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Réal Benoît L'avant-garde 1916-1972
Réal Benoît L'avant-garde 1916-1972
Réal Benoît L'avant-garde 1916-1972
Livre électronique355 pages5 heures

Réal Benoît L'avant-garde 1916-1972

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À propos de ce livre électronique

En 1945, Réal Benoit, trente ans, débarque sur la scène littéraire avec Nézon, un bien étrange recueil. Du jamais vu. Lyriques, caustiques, loufoques, profonds, modernes, quatorze contes consacrent cet écrivain d’avant-garde et ouvert sur le monde.
Jusqu’à sa mort, en 1972, au fil des épreuves et des joies de son existence aussi dure que palpitante, que Marie Desjardins décrit dans les détails, Réal Benoit tracera son chemin dans la culture du Québec. Personne ne lui ressemble. Journaliste, écrivain, il signe un roman, une biographie, des critiques, des récits, des nouvelles et les premières dramatiques diffusées à la télévision. Ses sujets sont à la fois confidentiels et d’une universalité flamboyante. Il obtient des prix, déclenche admiration et polémique. Cinéaste et producteur, il tourne un film plein d’esprit et d’invention sur un héros populaire du Québec, et de nombreux documentaires sur l’architecture et la société. Sa facture, effervescente et originale, est chaque fois reconnaissable.
Amateur d’art, surtout moderne, il rencontre Pellan, Chagall, Lemieux, fréquente Mousseau et Daudelin. Passionné de cinéma, il tient une rubrique dans le Devoir, dirige le service des émissions sur film à Radio-Canada pendant douze ans, de même qu’un ciné-club privé, projetant en primeur des films de la Nouvelle Vague, et soutenant de jeunes cinéastes doués tels que Jutra, Brault ou Labrecque.
Réal Benoit était un esprit brillant, rêvant du meilleur pour sa société et se battant en ce sens. Ce chef de file de l’avènement de la modernité culturelle au Québec est tombé dans l’oubli. Le chaînon manquant de l’avant-garde.
Ce portrait lui rend vie.
LangueFrançais
Date de sortie17 févr. 2021
ISBN9782897212407
Réal Benoît L'avant-garde 1916-1972

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    Aperçu du livre

    Réal Benoît L'avant-garde 1916-1972 - Marie Desjardins

    1

    Le 14 mai 1916, à Sainte-Thérèse-de-Blainville, naquit Joseph-Édouard-Boniface-Réal Benoit, deuxième fils de Gabrielle Cinq-Mars et de Rosaire Victor Benoit. C’était le jour de la Saint-Boniface. Deux ans plus tard, Rosaire Benoit, commis voyageur, accepta de se charger de l’administration de la mercerie que sa mère, Elmire Dubrule-Benoit, possédait à Rosemont, au 3115, de la rue Masson. La jeune famille s’installa dans le logement situé au-dessus de ce commerce. L’année même, Réal contracta la poliomyélite.

    Cette inflammation dégénérative de la moelle épinière, alors appelée paralysie infantile et très fréquente au Québec au début du 20e siècle, attaqua la jambe gauche de Réal et le condamna à boiter toute sa vie, «à suivre ses camarades vingt pas en arrière»¹. Cette infirmité – une malchance aux yeux de beaucoup – changea radicalement la donne pour Réal: il devint le petit protégé de sa mère, sinon son préféré. Elle «s’en défendait bien, parce qu’il y en avait six autres»², précisa-t-il dans son roman, Quelqu’un pour m’écouter. Gabrielle fut néanmoins toujours plus indulgente à l’égard de ce fils. Et tous les enfants le savaient parfaitement.

