendre à Billinghurst, une station de train déserte au milieu de nulle part. Jess laissa tomber sa valise et son masque à gaz sur le sol puis regarda autour d’elle, tentant de voir où elle se trouvait. Le brouillard était si dense qu’elle arrivait presque à le sentir ; on aurait dit que les mains humides d’un fantôme se pressaient sur son visage.

    Elle pouffa d’un rire nerveux. « Tu t’imagines des choses, ma fille ! » Ce n’était qu’un peu de brouillard ; c’était déjà mieux que l’épaisse purée de pois jaunâtre et granuleuse qui recouvrait régulièrement l’East End.

    Elle prit une grande inspiration, agacée de ne pouvoir s’empêcher d’être nerveuse. Elle avait vécu toute sa vie à Bethnal Green et avait grandi parmi les voyous et les voleurs. À présent, elle avait peur d’être seule à la campagne, seulement entourée de quelques arbres et d’un silence de mort…

    — Alors, vous êtes la nouvelle infirmière ?

    La voix grave avait jailli de l’obscurité, la faisant sursauter. Jess fouilla dans la poche de son manteau et en sortit sa lampe-torche. Elle balaya le brouillard à l’aide du faisceau de lumière de gauche à droite puis tressaillit lorsqu’elle aperçut soudainement un vieux visage grisonnant sous un chapeau informe.

    — Éteignez cette chose, pour l’amour de Dieu ! grogna-t-il. Vous allez attirer les gardes de l’Air Raid Precautions ; ils vont nous prendre pour des satanés Allemands !

    Il se mit à tousser.

    — Eh bien, pourquoi restez-vous plantée là ? ajouta-t-il. Je n’ai pas toute la nuit, vous savez. Il est déjà presque 22 h, et certains d’entre nous désirent retrouver leur lit. En plus, ce brouillard n’est pas bon pour mes poumons.

    Jess entendit le léger cliquetis d’un attelage et le bruit de lourds sabots sur le sol dur comme du fer. En baissant le faisceau de sa lampe de poche, elle aperçut une charrette et un gros cheval gris, dont la tête se baissait avec lassitude.

    — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

    — Le père Noël ! À votre avis ?

    Le vieil homme soupira d’impatience.

    — Mon nom est Sulley ; vous pouvez m’appeler monsieur Sulley. On m’a envoyé vous conduire jusqu’à la maison des infirmières. Alors, vous venez ou pas ? Si vous préférez marcher, vous êtes libre de le faire. Mais vous aurez plus d’une dizaine de kilomètres à parcourir ; je doute que vous puissiez trouver votre chemin par une nuit pareille, surtout qu’ils ont retiré toute la signalisation.

    Sa lampe-torche éclairant toujours le sol, Jess apporta sa valise jusqu’à l’arrière de la charrette, où elle la déposa. Elle fit ensuite le tour du véhicule rudimentaire et grimpa sur le siège en bois à côté de l’homme.

    — Enfin ! marmonna Sulley.

    L’homme se racla la gorge bruyamment, cracha au sol et secoua les rênes. Ils se mirent alors à avancer lentement, les roues lourdes roulant sous leurs pieds. L’air nocturne et froid sentait le fumier et la terre humide.

    Le mouvement du chariot calma Jess ; elle sentit ses paupières s’alourdir et sa tête tomber sur sa poitrine. Son voyage l’avait épuisée. Le train, bondé comme à son habitude, avait semblé s’arrêter toutes les cinq minutes pour laisser passer un autre train transportant des troupes. Jess s’était retrouvée coincée dans un wagon avec une douzaine de soldats en larmes, mais joyeux. Elle avait partagé ses sandwichs avec eux ; en retour, ils l’avaient fait rire avec leurs blagues et leurs chansons. Ces soldats lui rappelaient Sam, qui savait toujours s’amuser et refusait de prendre la vie au sérieux.

    Mais Jess avait vu énormément de chagrin et soigné de nombreux soldats blessés au Nightingale ; elle savait quel genre de sort pouvait les attendre. Elle avait ri à leurs côtés, mais elle n’avait pu s’empêcher de regarder leurs visages brillants et souriants en se demandant combien d’entre eux allaient rentrer à la maison.

    Une fois de plus, le visage de Sam lui vint à l’esprit ; elle repoussa l’image par habitude. Elle ne pouvait pas se permettre de céder à la peur qui planait dans son esprit, prête à bondir si elle lui en laissait la chance.

    À ses côtés, Sulley s’était mis à parler.

    — Le village déborde de Londoniens, à présent, se plaignit-il. Avec tous les gens de l’hôpital et les sinistrés, c’est pire que la saison de la cueillette de houblon. On se sent à peine chez nous…

    Jess ne put s’empêcher de ressentir une pointe de colère.

    — Nous n’avons pas décidé de venir ici, vous savez, lui dit-elle sévèrement. Nous devons aller là où l’on nous envoie.

    Elle n’aurait certainement pas quitté Londres si on lui avait laissé le choix. Le Blitz avait détruit le cœur de l’East End et de l’hôpital Nightingale, et Jess se sentait déloyale d’abandonner son poste alors qu’on avait besoin d’elle.

    Cela dit, l’infirmière en chef s’était montrée insistante. La plupart des patients avaient été évacués de Londres et transportés à l’hôpital Nightingale temporaire, dans le Kent ; il fallait donc y envoyer plus d’infirmières.

