Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Eve et Louis: Années Mitterrand
Eve et Louis: Années Mitterrand
Eve et Louis: Années Mitterrand
Livre électronique363 pages5 heures

Eve et Louis: Années Mitterrand

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Eve et son frère Charles sont les enfants d’un couple d’intellectuels parisiens proches de François Mitterrand. Louis est fils unique et alsacien ; son père est gendarme, sa mère, Blanche, archiviste. Fabrice, lui, est l’heureux descendant d’une riche famille d’industriels lorrains.
Lycéens, tous quatre se rencontrent à Paris dans le ciné-club qu’ils animent. Liés ainsi par l’amour du 7e art, puis, pour certains d’entre eux, par l’amour tout court, ils croient devenir amis pour la vie. Mais cette vie-là ne dure guère : c’est qu’il faut bien grandir et devenir adulte. À quel prix ?
Eve sera la seule femme de la première promo de la FEMIS mais ne réalisera qu’un long-métrage. Louis se découvrira gay mais finira par se marier avec Eve. Charles a un talent fou pour le son et la chanson, mais ne deviendra que technicien à Radio France. Quant à Fabrice, il vivra de plein la fouet la déchéance de sa famille, ruinée par la crise industrielle des eighties.
« Eve et Louis » est le roman malgré tout joyeux et enlevé d’une génération perdue, la première en France à avoir connu le déclin social et le chômage de masse : la génération X. S’y dessine aussi le portrait d’une décennie française marquée par un homme, François Mitterrand, mais aussi NRJ, le Minitel ou le SIDA…
LangueFrançais
Date de sortie31 oct. 2023
ISBN9782312138527
Eve et Louis: Années Mitterrand

Auteurs associés

Lié à Eve et Louis

Livres électroniques liés

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Eve et Louis

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Eve et Louis - Stéphane Aucante

    cover.jpg

    Eve et Louis

    Stéphane Aucante

    Eve et Louis

    Années Mitterrand

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2023

    ISBN : 978-2-312-13852-7

    À la mémoire de Frédéric Berner, disparu sans bruit, lui qui avait un rire si sonore.

    Pour Isabelle, sa sœur et ses parents qui, je l’espère, ne se reconnaîtront pas trop.

    Écrire un roman, c’est réécrire des biographies.

    Pour ta fête, maman Blanchette, ton « petit Louis » d’après une chanson que tu aimes à l’infini.

    « Notre esprit ne fonctionne pas du tout comme une caméra ou une machine : toute perception est une création et tout souvenir est une re-création…

    On pourrait dire que chacun de nous construit et vit un récit et que c’est lui qui fait ce que nous sommes…

    Chacun d’entre nous est une biographie, une histoire, un récit singulier, qui s’élabore en permanence, de manière inconsciente, par, à travers et en nous […]. Biologiquement, physiologiquement, nous ne sommes pas tellement différents les uns des autres ; historiquement, en tant que récit, chacun d’entre nous est unique. »

    Oliver Sacks

    LA ROSE BLANCHE

    C’était un gamin, un gosse de Stras’,

    Sa seul famille était sa mère.

    Une pauvre fille aux grands yeux de strasse

    Veinés du noir de la misère.

    Elle aimait les fleurs, les roses surtout,

    Et le bambin tous les dimanches

    Lui apportait des roses blanches

    Au lieu d’acheter des joujoux.

    La câlinant bien tendrement,

    Il disait en les lui donnant :

    C’est aujourd’hui dimanche

    Tiens, ma jolie maman,

    Voici des roses blanches,

    Comme ton nom charmant

    Va, quand je serai grand

    J’achèterai au marchand

    Toutes ses roses blanches

    Pour toi, jolie maman…

    Un jour de printemps, le destin brutal

    Viendra frapper la médiathécaire,

    Elle sera vieille et pour l’hôpital

    Le fils verra partir sa mère.

    Un matin de juin, parmi les promeneurs

    N’ayant plus un sou dans sa poche

    Sur un marché, tout tremblant le pauvr’ cloche

    Osera voler quelques fleurs.