    Ainsi Réal était ce «petit animal précieux³» que son père appelait volontiers au comptoir du magasin afin qu’il fasse «une grimace, pour amuser les clients, toujours la même, la grimace à Boniface⁴». Sans le savoir, le père développait le talent de comédien de son fils. Il lui apprenait par le fait même à combattre sa timidité. Réal était également choyé par sa grand-mère. Elle lui «racontait une histoire, presque toujours la même, Barikakette⁵». Le petit garçon l’écoutait sans se lasser, surtout pour entendre à la fin «le cri du gros chien⁶». Enfin, il était protégé et adoré par ses tantes, les sœurs cadettes de sa mère, Gisèle et Angéline. Les deux femmes, restées vieilles filles et littéralement accrochées au foyer de Gabrielle, aidaient leur sœur à élever ses enfants, tous turbulents. Ils aimaient leurs tantes, tout en les craignant; elles les reprenaient sans cesse, critiquant leur langage, leurs manières à table, leur posture, leurs idées. Ces intellectuelles, pianistes talentueuses et passionnées, fumaient comme des hommes, exprimaient des opinions tranchées et gardaient de leur éducation assez moderne des souvenirs de camping dans les îles de Sainte-Rose à une époque où personne ne campait. Elles, elles osaient se baigner en robes longues. Fascinées par l’intelligence vive de leur neveu et par son intarissable verve – il leur racontait des histoires – elles lui répétaient pour le consoler de cette différence dont il ne souffrait pas encore vraiment: «Tu verras, toi, tu auras des compensations; tu es le préféré.⁷» Ces paroles évoquant celles qu’auraient pu prononcer des fées frappèrent la psyché de Réal. Tout au long de son existence, il fut en attente de ces compensations. Il était insatiable, et rien, pour lui, ne fut jamais assez.

    L’enfance de Réal, comme celle de ses frères et sœurs, fut imprégnée de musique classique et folklorique: Gabrielle jouait du piano et avait une jolie voix; elle berçait ses nouveau-nés sur des chansons de Théodore Botrel. Pourtant, ce fut vers 1920 (Réal avait quatre ans) que la musique le marqua inexorablement: «Il n’avait pu s’endormir avant fort tard dans la soirée, un phonographe, on disait alors un gramophone, de marque Edison, était entré dans la maison et dès l’instant où les disques s’étaient mis à tourner, à dérouler le Cygne, de Saint-Saëns, et Humoresque, de Dvorak, il n’y avait pas eu moyen non pas de le forcer à dormir, mais seulement de le mettre au lit. Il avait crié, battu des mains et des pieds, trépigné, tant et si bien qu’on avait dû lui faire jouer presque tous les disques, jusque passé minuit.⁸»

    Cela convainquit ses parents de «lui donner une chance, à celui-là⁹», et Réal suivit à la maison des leçons particulières de piano. Les tantes Cinq-Mars se chargèrent d’encourager leur neveu, avec raison, car le cadet Benoit avait du talent et un vrai don pour l’improvisation. Sans doute parce que ces leçons coûtaient cher, Gabrielle veilla à ce que son fils travaille avec sérieux et se mette au solfège. Réal dut ces cours privilégiés à sa maladie. C’était une compensation. Des années plus tard, il expliqua lui-même que cette condition pouvait «provoquer des traumatismes mais aussi développer une sensibilité intérieure, dangereuse mais enrichissante, une chance d’apprendre beaucoup, beaucoup, beaucoup¹⁰».

    En 1921, Réal n’avait que cinq ans, mais ses parents décidèrent qu’il ferait son entrée au Jardin de l’Enfance du Mile-End, avec Cinq-Mars, son frère aîné. Ils ne doutaient pas que l’aîné saurait protéger Réal et le réconforter des moqueries que son infirmité ne manquerait pas de susciter. Cinq années durant, Réal se plia docilement au quotidien monotone du pensionnat et poursuivit ses leçons de piano «chez les sœurs, où Bach n’était qu’un prétexte à exercices¹¹». Cinq-Mars et Réal ne retournaient à la maison – le logement avait été agrandi au fil des ans et doté d’un étage supplémentaire – qu’à l’occasion des grandes fêtes. Malgré la présence de son frère, Réal ne put échapper aux remarques malveillantes de ses camarades d’école. Toutefois, le sobriquet de «ti-cul» ne sembla pas trop l’affecter. La vie ne s’annonçait pas si mauvaise.

