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Du destin des Parques: Indochine, 1932-1955
Du destin des Parques: Indochine, 1932-1955
Du destin des Parques: Indochine, 1932-1955
Livre électronique697 pages10 heures

Du destin des Parques: Indochine, 1932-1955

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À propos de ce livre électronique

Le 6 septembre 1939, les vies de Paul Nguyen, de Charles Gabioni et de Jean Darrecourt vont être bouleversées.

Amis d’enfance, ils ont 17 ans quand la guerre éclate. C’est à Saïgon, à 12 000 kilomètres de la Métropole, qu’ils apprennent la mobilisation générale. Incrédules, en juin 40, ils suivent à la radio l’invasion des troupes de l’Axe qui emportent leurs illusions de jeunes patriotes.
Paul, un Eurasien qui a grandi à Marseille, Charles, le fils d’un riche colon de l’Annam, Jean, dont le père est pilote sur la rivière Saïgon, se trouvent propulsés dans l’âge adulte. Leur amitié résistera-t-elle à leurs engagements politiques opposés ?
Ils vont subir, chacun de leur côté, la violence de l’invasion et de l’occupation japonaise sur l’Asie du sud-est et seront témoins des années dramatiques que connaîtra l’Indochine de 1940 jusqu’à la chute de Diên Biên Phu en 1954. Au milieu des tensions politiques et des tergiversations des gouvernements en Métropole, les trois amis vont assister, impuissants mais révoltés, à la lente et cruelle dérive de la colonie française qui se dirige vers l’aventure communiste.
Des scènes d’une époque révolue, des actions tragiques et poignantes se fondent dans les paysages somptueux du Nord Laos, de l’Annam et du Haut-Tonkin.

Un roman historique très documenté sur un épisode marquant du XXe siècle !

EXTRAIT

Quelles que soient les stations de radio, les nouvelles restaient confuses. Les speakers faisaient surtout mention de la lâcheté de l’agression ennemie qui n’avait pas hésité à violer la neutralité affichée des trois pays agressés. Ils apprirent que la Luftwaffe bombardait sans relâche les aérodromes hollandais et belges et que leurs gouvernements demandaient l’aide de leurs alliés. Les communiqués parlaient de résistance acharnée des forces franco-britanniques, belges et hollandaises.
– Vous voyez, nos troupes sont arrivées sur les lieux et barrent la route aux quelques éléments allemands qui ont pu percer ici ou là les défenses alliées.
En fin de journée, leur confiance était toujours intacte. Par la BBC, ils apprirent que le roi d’Angleterre avait appelé Winston Churchill pour assumer la fonction de Premier ministre. Cette nouvelle fit réagir Louis.
– Churchill est un fervent partisan de la guerre à outrance.
– Absolument ! Vous allez voir, la réponse des alliés va être puissante.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Une superbe balade à la fois dans le temps, l'histoire et le Vietnam. - Carteroutiere, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après des études de droit international et de journalisme, Olivier Nourry a créé la société Créations Métaphores, éditeur de tissus d’ameublement de luxe qu’il a dirigé pendant 28 ans. En 2013, Il a publié son premier roman aux Editions Glyphe, Mémoires oubliées, primé par le Lions Club.
LangueFrançais
ÉditeurGlyphe
Date de sortie8 nov. 2017
ISBN9782369340959
Du destin des Parques: Indochine, 1932-1955

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    Aperçu du livre

    Du destin des Parques - Olivier Nourry

    9782358152068.jpg

    Du destin des Parques

    Olivier Nourry

    Du destin des Parques

    Roman

    Éditions Glyphe

    Du même auteur, chez le même éditeur

    Mémoires oubliées.

    Toute reproduction ou adaptation d’un extrait quelconque de ce livre, par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou numérisation, est interdite sans l’accord de l’éditeur.

    © Éditions Glyphe, Paris. 2017

    85, avenue Ledru-Rollin – 75012 Paris

    www.editions-glyphe.com

    ISBN édition numérique :  978-2-36934-095-9

     La force lie un temps, l’idée enchaîne pour toujours

    Cette histoire est une œuvre de fiction. Si des personnages ayant existé sont cités ou mis en scène dans des lieux et à des dates précises où se sont déroulés de réels événements historiques, c’est à la seule fin de rendre ce roman plus vivant et plus crédible. Patronymes, caractères, lieux, situations sont le produit de l’imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec des personnes réelles, mortes ou vivantes, ne serait que coïncidence.

    L’auteur serait heureux de recevoir les commentaires de ses lecteurs. Pour le joindre :

    dudestindesparques@gmail.com

    ou

    https://www.facebook.com/dudestindesparques

    I - Cholon, Viêt-nam, 22 août 1932

    Paul, sous le regard encourageant de son grand-père, évaluait à l’oreille chacun des insectes prisonniers dans des petites boîtes d’allumettes. Ayant arrêté son choix sur le grésillement qui lui paraissait le plus beau, il négocia le prix avec le marchand de grillons mâles, un vieil homme accroupi devant des paniers.