    La marchande le surprendra,

    En baissant la tête il dira :

    C’est aujourd’hui dimanche

    Et j’allais voir maman

    J’ai pris ces roses blanches

    Elle les aime tant

    Sur son petit lit blanc

    Là-bas elle m’attend,

    J’ai pris ces roses blanches

    Pour ma jolie maman.

    La marchande émue alors lui dira :

    « Emportez-les, je vous les donne »

    Elle l’embrassera, l’enfant courra,

    Tout rayonnant qu’on le pardonne.

    À l’hôpital, il ira en courant

    Pour offrir les fleurs à sa mère.

    Au seuil, il apprendra d’une infirmière

    Qu’au ciel est partie sa maman

    Et l’orphelin s’agenouillant

    Dira au bord du lit tout blanc :

    C’est aujourd’hui dimanche,

    Tiens, ma jolie maman,

    Voici des roses blanches

    Toi qui les aimais tant !

    Et puisque tu t’en vas

    Au grand azur là-bas

    Ces belles roses blanches

    Prends-les donc avec toi.

    Pour ta fête, maman Blanchette, ton « petit Louis »

    d’après une chanson que tu aimes à l’infini.

    « Perdre sa jeunesse est vraiment un drame absurde et silencieux. »

    Douglas Coupland

    Eve Barré est une élève brillante depuis le collège mais se souvient à peine de l’école de son enfance. Charles, son frère cadet, a lui la mémoire des sons, moins celle des images. À leur manière, ils sont complémentaires, et partagent des incompréhensions sincères ; ils en parlent souvent, la nuit, dans leur chambre commune, chacun dans son lit.

    L’appartement familial se situe au deuxième étage sans ascenseur d’un immeuble blanc du quatorzième arrondissement. Il est traversant et la fenêtre de leur chambre donne sur une petite cour, plein est. Quand le temps le permet et que le ciel est clair, Eve et Charles voient se lever la lune ; ces soirs-là, ils parlent moins et regardent : ils font d’ores et déjà partie d’une génération de rêveurs.

    Enfants, un rien leur faisait peur : le bruit du congélateur dans la buanderie, le vent tempétueux qui rythmait leurs vacances italiennes d’été, ou cet instant terrible où la rame de métro quittait le quai et s’engouffrait dans son tunnel avec un bruit de tonnerre et de succion ; et la solitude aussi.

    Claudine et Jean-Michel Barré, leurs parents, n’ignoraient pas ces peurs – bien qu’ils en rissent en aparté – mais cela ne les empêcha pas de les envoyer seuls à l’école du quartier dès qu’ils eurent sept et huit ans ; à Paris, à l’époque, les voitures roulaient encore vite et quelques rues étaient encore appelées « coupe-gorges » ou « trousse-goussets ». Dans celles qu’ils empruntaient, Eve et Charles ne s’attardaient pas. Puis, arrivés en classe, ils ne pensaient qu’à en partir, non pas qu’ils n’aimassent pas apprendre et étudier – merci France Gall et ce « sacré Charlemagne » – mais, fille et fils d’un chercheur en biologie et d’une commissaire de police qui, encartés au Parti Socialiste Français, fréquentaient des scientifiques, des artistes et des hommes politiques – tous des rêveurs, au fond, eux aussi –, les rejetons Barré trouvaient les maîtres et les maîtresses bêtes et insipides. Aux récréations, sous les préaux, les uns fumaient des Gitanes maïs de leurs doigts crayeux, et les autres buvaient de la chicorée dans des tasses ébréchées. Tous les après-midis, ces fonctionnaires paresseux et sans imagination faisaient refaire à leurs élèves d’énièmes dessins à la gouache sortie de tubes racornis. Eve n’utilisait alors que la couleur noire, délaissée par ses petits camarades, parce que, explique-t-elle, les tubes en étaient moins secs et plus pleins. Full qu’on disait déjà – utiliser des mots anglais étant devenu récemment « branché ». D’ailleurs, certaines de ses copines la trouvaient déjà dark, Eve.

    – Complètement barrée oui ! osaient les plaisantins de la classe.

    Il n’est pas impossible que le dégoût d’Eve pour les mauvais jeux de mots ne datât de cette époque ; et il faudrait que, bien plus tard, elle se liât d’amitié avec un certain Fabrice, esprit brillant et boute-en-train, pour qu’elle recommençât à rire aux blagues Carambar ou aux histoires de Toto. De son côté, Charles se laisserait aimer par un certain Louis.