    2

    Les grandes vacances illuminèrent l’enfance de Réal. Dès le mois de mai, avant même la fin des cours, les Benoit venaient récupérer leurs enfants au Jardin de l’Enfance (et plus tard au séminaire de Sainte-Thérèse), pour les emmener passer l’été à Sainte-Rose, dans leur maison de campagne, au 377, boulevard Sainte-Rose. Le trajet tenait de l’expédition. Rosaire Benoit attachait une remorque à sa voiture, dans laquelle s’entassaient les divers meubles et appareils dont la famille aurait besoin loin des commodités de la ville. Souvent, Cinq-Mars et Réal préféraient s’accroupir entre la glacière et la machine à coudre, ou se blottir contre les cartons de vaisselle et les couvertures, plutôt que d’être confortablement assis aux côtés de leurs parents et de leurs frères et sœurs.

    À Sainte-Rose, la famille s’activait jusque tard dans la nuit pour aménager la maison. Petite, en planches de bois peintes en jaune et vert, elle était flanquée d’une large galerie. La façade, ombragée d’un grand pin solitaire, donnait sur le chemin, et l’arrière sur la rivière des Mille-Îles. Le rez-de-chaussée comptait une grande salle de séjour, une cuisine et la chambre des parents. Les enfants dormaient dans le grenier, avec leurs bonnes. Réal exultait à l’idée de passer dans cette maison quatre mois «à la vitesse des petits nuages frisés et transparents qui vous font voir le ciel encore plus bleu¹²». Il adorait l’été.

    En dépit de l’appareil orthopédique qu’il devait porter, il était adroit, voire intrépide. Il pouvait jouer avec ses frères, son cousin Pierre Cinq-Mars et ses copains, et profiter presque comme eux des vacances au grand air dans ce paradis. Il pédalait aisément sur son tricycle, pêchait, visait les oiseaux et les écureuils avec la carabine à plomb de son père. Au moment de la Crise des années trente, ces gibiers s’ajouteraient aux ragoûts que préparerait sa mère. Réal grimpait dans «les cèdres, les tilleuls, les saules¹³», mais il courait avec beaucoup de difficulté. Si ses frères décidaient d’effectuer une course sur leurs patins à roulettes jusqu’au «bout du ciment¹⁴», et de s’arrêter Chez Gareau acheter des friandises, il traînait toujours derrière. «Attendez-moi! Attendez-moi!¹⁵», criait-il en vain. Tandis qu’il s’essoufflait, ses compagnons de jeux étaient déjà loin. Il se retrouvait seul. Il en souffrait, mais aimait la vie bien davantage. Porté par une sensibilité aiguë, fasciné par la nature, sa meilleure amie, il s’arrêtait pour se réfugier «inconsciemment mais agressivement dans un monde de culture et d’évasion¹⁶». Il explorait ce petit univers de Sainte-Rose. Il repéra «le saule pleureur où les écureuils ont construit leur ville; les chênes et les noyers à larges feuilles qui laissent filtrer la lumière du soleil et qui font au ciel une belle tapisserie d’or et de vert¹⁷». Il découvrit des criques, des cascades, «un petit lac intérieur, un vrai paradis, une petite retraite d’eau calme, de vieux arbres et de grosses fleurs blanches qui font les belles à la surface¹⁸».

