Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Ambassador Hotel: La mort d’un Kennedy, la naissance d’une rock star
Ambassador Hotel: La mort d’un Kennedy, la naissance d’une rock star
Ambassador Hotel: La mort d’un Kennedy, la naissance d’une rock star
Livre électronique710 pages11 heures

Ambassador Hotel: La mort d’un Kennedy, la naissance d’une rock star

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

4 juin 1968, Ambassador Hotel, Los Angeles. RIGHT, un nouveau band rock britannique, y débarque pour enregistrer un album. La nuit même, Bob Kennedy est assassiné dans les cuisines de l’hôtel. Un meurtre inspirant : «Shooting at the Hotel» devient aussitôt un hit et propulse le leader du groupe, Roman Rowan, au rang de rock star.
Quelque cinquante ans plus tard, RIGHT fait sa dernière tournée mondiale. Occasion d’un bilan pour Roman Rowan, d’un immense retour sur le passé, d’une réflexion torturée sur les tristes circonstances d’un succès planétaire.
Dans ce roman, Marie Desjardins décrit brillamment l’archétype de la rock star britannique des années 1960 continuant de performer sur les scènes mondiales. Un texte très bien ficelé tenant du thriller psychologique et de la biographie foisonnante de détails, sur fond d’Histoire rigoureusement documentée. Les pistes y sont savamment brouillées – plus réelles que le réel. Un page turner littéraire, troublant et remarquablement écrit. Un éclairage profond et décapant sur le chanteur d’un band légendaire.
Au fil des pages, c’est toute la vie de Roman Rowan que le lecteur découvre – enfance, famille, ascension vers le succès, rivalités et querelles, femmes, luxure, tours du monde, et surtout, une profonde introspection du personnage. Peu à peu, les vérités se révèlent, mais aussi cette femme, la déroute d’un amour avorté, le secret d’une vie.
Un éblouissant portrait du rock, d’une époque, d’un chanteur en fin de parcours.
LangueFrançais
Date de sortie2 mai 2018
ISBN9782897211684
Ambassador Hotel: La mort d’un Kennedy, la naissance d’une rock star

En savoir plus sur Marie Desjardins

Auteurs associés

Lié à Ambassador Hotel

Livres électroniques liés

Fiction historique pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Ambassador Hotel

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Ambassador Hotel - Marie Desjardins

    DU MÊME AUTEUR

    Romans

    Sylvie Johnny Love Story, Montréal, Éditions du CRAM

    Ellesmere, Montréal, Éditions du CRAM

    Sylvie Johnny love story, Montréal, Transit éditeur

    La voie de l’innocence, Montréal, Humanitas

    Marie, Montréal, Humanitas

    Biographies

    Vic Vogel, histoires de jazz, Montréal, Éditions du CRAM

    Les Forget, luthiers depuis un siècle, Montréal, Éditions au Carré

    Les yeux de la comtesse (Sophie de Ségur, née Rostopchine), Montréal, Humanitas

    Essais biographiques (en collaboration)

    Nelly Arcan, de l’autre côté du miroir, Les Éditeurs Réunis (avec Marguerite Paulin)

    Romans biographiques (en collaboration)

    Jehane Benoit, le roman de la grande dame de la cuisine canadienne,

    Les Éditeurs Réunis (avec Marguerite Paulin)

    Essais

    Chroniques hasardeuses, Montréal-Paris, L’Étincelle éditeur

    Biograffiti, Réflexions spontanées sur la biographie, Montréal-Paris, L’Étincelle éditeur

    Essais (en collaboration)

    L’œil de la poupée, Irina Ionesco, Paris, Éditions des femmes

    Geishas et prostituées, Hidéko Fukumoto, Nantes, Éditions du Petit véhicule

    Femmes à l’aube du Japon moderne, Hidéko Fukumoto, Paris, Éditions des femmes

    Traductions

    Moi, Charles Manson (Marlin Marynick), Montréal, Cogito Médias

    Histoire, fables et théorie du tai chi chuan (Irving Leong), Montréal, Humanitas

    Les Éditions du CRAM

    1030, rue Cherrier, bureau 205

    Montréal (Québec) H2L 1H9

    Téléphone: 514 598 8547

    www.editionscram.com

    Illustration couverture et mise en pages

    KINOS

    Correction

    Jérôme Brisson

    Ce document numérique a été réalisé par

    claudebergeron.com

    II est illégal de reproduire une partie quelconque de ce livre sans l’autorisation de la maison d’édition. La reproduction de cette publication, par quelque procédé que ce soit, sera considérée comme une violation du droit d’auteur

    Dépôt légal – 2e trimestre 2018

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque nationale du Canada

    Copyright 2018 © Les Éditions du CRAM

    Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC.

    Versions numériques

    Epub ISBN 978-2-89721-168-4

    Mobi ISBN 978-2-89721-169-1

    PDF interactif ISBN 978-2-89721-167-7

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Desjardins, Marie, 1961-, auteur

    Ambassador Hotel: la mort d’un Kennedy, la naissance d’une rock star / Marie Desjardins.

    (Roman)

    Publié en formats imprimé(s) et électronique(s).

    Texte en français seulement.

    ISBN 978-2-89721-166-0 (couverture souple)

    ISBN 978-2-89721-167-7 (PDF)

    ISBN 978-2-89721-168-4 (EPUB)

    ISBN 978-2-89721-169-1 (MOBI)

    I. Titre. II. Titre: Mort d’un Kennedy, la naissance d’une rock star.

    PS8577.E782A62 2018         C843’.54         C2017-942755-5         PS9577.E782A62 2018         C2017-942756-3

    Pour Stéphane et Malcolm

    «La mission de l’art consiste à transformer en création esthétique l’expérience psychique profonde et personnelle d’un être humain afin que cette expérience soit rendue intelligible et puisse être reconnue partie intégrante d’un monde idéal.»

    Bruce Lee, Pensées percutantes

    I

    Chapitre 1

    Montréal, Canada, 2014

    D’un pas mesuré, il avança sur la scène, jusqu’au micro. Ce soir, au centre Bell, à Montréal, la tension était étourdissante. Cinq mille fans le souffle suspendu. Frénétiquement silencieux. Pour ce public, ce serait la dernière chance d’entendre Roman Rowan, le chanteur de RIGHT. À moins de suivre le groupe dans sa toute dernière tournée en Amérique et en Europe, et alors assister à l’ultime concert d’adieu à Los Angeles, là où, presque cinquante ans plus tôt, tout avait véritablement commencé pour le mythique groupe britannique. Encore quelques secondes, immobile devant le micro à faire durer le plaisir, et tous les spots projetteraient leurs faisceaux sur lui, l’éclairant comme une apparition, juste avant que la salle entière s’illumine à son tour. À cet instant, Roman ferait ce geste mille et mille fois répété d’une scène à l’autre de la planète: feindre la surprise à la vue de tout ce monde réuni pour lui, et esquisser un sourire de contentement en écarquillant les yeux. Alors tout s’enclencherait comme une pièce bien rodée. Le public hurlerait, Roman pousserait de son inimitable cri les premières notes d’un tube de l’un de leurs quinze albums, et ce serait le début du concert. Une heure et des poussières sans entracte puis les trois rappels traditionnels, avec, bien sûr, le moment apologétique de «Shooting at The Hotel», et c’en serait fait de Montréal pour l’éternité. Le lendemain le décompte commencerait: vingt-quatre villes encore et Roman Rowan – RIGHT – ne deviendrait plus qu’un souvenir, une notice dans les encyclopédies du rock, une page Wikipédia, quelques biographies plus ou moins intéressantes mais remplies de détails, un site internet pour chaque membre du groupe, des pas sur le sable avant la vague. Définitive.