    Mais là, comme l’aurait dit Fabrice en imitant l’accent québécois, c’est déjà « mettre le char avant les pneus ». Revenons donc un temps sur l’enfance des rejetons Barré.

    ***

    Avant la peur de l’école et des gens tristes qui s’y terraient, il y avait celle des départs du matin, sacs au dos, sans entrain. Cette peur, Eve la ressentait dès qu’elle franchissait la porte de l’appartement familial : à partir de cet instant, et pour la journée, elle avait la responsabilité de Charles. Il était né en novembre 1969, elle en janvier de la même année, et tous les ans, pendant deux mois, ils avaient le même âge. Mais, dans la tête des géniteurs qui osèrent ce natal tir groupé de part et d’autre de leur mariage, célébré en mai en hommage à leurs souvenirs de barricades et de lancés de pavés de l’année passée, Eve était quoi qu’il arrivât l’ainée, la grande sœur.

    Pendant leurs quatre années d’école primaire communes, elle et son frère rejouèrent le même rite chaque jour de classe, ployés sous des cartables trop lourds : lui emportait un énorme stock de billes à jouer au pot, elle des centaines de figurines Panini à échanger. Ainsi lestés comme pour se noyer, les deux enfants descendaient sans un mot les escaliers de leur immeuble. Quand Eve ouvrait le portail du hall, le bruit de la rue l’écrasait et la barbouillait d’un haut-le-cœur. Pour lutter, elle ingérait une longue goulée d’air. Ensuite elle pouvait lancer son premier pas sur le trottoir crotté : il y avait déjà beaucoup de chiens, des gros, dans ce bout de Paris qui s’embourgeoisait.

    Charles tenait fort sa sœur par la main et s’amusait à donner des coups de pied dans les étrons plus ou moins secs. Quand il shootait dans une merde molle, il fallait s’arrêter chez la fleuriste d’à côté. Elle rinçait les chaussures du garçon avec le même jet d’eau que celui qui lui servirait, plus tard, à remplir les vases en plastique où foisonnaient des fleurs odorantes. Au retour de l’école, le pâté de maisons embaumerait encore, et la peur enfin desserrerait son étreinte.

    Qu’était-elle au fond cette peur ? Celle de ne pas retrouver son chemin et de se perdre ? Ou plus exactement celle de perdre quelque chose en chemin, de passer à côté de celui qui les aurait emmenés ailleurs et autrement ? Malgré leur jeune âge, Eve et Charles trouvaient déjà le monde inquiétant. À la télévision le soir, des journalistes aux gueules torves et aux lunettes trop grandes n’avaient que les mots « choc » et « crise » au bord des lèvres, mais les parents Barré semblaient s’en moquer. En journée, quand ils étaient seuls, leurs deux marmots préféraient de loin regarder Cosmos 1999. Et en 1977, ils iraient voir Star Wars dès sa sortie en salle : dans la famille, on était cinéphiles.

    La rue à crottes de chien – mais parfumée du matin au soir – toquait contre une avenue où circulaient des bus verts. Leurs flancs véhiculaient des panneaux publicitaires où d’acortes belles femmes souriaient d’un air figé. Les plus libertines d’entre elles, jambes longues et coiffures permanentées, vantaient le soyeux de leurs collants sans coutures. Et les plutôt casanières brandissaient fièrement le bidon de lessive qui leur permettait de laver les chemises de leurs maris sans les décolorer. Parfois roulaient des réclames pour des boissons alcoolisées, les mêmes que celles des tunnels du métro.

    Lorsqu’il pleuvait, Eve et son frère traversaient un marché couvert. Cela les rallongeait un peu mais au moins, pour un moment, ils étaient au chaud et au sec – à l’exception des pieds de Charles s’il y avait eu merde molle. Avec leur argent de poche, les deux gourmands s’achetaient des bonbons : roudoudou pour elle et ours guimauve pour lui. Ils s’en gavaient sur la fin du parcours qui, détour ou pas, enchaînait une place cernée de magasins, une rue étroite qui puait l’urine, et, au coin, juste avant l’école, un café très vieille France où l’oncle René, qui venait tous les week-ends, emmenait sa nièce boire des Orangina depuis sa maternelle ; Charles, lui, préférait jouer aux dominos avec sa mère.