    Au contact de cette campagne généreuse, comme il le rappellerait dans ses contes, «physiquement, il revivait¹⁹». L’eau de la «large et capricieuse²⁰» rivière des Mille-Îles lui permettait d’oublier le poids, physique et psychologique, de sa jambe malade: l’eau «l’accueille, le moule jusqu’à l’épouser²¹». Les «petites ondulations le bercent d’un grand espoir de paix et de joie²²». Il nageait longtemps «d’île amie en île amie²³» puis se faisait «sécher, réchauffer²⁴» sur une berge solitaire, contemplant son «paysage préféré, fermant un œil, fermant l’autre, changeant les premiers plans, chambardant les perspectives²⁵». Réal perdait-il alors conscience de son infirmité, de sa peine? Souffrait-il moins d’être mis à l’écart? Peut-être.

    Grâce à Pierre Cinq-Mars, son cousin préféré, son meilleur ami, son protecteur, son «maître à²⁶», dont la famille avait un chalet tout près, Réal put découvrir en canot son coin de pays. En secret, il surnommait Pierre «le roi de la rivière²⁷». Ce dernier lui donnait l’impression de tout connaître. Il était fort, et cela le rassurait. En plus, il lui transmettait affectueusement sa science, lui apprenant à avironner comme un «Indien», c’est-à-dire en silence, mais aussi à se faire du feu, à se retrouver parmi toutes ces îles aux «noms connus d’eux seuls, l’île aux grues, Creuse-Dent, la Baie-du-Cheval-Bleu, l’île du Moine-Tout-Nu²⁸». Ils leur attribuaient à chacune une légende.

    Comme ses frères, Réal avait hérité des traits de Rosaire Benoit, son père qui, dans sa jeunesse, se faisait appeler «le Chinois²⁹». «Des cheveux très noirs, joliment ondulés, un grand front légèrement bombé, des yeux noirs et bridés, yeux pointus comme des kris³⁰», des pommettes saillantes, une bouche et un nez fins, une denture bien plantée lui donnaient un faciès asiatique. Quant à son caractère, il le tenait plutôt de Gabrielle Cinq-Mars. Sa mère, dont il se sentait très proche, était une femme autoritaire, d’un abord assez froid, peu encline à sourire. Mais derrière cette apparente sévérité, elle pétillait de joie de vivre et lui avait heureusement transmis cette inclination pour la gaité, de même que son goût pour la musique, pour la beauté en général, et, enfin, son charme. Alors qu’elle s’en souciait peu, Réal, lui, eut conscience très tôt de «ce don qu’il avait de plaire, ce besoin de séduire et ce pouvoir de séduction; il devenait très vite l’enfant chéri³¹». Ce charme était magnétique. C’était une compensation. Il s’en servirait.

    Réal était fondamentalement un enfant enjoué. Sa mère et ses tantes, sans le lui dire ouvertement ou le lui faire sentir au point de gêner le reste de la famille, continuaient de le préférer aux autres, ou du moins de lui accorder un statut à part. Si elles reprenaient son langage et ses manières, elles savaient aussi écouter son babillage, encourager son goût de se donner en spectacle. Elles lui pardonnaient facilement ses bêtises et lui accordaient une confiance inconditionnelle. «Toutes les cajoleries de l’entourage assemblé n’étaient pas de trop pour le ramener à reprendre sa place dans l’Univers.³²» Ses frères tiraient profit de cette indulgence. Ils confiaient à Réal la tâche, aisée pour lui, de rendre compte aux parents de leurs journées extraordinaires passées dans la nature. Si avec Cinq-Mars, Thomas ou Jacques, il avait fait des sottises, il se taisait ou mentait. Ses parents ne mettaient jamais en doute son récit.