    À cette pensée, Roman éprouva une oppression désagréable, mais tout se dissipa dès qu’il se mit à chanter dans la chaleur déjà extrême de la salle. Il n’en était pas incommodé puisqu’il était torse nu, comme toujours. Mais bientôt il suerait sous son pantalon ample en coton, étroit aux chevilles, un vêtement confortable évoquant ceux de Ravi Shankar et dont il possédait dix modèles, justement achetés à Bénarès, en compagnie de Jill. Pourquoi donc pensait-il soudainement à Jill, sa femme qui l’était si peu depuis longtemps, même si cela ferait trente ans qu’ils habitaient ensemble? Sous le son devenu parfaitement familier des applaudissements entrecoupés de sifflements et de cris, Clive lui fit l’accolade, il sentit sa basse contre sa hanche. Pendant le solo de Lincoln à la batterie, ils iraient tous les deux derrière la console boire une bière bien fraîche tirée de la petite glacière où la fille de service en avait disposé une quinzaine, c’était la plus séduisante perspective d’avenir à court terme à part donner ce concert. La vie était belle, Roman adorait Clive, son ami, le bassiste qui avait toujours été là d’une tempête à une plage de bonheur, d’une femme à l’autre, ils étaient plus proches que le plus uni des couples, sans lui la vie deviendrait quoi?

    Aussitôt la perfide impression d’oppression revint. Lorsque RIGHT ne serait plus qu’un souvenir, Roman n’aurait qu’à séjourner régulièrement chez Clive dans le Maine, dans sa villa surplombant Cape Elizabeth; ils pourraient également se retrouver à New York chez leur producteur (mais non, puisque bientôt les livres de comptes de la compagnie RIGHT seraient fermés). Clive viendrait plutôt le voir chez lui en Angleterre, sur la Côte jurassique où il avait élu domicile depuis qu’il avait décidé de vivre près de la mer et de s’acheter un bateau de pêche (dont il se servait à peine). Mais cette image ne marchait pas non plus puisque Clive ne venait plus en Grande-Bretagne depuis des lustres, c’est-à-dire depuis qu’il avait épousé une Américaine et qu’il s’était rangé. Et voilà que Clive lui adressait un sourire en plaquant l’accord qui propulsait chaque fois le public dans la plus totale excitation, aussi percutant que l’explosion d’un transfo d’usine à uranium. Déjà Roman revenait dans son corps, il souriait à son tour d’intense satisfaction, car chanter «Shooting at The Hotel» lui faisait le même effet. C’était une jouissance immédiate, totale, et qui n’avait rien perdu de sa force depuis quarante-six ans exactement qu’il avait interprété cette chanson la première fois, en 1968 – un happening toujours renouvelé, une sorte d’événement historique du rock, un son fétiche, mais c’était bien plus que ça, il le savait. Le savait-il? Il faudrait bien qu’il s’arrête un de ces quatre pour y penser, sans doute après la tournée de toutes ces villes qui déboucherait sur quoi? L’inconnu, les ténèbres, le néant. Tout cela donnait mal au cœur, mais Roman n’y pensait pas, il chantait le tube qui avait consacré le groupe, le public était électrifié, c’était fascinant à regarder même si Roman ne distinguait que des flashes, aveuglé par le jeu de lumière, absorbé par la performance à donner. Celle-ci était toujours bonne mais il la voulait chaque fois meilleure. Il avait de plus en plus conscience de son image, et cela le troublait. Les années passaient vite. Il avait eu soixante-neuf ans l’été précédent.

    Clive le consulta de nouveau d’un regard: ça roulait d’enfer, les tubes défilaient, aucune faille, on pouvait palper l’exaltation du parterre, tout le monde debout, high, et sentir jusqu’au plus profond de son être l’admiration qui fusait du cœur de chaque spectateur. C’était ces mecs que, depuis un demi-siècle, on avait applaudis sur toutes les scènes de la Terre (seuls le batteur et le pianiste avaient été remplacés). Musiciens jouant impeccablement de leurs instruments, chanteur chantant divinement ce soir encore, même après tout ce temps, et même si, depuis de nombreuses années, Roman Rowan ne chantait plus l’autre chanson fétiche, «Heaven», à cause des notes aiguës trop prolongées. Le public avait dû renoncer à entendre cette pièce, sans pour autant en vouloir à Roman, Rom pour les intimes – l’âme du groupe. La magie avait envahi le Centre Bell, autrefois le Forum. RIGHT (à savoir ses diverses moutures) y était venu au moins à une vingtaine de reprises au fil des ans, profitant d’un accueil égal et enthousiaste. Ce soir, toutefois, après les soixante-quinze minutes de performance, ce serait différent puisque ce concert, même si c’était difficile à croire, était en effet le dernier que RIGHT donnerait à Montréal. Des journalistes attendaient dans les loges et intervieweraient chacun des cinq membres du groupe, chacun dans son fauteuil, questions prévisibles, commentaires évidents, assurément on raconterait encore l’histoire du premier concert de RIGHT dans cette ville, en octobre 1970. On s’était attendu à se produire à guichets fermés mais on avait joué devant une arène à demi remplie, car dehors les tanks circulaient, mesures de guerre, un ministre sauvagement assassiné avait été retrouvé dans le coffre de la voiture des ravisseurs, un diplomate anglais avait été enlevé. Montréal, la ville dans laquelle il n’arrivait jamais rien de grave, était en état de crise. Le groupe, rapidement rapatrié à l’hôtel Queen Elizabeth en limousine suivie et précédée de bagnoles de police, n’avait à peu près rien compris à toute cette affaire. La soirée s’était achevée au Beaver Club, ouvert toute la nuit pour eux. Ça tombait bien, car tout le monde avait fêté avec Richard Burton arrivé la veille pour un tournage. L’acteur s’était finalement effondré, ivre mort sur sa banquette, après avoir raconté que, comme d’habitude, il était le cul entre deux chaises avec Elizabeth Taylor. À ce souvenir qu’il évoquerait certainement aux journalistes, Roman se mit à rigoler et il lui fallut retrouver son sérieux pour ne pas escamoter les paroles de la célèbre chanson, la dernière avant les rappels. C’était bientôt fini. Ça s’achevait à toute vitesse. Alors Roman donna son max, encore une fois, et ce fut l’ovation.

    Ce soir-là, Roman ne resta qu’un court moment dans sa loge personnelle. Depuis quelques années, Joe Case, leur producteur, lui avait accordé ce traitement de faveur. Roman avait argué qu’il avait besoin d’avoir la paix pour faire ses mots croisés, lire, dormir – chose impossible dans une loge pour cinq où chacun menait son chahut et se livrait à ses répétitions préconcert. L’argument-choc avait été que Roman ne supportait pas d’être habillé. À la minute où il entrait dans sa loge, après ou avant le concert, il se foutait à poil. Ça ne choquait pas les gars, bien sûr, mais sans doute tout ce qui leur tournait autour: les fans privilégiés, les copines, les femmes, les filles qui entraient et sortaient sans qu’on connaisse même leur nom – franchement Roman voulait avoir la paix, et il l’avait eue. Les musiciens ne lui en avaient pas tenu rigueur. La solitude n’était pas forcément leur truc. Les tournées étaient un boulot, on faisait du fric à l’âge où la plupart des gens sont à la retraite, c’était cool. Ainsi, depuis leur retour percutant en 2000, après une séparation de trois ans, les musiciens fêtaient d’un côté et Roman de l’autre. Du reste, avant le concert, Roman respectait le rituel: il les rejoignait systématiquement et ils s’acheminaient tous ensemble vers la scène.