    Un jour – elle devait avoir six ans et les Barré accueillaient pour la première fois un petit monsieur déjà âgé, aux dents pointues et au front lisse, lui-même flanqué de messieurs plus grands, plus jeunes et aux dents longues et blanches –, Eve partit seule au café. Le propriétaire à moustaches fut surpris de la voir arriver sans son oncle, mais comme elle s’assit à leur table habituelle, il lui apporta en riant une bouteille jaune, ronde, granuleuse et bien fraîche, avec paille au goulot et sous-bock de bière de la marque Fisher.

    Cet épisode, on le lui a souvent raconté à Eve, et elle a du mal à en débrouiller le vrai du faux, à ne pas se demander si, pour aboutir à cette anecdote, on n’a pas mélangé plusieurs souvenirs. Mais elle sait qu’un jour, très jeune mais sans être certaine de son âge, elle but longuement, en solitaire, un Orangina glacé en regardant le monde, la vie, les gens, à travers la vitre d’un café, et eut l’impression de regarder là aussi la télévision. Que cette agitation du dehors ne la concernait déjà plus. Ou que plutôt, sous ses yeux, quelque chose était en train de passer, s’en aller, qui serait perdu à jamais. Il lui semble qu’une telle intuition lui fît verser quelques larmes, sans qu’elle en perçût la raison. Le soleil tapait à la devanture et elle n’était qu’une petite fille.

    Maman Barré était, elle, pleinement en pleurs lorsqu’elle surgit au Café du Coin. Elle se jeta sur sa fille, la secoua par le bras sans la faire se lever, ce qui fit trembler la table. La bouteille de soda vacilla, chuta, et, sur le sol carrelé, sa tête fine se sépara net de son ventre rond. Le bruit du bris calma la mère d’un coup : elle s’excusa auprès du monsieur moustachu, voulut régler la consommation, mais…

    – La p’tite demoiselle a déjà réglé, dit le cafetier.

    Interloquée, Claudine regarda Eve et, devant son air fier et concerné, se sentit obligée de s’asseoir pour lui expliquer que c’était mal ce qu’elle avait fait, qu’elle l’avait cherchée partout, qu’elle était épuisée d’avoir couru, que tout le monde s’inquiétait à la maison, y compris les invités, et qu’il se passerait longtemps avant qu’elle ait de nouveau l’autorisation de sortir seule dans les rues du quartier. À partir de quand exactement Eve et Charles ont-ils dû se rendre à l’école sans être accompagnés ?…

    Le retour à l’appartement se fit au pas de course, Eve comptant au passage le nombre de fois où sa mère (qui était sortie en pantoufles) évita une merde de chien. Au living-room (autre mot branché), Jean-Michel Barré et ses convives étaient tendus et silencieux. Quand il vit la fugueuse entrer devant sa mère, le petit homme déjà âgé se leva le premier, s’approcha ventre en avant, se pencha en pinçant ses lèvres fines, et prononça d’une voix chuintante, un peu aiguë, mais qu’on avait envie d’écouter : « Je vois qu’à ton âge tu as déjà le goût de l’aventure. Au mien, on a celui de l’Histoire et du Destin ». Le fait qu’instantanément Eve se souvint de cette phrase et qu’elle en perçut le sens exact, lettres majuscules incluses, ferait dire plus tard à ses parents : « Nous avons su très tôt que notre little baby ferait une femme exceptionnelle. Une Super Lady. » Charles était leur clever boy et le soir, entre eux, les époux Barré se donnaient du dear ou du darling, en se lançant des smiles d’un air entendu. C’était au temps où ils étaient encore amoureux – in love – et so happy de l’être.