    Hormis certaines règles strictes qui rythmaient le quotidien familial (on se couchait, par exemple, à vingt heures, même si les enfants du quartier jouaient jusqu’à la tombée de la nuit), les petits Benoit disposaient d’une grande liberté. En effet, leur père regagnait tous les jours son magasin de Rosemont pour ne rentrer que le soir. Prisonnière de ses bébés, Gabrielle vaquait à ses tâches. Les Benoit n’avaient donc pas le temps de surveiller leurs fils. Ceux-ci se livraient sans aucune contrainte à l’exploration de leur campagne. Cinq-Mars, Réal, Thomas, leur cousin Pierre Cinq-Mars et les garçons du village qui avaient su gagner leur amitié, multipliaient les longues randonnées à tricycle, et plus tard à vélo. Depuis Sainte-Rose, ils se rendaient même au parc Belmont, effectuaient en vitesse un tour des manèges, puis pédalaient à fond de train pour revenir à la maison avant le retour de leur père. Ils poussaient même parfois jusqu’à Pointe-Calumet ou Laval-sur-le-Lac, s’arrêtaient à la voie ferrée, attendaient d’apercevoir le train. Défiant le danger, ils s’élançaient et traversaient au dernier moment. Le train sifflait, et les garçons se tordaient de rire. Les employés de la gare finirent par avertir la police des chemins de fer nationaux. Les petits Benoit durent renoncer à ce jeu dangereux. Mais l’heure n’était pas toujours à la plaisanterie. Pour gagner les quelques sous nécessaires à leurs menues dépenses, les enfants mettaient en sac des pommes de terre chez leur voisin fermier. Réal, toujours espiègle, n’hésitait pas à «voler des pommes, et guettant le bon moment, attendant que le fermier disparaisse, se cachait dans le fossé, lapidant les rainettes, taquinant les crapauds³³».

    La fin des vacances était assombrie par la perspective de la rentrée des classes. Réal et ses frères quittaient tristement le théâtre de leurs aventures et cette maison où, enfin, durant ces mois d’été, ils profitaient d’une véritable vie de famille, même s’ils voyaient très peu leur père. Le dimanche précédant la rentrée, encore en «habits de messe³⁴», ils faisaient une dernière promenade sur Amanda, le bateau de Rosaire. C’était un moment à la fois joyeux et solennel. Septembre les priverait de leur liberté, de la tendre présence de leur mère. Les garçons troqueraient leurs shorts contre leur uniforme de pensionnaire. Ils grimpaient une dernière fois dans «ces grands peupliers; crever les nuages³⁵». L’idée de dormir au pensionnat dans un dortoir était angoissante, surtout pour Réal. La chaleur et la sécurité de son grenier lui manqueraient. Il se souviendrait longtemps du «jour de la semaine où sa mère changeait les draps et ce jour-là il avait presque hâte de se coucher, de se glisser entre les draps sans défaire l’enveloppe toute fraîche qu’ils faisaient, quel contraste avec les draps tièdes et mystérieux entre lesquels il se faufilait certains soirs que les tantes étaient invitées à rester à la maison et que l’une d’elles partageait son lit, draps tièdes et parfumés, d’une odeur spéciale aux femmes restées filles³⁶»…

    3

    En 1926, Réal commença son cours classique au Séminaire de Sainte-Thérèse-de-Blainville. Chaque jeudi, sa mère venait le voir. Au fil des ans, elle se fit accompagner de sa fille aînée, Gabrielle, dite Gaby, pour qui Réal s’était pris d’adoration, tout autant que l’inverse. Le collégien se rendait au parloir et devait chaque fois se résoudre à suivre sa mère aux toilettes afin que celle-ci l’examine, lui nettoie la figure, les oreilles, et peigne méticuleusement ses cheveux pour lutter contre les poux. Si sa mère était seule, il sortait avec elle. Ils se livraient à leur rituel: après s’être offert une crème glacée au restaurant grec, ils se dirigeaient vers la maison du Vieux Beauchamp. Gabrielle Benoit pénétrait comme chez elle dans la demeure de cet homme qu’elle connaissait depuis sa tendre jeunesse. Toute sa vie, elle lui avait rendu visite, à la fois par charité et par amitié.