    Roman se regarda dans le grand miroir entouré de spots. La veille, au Marriott Château Champlain où il était descendu en arrivant directement de Londres, il avait passé son temps au bar jusqu’à deux heures du matin, même pas fatigué du vol, et avait enfilé des vodkas jus d’orange jusqu’à ce que tout le monde monte se coucher. La peau de son visage était rougie, ses yeux bleus injectés de sang, pourtant il renonça au fond de teint. Aussitôt il entendit «Tu n’as pas besoin de ça!», et le flash d’un moment déjà lointain, dans une autre loge, dans un autre pays, lui revint. Il n’y pensait jamais volontairement, mais de temps en temps, quand il ne s’y attendait pas, elle surgissait, et il soupirait intérieurement. Havana. Cette fille secrète et compliquée comme une banque suisse, et que ses parents avaient ainsi surnommée en souvenir de Cuba. La révolution les avait obligés à s’exiler. Havana portait le poids de la ville laissée derrière, le poids du pays disparu. Avait-elle vraiment existé?

    Il se tourna vers le petit bar. Les consignes avaient été suivies. C’était la bonne marque de vodka. Avec le jus d’orange et le Schweppes quand il avait envie d’un drink pétillant. Il avala deux onces d’Absolut d’une traite avant de fermer la porte de sa loge et d’entrer dans l’autre, bondée. Il reconnut aussitôt un producteur avec qui il avait jadis travaillé, Ken Kenworth – quel nom – un anglophone de Montréal qui avait pris pas mal de bide et un sacré coup de vieux. Il le salua, très content de le voir. Certains visages étaient familiers, des animateurs de la station de radio CHOM, toujours fidèles, l’autre de la Gazette dont il ne se souvenait plus du nom, et plein de monde, surtout jeune, qui ne l’intéressait pas. Il se dirigea vers Clive.

    – On t’attendait, dit le bassiste, ils vont commencer bientôt.

    Il y eut un peu d’agitation, les journalistes ajustèrent leur caméra, leur micro, et on demanda aux musiciens de s’asseoir. La conférence qui aurait dû avoir lieu dans l’après-midi avait été reportée après le concert. Tim Wilson, le gérant de tournée, n’avait pas été en mesure de corriger autrement ce conflit d’horaire.

    Clive Helier s’exécuta le premier, Roman prit place à ses côtés dans une causeuse profonde d’une couleur à chier. Lincoln Rambally, le batteur recruté à Sainte-Lucie en 2000 pour prendre la place de John Ireland qui voulait mener une vie tranquille, s’assit dans un fauteuil pivotant. Enfin, Mick Colville, le claviériste qui avait tenté de remplacer de son mieux Bronte Gardner (le créateur de RIGHT s’était évaporé depuis des lustres dans son Yorkshire natal où désormais il dirigeait un cirque ésotérique) Colville, au lieu de s’asseoir, posa plutôt une fesse sur l’accoudoir de la causeuse, aux côtés de Roman, le couvrant telle l’ombre de Bronte qui n’aurait jamais quitté le corps éthérique de Rom, son allié, son ennemi, son frère maudit, son rival. Roman soupira, car il faudrait rappeler une fois de plus le souvenir du pianiste génial, du musicien fou de qui RIGHT était né, par qui RIGHT était mort, et sans qui, finalement, RIGHT avait refait surface.

    Déjà, dans la rumeur de la loge, conversations, frottements, cliquetis de verres, rires, bousculades, Roman était partout sauf à Montréal, engourdi dans un bourdonnement qui était devenu un peu son univers. Il plongeait souvent en lui-même, vagabondant dans ses pensées – son état tout court – sans pour autant glisser dans l’analyse. Un état presque zen, à la limite de l’abrutissement ou de l’indifférence, c’était flou. La vodka faisait lentement son chemin dans ses veines, c’était doux comme le sexe d’Havana, un sexe au goût et à la texture de ces mangues jaunes particulièrement lisses et sucrées. Soudainement, à la vue d’un micro à deux doigts de sa bouche, et d’yeux noirs derrière de petites lunettes rondes plantés dans les siens, il sursauta et capta des paroles:

    – Dans votre carrière, s’il n’y avait pas eu le fameux épisode à l’Ambassador Hotel, que pensez-vous qu’il serait arrivé, Roman? Vous auriez duré? Vous auriez crevé?

    Une impression de tête qui tourne. Ce n’était pas sa loge dans laquelle il était tranquille, mais celle des autres, envahie de monde bruyant, pas de bouteille d’Absolut à portée de main, d’intimité pour jouer négligemment avec son sexe, l’esprit à la fois ailleurs et tout à fait concentré, depuis combien de temps ne bandait-il plus?

    – Y a pas de Vodka?

    Aussitôt la fille qu’il avait engagée pour la tournée – il le regrettait déjà – une amie, plus précisément une copine de Chance, sa propre fille, propulsa son corps corpulent vers un frigo et fit le nécessaire en s’écriant, très concernée, et à la fois agaçante:

    – Rom veut une vodka. Il veut une vodka. Donnez-lui ce verre.

    On se précipita sur Lizzy, Lizzy donna le verre bien rempli et quelques directives inutiles, on s’approcha de Roman, Roman but et planta ses yeux secs et glacials dans ceux du journaliste empêtré dans sa position devant le chanteur, mi-debout, mi accroupi, le micro brandi entre eux, déglutissant sa question qui faisait maintenant l’effet d’une grosse connerie puisque tous les musiciens riaient et se moquaient. Ça commençait raide. On n’en avait plus rien à foutre des articles bons ou mauvais dans les canards et les grandes parutions de ce monde. RIGHT existait depuis 1967, nageait sur un seul tube depuis 1968, était mort deux fois pour ressusciter en 2000, les tournées mondiales s’accumulaient, certes on n’était pas les Rolling Stones et encore moins Metallica, on n’atteignait plus les cinq chiffres dans les salles ou les stades à remplir, mais les quatre chiffres, oui, régulièrement, et partout dans le monde. RIGHT était devenu cool, underground, très apprécié des jeunes qui reconnaissaient dans les quinze albums du groupe l’essence même du hard rock, du pur rock d’alcool, surtout depuis le départ de Bronte Gardner. Tout allait bien. Que voulait-il savoir déjà, le journaliste? Si on aurait crevé sans «Shooting at The Hotel»? La question avait bien mauvais goût puisqu’elle remettait une tragédie sur le tapis. Roman en avait déjà ras-le-bol. Il fit des yeux un tour d’horizon, s’attarda un instant sur la grosse Lizzy de vingt-cinq ans et sur son décolleté laissant vulgairement deviner une poitrine adipeuse, déjà l’idée de voir les mamelons larges et sans doute foncés lui levait le cœur. Dans la loge il y avait toutes sortes de filles, mignonnes, certes, mais c’était comme du plastique, ça manquait de profondeur, ça manquait de tout, Roman ne vibrait pas.

    Il ne vibrait plus.

    L’oppression revint. Comme s’il l’avait cherchée. Il fit signe à Lizzy. Un instant plus tard, elle lui tendit une autre vodka. Le journaliste avait dégagé, maintenant Roman avait – tiens! un petit miracle – une très jolie fille devant lui, une physionomie amérindienne. Peut-être une Mohawk. Il connaissait bien la réserve de Kahnawake, à quinze minutes de Montréal, il y avait des amis, d’ailleurs aurait-il le temps d’y aller?

    – Joe, Joe! lança-t-il depuis sa causeuse en faisant un signe de la main à la fille qui déjà tombait sous le charme, c’était si évident, si agréable, quel plaisir de savoir qu’il ne dormirait pas seul au Château Champlain.

    Joe Case se traça un chemin parmi les gens.

    – On a du temps demain? On reste à Montréal? On fait quoi? demanda Roman.

    – On part pour Buffalo dans deux jours.

    – Cool.

    Roman sourit à Joe. Chaque jour il appréciait son professionnalisme, leur entente tacite. Travailler depuis maintenant quatorze ans avec le producteur américain, colérique, mais efficace, avait relevé du baume après la galère des années 1970, même si, alors, le succès de RIGHT avait été fabuleux.