    – Grand-père, as-tu remarqué les lunettes rondes qu’il porte ?

    – Oui, répondit-il en riant, sans doute cherche-t-il à ressembler à un intellectuel pour intimider sa clientèle.

    – Cinq xu, c’était la bonne valeur non ?

    – C’était un juste prix et ton choix me semble bon.

    Paul sourit de fierté.

    Maître Nguyen aimait se promener avec son petit-fils dans les dédales des rues en lui faisant découvrir la diversité inépuisable des petits métiers de Cholon. Pour lui, la ville était un gigantesque théâtre à ciel ouvert où chaque habitant, pour la grande majorité d’origine chinoise, jouait un rôle particulier, essentiel, pour que le spectacle soit réussi. Aux dires de maître Nguyen, si le Chinois était travailleur, il était surtout un redoutable commerçant dont il fallait se méfier.

    Quand ils étaient en Indochine, sa femme et lui ne parlaient à Paul qu’en vietnamien. Une année sur deux, depuis 1926, pendant les vacances d’été, maître Nguyen et son épouse venaient de France avec leur petit-fils se replonger dans leurs racines familiales. Ils passaient ainsi deux mois entre Saïgon et Hanoï où résidait la majeure partie de la famille Nguyen.

    Paul et son grand-père s’arrêtèrent devant un marchand de gaufres. Le commerçant était assis à la manière chinoise : une demi-fesse et un talon posés sur un tabouret, l’autre pied à terre, le pantalon retroussé à mi-cuisse. L’homme se tenait derrière un caisson en bois muni de petites roues, sur lequel étaient posés un fourneau, un bocal de sucre en poudre et un grand bol contenant de la pâte. Paul saisit la gaufre que lui tendait le vendeur, la passa à son grand-père, réclama plus de sucre sur la deuxième, qui lui était destinée, sortit de sa poche les pièces de monnaie qui lui restaient et paya le marchand. Comme chaque jeudi, ils avaient déjeuné dans l’un des quelques restaurants chinois qu’affectionnait maître Nguyen et, comme à chaque fois, dans un rite immuable, Paul lui offrait avec son argent de poche le dessert : une gaufre !

    Des restaurants, il y en avait partout. Des modestes, des luxueux, depuis la salle étroite et toute en longueur jusqu’à la bâtisse moderne à trois étages. De tous ces bâtiments, qui faisaient aussi office de café et de salle de jeux, parvenaient des claquements de pions de mah-jong que les joueurs, pour conjurer le sort, ne manquaient jamais de frapper sur les tables. Chaque mauvaise pioche était prétexte à des injures proférées sur un ton aigu.

    – Le Chinois est joueur, maladivement joueur. Attention, Paul, ne sois jamais dépendant à quoi que ce soit, tu y perdrais ta liberté !

    Maître Nguyen profitait des circonstances quotidiennes de la vie pour inculquer à doses homéopathiques les principes et les valeurs qu’il tenait pour essentiels. Il ne faisait jamais de grands discours, mais glissait souvent des remarques ou des conseils répétés qui, comme un clou frappé à plusieurs reprises, entraient doucement et pour toujours dans la mémoire de l’enfant.

    Ils longèrent d’immenses entrepôts où s’emmagasinaient des tonnes de paddy et de coprah, des sacs de peaux, des poissons séchés et du nuoc-mâm. L’ensemble dégageait une odeur forte qui se mélangeait aux fumets des soupes débitées tout au long du jour et de la nuit par les innombrables gargotes installées sur les trottoirs et devant les quais de l’arroyo chinois.

    Paul et maître Nguyen s’arrêtèrent quelques instants pour observer le ballet incessant des bateaux transportant les produits de la région. Parfois les coques se frôlaient, les embarcations se croisaient à la limite de la collision. Les insultes et les cris s’entendaient de toutes parts et venaient s’additionner aux divers bruits alentour.

    – Oh grand-père, là, il y a deux bateaux-paniers comme à Hôi An quand Ông Hai m’a fait traverser la rivière. Tu te souviens ? Grand-mère pensait qu’il voulait me noyer…

    – Si je m’en souviens…

    Ils continuaient à parler en regardant évoluer les fragiles esquifs qui flottaient en tourbillonnant. Seule l’habileté des rameurs faisant aussi office de barreurs permit aux nacelles qui tournaient comme des toupies de ne pas perdre leur cap en avançant. Elles se suivaient rigoureusement. Les enfants qui manœuvraient les embarcations devaient avoir l’âge de Paul. Leurs passagères, sans doute leurs mères, voyageaient accroupies. Elles semblaient être de petite taille et d’une extrême finesse.

