Les Amants de la Place Rouge
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À propos de ce livre électronique
Quand un ténor meurt mystérieusement en pleine représentation d’un non moins mystérieux opéra, un détective obstiné par en quête de la vérité : et si ce n’était pas plutôt la belle soprano qui était en danger? L’enquête le mènera de surprise en surprise, entre le monde des voyous et celui des artistes, entre la France et la Russie des années 1990. Mais aussi sur le chemin du grand amour...
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Aperçu du livre
Les Amants de la Place Rouge - Benjamin Navailles
Partout dans Paris, les murs et panneaux publicitaires étaient placardés d'affiches tapageuses annonçant la tenue prochaine, au Palais des sports de Bercy, d'un spectacle grandiose, intitulé Les amants de la Place rouge. Il s'agissait, d'après la légende des affiches, d'un opéra totalement inédit, à la fois moderne et ancré dans la plus grande tradition lyrique, promettant une impressionnante débauche de moyens, en homme et en effets spéciaux. À vrai dire, cet étrange spectacle suscitait beaucoup la curiosité des médias, par ailleurs très sollicités pour en parler. En effet, personne, même dans la profession, n'avait jamais entendu parler des membres de la troupe : cette immense superproduction allait se jouer sans la moindre vedette. Les chanteurs, les danseurs, le chef d'orchestre et compositeur, le producteur et metteur en scène, tous étaient de parfaits inconnus, voire même de tout jeunes débutants. Ce que l'on savait, c'est que le gros de la troupe venait de Russie, où elle avait été réunie par Loukian Lopakine, le producteur — un homme aussi mystérieux qu'excentrique. La prima donna, Mathilde de la Bardières, était française, tandis que le ténor et héros de la pièce, le séduisant Paolo Ragazzi, débarquait à peine de Milan. En dépit de cette absence de notoriété, le spectacle semblait disposer d'un budget gigantesque, en grande partie financé par de grosses entreprises russes et suisses.
Ainsi, attiré par les joyeuses et prolixes interviews de Loukian Lopakine, et par la beauté indéniable du jeune couple vedette du spectacle, le public se pressa très nombreux et curieux le soir de la première, sans pourtant rien savoir de son contenu artistique et musical. Même le prix des billets, fort peu abordable, n'était pas parvenu à le décourager, et l'on assista même à une légère bousculade entre les barrières tant les gens étaient serrés les uns contre les autres. Entre les deux heures que durait l'opéra, il était prévu un entracte, avec rafraîchissements et petits fours : cela permit de recueillir une première impression de la part du public. Visiblement, la virtuosité du ténor et la grâce pleine d'émotion de la belle soprano, portés par un puissant orchestre philharmonique, avait conquis absolument des spectateurs pressés de rejoindre leur siège pour écouter la suite : le pari incroyable du non moins incroyable Lopakine était presque gagné. Presque.
En entrant dans son dernier quart d'heure, l'intrigue lyrique était sur le point de délivrer un dénouement, attendu et redouté à la fois par un public totalement absorbé par l'histoire. Sur la scène, aménagée comme la Place rouge à Moscou, le ballet tournoyait comme jamais autour des personnages principaux, et dans la fosse, l'orchestre emmené par Victor Chichitchenko semblait pris d'une frénésie virtuose. Au centre de tous les regards, les amants aux voix si pures constataient l'impossibilité de leur amour et se résignaient, dans la douleur, à la séparation. Extirpant de sa poitrine un couplet tragique, le ténor, passant des bras du baryton à ceux de la soprano, donna à celle-ci un déchirant baiser d'adieu.
Soudain, à peine s'était-il éloigné des lèvres de sa partenaire qu'il poussa un cri rauque, légèrement étouffé, et s'effondra à terre. Les musiciens cessèrent d'un seul coup de jouer, et, pendant quelques secondes, le silence recouvrit la salle. À ce moment-là, la soprano, avisant le corps inerte et le teint violet de Paolo Ragazzi, se mit à hurler, et la panique envahit à la fois la scène et les rangées de sièges. Le beau ténor venait tout juste de mourir, sous les yeux du public, au point culminant de l'œuvre…
Un mort hors de prix
L'aube était aussi calme que d'habitude lorsque M. Ernst Groenigen, confortablement assis dans sa grosse voiture allemande avec chauffeur, dépassa les grilles de sa somptueuse villa. À cette heure matinale, le soleil venait à peine de se lever, et déchirait timidement les nuages pour se refléter sur la surface endormie du lac Léman. Tandis que la voiture de leur président se dirigeait tranquillement vers le centre de Genève, les trois secrétaires de M. Groenigen semblaient s'agiter plus qu'à l'accoutumée, saisie d'une certaine nervosité mêlée d'inquiétude. Aucune d'entre elles n'avait envie d'apporter au président sa traditionnelle tasse de café accompagnée du journal du jour, et d'assumer ainsi le rôle du mauvais augure.