    Roman se cala dans la causeuse, but religieusement, et plongea ses yeux dans ceux de la fille toujours debout devant lui.

    – Oui? Vous avez une question? demanda-t-il un peu moqueusement sans sourire, mais en la regardant plus intensément.

    Cheveux longs noirs, visage caramel, yeux luisants comme des diamants ténébreux, cette fille était vraiment belle. Une bouche carmin, bien dessinée, des dents blanches et bien rangées, vraiment, elle était très jolie. La trentaine peut-être, mince, peu de seins sous un t-shirt décolleté en V, des hanches étroites malgré la large ceinture de cuir sur un jean délavé. Il commença à se sentir un peu émoustillé, il eut hâte que ce simulacre de conférence de presse s’achève, non pas pour se coucher avec cette fille dans le lit confortable et anonyme de sa suite à l’hôtel, mais bien pour l’avoir à ses côtés, au bar où ils se retrouveraient tous dans un moment. Enfin, il boirait à proximité de cette fleur exotique se balançant doucement, ne parlant pas, il pourrait la caresser par-dessus ses vêtements, sans conséquence, jusqu’à la fin de la nuit.

    Il prit une pose un peu plus sérieuse, question d’accélérer les choses. Quand la fille aurait posé sa question, il débiterait sa réponse, se lèverait et l’entraînerait plus loin dans la loge. Là, il lui dirait d’attendre et la retrouverait lorsqu’il en aurait terminé avec les autres journalistes.

    La fille sourit. C’était clair: elle ne poserait pas une question idiote, ou du moins insignifiante. Elle le contemplait avec une certaine insistance. Cela le gêna presque et le tira vers des impressions déjà anciennes d’une autre époque.

    Alors elle dit affablement:

    – Vous avez mené une carrière formidable, bien entendu, et réussi bon nombre de projets, dont celui de l’opéra rock Richard Cœur de Lion, d’Anthony R. Wrigley…

    Il poussa un petit soupir, haussa les épaules et sourit, l’engageant à continuer.

    – Votre réputation n’est plus à faire depuis longtemps, poursuivit-elle. Quinze albums, dont Orpheus avec des musiciens mohawks de Montréal tout à fait inconnus – ça n’a pas été un succès, bien sûr, mais vous l’avez fait par conviction, solidarité, pour faire connaître ce massacre – vous avez accumulé les tournées mondiales, produit des hits culte, vous avez même momentanément remplacé le chanteur d’un groupe heavy metal!

    Il approuva, quasiment séduit. La fille se tut un instant, baissa les yeux et les replongea dans les siens.

    – Alors voici ma question: je me demande pourquoi vous n’avez pas donné suite à un projet que vous avez pourtant annoncé sur votre site et dans quelques parutions…

    Il fronça les sourcils, mais invita la journaliste à continuer.

    – Le projet des photos de vous, du livre de photos… le projet Soul, d’Havana…

    Aussitôt, la fille disparut du champ de vision de Roman. Il se sentit enveloppé d’une sorte de silence ténébreux comme si toute la loge était tombée dans le coma. Il revit une photo en particulier, en noir et blanc, qu’Havana lui avait laissée voir parmi d’autres – il se souvenait de toutes les photos, mais de se surprendre, affalé sur un lit de chambre d’hôtel, nu, jambes allongées sur la couette bouchonnée, une main sur un livre ouvert, l’autre tirant sur le bout de son sexe, yeux fermés derrière ses lunettes de lecture, moue, plis dans le cou, tête de côté comme celle d’un Christ l’avait tout simplement choqué. Cent fois, mille fois, la photo était revenue dans son esprit, le hantant presque puisqu’il ne pouvait se soustraire à son emprise irritante. Tous les détails s’étaient imprimés dans sa mémoire avec une précision radiographique. Les cheveux gris, courts et légèrement bouclés, qu’il avait fini par accepter de couper, six ans plus tôt, sur le sage et sec conseil de Jill. «Rom…, avait-elle dit sur un ton empreint de gentillesse et d’autant de condescendance, tes cheveux longs ne te servent plus qu’à passer pour un dinosaure. Coupe-les!» Les cheveux gris, le front marqué de rides, les fesses, qu’heureusement on apercevait à peine, molles depuis trop longtemps malgré l’exercice, l’expression mauvaise, lèvre inférieure un peu avancée, il ne manquait que le filet de bave pour couronner cette image avilissante. Pourquoi cela l’avait-il tant exaspéré? Il en avait voulu à Havana, elle avait rompu le charme même si le charme était resté, un peu comme une malédiction. Pourtant la vieillesse ne lui faisait pas si peur, il y trouvait même un certain attrait, ayant gagné en assurance et en générosité dans ses rapports avec autrui, c’était tellement agréable de lire dans les journaux que Roman Rowan était une rock star intelligente, posée, sensible, à l’écoute, concernée. Mais la réalité – la vraie – Havana l’avait saisie en un seul flash, avec cette photo. La révélation même de son quotidien pourtant enviable et prestigieux de chanteur en tournée. La routine des lendemains de veille, des lendemains de concert, entre deux départs, chaque fois renouvelée au détail près dans chaque hôtel une fois la valise ouverte, à moitié vidée, l’ordinateur branché et la vodka servie bien avant la vérification des emails, de la météo, des nouvelles internationales. Un quotidien de solitude, en fin de compte. Penser à cette photo, tout à coup, lui faisait l’effet d’une descente vertigineuse, d’un escalier sans fin s’enfonçant à chaque marche plus profondément dans l’obscurité, c’était irritant au possible; être obligé d’y repenser était presque insultant. Car quelle réponse servir à cette journaliste? Le refus d’être le sujet de ce livre d’Havana était si complexe à expliquer. Tentaculaire. C’était la dernière chose dont il souhaitait parler, à laquelle il souhaitait même songer en ce premier soir de tournée finale, avec cette fille qui passerait les heures suivantes avec lui. Tout était déjà gâché sans que rien n’ait commencé. Toutefois, si Roman avait été photographié à ce moment précis (comme Havana, en effet, aurait su le faire), l’objectif aurait capté un chanteur détendu, confortablement assis dans une loge envahie de monde – une vedette au-dessus de ses affaires, volontairement aimable et à la fois je-m’en-foutiste, baissant les yeux juste le temps d’une réflexion, quelques secondes avant de formuler une réponse de circonstance qui ne prêterait à aucune interprétation. En cinquante ans de carrière, l’habitude était tellement enracinée qu’on ne se rendait même plus compte de ce que l’on répondait. Avait-on répondu, d’ailleurs? Que pouvait-il répondre, là, maintenant? Pourquoi avait-il refusé le projet Soul? C’était l’histoire de toute une vie, de chassés-croisés, de rendez-vous ratés, d’actes manqués. L’histoire de son être du début à la fin. Et l’histoire d’Havana, depuis une singulière première rencontre à l’Ambassador Hotel dont il n’avait rien su, mais qui avait marqué l’imagination de l’enfant qu’elle était alors… Pourquoi encore rentrer là-dedans? Et surtout, devoir descendre en soi toujours un peu plus, d’une galerie souterraine à une autre? Il ne pouvait pas confier à la journaliste que l’Anglais en lui avait été choqué par une photographie si impudique, si parlante. Cette raison de toute façon n’était que la pointe de l’iceberg du véritable pourquoi de l’avortement du projet de ce livre. Alors pour dissiper le malaise – car depuis combien de temps réfléchissait-il comme un imbécile devant cette fille qui attendait, gênée? – Roman choisit la voie facile, le raccourci, peu importe s’il se dégoûtait de se défiler dans sa vérité alors que depuis bon nombre d’années il travaillait à améliorer son attitude. Alors il dit sur un ton neutre ce qu’il avait dit à Havana pour échapper au truc qui demande beaucoup trop, qui peut ébranler toute une construction, à savoir celle d’une existence complète à bâtir ce qu’on devient:

    – Mes managers n’étaient pas très enthousiasmés par ce projet.