    — Ce ne sera peut-être que pour quelques mois, avait dit l’infirmière en chef. Mais tant que nos salles resteront fermées ici, vous serez plus utile là-bas. Et je suis certaine que l’air de la campagne vous fera du bien, avait-elle ajouté avec un petit sourire. Un changement pourrait vous être bénéfique…

    L’infirmière en chef semblait croire qu’elle rendait service à Jess. « Eh bien, si c’est ce qu’elle croit, c’est qu’elle ne me connaît pas du tout », pensa-t-elle. Dès sa naissance, elle avait vécu dans les rues de la ville, les poumons remplis de smog. Elle était habituée aux cris des marchands itinérants, à l’odeur des ports et de l’usine de colle, au grondement des tramways et des bus…

    Après deux années de guerre, elle s’était même habituée au hurlement des sirènes des raids aériens, au grondement des bombes et aux odeurs étouffantes de cordite et de poussière qui suivaient les attaques. Elle n’avait pas de temps à consacrer à la campagne ni aux gens qui s’y trouvaient !

    Un cri sinistre jaillit du brouillard. Jess sursauta, terrorisée.

    — Mais qui a lâché ce satané son ? s’écria-t-elle.

    Sulley gloussa.

    — Ce n’est qu’un hibou ! Il ne vous mordra pas !

    Il plongea la main dans le fond de sa poche et en sortit un mégot de cigarette, qu’il serra entre ses dents avant de l’allumer d’une main, contrôlant de l’autre le vieil animal imposant. La jument ne nécessitait pas un très grand contrôle de sa part ; Jess aurait pu marcher bien plus vite qu’elle.

    Au bout d’un moment, le mouvement de la charrette la calma de nouveau. Cette fois, Jess dut s’assoupir, car tout à coup, la charrette s’arrêta brusquement.

    — Nous y sommes, dit le vieil homme. Votre nouvelle maison.

    Jess scruta l’obscurité brumeuse.

    — Je n’y vois rien, bon sang.

    — La maison des infirmières se trouve derrière cette grille. Il suffit de suivre le chemin pendant quelques minutes. Il n’y avait plus de place à l’hôpital pour vous, les Londoniens ; ils ont dû aménager des vieux bâtiments agricoles.

    Jess renifla. Une forte odeur de fumier était suspendue dans l’air.

    — On se croirait dans une porcherie !

    — Tout à fait, gloussa Sulley. J’ose croire que vous, les Londoniens, êtes habitués à une telle puanteur !

    Son rire se transforma en une toux sifflante, et il cracha au sol. Jess le regarda fixement. « Au moins, je ne dégage pas l’odeur d’une vieille chèvre, moi », pensa-t-elle. Le manteau du vieillard empestait la cigarette et la sueur. Elle descendit de la charrette et récupéra sa valise ; le vieil homme l’observa tout en continuant de fumer son mégot chétif.

    — Je reviendrai vous chercher demain matin, à la première heure, dit-il alors que Jess s’éloignait en traînant sa valise derrière elle.

    Elle se retourna vers lui.

    — Pardon ?

    — Je dois vous emmener à l’hôpital, vous et les autres infirmières. Sinon, il vous faudrait marcher plus de trois kilomètres.

    L’homme secoua les rênes, et la vieille jument s’enfonça dans l’obscurité avant que Jess puisse répondre quoi que ce soit.

    La maison des infirmières se trouvait au bout d’un chemin de ferme complètement détruit. Il s’agissait d’un long bâtiment en briques grossièrement peintes à la chaux. Un seau avait été laissé devant la porte d’entrée afin de recueillir les gouttes s’écoulant du toit de tôle délabré.

    Jess redressa les épaules. « Eh bien, autant aller jusqu’au bout ! » pensa-t-elle avant de frapper à la porte.

    Une grande femme âgée, vêtue d’une robe grise et d’un bonnet en lin, lui répondit. Jess la reconnut aussitôt : il s’agissait de mademoiselle Carrington, l’une des sœurs les plus redoutables du Nightingale. Le cœur de Jess se serra. Superviseure du service des maladies chroniques pour femmes du Nightingale, Gertrude Carrington avait régulièrement fait pleurer les jeunes étudiantes. Jess n’osait pas imaginer comment elle prenait son rôle de sœur superviseure de maison, chargée de veiller au bien-être des infirmières.

    La sœur inspecta Jess de la tête aux pieds.

    — Vous étiez attendue il y a plus d’une heure, infirmière Jago, dit la vieille femme peu accueillante.

    « Bonsoir à vous également », pensa Jess.

    — Le train avait du retard, ma sœur.

    Mademoiselle Carrington fronça les sourcils.

    — Vous feriez mieux d’entrer, dit-elle. Et retirez ces chaussures immédiatement. Je ne veux pas que vous mettiez de la saleté partout.

    L’intérieur du bâtiment était aussi moche que l’extérieur. L’air était froid et empestait l’humidité. Le souffle de Jess formait un nuage de plumes alors qu’elle suivait la sœur le long d’un passage droit muni de nombreuses portes des deux côtés.

    — Comme vous pouvez le voir, la maison est quelque peu… ordinaire, déclara mademoiselle Carrington. Mais nous sommes en temps de guerre ; nous devons donc en tirer le meilleur parti.