    L’univers du Vieux Beauchamp, encombré et crasseux, fascinait Réal. Il s’en inspirerait pour camper le décor d’un conte: «des chandeliers de vrai bronze. Des meubles de velours rouge qui étaient devenus roses et à poils éparpillés, de vieillesse… et aux bras, au dos et aux pattes, des trous et des bosses, qu’on appelle moulures; des fleurs et des feuilles de vigne qui jouent dans le visage des petits anges, la tapisserie (sale, qui ondule et qui décolle), la berceuse encrassée, les journaux sur le plancher, la croûte au mur: une scène de chasse avec des chasseurs en rouge, du sang, et des ours qui voyaient rouge; le piédouche et dessus deux verres bariolés et cassés et les rideaux, à vrai dire, des restes de rideaux. Et l’autre pièce, séparée par de grandes portières qui sentaient la graisse, c’était la cuisine. Un poêle tout crotté, on ne savait plus de quelle couleur il avait pu être au début, des casseroles aux murs et deux chaises défoncées qui servaient comme de séchoir à du linge jamais lavé. Et là-dedans une odeur qui étouffe, l’odeur des places où ne pénètre jamais le soleil et que ne traverse jamais le grand vent. Tout, avec la poussière en plus, aurait pu être à la même place depuis toujours³⁷».

    Avant même de franchir le palier, Réal et sa mère entendaient déjà Beauchamp qui «se déplaçait, se remuait dans toute cette calme de puanteur [sic]³⁸». L’ermite saluait d’un ton bourru: «Gabrielle Cinq-Mars!» Du reste, il ne la regar dait pas et ignorait complètement Réal, qui le dévisageait avec un léger dégoût. Le vieillard, «rigoureux mais courbé³⁹», avait au milieu du front une grosse bosse qui lui donnait une allure de cyclope. Cette excroissance hideuse hypnotisait Réal. Beauchamp s’assoyait dans sa chaise berçante et il attendait que Gabrielle lui adresse la parole. «Qu’avez-vous mangé aujourd’hui Vieux Beauchamp?», demandait-elle. Il répondait, le regard perdu dans ses rêves: «De la compote de citrouille». C’était, semble-t-il, sa seule nourriture. Alors Gabrielle s’exclamait, toujours avec la même indignation navrée: «De la compote de citrouille! Vieux Beauchamp! Mais ça n’a pas de bon sens de manger tout le temps de la compote de citrouille⁴⁰!». Pendant que ce curieux dialogue se poursuivait, Réal s’esquivait et grimpait au grenier. Il pénétrait dans les secrets du bonhomme. Tanneur de son métier, Beauchamp pendait aux poutres de cette pièce des peaux de chiens et de chats. L’enfant fixait ces dépouilles, aussi fasciné que troublé. Furetant, il découvrait des pétards qu’il faisait sauter. Dès qu’on l’entendait, on le sommait de descendre. Après avoir grondé son fils, Gabrielle priait le Vieux Beau-champ, d’une voix toute douce, de bien vouloir lui chanter quelque chose. Il consultait alors un cahier où il avait inscrit son répertoire et il entonnait des refrains que Gabrielle écoutait religieusement. Impressionné, Réal continuait d’observer le vieillard. En chantant, Beauchamp ne clignait pas des yeux. Puis, soudainement, il se taisait. La visite était terminée. Gabrielle reconduisait Réal au petit séminaire. Il rejoignait ses camarades, son cousin Pierre Cinq-Mars et son frère aîné. Mais de peur qu’on se moque de lui, il ne leur racontait pas le plaisir qu’il avait éprouvé à rendre visite à ce personnage.