    Il posa sur la journaliste un regard étudié. Un chanteur est un acteur. Dans ses yeux bleus, un éclair positif passa. Tout va bien. Tu es belle, ma petite journaliste, tu fais bien ton métier, tu as posé une question intelligente, mais on ne peut pas en parler. Ce n’est pas ta faute. Tu ne pouvais pas savoir. Et à ce regard lumineux, il ajouta un sourire séduisant, irrésistible dans son visage marqué par tant d’années à profiter de la vie, il le savait aussi sûrement que sa fille se nommait Chance, qu’elle venait tout juste d’avoir trente ans, qu’elle était née un an après sa rencontre avec Jill – sa femme. Au petit sourire, il ajouta un léger haussement d’épaules fataliste et déclara en se relevant avec désinvolture:

    – C’est la vie!

    Chapitre 2

    Twickenham, Angleterre, 1960

    Monotone. C’était bien le foutu mot qui pouvait décrire tout ce que Roman vivait depuis… depuis trop longtemps. Quinze ans étaient un âge minable. Surtout quand on avait une immense estime de soi et un appétit de vivre tout aussi immense. Comment arriver à se déployer? À vivre cette vie qu’on imaginait et qui, pour l’instant, n’était qu’une larve? Pour survivre à cet ennui, Roman pratiquait le saut en hauteur au collège et balançait à ses professeurs coincés dans une autre époque ses réparties insolentes. Il avait également recours à une solution de ventilation: marcher pendant des heures dans la ville. Une ville, c’était vite dit – un quartier à l’ouest de Londres, le long de la Tamise. Heureusement. Le fleuve permettait d’apercevoir des péniches, des ponts charmants, de petites îles comme Eel Pie, riche de son vieil hôtel transformé en repaire pour jeunes friands de nouvelle musique. Tout cela faisait rêver et l’autorisait à penser qu’un jour il pourrait quitter ce quartier mi-bourgeois mi-sportif, car c’était bien à Twickenham que se trouvait un des plus célèbres stades de rugby d’Angleterre. Mais en attendant, c’était seulement en déambulant sur King Street et Wharf Lane, les artères les plus animées du coin, et à l’occasion au parc York House, que Roman pouvait échapper à l’ambiance plombée de la maison familiale, sur Queen’s Street. Comment était-il possible que ses parents aient pu avoir un autre enfant après lui, une ennuyeuse fille en plus, stupidement nommée Felicity, alors que, dans les cinq pièces étriquées qu’ils partageaient en si mauvaise intelligence, ils ne parlaient pratiquement qu’au chat et à la tortue? À ce chat qui, un jour, avait sauté sur la tortue, éclaboussant son bac au grand dam d’Erin, sa mère. Elle possédait un sixième sens: même de sa petite cuisine fermée, elle savait que le chat attaquait la tortue ou ce que Jim, son père, faisait dans le minuscule salon. «As-tu retiré tes chaussures sales?» grondait-elle à distance. «Si tu veux du thé, viens te servir, inutile de tambouriner sur l’accoudoir du fauteuil!» «Pourquoi regardes-tu encore cette émission stupide?» L’arrivée tant attendue d’un téléviseur noir et blanc et dont l’écran projetait une image floue et souvent hachurée n’avait pas, contrairement à ce que Roman avait espéré, transformé l’atmosphère chez les Rowan. Au contraire. Le téléviseur avait immédiatement fait comprendre à Roman que sa mère et son père n’avaient rien en commun. La seule chose absolument extraordinaire qu’il devait à cet appareil était d’avoir vu une émission de variétés dans laquelle son idole, une sorte de frère d’âme, de modèle, de prolongation de lui-même, était apparue: Elvis chantant «Jailhouse rock» en se déhanchant jusqu’à quasiment exécuter le grand écart, une performance époustouflante qui vous arrachait à la monotonie ambiante pour mieux vous y replonger dès les dernières notes. Comment devenir Elvis en Angleterre? Comment devenir le point de mire d’une foule qui ne semblait savoir hurler que dans un stade de rugby?

    Roman songeait souvent à cela quand il avançait à grandes enjambées dans les rues de Twickenham, cette banlieue sans l’être, ce semblant de ville, comme le mariage de ses parents. Cette grisaille était-elle fatale? Pourquoi se sentait-il si différent de ces gens qui l’avaient engendré? Le retour dans la maison de Queen’s Street était chaque fois parfaitement identique. Il rentrait vers dix-sept heures, après ses cours, juste avant le repas du soir. Erin était dans la cuisine. Felicity lui collait aux baskets, faisant ses devoirs sur la petite table du coin déjeuner, entre les haricots verts à équeuter et les pommes de terre à peler. À l’occasion, son père était rentré (cela arrivait une ou deux fois par semaine, quand le travail ne l’obligeait pas à rencontrer ses clients). Il était alors systématiquement assis dans son fauteuil devant le téléviseur. Roman grommelait depuis l’entrée une sorte de bonjour. Tous avaient entendu claquer la porte principale, mais personne ne se dirigeait vers lui pour le saluer. Il filait dans sa petite chambre, à l’étage, retrouvait enfin sa guitare et grattait dessus, désespéré de ne pas entendre un seul son à la hauteur de ceux que le King savait tirer de son instrument. Il chantait un peu, à voix basse pour que personne ne le surprenne à cette activité dont on se serait certainement moqué, surtout Felicity, cette sœur aussi monotone que cette maison, son collège et sa ville. Pourtant il aimait rire, expérimenter, déconner, vivre! Or il crevait sur ce lit recouvert d’un plaid à carreaux, dans cette chambre de la dimension d’un placard, entre ces murs recouverts de photos d’Elvis, de Steve McQueen son autre idole, et tout récemment des Shadows, ce groupe anglais qui, lui, avait la chance de mener une existence de toute évidence passionnante. Roman pestait et rêvait, écoutant ses disques à répétition et feuilletant des numéros de Melody Maker en visualisant le jour où il y lirait un article à son sujet.

    À plusieurs reprises, il lui était arrivé de se demander si son prénom n’était pas en soi une fatalité. Jumelé à son nom, celui-ci se prononçait comme un ronronnement, le privant de toute virilité. Roman Rowan. C’était ridicule. Le diminutif de Rom n’était guère mieux. Souvent, Erin lui avait raconté qu’elle lui avait donné ce prénom (Roman était si beau, si fort, mais oui il était l’enfant de l’amour, elle avait vingt ans…), car il était le symbole de ses aspirations à elle, la passion à laquelle elle avait dû renoncer. En Grande-Bretagne, le plus ardu était de sortir de sa condition. Ainsi, malgré un talent indéniable – des connaissances étonnantes pour une personne de sa classe sociale – Erin n’avait pas pu poursuivre des études en Histoire et devenir professeur d’université. Si cela avait été le cas, elle aurait été spécialiste de la chute de l’empire russe. Raspoutine n’avait aucun secret pour elle, ni aucun membre de la famille Romanov abattue par les bolchéviques. Roman incarnait à lui seul ce sacrifice, cet amour d’un pays et d’une famille qu’Erin avait étudiés jusqu’à en savoir bien davantage que sur le parcours de sa propre famille. Sa science ne changeait rien à la donne: pas d’argent, pas d’université. Erin avait trouvé un poste d’enseignante en Histoire dans un des collèges de cette banlieue de Londres, et ce qu’on lui demandait de transmettre n’était pas l’histoire de la sainte Russie, mais bien celle de la grande Angleterre, du Moyen Âge au XXe siècle, à l’intention de jeunes qui ne s’y intéressaient guère. Pour Erin, c’était une frustration de tous les instants, sauf quand quelques élèves paraissaient soudainement captivés. Tandis qu’elle donnait patiemment ses cours, un peu éteinte, car elle se sentait en décalage, pas à sa place, Erin souffrait de ne pas faire ce qu’elle aurait pu faire si elle avait eu la chance de se rendre jusqu’au doctorat et rédiger une thèse renversante sur la psychologie des Romanov afin de faire la lumière sur une des raisons de leur disparition. Le carnage dont la famille du Tsar avait été l’objet, au sein d’un carnage plus grand encore, avait fissuré l’histoire même de ce pays, à jamais. Les quelques étagères fixées sur un mur du salon de la maisonnette des Rowan supportaient des piles de bouquins traitant uniquement de ce sujet. Erin était une passionnée aliénée parfaitement lucide. Un réceptacle de connaissances inutiles. Roman lui en avait longtemps voulu, et encore à l’occasion, de l’avoir affublé de ce prénom, vocable amputé, lourd de sens, et qu’il fallait souvent expliquer aux copains, voire aux professeurs. «Qu’est-ce que c’est? Vous êtes polonais peut-être? Quelles sont vos origines exactement? C’est un sobriquet?» Le seul mérite de ce prénom si peu anglais était qu’il attirait l’attention, ce qui était déjà un pas vers la différence, sinon un piédestal. Il n’en restait pas moins que Roman aurait préféré s’appeler John comme tout le monde, ou Peter, ou même Derek comme son voisin avec qui il avait plus ou moins constitué un groupe auquel s’était ajouté leur copain Burt. Ils se retrouvaient le dimanche, tapaient sur des casseroles, plaquaient des accords de guitare et interprétaient le plus originalement possible les chansons qu’on entendait de partout.