    Elle lança à Jess un regard perçant.

    — Je n’ai pas besoin de vous rappeler que même si vous n’êtes plus à Londres, vous êtes toujours infirmière au Nightingale et devez par conséquent respecter les normes de votre formation, n’est-ce pas ?

    — Non, ma sœur.

    — Les règles de cette maison sont les mêmes qu’à Londres. Aucun visiteur masculin. Les lumières doivent être éteintes à 22 h 30. La porte d’entrée est verrouillée à 22 h. Je m’attends à ce que vous soyez rentrée à cette heure, sauf si l’infirmière en chef vous a donné un laissez-passer spécial. Me suis-je bien fait comprendre ?

    — Oui, ma sœur, dit Jess en regardant ses chaussettes afin d’éviter que mademoiselle Carrington la voie sourire.

    À sa connaissance, toutes les infirmières avaient enfreint ces règles au moins une fois. La plupart d’entre elles réussissaient à mener une vie sociale assez animée sous le nez de leurs supérieures. En suivant la vieille dame, elle pensait déjà à la facilité avec laquelle elle arriverait à se sauver par une fenêtre ouverte après le couvre-feu. Elle n’aurait même pas à descendre dangereusement en se tenant sur une gouttière. Puis elle se rappela où elle se trouvait : elle était coincée au milieu de nulle part, à des kilomètres de tout. À quoi bon s’enfuir quand il n’y avait ni salle de danse ni cinéma ?

    De plus, elle n’était guère sortie depuis que Sam avait été mobilisé ; cela ne lui semblait tout simplement pas juste de sortir et de s’amuser.

    Elles arrivèrent au bout du couloir, et mademoiselle Carrington ouvrit la toute dernière porte.

    — Ce sera votre chambre, annonça-t-elle.

    La pièce était si petite qu’il y avait à peine assez d’espace pour les deux étroits lits de fer, séparés par une commode. Sur un matelas nu reposait une petite pile de draps amidonnés et pressés. Au-dessus de l’un des lits, près du plafond, se trouvaient quelques petites fenêtres, recouvertes d’un lourd rideau opaque. Jess fronça les sourcils. Peut-être qu’elle s’était trompée ; elle se voyait difficilement se sauver par une de ces étroites fenêtres après le couvre-feu. Passer par un si petit espace aurait été comme se glisser par la fente d’une boîte aux lettres.

    — Une infirmière en provenance d’Irlande devrait arriver la semaine prochaine ; vous serez seule d’ici là, dit mademoiselle Carrington. La salle de bain se trouve au bout du couloir : c’est la quatrième porte à droite. Il y a également une salle commune pour les infirmières à l’autre bout du bâtiment.

    Les lèvres de la vieille femme se serrèrent avec désapprobation.

    — Cette salle est toutefois située à côté de ma chambre, et je ne compte pas être dérangée. Cela signifie qu’il n’y aura pas de musique, pas de danse, pas de rires forts, pas de frivolités.

    — Bien entendu, ma sœur.

    — Le chauffeur viendra vous chercher, les autres infirmières et vous, à 6 h 30 ; il vous emmènera à l’hôpital, poursuivit mademoiselle Carrington. Vous devrez vous présenter immédiatement au bureau de l’infirmière en chef, qui vous affectera à un service. Comme vous le savez, nous devons partager le bâtiment de l’hôpital ; vous vous présenterez donc à la directrice de l’infirmerie, mademoiselle Jenkins.

    Elle leva le nez pour renifler l’air au-dessus de la tête de Jess.

    — Et s’il vous plaît, assurez-vous de prendre un bain avant d’aller vous coucher. Il est évident que je devrai avoir une autre conversation avec monsieur Sulley en ce qui concerne le transport de fumier dans la charrette !

    Mademoiselle Carrington leva les yeux vers le ciel avant de partir. Jess écouta le son des pas de la sœur de la maison, puis elle s’assit sur le lit. Le mince matelas en crin de cheval céda à peine sous son poids. Elle sentait déjà les ressorts du vieux lit ; elle n’osait pas s’imaginer passer des nuits sur ce matelas.

    Elle retira ses gants et se mit à masser ses mains gelées pour leur redonner vie. Ses doigts tremblaient alors que le sang refluait douloureusement dans ses mains. Cela lui rappela avec nostalgie sa vie à Londres. Au plus fort du Blitz, les infirmières, les sœurs, les médecins et les étudiants avaient commencé à dormir dans le sous-sol. Il y faisait chaud, et c’était étroit et effrayant par moments ; après tout, les bombes pleuvaient sur leurs têtes. Cela dit, Jess aurait préféré endurer ce malaise plutôt que de se retrouver dans cette chambre froide et glaciale.

    Toujours vêtue de son manteau, elle entreprit de faire le lit. La fine couverture et les draps semblaient à peine suffisants pour la garder au chaud.

    Elle regarda un instant le lit vide à côté d’elle, puis elle prit la couverture dans la pile soigneusement pliée et l’ajouta à son propre lit. Quand sa nouvelle colocataire arriverait, elle y renoncerait ; d’ici là, son besoin était plus grand.