    L’utilisation immodérée d’anglicismes dans la langue française date de l’après mai 68 ; la période marque aussi le déclin du latin et du grec ancien dans les programmes des lycées français. C’est qu’au début des années 70, en lieu et place des toges, de l’ionique et du dorique, le Power Flower est partout, dans la rue comme dans les home sweet home, tandis que les mots management, paper boards et computers envahissent les entreprises. Leur mot d’ordre est time is money, et la France se met à ressembler à une société privée censée être rentable. À la tête de l’État, fini les généraux vainqueurs de guerre ! C’est un polytechnarque féru de finances et amateur de diamants qui vient d’être élu. Malgré tous ses efforts, il n’est ni très fun ni très sexy. La chanson-symbole de cette révolution du langage, « T’es ok, t’es in, t’es bath » sortira en 1980. En 1981, le pays tout entier se déclarera Woman in Love grâce à Barbra Streisand, tandis que Michel Sardou, chanteur plus national, clamera, en bon vieux français Dieu merci, vouloir « être une femme ». La même année, un séducteur patenté portant même prénom qu’une lignée de roi français deviendra Président de la République. À rebrousse-poil de l’anglo-américanisation mondiale en cours, ce roi d’un nouveau genre préfèrera le teuton Ode an die Freude de Beethoven au Start me up des Rolling Stones pour célébrer sa victoire : on ne fait pas entrer son Destin dans l’Histoire à coups de déhanchés disco-rock ni en tirant la langue.

    Sans vivre dans l’opulence, les enfants Barré ne manquaient de rien si ce n’est de la présence de leurs parents : Jean-Michel et Claudine étaient très investis dans leur travail, et plus encore dans la vie et l’avenir du parti politique qu’ils s’étaient choisis.

    Le soir, après l’école, Eve et Charles attendaient leur retour pour pouvoir dîner. Les jours où ils s’étaient achetés des bonbecs au marché, l’attente était supportable. Sinon, à peine rentrés, ils fouillaient le frigo, les tiroirs, les placards, à la recherche d’une tablette de chocolat Poulain ou d’un paquet de chips Vico. Quand, incrédules, ils tombaient au salon sur un reste de mignardises ou de pâtes de fruits apportées par le petit homme au Destin ou par les messieurs qui l’avaient flanqué la veille, ils se jetaient dessus. Mais la plupart du temps, leur quête affamée ne rapportait rien : Claudine Barré détestait faire les courses et n’achetait toujours que le strict nécessaire, et encore. Les soirs où il manquait quelque chose aux diners tardifs – du pain, du vin ou du Boursin –, Jean-Michel descendait en râlant à l’épicerie d’en bas pour réparer l’oubli. À l’époque, on ne disait pas encore « l’arabe du coin » mais « supérette ».

    Tête triangulaire, moustache touffue, bras toujours en mouvement, papa Barré œuvrait le jour en biologiste-chercheur de renom dans un laboratoire du CNRS – que, de surcroît, il dirigeait ; ses bureaux se trouvaient dans un bâtiment neuf, juste en face de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Le mercredi après-midi, sa femme ne travaillait pas, et, quand il faisait beau, elle emmenait Eve et Charles voir leur père sur son lieu de travail. Pour des raisons de sécurité, ils n’avaient pas le droit de monter au labo : l’équipe de recherche Barré planchait sur les probabilités de propagation de maladies infectieuses en milieu confiné et manipulait des éprouvettes à virus plus affreux que la peste et le choléra réunis – enfin, c’est ainsi qu’Eve l’imaginait. La petite famille s’installait donc dans le joli jardin fleuri et ombragé qui occupait la cour centrale de l’ENS Ulm – dite « Cour aux Ernests » – et attendait que ce soit le courageux scientifique qui vînt à eux. À son arrivée, comme changeant de monde, il plongeait parmi les siens. Pendant sa pause, il était léger, resplendissant, insouciant, et jouait avec ses enfants à ce qu’ils voulaient, cache-cache, chat perché, marelle, et même à attraper à pleins doigts les gros poissons rouges et blancs de la fontaine du jardin – dite, elle, « Bassin aux Ernests ». Mains mouillées couvertes d’écailles, chemise trempée de sueur sous sa blouse, oreilles décorées des fleurs qu’Eve lui cueillait, papa Jean-Michel ne faisait alors qu’un avec le professeur Barré : à l’époque, travail et famille constituaient une seule et même vie ; et cette vie prétendait continuer à tendre au grandissement, à l’épanouissement.