    Entre ces jams d’amateurs et la gloire, aucune illusion à se faire: il y avait un gouffre de la taille de la sainte Russie qu’il faudrait combler comme des bagnards de goulags, ça levait le cœur, c’était accablant, et pourtant c’était le profond et impérieux désir de Roman. Il savait depuis sa petite enfance qu’il ne pourrait pas supporter, vraiment pas supporter que son désir avorte comme celui de sa mère, et qu’il doive avancer dans l’existence sous le joug de cette condamnation. Par conséquent, il n’avait tout simplement pas le choix, et c’était toujours à cette conclusion à laquelle il arrivait quand il revenait de ses promenades solitaires et qu’il gravissait les marches de l’escalier étroit recouvert d’une bande de tapis élimé par toute une vie à marcher dessus: il fallait réussir.

    Point à la ligne.

    Tout compte fait, ce ne fut pas si long. Dès que Roman eut seize ans, une sorte de révolution à la fois satanique et providentielle transforma son quotidien. Du gris, il passa au jaune. Du matin au soir, il fit soleil dans sa vie. Pourtant, ce grand revirement avait commencé avec un truc pas très agréable à vivre. Erin, dont les rapports avec Jim étaient déjà difficiles, avait explosé en apprenant une nouvelle qu’elle avait qualifiée de «véritablement odieuse». Roman avait été consterné, car il aimait bien son père. À ses yeux, Jim Rowan, bien qu’un peu bourru et laconique, n’était pas pénible à vivre comme sa mère l’affirmait, mais plutôt sympathique. C’était un bel homme, à qui d’ailleurs il ressemblait un peu – yeux bleus légèrement en amande, regard profond, visage à la fois rond et viril, nez à la racine assez large, mais à l’arête s’affinant, cheveux encore châtains et fournis à quarante ans passés. Un type assez séduisant, mais qui avait grossi, qui s’était négligé. Comme Erin, il semblait avancer dans l’existence sous le poids d’une espèce de fatalité. Il avait grandi à Fowey, en Cornouailles, était pêcheur comme son père et son grand-père l’avaient été avant lui, mais les temps durs (surtout lors de la guerre) avaient fait que l’idée de gagner la ville lui avait semblé la meilleure solution pour améliorer son sort. Il avait abouti en banlieue de Londres à vingt-cinq ans, s’était trouvé un emploi de voyageur de commerce (il vendait des étoffes, tweed, serge, gabardine, etc., de ville en ville partout en Grande-Bretagne), et c’était encore comme cela qu’il gagnait sa vie. Ce genre de métier répétitif et si éloigné de ses goûts – l’amour de la mer et des bateaux – l’avait lentement étiolé. Il s’était abruti et, depuis presque aussi longtemps que Roman pouvait s’en souvenir, ce n’était pas avec Erin qu’il retrouvait le sourire, car elle grognait de son côté en accomplissant ses tâches. Pourtant sa mère aussi était une belle femme, à l’allure digne. Naturellement blonde, toujours coiffée d’un chignon impeccable, potelée sans être adipeuse, moyennement grande, elle avait une sorte de charme, une bouche pulpeuse et, quand elle daignait en faire un, un déconcertant sourire malicieux qui illuminait son visage sévère. Chacun frustré de son côté, sauf au début de leurs amours, car ils s’étaient plu physiquement – Roman était né de leur passion aussi subite que furtive – Erin et Jim avaient vite pris le cap d’une existence uniforme, elle au collège avec ses compétences bien enfouies, gaspillées, lui sur les routes avec de possibles rêves dont il ne disait mot à personne. La vie avait passé. En 1949, quatre ans après la naissance de Roman, ils avaient eu Felicity, peut-être fécondée à la faveur d’une nuit plus tendre que les autres, l’alcool aidant, car Jim – et cela pour déplaire à Erin, bien sûr – buvait religieusement ses six pintes de bière tous les soirs, et bien plus quand il était sur la route, dans tous les pubs où, forcément, il arrêtait se restaurer. Erin ne crachait pas non plus dans la soupe, c’est-à-dire dans le porto, ce vin de liqueur que l’on buvait en dînant à la cour des Romanov, à Saint-Pétersbourg et dans les palais de campagne, en ces temps anciens pour toujours révolus. Erin avait le sens du culte et de la tradition; elle se soumettait à des rituels qu’elle avait créés de toutes pièces; cela la faisait vivre tandis que Jim s’enfonçait chaque jour un peu plus dans son mutisme. Jusqu’à ce que, quelques jours après l’anniversaire d’Erin (elle avait eu trente-six ans), il s’ouvre la bouche pour révéler la nouvelle «véritablement odieuse». En effet, au cours de ses déplacements qui le conduisaient dans toutes les villes d’Angleterre, et un peu plus souvent à Exeter, dans le Devon, il avait fréquenté un pub, dans ce pub il y avait une personne, enfin une femme, ils s’étaient vus, une fois, deux fois, à plusieurs reprises; un enfant était né.

    Ainsi Roman avait, avait quoi au juste? Un demi-frère, une demi-sœur? Sa mère refusait de le lui dire, ayant clos la conversation devant la petite famille abasourdie, en déclarant que maintenant il fallait «assumer», c’est-à-dire payer pour le bâtard (elle n’avait pas prononcé le mot, mais l’avait formulé dans son esprit) et dont elle ne voulait pas entendre parler. Jim irait rendre visite à cet enfant et par conséquent à celle qui était sa mère, mais qu’il garde pour lui ses honteux déplacements! Jim avait presque baissé les yeux. Le cas était réglé, il avait retrouvé son fauteuil devant son téléviseur. Depuis, chaque fois qu’il prenait la voiture pour aller «travailler», on se disait «ça y est, il va aller les voir», mais chacun gardait pour soi sa remarque et, depuis cet événement inimaginable, Erin avait commencé à changer. La trahison lui avait donné des ailes, l’avait libérée du chapitre je-suis-avec-lui-pour-le-reste-de-mes-jours. En fautant, son mari lui avait donné de l’air. Alors, pour célébrer les seize ans de Roman, elle avait annoncé à son fils et à sa fille que c’était l’occasion de profiter de quelques économies: ils iraient trois semaines aux États-Unis, visiteraient New York, Washington, et, en bus, feraient un grand tour qui les mènerait à Atlanta, Memphis, Nashville, enfin dans des villes hallucinantes en ce qui concernait Roman puisque Elvis les connaissait, puisqu’on irait là où Elvis vivait et peut-être même où il était né.