    Elle vida sa valise ; elle avait apporté peu de choses. Elle rangea ses livres et posa la photo de Sam sur le rebord de la fenêtre. Elle s’arrêta un instant, le bout de son doigt traçant la courbe de son beau visage. Il avait l’air si sérieux dans son uniforme qu’elle reconnut à peine le jeune homme effronté qui s’était introduit dans son cœur quatre ans plus tôt.

    Elle pouvait imaginer comment il se serait moqué d’elle en ce moment.

    — Arrête de t’en faire, aurait-il dit. La vie pourrait être bien pire, crois-moi !

    « Et il aurait bien raison », pensa Jess en s’allongeant sur le lit dur, ses yeux déjà fermés. Comme l’avait dit mademoiselle Carrington, c’était la guerre, et il fallait s’y faire.

    Après tout, ça ne pouvait pas être si mal, n’est-ce pas ?

    CHAPITRE 2

    Malgré la couverture supplémentaire et tous les vêtements que Jess avait enfilés, il fit bien trop froid cette nuit-là pour qu’elle puisse fermer l’œil. Elle était donc épuisée le lendemain matin lorsque monsieur Sulley arriva avec son cheval et sa charrette pour l’emmener à l’hôpital avec une douzaine d’autres infirmières aux yeux bouffis. À 6 h 30, il faisait encore très sombre ; elles se blottirent à l’arrière de la charrette en tirant sur leurs manteaux pour se réchauffer.

    — Au moins, il ne pleut pas, dit Alice Freeman, une infirmière à l’air affable assise à côté de Jess. Dans ce cas-là, c’est encore pire, surtout quand monsieur Sulley refuse d’installer le toit de la charrette.

    — Tu veux dire qu’il vous laisse sous la pluie ? Toutes mouillées ? demanda Jess, incrédule.

    — Trempées jusqu’à l’os, parfois, répondit Alice en opinant de la tête sombrement. Nous avons toutes le rhume ; l’infirmière Owen a été envoyée à l’infirmerie pour une pneumonie la semaine dernière.

    Les autres infirmières racontèrent leurs propres histoires d’horreur sur la vie loin de Londres, si bien qu’à leur arrivée à l’hôpital, Jess se sentait complètement abattue.

    Elle descendit de la charrette derrière les autres et se retrouva debout devant de hauts murs et une imposante porte en fer forgé. L’aube commençait à se lever et, dans le triste ciel gris, elle put apercevoir la masse noire d’un bâtiment au bout d’un long chemin.

    — C’est l’infirmerie. Sinistre, n’est-ce pas ? murmura Alice. On m’a dit que le bâtiment était auparavant un asile psychiatrique. Depuis, il a été fermé et transformé en hôpital. Nous pensons toutes qu’il est hanté.

    Le bâtiment n’était certainement pas accueillant. Maintenant que ses yeux commençaient à s’habituer à la lumière, Jess distinguait un bâtiment de trois étages avec des rangées de fenêtres droites qui semblaient trop petites pour un endroit aussi grand. On aurait dit des dizaines d’yeux vides qui la regardaient fixement.

    — Je ne crois pas aux fantômes, dit-elle.

    — C’est une bonne chose, répondit Alice.

    Elles se mirent en route, et Alice lui indiqua le chemin du bâtiment principal et du bureau de l’infirmière en chef.

    — Je te préviens, commença Alice. Elle risque d’être méchante avec toi. Elle agit horriblement envers toutes les infirmières venant de Londres.

    — Pourquoi ?

    — Je ne sais pas. Nous pensons qu’elle est un peu vexée que nous ayons pris le contrôle de son hôpital.

    Alice leva les yeux.

    — Comme si nous avions choisi de venir ici ! ajouta-t-elle.

    — Est-elle si méchante que ça ? demanda Jess.

    Alice lui lança un regard énigmatique.

    — Disons qu’elle n’a rien à voir avec notre chère mademoiselle Fox…

    Quand Jess arriva au bureau de l’infirmière en chef, plusieurs infirmières faisaient déjà la file. L’une d’elles tenait la preuve de son crime : un thermomètre cassé dans une assiette.

    Lorsque Jess rejoignit le bout de la file, deux infirmières à côté d’elle chuchotaient entre elles. Jess pouvait entendre leurs voix agitées.

    — Qu’as-tu fait ? demanda la première.

    — J’ai pigé dans les restes du dîner d’un patient. Je n’ai pas pu m’en empêcher. La sœur avait annulé ma pause-repas, et j’étais affamée. Je vais perdre une demi-journée de congé pour une misérable pomme de terre !

    Trop rapidement à son goût, Jess fut à son tour convoquée au bureau de l’infirmière en chef. Mademoiselle Jenkins, toute vêtue de noir, était assise à son bureau. Elle était plus âgée, plus costaude et plus grande que mademoiselle Fox. Sous sa coiffe de lin amidonnée, on pouvait apercevoir son visage sans l’ombre d’un sourire. Elle regarda Jess par-dessus le contour de ses lunettes.

    — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

    — Jago, infirmière en chef. J’arrive de Londres.

    — Encore une autre ? s’exclama mademoiselle Jenkins. Franchement ; mademoiselle Fox n’a-t-elle pas besoin d’infirmières ? Elle semble avoir envie de toutes vous envoyer ici !

    — Je suis convaincue qu’elle ne cherche qu’à vous aider, infirmière en chef.

