Une enfance Pieds Noirs
Par Jean-Marc Irlès
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Aperçu du livre
Une enfance Pieds Noirs - Jean-Marc Irlès
Une enfance
Pieds Noirs
Jean-Marc Irlès
Une enfance
Pieds Noirs
LES ÉDITIONS DU NET
70, quai Dion Bouton 92800 Puteaux
Du même auteur
Le Poste, Les éditions du net, 2012.
© Les Éditions du Net, 2012
ISBN : 978-2-312-00497-6
Sommaire
SOMMAIRE
L’ANNONCE
UNE CLARIFICATION NÉCESSAIRE
LE COIFFEUR
LE TREMBLEMENT DE TERRE
LA NOYADE
LA BOMBE
LA MESSE
LA PROMESSE
LE BAL DE LA POLICE
LA PLAGE
LA GRANDE GRÈVE
LE BREVET DES COLLÈGES
PREMIER AMOUR
LES MATELAS
LA CASERNE
LE DÉPART
ENFIN LA FRANCE
RETOUR AUX SOURCES
L’annonce
Je vous relate ce souvenir en premier car il est bien le début de l’histoire. Mais en fait, Alain Garcia me l’a raconté presque vers la fin. Comme pour justifier tout ce qu’il m’avait confié auparavant.
Et c’est bien ce qui se passe souvent, vous l’avez remarqué certainement. Les faits et gestes des gens, leurs réactions, leurs pensées, s’expliquent souvent par ce qu’ils ont vécu, réalisé, ressenti bien des années avant.
Cette histoire débute donc fin octobre 1954. Cet automne-là ne dépareillait pas des autres. Le soleil toujours présent chauffait un peu moins qu’en été, les feuilles des arbres commençaient de jaunir et de brunir. Elles brillaient au soleil et certains arbres semblaient se transformer en bouquets d’or où jouaient des rayons de vie chatoyants. Ces éclairs d’or caressaient le corps bronzé gavé du soleil d’été de ceux qui se prélassaient encore sous leur ombrage bienfaiteur. Il n’avait pas encore plu, cela faisait longtemps maintenant qu’il n’avait pas plu, et la terre asséchée soulevait des petits nuages de poussière quand les gens marchaient dans les rues dont beaucoup n’étaient pas encore macadamisées, ni même pavées. L’air sentait bon l’orange et le jasmin et quand le vent se levait et venait des terres, c’étaient plutôt les parfums de vigne qui chatouillaient les narines. De temps à autre, la sirène d’un bateau déchirait l’air et cette éructation grave signifiait qu’un cargo, au ventre plein des cultures de la région, partait nourrir la France, la Patrie. Paris peut être.
Ce jour là justement, Alain devait aller avec ses parents et ses sœurs voir un film dans lequel jouait un jeune chanteur arabe qui commençait à avoir un vrai succès en France. Il s’appelait Mouloudji. Et sa chanson de l’époque, dont quelques paroles restent encore gravées dans de nombreux esprits, c’était « Un gamin d’Paris ». Ils en avaient tiré un film. Je crois qu’il portait le même titre, mais je n’en suis pas sûr. En tout cas, du haut de ses huit ans, Alain chantait cette chanson qu’il adorait et il était très content d’aller au cinéma voir ce film.
C’était une vraie fête, car sa famille n’allait pas souvent au cinéma, à l’époque. Il est vrai qu’ils étaient cinq à vivre sur le maigre salaire de petit fonctionnaire de son père, et sa mère disait toujours « Ben tiens, et après on va manger des nèfles ! » ou encore : « Ouille, y vaut mieux acheter une belle bonite ». C’était son poisson préféré car en général, les bonites (je pense que ce sont des thons qu’ils appelaient comme ça) étaient de gros poissons de plusieurs kilos, et cela donnait l’occasion d’inviter toute la famille à un bon repas. Cela se faisait dans le patio, sous la tonnelle près du poulailler et des clapiers situés juste sous l’escalier qui montait à la terrasse au-dessus de la maison. Alain pensait que cela rappelait à sa mère son enfance, du temps où son père à elle, ouvrier maçon, l’emmenait souvent chez son beau-frère surnommé Tchimo le pêcheur. Cet oncle avait réussi. Il avait son propre chalutier et partait en mer avec trois ou quatre marins pêcheurs, chaque jour. Il en revenait toujours avec de belles pêches. Il avait un don pour trouver les bancs de poissons.