    Le voyage aux États-Unis, comme une fusée s’envolant puissamment de Cap Canaveral, avait propulsé Roman sur la route de l’énergie.

    L’énergie de la gloire.

    Ni plus, ni moins.

    Chapitre 3

    En route vers Buffalo, États-Unis, 2014

    Àla dernière minute, plutôt que faire voyager les membres de RIGHT en avion, Tim Wilson, le gérant de tournée, changea d’idée et les fit monter dans un autobus luxueux. Cela éviterait une correspondance à Toronto, du temps perdu dans les aéroports, ce qui serait plus long encore que les sept heures à rouler sur des autoroutes planes sur lesquelles on ne pouvait que s’endormir au bout d’un quart d’heure. Pas vraiment de paysage à admirer, en effet, sauf la spectaculaire région des Mille-Îles, en Ontario, juste avant de passer la frontière et alors, dans l’État de New York, croiser, le long des fossés, entre le bitume et les boisés, des rassemblements de dindes sauvages, noires, bleues, luisantes, jolies à voir. RIGHT ne comptait plus les voyages en autobus. Les premiers dataient des années 1960 alors que Roman avait constitué ses premiers groupes. On parcourait les routes du Royaume-Uni dans des fourgonnettes brinquebalantes, ou dans de vieilles caisses prêtées par de bonnes âmes, auxquelles on attachait des remorques. Un demi-siècle plus tard, l’extrême confort était systématiquement au rendez-vous pour les saltimbanques aristocrates qu’ils étaient devenus. Autobus moquettés, climatisés, chauffés, éclairés aux halogènes et dans lesquels on pouvait boire, manger, regarder la télé, jouer avec son ordinateur, fumer, dormir, rire, discuter, baiser quand on acceptait que des filles participent au voyage, ou s’y tenir plutôt tranquilles quand, parfois, fort rarement en fait, les femmes officielles accompagnaient les musiciens. Le plus souvent, explosés de fatigue, les membres du groupe gagnaient chacun leur fauteuil inclinant et pivotant, pour roupiller, tête appuyée contre la baie vitrée.

    Au fil des ans, Roman avait développé toutes sortes d’habitudes pour que le temps passe sans que ce soit trop pénible. Dans un avion, une fois assis, en classe affaires ou en première, il calait son livre dans la pochette du siège avant, feuilletait lentement le magazine des produits hors taxe même s’il n’achetait jamais rien, buvait à petites gorgées un premier drink, profitait de chaque moment du repas. Après, il se sentait prêt à aborder les longues heures du trajet en alternant entre la lecture et la réflexion, yeux fermés, une véritable méditation le menant chaque fois plus loin que sa destination finale. Il surmontait l’épreuve du transport (même les interminables vols jusqu’en Inde ou en Amérique du Sud) avec un calme de yogi aguerri. Car il fallait éviter, à chaque embarquement, et peut-être par superstition, de se remémorer quelques mauvais souvenirs: en 1972, au départ de Munich, par exemple, l’avion avait décollé pour, une heure plus tard, revenir sur place et se poser à cause d’un bris dans le pare-brise, avait redécollé vers Londres après de longues réparations effectuées sur le tarmac même, mais avait dû rebrousser chemin et se poser de nouveau au bout d’une heure de vol, car un moteur avait explosé. Cette fois, l’aéroport était fermé. Le groupe avait dû dormir sur place et, le lendemain, se séparer et rentrer à Londres dans des avions différents. Il y avait eu cette autre fois, inexplicable d’incompétence, où l’avion était resté immobilisé sans climatisation pendant six heures d’affilée sur une piste à Amsterdam après que le chef de cabine ait annoncé un décollage imminent… Personne n’avait réussi à savoir ce qui vraiment s’était produit entre les problèmes techniques, les bagages à sortir d’un passager ne s’étant pas présenté ou une menace de bombe qui n’avait bien sûr pas été évoquée, mais à laquelle tout le monde avait pensé. Un long contretemps toutefois moins angoissant que l’atterrissage forcé à Édimbourg, au tout début de l’ascension fulgurante de RIGHT. Deux heures à tourner au-dessus de la ville et à paniquer dans la carlingue grinçante tandis que le pilote s’acharnait à sortir les roues, bloquées malgré toutes les manœuvres, jusqu’au moment fatal: il fallait se poser… tout pouvait arriver, dont l’explosion de l’avion au moment de toucher le sol. Heureusement, le petit appareil de vingt places avait heurté la piste sans encombre ou presque, et y avait traîné son ventre dans un fracas tonitruant; à l’arrêt on s’était précipité vers les portes, Roman avait carrément sauté et couru à perdre haleine le plus loin possible de la carcasse fumante, en avait perdu sa chemise et ses chaussures, mais, de cette foutue aventure qu’il allait raconter tant de fois, et surtout à sa fille, Chance, qui alors le percevait comme un héros, était né un autre tube du deuxième album. «Crazy Wheels» avait fait le tour de la planète – les catastrophes étaient inspirantes et cela confortait Roman dans le choix de ses thématiques: la tragédie, la luxure, la fête, la haine peuvent s’écrire, mais le bonheur? Le bonheur affaiblissait les facultés intellectuelles ou du moins compromettait la véritable révélation de l’art. Toutes les chansons de RIGHT le prouvaient. Seules celles qui bouleversaient les cœurs et les esprits avaient atteint la postérité. Ainsi tous les ennuis caractéristiques des voyages en avion étaient peut-être bons à prendre. Cela était sans compter le piétinement dans les aéroports, devant les comptoirs et sur les tapis roulants, alors que chaque membre du groupe était bousculé, assourdi et parfois hélé par des fans n’en revenant pas d’avoir reconnu Roman Rowan ou Clive Helier faire la queue devant l’enseigne de British Airways, ou attablés dans un bar ordinaire. De toute évidence, se déplacer dans le confort anonyme et privé d’un autobus ressemblant à une suite d’hôtel roulante était plus agréable.

    En gravissant les marches en acier chromé de l’imposant véhicule, puis en foulant la moquette industrielle à petites taches bigarrées, un vrai Pollock, Roman se prépara mentalement. Il s’installerait confortablement dans son fauteuil, au fond de la cabine, celui qu’il choisissait toujours pour être le plus loin possible de l’écran plat fonctionnant en permanence, lirait quelques pages du dernier roman de McEwan qu’il appréciait particulièrement pour ses descriptions subtiles d’une certaine société anglaise, fermerait les yeux et laisserait ses pensées vagabonder. Cependant, dès qu’ils eurent quitté la ville et que le bus se mit à rouler plus rapidement sur une voie rapide, Roman se surprit à garder les yeux ouverts et à observer les passagers.

    Le premier sur qui il posa son regard fut Clive. Son meilleur ami, son grand pote, son frère d’élection, voire de sang dans une autre vie. Il avait souvent des flashes en ce sens. Il les repoussait rapidement, mais ils étaient prégnants: il y avait des collines à perte de vue, des bâtiments flambaient, le vent sifflait, Clive et lui couraient, c’était au Moyen Âge, Roman en était certain. Parfois il rêvait à ces insolites et dérangeantes images qui n’ébranlaient pas pour autant ses convictions: il n’y a rien, l’homme est la somme de ses actes, la mémoire s’éteint, l’âme est une fabulation des faibles. Et pourtant… Le bassiste lui faisait presque face. Il lisait un magazine d’art. La sculpture était sa passion depuis 1973, l’année de la grande explosion – implosion – de RIGHT. Avec Clive, c’était filial. Il était mille fois plus proche de ce mec qu’il ne l’avait jamais été de Felicity, sa propre sœur. Avec Clive, les mots étaient inutiles. Ils se comprenaient par des sourires, des regards et une gestuelle peaufinée au cours des ans. Aujourd’hui, comme lui, Clive avait vieilli, mais il restait svelte et avait toujours sa tronche de Celte, cheveux blonds longs, bandeau autour de la tête, grands yeux bleus limpides presque bridés, pommettes saillantes, bouche coupée au couteau sans que les lèvres soient minces – beaucoup de charme, mais pas cette charge sexuelle que Roman dégageait même à l’aube d’avoir soixante-dix ans.