    Jess réalisa qu’elle n’aurait pas dû dire une telle chose dès qu’elle vit les yeux bleu pâle de mademoiselle Jenkins se durcir.

    — Êtes-vous en train de dire que j’ai besoin d’aide ? demanda-t-elle d’un ton cassant. Pensez-vous que mes infirmières ne sont pas à la hauteur ?

    — Non, ce n’est pas ce que je voulais…

    Jess commença à se confondre en excuses, mais mademoiselle Jenkins l’interrompit.

    — Voilà le problème de toutes les infirmières de Londres ; vous pensez tout savoir. Je présume que vous êtes venue enseigner quelques trucs à vos consœurs de la campagne, n’est-ce pas ?

    Jess essaya de se défendre de nouveau, mais fut interrompue par mademoiselle Jenkins.

    — Laissez-moi vous dire quelque chose, Jago. Je dirige cet hôpital depuis 30 ans ; je crois bien connaître mon métier. Je dois avouer que j’en ai assez que des pures inconnues viennent nous dire comment agir. Comme si le fait d’avoir été formées à Londres faisait de vous des meilleures infirmières !

    Elle s’arrêta brusquement, les joues rouges.

    — Très bien, dit-elle plus calmement. Puisque vous êtes déjà ici, vous feriez mieux de vous rendre utile. Allez rencontrer sœur Allen au service de médecine pour femmes ; elle saura sans doute quoi faire de vous. Merci de faire entrer la prochaine fille en sortant.

    C’était tout. Jess était encore étourdie quand elle sortit par la porte du bureau et descendit les marches en pierre.

    Elle ne s’attendait certes pas à recevoir une tape dans le dos ni des remerciements de la part de l’infirmière en chef pour être venue au secours de l’hôpital de campagne, mais il aurait tout de même été agréable de se sentir la bienvenue…

    — Attention !

    Jess se retourna et vit une bicyclette se précipiter vers elle. Le cycliste pédalait furieusement, prenant de la vitesse ; on aurait pu croire qu’il voulait la faire tomber. Jess parvint à peine à sortir de son chemin avant qu’il passe devant elle à toute vitesse.

    — Regardez où vous allez ! s’écria-t-elle. Vous auriez pu me blesser !

    — Eh bien, vous ne devriez pas traîner là ! cria le jeune homme par-dessus son épaule en s’éloignant rapidement.

    — Et vous, vous ne devriez pas avoir le droit de rouler sur ce machin ! Vous êtes une vraie menace !

    Mais il était déjà parti, son foulard vacillant derrière lui comme un fanion dans la lumière de l’aube.

    Elle trouva le service de médecine pour femmes au dernier étage du bâtiment principal. Comme les salles du Nightingale à Londres, il s’agissait d’une vaste pièce à haut plafond qui sentait le vernis et le désinfectant. Sur toute la longueur de l’endroit, 40 lits se faisaient face en deux rangées, et au milieu de la pièce se trouvaient une longue table et le bureau de la sœur du service.

    Sœur Allen paraissait aussi heureuse de voir Jess que mademoiselle Jenkins l’avait semblé.

    — C’est l’infirmière en chef qui vous envoie ? s’enquit-elle avant de pousser un soupir.

    Sœur Allen avait près de 30 ans, des cheveux blonds et des taches de rousseur.

    — Eh bien, je présume qu’elle avait ses raisons, continua-t-elle. Vous pouvez commencer par aider Maynard avec les bains. Ensuite, faites les lits et préparez les patientes pour la tournée des médecins, qui est prévue pour 10 h 30. Pensez-vous être en mesure de faire ça ?

    — Oui, ma sœur.

    — Hmmm, dit-elle, non convaincue. Eh bien, adressez-vous à Maynard si vous avez des questions ; je suis bien trop occupée.

    Jess trouva Maynard dans la salle de bain ; elle s’affairait à réchauffer des serviettes sur le radiateur. La jeune femme dynamique était une blonde aux yeux verts et semblait avoir le même âge qu’elle.

    Elle salua Jess par-dessus son épaule.

    — Oh, bonjour !

    Maynard était la première personne à lui adresser un sourire depuis qu’elle avait franchi les portes de l’hôpital.

    — Quel bon vent t’amène ?

    — Je suis l’infirmière Jago. On m’a envoyée de Londres.

    — C’est vrai ? Ma pauvre…

    La jeune femme semblait sympathiser.

    — Je suis l’infirmière Maynard, mais tu peux m’appeler Daisy.

    — C’est entendu. Alors, quelle tâche aimerais-tu que je fasse ?

    — Madame McCready a besoin d’un bain à l’émollient ; elle est diabétique, et sa peau lui démange beaucoup. Pourrais-tu me préparer le sachet de graines de lin ? Tout le nécessaire se trouve dans la salle de préparation d’à côté.

    — J’y vais à l’instant.

    Elle se tourna pour sortir de la pièce, puis elle aperçut le contenu de la baignoire.

    — C’est normal que l’eau ait cette couleur ? demanda-t-elle.

    — Oh, oui. Elle est toujours marron, sauf si on laisse couler l’eau pendant des heures, répondit Daisy gaiement. Je crois qu’il y a de la rouille dans les tuyaux, ou quelque chose du genre.