    De son côté, Claudine Barré passait sa vie de working girl à fréquenter la mort. Elle la côtoyait sous toutes ses formes violentes et meurtrières : strangulation, étouffement, poignard dans le dos, rafale dans le ventre, balle dans la tête, et même explosion façon tartare. Membre de la police scientifique du 36 quai des Orfèvres, elle se coltinait toutes les scènes de crime qui endeuillaient quotidiennement Paris. Sur place, gantée, lunettée, charlottée de vert-bleu et sur-chaussée de nylon, elle valsait parmi des flaques de sang, s’extasiait devant des viscères, gossipait sur ce qui restait de visages, attentive à des indices parfois aussi microscopiques que les virus qui pouvaient tuer son époux dans son labo.

    À l’instant où les parents Barré rentraient du travail, parfois pile en même temps, les estomacs affamés de leurs enfants sursautaient au bruit de clé introduite dans la serrure de la porte d’entrée et passaient du grommellement tranquille d’avant digestion à une plainte qu’on aurait pu croire émise par une bouche. Mais il n’était pas question de parler : le quatuor familial expédiait son dîner d’un seul mouvement et au même rythme, sans même se regarder, les dossiers parentaux ramenés du travail jetés pêle-mêle sur la table. À la fin du repas, et pendant que Super Lady et Clever Boy débarrassaient, Claudine et Jean-Michel se chamaillaient pour récupérer leurs paperasses, puis couraient les mettre en sécurité chacun dans son coin – le salon pour lui, la chambre pour elle. Seulement après, et joyeux d’avoir à se remettre sous peu à leurs labeurs, ils revenaient embrasser leurs petits génies et leur souhaiter bonne nuit comme l’auraient fait n’importe quels parents au bord d’un lit d’enfant ; mais, chez les Barré, ces preuves d’affection avaient lieu dans la cuisine, entre l’évier sale et le frigo bruyant. Eve faisait ensuite la vaisselle, espérant que son père ou sa mère repasserait pour se servir un verre d’eau ou se préparer une infusion, et l’embrasserait encore… Elle fut le plus souvent déçue, et, devenue teenager, une nouvelle peur l’envahit : celle de ne pas être aimée de ses parents. Le plaisir qu’ils prenaient à travailler commença même à lui paraître suspect, et elle eut le sentiment que c’était la société tout entière qui se mettait à moins aimer ses enfants. Plus tard, pour parler de ces enfants-là, on parlerait de « génération-sandwich », c’est dire…

    ***

    Chaque été depuis que leurs enfants étaient nés staccato, Claudine et Jean-Michel Barré les emmenaient subito prestissimo en vacances en Italie du Sud, dans les Pouilles ou la Calabre selon les années. Août était le seul mois de l’année où Eve et Charles se voyaient attribuer une chambre chacun, et ils s’en régalaient, s’invitant chez l’un chez l’autre chaque soir et jusque tard en jouant les cadors, mais dormant séparément quoiqu’il arrivât, après avoir ensemble dit au-revoir à la lune. Au matin, ils se racontaient leurs rêves puis filaient à la plage où, pour bronzer, et comme pour retrouver une intimité qu’ils n’avaient plus la nuit comme à Paris, ils se collaient l’un à l’autre sur la même serviette, en gardant une deuxième pour se sécher après leurs plongeons dans une mer de céramique chauffée au four du soleil d’été. Entre chaque plouf, le tissu éponge à fleurs séchait sur les galets et se raidissait comme une gaufrette à cornet de glace. D’ailleurs, qu’est-ce qu’ils en ingurgitaient des gelati ces ragazzi ! Et toujours à l’insu de leurs parents.

    Les premiers engagements politiques dans les jeunesses communistes des Barré –née Poujol pour Claudine – les avaient rendus imperméables aux plaisirs simples de la vie. Pour eux, le monde au fond était à peine mieux qu’un goulag, et « ça n’allait pas aller en s’arrangeant ! » qu’ils disaient. Pour aller nager, Jean-Michel portait un caleçon de bain à l’ancienne qui lui descendait jusqu’aux genoux et Claudine un maillot une pièce avec dentelles aux manches et au niveau des seins. Moins prudes, mais seulement lorsqu’ils étaient certains d’être seuls, Eve et Charles n’hésitaient pas, l’une à dégrafer le haut de son bikini quand elle était allongée sur la serviette biplace, l’autre à coincer tout le tissu arrière de son slip lycra dans sa raie du cul pour bronzer des fesses – que sa sœur lui avait dit trouver « belles et appétissantes ». Son frère avait répliqué :

    – Elles sont surtout musclées.