Cette habitude des grands repas familiaux chez l’oncle Tchimo avait perduré, même quand le grand-père maternel d’Alain était devenu le chef de chantier du port de Mostaganem. À cette époque-là, la famille se réunissait souvent chez l’oncle Tchimo et la tata Pépéta sa femme, au quartier de « La marine ». C’était alors l’occasion aussi, pour tous, de parler l’espagnol, et d’évoquer le pays d’origine de la famille de sa mère. Alain était bercé par ce langage étranger au milieu des vieilles tantes et des oncles qui ne parlaient que très peu le français. Ils se racontaient des histoires de leur pays d’origine, de l’Espagne. Et pendant que l’une écaillait le poisson, pendant que l’autre préparait un braséro, les mouettes piaillaient au ciel et leurs cris tentaient de couvrir le cliquetis des élingues qui claquaient au vent contre les mâts des voiliers amarrés au port tout proche. La brise était chargée d’odeurs marines. Vous savez, ces odeurs qui vous promettent des voyages fantastiques à la poursuite d’Ulysse et des autres capitaines courageux partis pour des courses lointaines, comme dit le poète. Et pendant que ses oreilles étaient pénétrées par le langage un peu rocailleux des vieilles tantes qui surnageait par-dessus les bruits du port, Alain, assis dans un coin tranquille, s’en allait en un rêve éveillé vers des paysages lointains et abordait des régions merveilleuses où les bonbons sucrés en forme de figue de barbarie poussaient sur les arbres-cactus à la guimauve, contournés par des cavaliers au chèche rouge, la cape blanche qui flottait au vent et qui brandissaient des cimeterres en poussant des cris de guerre.
Ce temps là avait passé et à présent, les réunions se faisaient plutôt chez Alain, la maison de ses parents étant plus grande, sans doute. Elle était composée de six grandes pièces disposées l’une en face de l’autre, desservies par un large couloir. Côté gauche, les trois chambres, côté droit, le séjour, puis la cuisine et enfin une pièce qui servait de salle de bains et de rangement, de dressing dirait-on aujourd’hui. La cuisine donnait sur une cour intérieure qui faisait toute la longueur de la maison et qui était très large. Une partie était couverte, et de l’autre côté, au fond, partait vers le bas une buanderie à demi enterrée, et vers le haut les escaliers qui menaient, avec un palier au-dessus de la buanderie, à la terrasse au-dessus des six pièces. Ce palier était assez grand pour que l’on ait la place de préparer les grands poissons ou la paëlla pour les grandes réunions familiales.
Mais là, nous étions fin octobre début novembre et il faisait déjà un peu froid pour manger dehors. La température descendait souvent jusqu’à 12, voir 10 degrés à cette époque de l’année, et tous portaient déjà les pulls, les vestes et les manteaux. Alors, manger sous la tonnelle !!! Brrr ! On était aussi bien à dépenser le peu de sous au cinéma, pour une fois ! Surtout que c’était pour voir Paris !
Cette salle de cinéma, le Triomphe n’était pas très loin de chez Alain. Il fallait descendre le long du stade municipal, plonger vers l’école de filles du quartier « Beymouth » puis traverser la voie ferrée qui reliait Mostaganem à Oran. Et on y était. Le long du jardin public qui entourait la mairie.