    — La sœur ne devrait-elle pas demander à un professionnel de régler le problème ?

    — Oh, elle a bien essayé. Mais trouver un plombier relève du miracle, car ils ont tous été appelés au combat. Nous devons faire avec en attendant.

    Jess regarda l’eau brune et sale sans conviction ; elle n’avait pas l’air saine du tout.

    — Et que faites-vous quand vient le temps de préparer une boisson chaude pour les patients ?

    — La sœur dit que l’eau est potable si on la fait bouillir correctement. Les boissons ont mauvais goût, mais les patients sont trop malades pour se plaindre ! dit Daisy en lançant un mince sourire à Jess. Ce n’est pas exactement ce que tu as l’habitude de voir à Londres, n’est-ce pas ?

    Jess se rappela la réalité du travail dans un hôpital ravagé par les bombardements ; il lui fallait balayer chaque matin les résidus de maçonnerie tombés au sol et faire bouillir des outils pendant des heures sur des réchauds à alcool lors des pannes de courant. Une fois, elle avait même assisté à une opération en éclairant un patient au moyen d’une lampe-torche qu’elle devait tenir par-dessus l’épaule du chirurgien !

    — Je ne sais pas, répondit-elle. Nous avons dû endurer plusieurs désagréments, nous aussi.

    — J’adorerais aller à Londres, dit Daisy en dépliant une autre serviette. Tu vas sans doute trouver le travail ici plutôt ennuyant : on ne traite que des vieilles dames qui font du diabète, ont des problèmes cardiaques ou souffrent d’une bronchite.

    Jess alla dans la salle de préparation. Il s’agissait d’un espace minuscule tapissé d’étagères et d’armoires vitrées contenant diverses préparations dans des pots et des bouteilles. Deux autres armoires étaient remplies de matériel et de pansements. Devant elle se trouvait un comptoir muni d’un évier et d’une petite plaque de cuisson.

    Jess trouva une casserole dans l’armoire ; elle la remplit d’eau et la mit sur la plaque. Alors qu’elle allait saisir le sac de graines de lin sur le sol, un mouvement brusque attira son attention.

    — Satanées souris !

    Elle fit un mouvement pour l’attraper, mais le rongeur avait déjà disparu en se faufilant par un trou au bas du mur.

    — Je sais. Il y en a partout, malheureusement, dit Daisy en soupirant derrière elle. Mais elles sont bien moins dérangeantes que les rats.

    — Les rats ? répéta Jess avec horreur en se retournant.

    — Il n’y en a pas beaucoup, lui assura Daisy à la hâte. Et on ne les voit presque jamais ici. Ils restent principalement dans les salles où on traite les patients fiévreux.

    Daisy avait peut-être voulu se montrer rassurante, mais Jess ne se sentait guère mieux.

    Alors qu’elle s’apprêtait à peser les graines de lin dans un sac et à les faire bouillir, Daisy se mit à bavarder dans l’embrasure de la porte. Jess apprit ainsi que la jeune femme avait 21 ans, que ses parents étaient décédés et qu’elle vivait avec ses frères et sœurs. Un de ses frères était dans l’armée, et sa sœur aînée était femme de ménage au manoir Billinghurst. Ils vivaient dans l’une des maisons d’ouvriers sur le territoire du château.

    Elle apprit également que sœur Allen était désagréable parce que son petit ami, officier dans la marine, l’avait abandonnée et que l’ancienne infirmière du service de médecine pour femmes avait dû partir rapidement pour cause de « raisons familiales ».

    — Et nous savons tous ce que ça signifie, n’est-ce pas ? dit Daisy en lui lançant un regard de côté.

    — Ah oui ?

    — Bien sûr !

    Daisy fit un mouvement de la main devant son estomac, faisant référence au ventre gonflé d’une femme enceinte.

    — Franchement, je suis étonnée qu’elle ait réussi à s’attirer des ennuis, puisqu’il n’y a plus d’hommes dans le village. Pas un seul. Enfin, aucun homme avec qui on souhaiterait être vue. Si tu veux en trouver un, tu dois aller jusqu’à Tunbridge Wells, et il n’y a qu’un seul bus par jour pour l’aller et le retour.

    Daisy soupira de nouveau. Jess retira le sac de l’eau bouillante puis souleva la casserole.

    — Je vais aller porter ça là-bas pour toi, d’accord ? dit-elle avant que Daisy puisse poursuivre son histoire.

    Elle était maintenant convaincue d’une chose : Daisy Maynard était une incorrigible commère. Et Jess avait la nette impression qu’avant longtemps, elle deviendrait elle-même le sujet de ragots à l’hôpital.

    Finalement, Jess réussit à échapper au bavardage de Daisy assez longtemps pour accomplir quelques tâches. Elle fit et redressa les lits ; çà et là, elle nettoya les dentiers, peigna les tignasses, épongea les visages et appliqua de généreuses quantités d’alcool méthylé sur les dos et les épaules.

    Enfin, l’heure de la tournée des médecins arriva. Jess baissa ses manches amidonnées et les attacha aux poignets alors qu’elle rejoignait Daisy et sœur Allen aux portes à l’extérieur de la salle.

    — Vraiment, Jago, votre tenue est négligée, siffla sœur Allen. Je ne sais pas quel genre de normes vous aviez à Londres, mais les choses sont différentes ici. Assurez-vous d’être présentable à l’avenir.