    – Je ne te crois pas, tu ne fais pas de sport.

    – Je t’assure. Tu veux toucher ?

    Et Eve toucha, ce qui ne la laissa pas de marbre. La même année, du côté de Scilla, et malgré l’interdiction parentale expresse qui leur avait été faite, les deux enfants osèrent se rendre en cachette aux abords du camp naturiste local, et, pour passer inaperçus, bien sûr ils se mirent nus. Eve put ainsi constater que Charles devenait, lui, très de marbre à l’opposé de sa raie des fesses dès qu’il posait le regard sur un ou une nudiste. Espiègle et naïve, sa sœur eut alors cette expression mignonne, « Oh ! Tu deviens tout dur », une phrase de petite fille qui lui resterait longtemps et agacerait bon nombre de ses amants.

    En août 1979, Eve avait 10 ans et savait qu’elle sauterait son CM2. En Italie, soucieuse de la mode, elle changea de boisson préférée et se mit à siroter au goulot des San Pellegrino à l’orange, top-less sur la serviette où Charles, de dos, se dorait de partout, tête posée de côté sur ses mains croisées sous son menton et yeux grand ouverts pour ne pas perdre une miette de ce qui se passait autour de lui. Régulièrement, il disait, goguenard :

    – Tiens, j’suis tout dur.

    Et Eve riait. Plus sérieusement, et entre deux trempettes dans une eau qu’on aurait cru bouillante, la désormais jeune fille se prit à sincèrement espérer que les professeurs de sixième seraient plus intéressants que les maîtres et les maîtresses de l’école primaire.

    De retour à Paris, elle déchanta, et n’oubliera jamais son premier jour de collège. Il débuta par un cours d’histoire prodigué par un professeur barbu à la peau ravinée qui fumait en classe et distribua les livres scolaires en exhalant des nuages de gaz toxique ; on aurait dit un curé bénissant ses ouailles à grands coups d’encensoir. Pendant qu’il finissait son laïc adoubement, Eve feuilleta le manuel qu’elle venait de recevoir. Il se clôturait par un chapitre sur l’histoire de France récente et, entre des clichés de la Guerre d’Algérie et d’autres des crises pétrolières à répétition des années 70, elle tomba sur une photo en noir et blanc qui l’éberlua : elle sut alors qui était le monsieur à l’air pincé et aux dents en avant qui venait de plus en plus souvent chez ses parents, accompagné de sa cour.

    – À l’école, on vous a déjà, je l’espère, inculqué quelques notions d’histoire ancienne, la Royauté, la Révolution, l’empire, tout ça, dit le professeur-pollueur. Au collège, nous allons aborder l’histoire contemporaine, l’Histoire de la Liberté.

    Eve aurait voulu lui dire, au prof, que le monsieur, là, sur la photo, celui qui avait déjà plusieurs fois tenté d’être Président de la République, venait régulièrement faire salon chez son père ; que lui, son papa, accueillait ce monsieur avec des airs de souris qui vient de trouver un morceau de fromage ; que sa mère, elle, ne faisait que le croiser car, excepté le week-end, elle rentrait tard au nid mais, chaque fois, le monsieur-fromage lui baisait la main en frisant des yeux. Eve aurait même été fière de faire savoir qu’elle partageait avec ce monsieur-là un goût immodéré pour l’Orangina et les sodas San Pellegrino – elle venait d’apprendre ça dans le livre. Mais elle se tut, claquemurant son secret parmi ceux qu’elle confiait à son frère dans leur chambre pour deux. Un secret qui s’appelait François, comme son chanteur préféré, François Valéry – qui, quel hasard tout de même, avait pour nom de famille le même prénom que celui du Président actuel. Un secret qui, lui-même, avait, jusqu’au délire, le goût du secret. Un François qui ne croyait ni en celui d’Assise ni en aucun autre saint. Un Mitterrand dont le portrait en couleurs allait bientôt trôner dans toutes les mairies françaises. François Mitterrand s’était déjà entraîné par deux fois et, pour son troisième essai, il gagnerait, foi d’adolescente !