La voiture de M. Groenigen s'arrêta devant la porte d'un immense immeuble d'affaire, au perron recouvert d'un tapis rouge sombre. Une plaque dorée sur la façade était frappée d'un logo sur lequel on pouvait lire : Groenigen & Partners, International Insurance. Un portier en uniforme vint lui ouvrir la portière, et le salua avec beaucoup de déférence. En pénétrant dans le hall entièrement bâti dans du marbre bleu, les hôtesses d'accueil en firent autant, et c'est tout juste si le liftier ne s'inclina pas. Souriant mais ne répondant à aucun de ces saluts, M. Groenigen se fit monter jusqu'au dernier étage, siège de la direction. Au bruit de la porte d'ascenseur en train de s'ouvrir, les secrétaires eurent un léger tressaillement, toutes les trois en même temps. L'air calme et détendu de leur patron les rendit encore plus nerveuses : il n'était toujours pas au courant.
Entrant dans son bureau et jetant négligemment sa serviette en cuir dans un fauteuil, Ernst Groenigen s'exclama, avec un discret accent germanique :
- Bonjour mesdames ! Monique, un café, voulez-vous, et apportez-moi les nouvelles. Sont-elles bonnes ?
Une des secrétaires saisit le quotidien, s'avança timidement et le tendit en répondant :
- Pas vraiment, monsieur… Un petit incident est survenu hier soir à Paris…
Se renfrognant d'un seul coup, l'assureur attrapa sèchement le journal et l'ouvrit directement à la page des faits divers. Sur cinq colonnes on pouvait lire en gros titre : « UN TENOR DÉCÈDE EN PLEIN SPECTACLE. Victime d'une attaque, le jeune chanteur lyrique italien Paolo Ragazzi s'est effondré sur scène hier soir à Paris. Le récit de notre correspondant en France et témoin direct des faits (...) ». Le visage de M. Groenigen vira soudainement au rouge écarlate. Il refoula péniblement un hurlement de colère, dégrafa le col de sa chemise pour pouvoir mieux respirer, et fit demander sur-le-champ son premier vice-président. Celui-ci se présenta dans le bureau presque immédiatement, ne laissant pas à M. Groenigen le temps d'achever sa lecture de l'article.
- Tu as vu ça, Franz ?! Comment est-on sur ce coup ?
- Coincés.
- À quel point ?
- Gravement. La situation est assez simple : d'après le contrat — juteux — passé avec la production franco-russe pour soixante représentations, nous sommes tenus de leur verser une prime d'un million de dollars américains en cas de maladie grave, paralysie ou décès du personnage principal. Cette clause ne couvre ni le meurtre ni le suicide, mais j'ai appelé la police française dès que je l'ai su : le ténor a tout l'air d'être mort on ne peut plus naturellement. On va devoir payer.
- Je n'y crois pas un seul instant ! Tout cela ne rime à rien ! Faites appeler ce loufiat de Lopakine, j'ai deux mots à lui dire !
Une des secrétaires s'exécuta et, quelques minutes après, les deux hommes se retrouvèrent chacun à un bout du téléphone.
- Allô Lopakine ? C'est Groenigen à l'appareil ! Mais qu'est ce qui se passe ?!
- Ah ! Cher ami, je suis content de vous entendre. Nous vivons un drame atroce : le jeune Paolo nous a quitté — de belle façon, d'ailleurs, pour un artiste… Enfin… votre soutien me touche beaucoup ! Nous verrons-nous lors de la remise du chèque ?
- Ça ne se passera pas comme ça, Lopakine ! Nous ne vous donnerons pas un centime, ou pas un kopek, comme vous préférez ! Il y a quelque chose de louche dans cette mort trop lucrative : je finirai par savoir quoi !
- Traitez-moi d'assassin pendant que vous y êtes ! De toute façon, nous verrons bien qui a raison après l'autopsie…
- Ne soyez pas si sûr de vous, Lopakine : dès ce soir, vous aurez notre meilleur enquêteur collé à vos pas !
Le spécialiste
Quand M. Groenigen eut raccroché le téléphone après sa conversation pour le moins houleuse avec Loukian Lopakine, il ne perdit pas une seconde pour