    — Oui, ma sœur, répondit Jess avant de baisser les yeux pour s’observer.

    Elle ne voyait rien de mal à son apparence, mais elle savait pertinemment qu’il valait mieux éviter de contredire la sœur sur quoi que ce soit.

    L’instant d’après, les médecins arrivèrent, remontant le couloir à grands pas. Tous deux étaient jeunes, dans la vingtaine ; l’un était sombre et beau, et l’autre, affublé de lunettes, semblait gauche et désordonné avec ses cheveux bruns en bataille. Jess reconnut instantanément le deuxième comme étant le jeune homme qui avait failli la renverser alors qu’il fonçait à toute allure sur sa bicyclette ce matin-là.

    S’il l’avait reconnue, il ne le montrait pas ; son regard alla se poser directement sur sœur Allen.

    — C’est le docteur Drake, murmura Daisy.

    Sa moue désapprobatrice était sans équivoque, disant à Jess tout ce qu’elle avait besoin de savoir sur cet homme.

    — Et le beau garçon, c’est le docteur French, continua Daisy.

    Le docteur French était beaucoup plus sympathique. Après avoir chaleureusement salué sœur Allen et Daisy, il se tourna vers Jess.

    — Et qui avons-nous là ? demanda-t-il, les yeux pétillants.

    Ses cheveux sombres étaient ramenés vers l’arrière, dégageant son front haut et noble, et sa lèvre supérieure était entourée d’une fine moustache, lui donnant un air d’Errol Flynn. Jess s’éclaircit la gorge nerveusement.

    — Euh… Jago, monsieur.

    — Ravi de faire votre connaissance, infirmière Jago.

    Ses manières charmantes la troublaient. La dernière fois qu’un médecin s’était adressé à elle directement, c’était lorsque monsieur Prentiss, le consultant en oto-rhino-laryngologie du Nightingale, lui avait fait des remontrances parce qu’elle lui avait tendu la mauvaise pince.

    Le docteur Drake poussa un soupir impatient.

    — Alors, pouvons-nous nous y mettre ? Nous avons beaucoup de patients à voir aujourd’hui…

    — Oui, oui, bien sûr. Nous savons tous que vous êtes un homme très occupé, docteur Drake, lança le docteur French en jetant des œillades moqueuses aux infirmières dans le dos de son collègue. Prenez les devants, ma sœur. Après vous, docteur Drake.

    Jess se dit alors que les deux hommes n’auraient pas pu être plus différents. Le docteur Drake était mince et nerveux, dégageant une grande impatience, tandis que le docteur French préférait prendre son temps. Il s’arrêtait pour bavarder avec chaque patiente lors de sa tournée, lui tenant la main et lui offrant des cigarettes. Toutes les femmes se pâmaient comme s’il s’agissait d’une vedette de cinéma.

    Pendant ce temps, le docteur Drake soupirait et rôdait avec agitation au bout des lits. Jess pouvait voir son pouls battre rapidement dans son cou.

    — Est-ce que le docteur French met toujours autant de temps à faire ses rondes ? demanda-t-elle à Daisy.

    — Ça dépend. Parfois, il lui faut encore plus de temps. Ceci dit, lorsque c’est le docteur Drake qui fait sa tournée, tout est fini en cinq minutes. Le docteur French est beaucoup plus patient ; c’est pourquoi tout le monde l’adore. Il est tout simplement divin, n’est-ce pas ? soupira-t-elle.

    — Si on aime les types dans son genre, j’imagine, dit Jess en jetant un coup d’œil à sa montre.

    C’était presque l’heure du déjeuner, et ils n’étaient pas encore prêts. Une fois de plus, elle s’ennuyait désespérément de la ville, où les gens ne se connaissaient pas vraiment. Là-bas, des routines appropriées étaient en place, les choses étaient faites avec rapidité et efficacité, et les robinets ne crachaient pas d’eau brune pleine de rouille.

    Décidément, Jess ne pensait pas pouvoir s’habituer un jour à la vie à la campagne.

    CHAPITRE 3

    — Qu’est-ce que vous fabriquez ici ?

    Si elle n’avait pas été si jeune et si jolie, Stan Salter, de l’escadron des travaux de la Royal Air Force, n’aurait peut-être pas pris la peine de lui répondre. Il avait déjà eu droit à un sermon de son commandant parce qu’il ne travaillait pas assez rapidement. De plus, il faisait un froid glacial, et il voulait terminer le travail avant que ses doigts soient complètement gelés.

    Mais il avait toujours eu un faible pour les blondes, et celle-ci était une vraie bombe.

    Il laissa son regard parcourir son corps, passant de ses bottes d’équitation polies aux boucles blondes qui encadraient son visage. Elle lui rappelait une poupée de porcelaine, avec ces grands yeux bleus et les lèvres parfaites en cœur. « Elle doit avoir un magnifique sourire ; j’en mettrais ma main au feu », songea-t-il.

    Mais elle ne lui souriait assurément pas alors qu’elle se tenait à quelques mètres de lui, tenant d’une main la bride de son cheval ; la cravache qu’elle tenait dans son autre main battait impatiemment la mesure contre sa fine cuisse.