    Chez les Barré, le pour l’instant candidat se comportait en homme affable, portant le front haut et parlant bas, de manière bien plus parcimonieuse que les petits marquis qui constituaient sa garde rapprochée. Le plus volubile d’entre eux était un homme mou et agité, au cou très fin, au nez interminable, et aux cheveux bouclés comme la toison d’un mouton – bien que le bavard eût plutôt l’air d’une chèvre. Un autre vassal, tout aussi omniprésent, ressemblait étonnamment à son seigneur, en deux fois plus jeune et deux fois plus grand. Il déboulait en bas de l’immeuble en 2CV crème et s’habillait en jeune loup décontracté, dans des vêtements trop grands pour lui ; il voulait avoir l’air « dans le vent » – oh pardon, I mean ok, in, bath, voire fashion. Eve avait toutefois perçu en lui la même morgue que celle des enfants d’aristo qui, renvoyés de tous les établissements des chics 7e et XVIe arrondissements, finissaient par atterrir dans le sien, aux confins du 14e ; Charles les détestait.

    Le roi François, lui, semblait adorer ce grand animal mal fagoté, poulain de race doué d’une voix posée et qu’il était le seul de sa brillante ménagerie à tutoyer. Oui, les représentants de cette cour moderne n’étaient pas exempts de défauts – l’un d’entre eux, par exemple, se révèlerait rongé par un inopportun tempérament suicidaire – mais au moins ils étaient brillants et hauts en couleur.

    Au collège, les mines des nouveaux professeurs d’Eve étaient aussi sombres que celles des instituteurs qu’elle avait supportés avant eux, leurs mains grises aussi calleuses à force de tenir les mêmes craies, leurs vêtements sous leurs blouses aussi chiffonnés et vieillots, et ils semblaient s’ennuyer autant qu’Eve et tous ses camarades. Et pas moyen de se désennuyer. De sa place, la dévoreuse de glace au citron con panna et buveuse de soda à l’orange ne voyait que des dos accablés et des visages penchés sur des feuilles à grands carreaux qui se noircissaient à mesure que les professeurs blablataient. Mécanique de la main qui gratte le papier. Art automatique dans lequel Eve était devenue experte, ce qui lui permettait, tout en feignant d’écouter, d’observer autour d’elle.

    Le vendredi de la première semaine de cours, elle capta un regard qui l’émut ; masculin le regard. La semaine suivante, un autre, tout aussi mâle, et jeté le temps d’une vive torsion du cou par un élève différent mais tout aussi charmant que celui d’avant le week-end ; différent aussi de ceux des semaines à venir. Avant les vacances de la Toussaint, tous les garçons de la 6e A du collège Jean Moulin, Paris, promo 78, avaient zyeuté « la Barré » à la dérobée au moins une fois chacun. Eve en fut troublée, au point de ne plus écouter ses copines lui parler aux récrés, et de passer son temps à surveiller la cour en les laissant pérorer. Elle surprit d’autres regards. Des regards de garçons inconnus. Ces garçons, elle les trouva instantanément aussi beaux que les angelots en stuc des églises baroques dans lesquelles, en Italie, elle avait pris l’habitude d’entrer dès qu’elle en croisait une, quand bien même elle était en short et en pleine léchouille d’une glace trois boules surmontée de panna montata.

    C’est que, malgré sa gourmandise d’enfant, Eve commençait à devenir femme ; et son corps avait minci. Mais elle n’était pas grande, voire un peu courte en jambes, avait les épaules larges, les fesses plates, et ce corps, elle ne l’aimerait jamais. À l’inverse, elle trouvait son visage plutôt réussi, tout à la fois bien proportionné dans son ensemble et complexe dans les détails, à la manière d’un portrait peint par Arcimboldo. Il avait été le premier génie italien dont elle retint le nom – alors que, dans les églises italiennes, elle s’était déjà pâmée sans

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1