    Les prêtres du petit séminaire imposaient à leurs pensionnaires foi et culte, messes quotidiennes et autres fréquentes cérémonies religieuses. Bon gré mal gré, Réal devait s’y plier. Le malheur de sa jambe l’amena très tôt à s’interroger sur la divine providence. Depuis aussi loin qu’il pouvait se souvenir, ses tantes et sa mère lui avaient répété qu’un homme, Dieu, «l’avait particulièrement choyé; marqué⁴¹». Choyé? Marqué? Qu’est-ce que cela signifiait? Boiter dans la rue, et préférer changer de trottoir pour éviter de soutenir les regards curieux ou narquois des enfants qui le croiseraient? Au lieu de déambuler comme tout le monde, traîner péniblement cette jambe difforme sa vie entière? Réal était très affecté. Il devint cet enfant «mécontent, méfiant, prêt à pardonner à tous sauf à lui-même, ne se faisant grâce de rien⁴²». Il connut, avant même de commencer à vivre, les «pays brumeux de l’amertume et de la rancune». Dieu? Réal se «confina dans une politesse de Chinois vis-à-vis de ce Tyran cruel⁴³», tout comme à l’égard des pères du collège, dont les cours l’ennuyaient. Il préférait leur jouer des tours avec ses camarades, comme, par exemple, attacher le sacristain à la cloche. «Tout le collège avait vécu ce jour-là une journée entière en quarante minutes, du petit déjeuner à la prière du soir⁴⁴», écrirait-il. Réal n’était pas très bon élève, à part en français, et encore, puisqu’il redoubla sa Syntaxe. Il était nul en mathématiques et en philosophie. On lui trouvait «des yeux de feu, des yeux par en dessous⁴⁵».

    Au séminaire, il se soumettait moins aux prêtres qu’à ses deux passions, la littérature et la musique. Avec Jean-Jacques Corbeil, Jean Benoit Maillé et un certain Dubail, Français d’origine, Réal discutait de ses lectures. Des lectures d’exception. Une de ses tantes Cinq-Mars, employée de la librairie Granger, à Montréal, lui procurait en effet des ouvrages dont certains étaient à l’Index. Ainsi, Réal découvrit les contes érotiques de La Fontaine, bien évidemment interdits. Il eut un coup de foudre pour Jean Giraudoux et pour Blaise Cendrars, auteur du roman L’or, que le peintre canadien Pellan avait fréquenté en 1926 à Paris. Il parlait avec fougue à Maillé de l’immense admiration qu’il portait à ces écrivains, d’autant qu’ils mentionnaient le Canada et l’Amérique dans leurs écrits.

    Grâce à Jean Benoit Maillé, Réal cultivait son goût pour la musique. Son camarade, qui avait la chance d’être externe, écoutait chaque samedi à la radio le concert de Toscanini. De retour au collège, il partageait ses impressions avec Réal. Grâce à ces concerts directement diffusés de New York, Réal se familiarisa avec les compositeurs et leurs œuvres. À la Toussaint, à Noël, à Pâques, lorsqu’il retournait chez lui, à Rosemont, il monopolisait le poste de radio, «faisait taire toute la famille à l’heure des repas pour pouvoir écouter en paix ce qu’il avait décidé d’écouter⁴⁶». Les tantes Cinq-Mars polissaient et enrichissaient ses connaissances, notamment en l’initiant à la musique moderne. Au lieu de travailler Czerny, Chopin ou Bach, Réal exerçait son oreille et reproduisait à peu près, au piano, les mélodies envoûtantes des Gnossiennes et des Gymnopédies de Satie, celles du Boléro de Ravel ou du Prélude à l’Après-midi d’un faune de Debussy.

    Réal exécrait sa condition de pensionnaire. La monotonie du collège le déprimait. Un jour, il projeta de s’enfuir en France avec Dubail. Son ami jouerait du violon, et lui du piano. Ainsi gagneraient-ils leur vie. Pourtant… «le jeudi suivant, jour de visite, sa mère était venue, et ce jour-là sa mère revêtait un aspect tout neuf, elle avait enfin cédé à la mode et avait transformé ses cheveux gris en somptueux cheveux roux fauve, les élèves de Philosophie, les Grands, se retournaient sur son passage, et puis il y avait eu la nouvelle d’un petit frère ou d’une petite sœur qui s’en venait, est-ce qu’on laisse une mère comme celle-là⁴⁷».