    Le chiffre donnait mal au cœur, foutait l’angoisse, car combien de temps restait-il exactement, et dans quelles conditions? Dans l’esprit de Roman, les mots Alzheimer, diabète, Parkinson, paralysie et le plus insupportable commençant par un c ne pouvaient même pas se frayer un chemin. La maladie n’était pas envisageable, jamais il n’y pensait, sauf pour aussitôt en refouler l’idée. Pourtant, un court instant, il y songea en regardant Clive, mais se ressaisit. Perdre son ami était impossible. Ils vieilliraient, certes, mais en santé, et s’ils devaient devenir nonagénaires, ils trouveraient tous deux le moyen de rire encore.

    La veille, à Montréal, parce qu’il avait trop mal au dos, Clive n’avait pas pu accompagner Roman comme prévu dans la réserve de Kahnawake où ils devaient retrouver les potes qui avaient travaillé sur Orpheus. Cet album hors série en hommage aux enfants mohawks tirés à bout portant devant leur école pas plus tard qu’en 1943 avait consacré RIGHT au rang de groupe humanitaire. Bientôt septuagénaire lui aussi, Clive n’était plus aussi alerte qu’à l’époque magique de la fin des années 1960 où, après un concert à Tokyo, on en donnait un deux jours plus tard sans bavure et sans fausse note à San Francisco, après la cuite dans l’avion qui s’était poursuivie à l’hôtel. Étant donné son arthrose lombaire, Clive sentait de plus en plus le poids de sa basse. Être debout pendant presque quatre-vingt-dix minutes à performer tenait parfois du supplice, et il en avait développé un tic en replaçant sans arrêt la bandoulière de l’instrument tout au long du concert, comme un prêtre agacé par son col romain s’étire le cou. Cette petite gymnastique ne lui apportait toutefois aucun répit. Même sa basse Gibson, plus légère, avait chaque fois raison de lui. La veille, par conséquent, Clive avait préféré végéter dans la chambre du Château Champlain plutôt que de profiter d’un rare passage à Montréal pour passer quelques heures à fêter dans la grosse baraque que Jeff Malone possédait dans la réserve, au bord de l’eau, dans un lieu qu’on aurait dit préservé par le temps, protégé comme une sorte de petite clairière enchantée, la victoire des Premières Nations sur l’homme blanc. À vingt kilomètres de Montréal, même pas, dans certains coins de Kahnawake, l’Histoire ne semblait n’avoir fait aucun ravage; on percevait la liberté, la vraie, à l’abri du «progrès» ou de la sottise des hommes. C’était ce que Roman appréciait particulièrement, éprouvant pour les Amérindiens une sorte de sentiment qu’il ne pouvait s’expliquer, une étrange connexion, comme si lui-même en était un, ce que Jeff Malone ne manquait pas de lui affirmer, d’ailleurs: il l’appelait mon frère, lui précisant qu’il faisait partie «d’eux», et que ces choses appartenaient à la mère Terre et au Grand Esprit, pas plus compliqué que ça; ceux qui étaient unis l’étaient, depuis toujours et pour toujours. Roman en était profondément touché, il était même très fier de ce lien. En dépit de cela, cédant à la paresse et prétextant une extrême fatigue, Roman avait décliné l’invitation. Il n’avait pas mal au dos comme Clive, mais avait néanmoins préféré glander dans sa chambre, non sans quelque culpabilité que la vodka avait rapidement dissipée.

    Le premier signe qu’il avait eu à l’égard de cette appartenance à ce peuple s’était produit bien des années plus tôt, en 1990, sept ans après qu’il ait épousé Jill et au moment de la deuxième reconstitution de RIGHT. Lors d’une série de concerts dans le sud de la France, l’envie lui avait pris, subitement, sans raison, de louer une bagnole et d’aller en Italie. C’était un lendemain de veille, comme la plupart de ses lendemains. De Nice, qu’il connaissait bien pour avoir vécu une année entière sur la Côte d’Azur, il s’était rendu jusqu’à Vintimille. Au moment d’entrer dans la ville, il en avait déjà marre du trafic, du bruit. L’idée avait été de se poser le plus vite possible et boire un coup dans le premier café qu’il avait croisé, quatre tables, quelques personnes. Dès qu’il avait ouvert l’horrible rideau moussu évoquant des dreadlocks et pénétré dans la pièce, un silence s’était fait dans le petit bar. Tout le monde l’avait fixé comme une apparition. Le patron surtout, qui s’était approché de lui avec un grand sourire. Roman avait été très surpris de cet accueil et avait compris la raison de cette cordialité dès qu’il avait jeté un coup d’œil aux murs. Des affiches fixées de biais représentaient toutes des têtes d’Indien. Sitting Bull, Geronimo. Une image stéréotypée d’une certaine Amérique tenant désormais d’un film de Walt Disney ou d’un mauvais western. Un autre coup d’œil à la clientèle lui avait indiqué que le petit café était un Q.G. d’énergumènes portant des santiags, les cheveux longs et écoutant du rock. Pour souligner le miracle, Roman avait traversé les longs filaments diarrhéiques du rideau de peluche au moment où la clientèle balançait la tête sur les derniers accords de «Shooting at The Hotel». Un instant délirant. Mais Roman, qui avait souvent constaté qu’il avait le cul bordé de nouilles, ne s’étonnait plus de ces mises en scène existentielles auxquelles les mortels rêvent sans jamais les vivre. Depuis l’adolescence il se savait différent, promis à un destin. Les Italiens l’avaient accueilli comme un ami, l’incarnation fulgurante des images sur le mur. Grand, encore athlétique (en ce tout début des années 1990, il avait quarante-cinq ans), les cheveux châtains foncés longs et bouclés tombant sur ses épaules, le regard bleu perçant son visage buriné (sous le soleil, sur les plages, partout, Roman restait sans chapeau, sans crème, sans lunettes noires et toujours à soixante-neuf ans à l’ère des mélanomes et des industriels cancers de la peau), il avait figé l’assistance par son étonnante ressemblance avec les chefs indiens à qui, dans ce trou perdu, on semblait vouer un culte. Geronimo et Sitting Bull pouvaient aller se rhabiller, car l’idole, la vraie, était ce mec surgi de nulle part et dont on venait d’apprendre, ahuris, qu’il était Roman Rowan, de RIGHT. Il avait passé six heures dans ce bar en promettant à cinq mecs devenus ses copains qu’il ne manquerait pas de venir les saluer à la première occasion. Il n’y était jamais retourné.

    Roman n’avait pas raconté cet épisode de sa vie à Jeff Malone, un vrai Indien, lui, défendant de vraies causes pour les vrais siens. Cependant, lorsqu’il avait rencontré le Mohawk la première fois dans les coulisses du Forum de Montréal, en 1970, Roman s’était dit qu’il voulait être l’ami de cet homme d’envergure qui magouillait d’aplomb, mais qui avait le mérite d’investir son argent illégalement gagné dans la reconquête de la dignité de son peuple. Jeff avait raconté à Roman l’histoire des pauvres enfants de cette école d’Ontario, trop d’élèves pas assez de pupitres, et située sur une base militaire canadienne. On les avait fusillés devant une fosse qu’on avait vite

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1