    Néanmoins, Stan n’était pas du tout intimidé ; sa combinaison de la Royal Air Force lui donnait un certain sentiment de pouvoir, en plus de le rendre attrayant aux yeux de femmes comme il ne l’avait jamais été dans ses habits civils.

    — Je prends des mesures, lui dit-il. Qu’est-ce que j’ai l’air de faire, d’après vous ?

    — Des mesures pour quoi ?

    Il s’appuya contre le tronc d’un arbre à proximité et sortit un paquet de cigarettes Craven A de sa poche. Puisqu’il avait arrêté de travailler de toute façon, il pouvait bien en profiter pour s’amuser un peu.

    — Tout ça doit disparaître pour faire place à l’aérodrome.

    — Quel aérodrome ?

    — Dites donc, chérie, vous posez beaucoup de questions, hein ? dit-il en allumant une cigarette, la plaçant derrière sa main pour la protéger du vent mordant de novembre. Celui qu’ils vont construire sur cette terre, évidemment.

    — Et depuis quand ont-ils l’intention de bâtir un aérodrome ici ?

    — Depuis que la Royal Air Force a réquisitionné cette grande maison là-bas.

    Il fit un signe de tête vers le manoir que l’on pouvait apercevoir juste au-delà des arbres avant d’ajouter :

    — Dans un mois, toute cette zone sera couverte de hangars d’avions et de pistes. Vous devrez trouver un autre endroit pour monter à cheval, alors, hein ?

    — C’est bien ce qu’on va voir, rétorqua la jeune femme d’un air renfrogné.

    — Oh, ne soyez pas comme ça, chérie. Regardez le bon côté des choses : dans quelques semaines, cet endroit grouillera de garçons de la Royal Air Force. Ça devrait vous plaire, non ?

    La jeune femme le dévisagea en fronçant les sourcils.

    — Je ne pense pas, non.

    — Vous voulez me faire croire que vous n’aimeriez pas avoir un pilote pour petit ami ?

    Son cheval s’ébroua un peu. Lorsque la jeune femme tenta de le calmer, Stan aperçut un petit éclat d’or briller à sa main gauche. « J’aurais dû m’y attendre. Les jolies filles sont toutes déjà prises », songea-t-il.

    Mais cela ne voulait plus dire grand-chose, ces temps-ci. Avec autant d’hommes qui se battaient à l’extérieur, les épouses esseulées aimaient bien avoir un peu de compagnie…

    — Si vous jouez bien vos cartes, je pourrais faire en sorte qu’on vous invite à la grande maison, dit-il. Je m’attends à ce qu’on passe du bon temps là-haut. Des fêtes, des danses, toutes sortes de choses. Après tout, nous, les gars de la Royal Air Force, nous savons comment nous amuser.

    — Oh, vraiment ? lança la jeune femme avant de se détourner et de se remettre en selle en un mouvement agile. Eh bien, c’est très gentil à vous de le proposer, mais je ne pense pas que j’aurai besoin de la moindre invitation de votre part.

    — Oh ? dit Stan, prenant une longue bouffée de cigarette. Et qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

    — Eh bien… c’est ma maison, dit la jeune femme pardessus son épaule.

    Puis elle enfonça les talons dans les flancs de son cheval et partit au galop parmi les arbres.

    Monsieur Rodgers, l’agent des terres, se trouvait au bureau du domaine, juste derrière la cour des écuries. Il sursauta derrière son bureau quand Millie entra.

    — Lady Amelia ! Désolé, je ne vous attendais pas…

    — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? La Royal Air Force a réquisitionné ma demeure ?

    Millie pouvait voir le rouge monter au visage de l’homme.

    — Eh bien ? Parlez ! Est-ce la vérité ?

    Il s’éclaircit la gorge.

    — J’en ai bien peur, lady Amelia. La lettre est arrivée il y a trois jours…

    Millie le regarda, étonnée.

    — Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé immédiatement ?

    — Je… ne voulais pas vous inquiéter.

    — M’inquiéter ? s’écria-t-elle, incrédule. Je ne suis pas une enfant, monsieur Rodgers ! Auriez-vous caché cette nouvelle à mon père ?

    — Non… bien sûr que non. Mais…

    « Vous n’êtes pas votre père. » Les mots non prononcés par l’agent flottaient pourtant dans l’air entre eux.

    Millie se força à rester calme.

    — Quand aviez-vous l’intention de me l’annoncer ? demanda-t-elle. Ah, j’y suis ; vous espériez peut-être que je ne remarquerais pas l’arrivée de la Royal Air Force dans ma propre maison !

    Monsieur Rodgers baissa les yeux sur les papiers ornant son bureau.

    — J’ai tenté de faire quelque chose pour mettre fin à tout ça, répondit-il calmement. J’espérais que ce projet d’aérodrome n’aboutirait à rien…

    — Et vous avez décidé de me garder dans l’ignorance tout ce temps, déclara Millie. Vous n’aviez pas le droit de faire ça, monsieur Rodgers. Je suis responsable de Billinghurst, maintenant, et vous ne pouvez pas prendre de décisions sans me consulter.

    — Toutes mes excuses, lady Amelia. J’essayais simplement… de vous aider.

    En voyant l’air penaud de monsieur Rodgers, Millie regretta immédiatement de s’être montrée odieuse avec lui. Elle avait fini par compter sur son agent des terres au cours des

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1