    Cependant, cette idée de fugue lui avait donné du courage, une furieuse envie de faire en sorte que son quotidien soit un peu plus palpitant: enfreindre les règlements, s’introduire dans la petite chapelle, s’installer derrière l’orgue et y jouer du jazz, un sacrilège, même si ce n’était «même pas le vrai jazz, l’authentique», mais tout simplement de «la musique populaire américaine écoutée ouvertement à la maison⁴⁸». Le jeune Réal Benoit dont on savait, pour aggraver son cas, qu’il lisait des livres à l’Index, fut renvoyé du collège sans autre avis par les prêtres outragés. Avec cette petite révolte, en pleine année de Rhétorique, Réal ferma la porte de son enfance. Tout compte fait il avait appris pas mal de choses au collège, au chapitre de l’expérience. Désormais, il emprunterait la voie de l’affirmation et n’en dévierait jamais.

    1

    Rue Masson, Gabrielle et Rosaire Benoit accueillirent Réal sans lui reprocher sa conduite au séminaire. Épargnés pour l’instant par la crise économique de 1929 (ils venaient d’acheter au père de Rosaire, Elmire Dubrule Benoit, son magasin de marchandises sèches), ils avaient d’autres chats à fouetter. Les nouveaux propriétaires travaillaient fort, bien entendu, et recevaient leurs amis en grande pompe, le dimanche, pour la traditionnelle partie de poker. Ils sortaient entendre à l’occasion, au His Majesty’s ou au Saint-Denis, des chanteurs tels que Jean Sablon ou Jean Clément. Emportés dans le tourbillon des affaires et des mondanités, ils se souciaient peu que Réal et Cinq-Mars, inscrits de justesse au cours privé Mongeau-Saint-Hilaire, profitent de l’horaire souple de ce nouvel établissement pour «jouer des tours⁴⁹», traîner dans les rues de Montréal ou dans les salles de cinéma, et paresser dans le logement.

    Depuis son renvoi du collège, Réal flottait sur son nuage. Il était fier. Son audace le rassurait sur lui-même. Son avenir avait changé de couleur. En prime, cela avait eu l’effet de le rapprocher encore plus de ses tantes. Il se rendait régulièrement chez elles, à l’angle des rues Marie-Anne et Christophe-Colomb, poursuivre ses leçons de piano. Persuadées que leur neveu était destiné à une carrière de concertiste, Angéline et Gisèle Cinq-Mars ne voyaient pas d’un très bon œil son penchant pour l’improvisation. À quinze ans à peine, Réal jouait à l’oreille le Boléro de Ravel. Lorsque les tantes lui offrirent la partition, il fut surpris de constater qu’il exécutait cette œuvre dans une tonalité différente. Les exercices de lecture à vue étaient laborieux. Il préférait écouter des disques de musique contemporaine pour, ensuite, tenter de reproduire au piano les mélodies qui l’avaient charmé. La musique de Stravinsky, de Debussy, de Satie et de Dvorak le transportait. «Il l’aimait de toutes ses fibres, sans retenue, avec frénésie, et cette jouissance de la matière sonore tuait en lui toute faculté de raisonnement⁵⁰…» Néanmoins les tantes insistaient: Réal fut obligé de suivre des cours privés avec les professeurs Eugène Lapierre, Alfred Mignault et Noël Carbonneau.

    La leçon terminée, l’enchantement se prolongeait dans la bibliothèque. Réal perdait conscience du temps en parcourant les rayons. Il choisissait des ouvrages de Giraudoux, «enchanteur, prêt à s’envoler», et de Duhamel, un médecin écrivain qu’il dépeignait ainsi: «calme et pondéré comme avant une opération chirurgicale». Georges Duhamel lui semblait bien en dessous du «Dieu Giraudoux⁵¹» et de ses titres insolites: Simon le Pathétique, Suzanne et le Pacifique, Siegfried et le Limousin, Juliette au pays des hommes. Il se prit aussi d’un engouement pour Rabelais, surtout pour le côté

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