Alain connaissait bien cet endroit car sa tante, la sœur de sa mère, habitait juste à côté du cinéma, à cinquante mètres, dans un petit immeuble de deux étages, avec la famille Brollin et la famille Benkaïm. Je me souviens bien de ces deux familles, m’avait-il dit : l’une des filles Brollin, d’au moins seize ou dix-sept ans, était belle comme le jour. Elle s’était changée un jour devant Alain, et il gardait le souvenir fugitif d’une silhouette fine avec des seins émergeants. La famille Benkaïm, elle, reste dans sa mémoire pour l’énormité de la mère, grosse, paraît-il, comme ce n’est pas possible, mais bonne cuisinière comme jamais vu ! Cette bonne grosse Mama juive offrait toujours aux enfants du quartier, juifs, chrétiens ou musulmans, ses fameux gâteaux au miel et son couscous sucré aux raisins. Elle lui disait souvent « aïe aïe aïe, mon fils, avec les yeux que tu as, tu vas semer ton huile d’olives partout, toi ! » Il n’a compris cette phrase que bien des années plus tard. Alain ne sait pas ce qu’elle est devenue mais il a, m’a-t-il dit, toujours gardé pour cette madame Benkaïm une tendresse gourmande toute particulière. Quant à la famille Brollin, elle a aussi disparue de son horizon, depuis le rapatriement de 1962. Comme tant d’autres. Il se rappelait cette famille car si la jeune sœur s’était changée un jour devant lui, l’autre, mariée, avait raconté devant lui son accouchement et c’est surtout ce qui suit qu’Alain avait retenu :
– Dès le début, avait-elle dit, j’ai perdu les eaux et je suis allée à l’hôpital. Tout s’est bien passé et le bébé est arrivé. J’ai eu moins mal que pour le premier.
Grâce à cette anecdote racontée imprudemment devant lui, Alain avait bien compris alors comment ces gros bébés pouvaient sortir du ventre des mamans : les « os » sortaient en premier, puis le bébé. Et même si ça faisait mal aux mamans, ça devenait possible. Par contre, il ne savait toujours pas comment le docteur pouvait remettre les os dans le bébé ! La fille Brollin ne l’avait pas dit. Il pensait que cela devait se faire par le nombril, autrement à quoi ça servait un nombril ? Il se le demanda longtemps mais n’osa jamais poser la question !
Enfin – pour en revenir à mon récit – depuis deux ou trois jours, il était donc en effervescence rien qu’à l’idée d’aller dans ce cinéma au nom si particulier. Pour cette sortie exceptionnelle, sa mère lui avait préparé ses beaux vêtements achetés aux Nouvelles Galeries à Oran, à l’occasion de la rentrée des classes, quelques semaines auparavant.
Le rituel était toujours le même : le représentant des Nouvelles Galeries (il n’y avait pas cette enseigne de magasin à Mostaganem) venait à la maison ou chez une voisine, et les femmes du quartier se réunissaient pour qu’il présente quelques échantillons en même temps que le catalogue. Alain assistait le plus souvent possible à ces présentations qui sentaient bon les tissus, le cuir, et je ne sais quel parfum exotique. Il aimait le bruit du papier d’emballage qui se défaisait en crissant. Il imaginait les lointains rivages de la France, ce magnifique pays de cocagne dont on leur parlait tout le temps et où l’on fabriquait ces vêtements, dans le nord du pays. Une odeur particulière plaisait à ses narines dilatées : celle des tabliers de serge gris que l’on portait à l’école. C’était le symbole de la réussite et du savoir.
Alain se plaisait à rêver d’un immense magasin qu’il dirigeait et où l’on vendait des produits de France. Il me racontait que dans ses rêves, il faisait venir des hommes et des femmes, des mannequins, directement de ce pays – dont on apprenait à l’école que ses habitants grands et blonds étaient leurs ancêtres gaulois – pour défiler avec les manteaux et autres vêtements de protection contre la neige qui finirait bien par tomber un jour chez eux aussi. Il se demandait bien comment c’était la neige, et si ça sentait quelque chose. Sa mère l’avait vue une fois quand elle était petite et leur disait que c’était très froid et humide. Son père la connaissait mieux, la neige. Il l’avait connue en France et en Allemagne pendant la guerre.
Au cours de ces présentations à domicile, les femmes du quartier achetaient parfois directement les produits présentés, mais pour la rentrée des classes, sa mère l’emmenait toujours à Oran avec ses deux sœurs un peu plus âgées que lui. Ils y allaient en train et c’était l’occasion de rendre visite à la sœur de son père et sa famille. Alain adorait aller chez eux. Ils habitaient un appartement, près de la gare, dans un immeuble magnifique, tout en