    Devant Paul et son grand-père, deux bateaux des Messageries Fluviales, chargés de passagers, s’approchèrent d’un débarcadère en bois branlant. Leurs hélices créèrent des remous qui firent dangereusement tanguer les deux paniers. Paul cria. Les deux femmes ne firent aucun mouvement, mettant une totale confiance dans l’agilité de leur progéniture.

    L’un des bateaux venait de Saïgon, l’autre d’une quelconque bourgade de Cochinchine via les nombreux arroyos et canaux formant des centaines de kilomètres de labyrinthes fluviaux. Ils accostèrent en même temps, créant une déferlante humaine.

    Maître Nguyen et son petit-fils laissèrent passer cette foule chargée de paquets et reprirent leur marche. Ils durent patienter à nouveau, car la rue et le trottoir étaient barrés par un camion en stationnement devant l’entrée des établissements Dinh-Quang-Hien. Cette respectable entreprise était spécialisée dans la couvaison d’œufs de canes. Sous la surveillance de trois contremaîtres chinois, des coolies sales et décharnés empilaient des paniers remplis de canetons. Le chargement formait maintenant une impressionnante pyramide retenue par des sangles. Les milliers d’animaux piaillaient de frayeur. Maître Nguyen expliqua à son petit-fils que ces volailles étaient destinées à des éleveurs de la plaine des joncs qui les engraisseraient avant de les vendre.

    – Ils finiront sans doute dans les restaurants des alentours, dit-il en riant.

    – Oh, mais c’est horrible ! s’apitoya Paul.

    – Mais, mon chéri, c’est si bon, et… c’est leur destinée !

    – Cholon est un bouquet d’odeurs et une palette de bruits.

    C’était monsieur Truong-Van-Bên, une relation lointaine de maître Nguyen qui criait pour se faire remarquer.

    – Quel bonheur de vous rencontrer, Maître Nguyen ! Me ferez-vous l’honneur d’une tasse de thé ?

    Monsieur Truong-Van-Bên, un homme long et maigre, était très fier de rencontrer le célèbre maître Nguyen devant la porte de ses ateliers de tissage et d’avoir ainsi la possibilité de les lui faire visiter. Le bruit sec des claquements des navettes était si fort qu’ils durent s’éloigner pour converser. Maître Nguyen eut toutes les peines du monde à refuser l’invitation sans froisser son interlocuteur. Ils prirent congé et continuèrent leur promenade.

    – Sais-tu comment mes amis et moi-même le surnommons ?

    – Non, dis-moi. Paul regardait son grand-père avec amusement.

    – Nous lui avons donné le sobriquet de « Ông Hac », La Grue. Ce qui, tu en conviendras, n’est pas désobligeant, car la grue symbolise la longévité.

    Paul raffolait de cette forme d’humour. Leur complicité était permanente.

    Ils virent d’autres petits ateliers dans lesquels des femmes de tout âge s’activaient derrière des métiers à tisser. Les machines s’entassaient dans des espaces faits de bric et de broc au milieu d’une atmosphère bruyante et polluée. Des fines poussières de coton flottaient dans l’air comme des bulles de savon. Elles s’échappaient par les portes grandes ouvertes sur la rue et montaient lentement vers le ciel.

    Ils avancèrent à travers un enchevêtrement inextricable de ruelles et de passages jusqu’à aboutir dans le quartier des fabricants de licornes et de masques en papier mâché.

    Pour respecter ce qui était devenu un rituel à la fin de leurs séjours, ils s’arrêtèrent devant une des échoppes qu’ils affectionnaient particulièrement. Là, une famille entière, composée des enfants, des parents, des grands-parents, travaillait sans relâche. Ils coupaient, collaient, peignaient des objets divers qui, à peine terminés, étaient suspendus ou pliés puis rangés dans un désordre indescriptible formant une harmonie surprenante de couleurs. Paul choisit des fleurs artificielles et des cerfs-volants qu’il distribuerait, selon la tradition, à ses proches au moment des adieux.

    Après quelques minutes de marche, les bras chargés de paquets, Paul prétexta d’être fatigué afin de convaincre son grand-père de sauter dans le tramway à vapeur qui longeait l’arroyo chinois. La ligne allait de Cholon à Saïgon, soit six kilomètres. Paul rêvait de parcourir cette distance en tramway, mais ils descendirent au marché central où la voiture de maître Nguyen les attendait.

    Le chauffeur se fraya difficilement un chemin à coup de klaxon au milieu de la circulation dense des bicyclettes, des pousse-pousse et des piétons. Maître Nguyen observa son petit-fils perdu dans ses pensées, les yeux semblant suivre sans les voir les scènes de rue à travers les vitres fermées. Il lui prit la main avec tendresse.

    Paul et ses grands-parents allaient embarquer le lendemain sur un paquebot qui les ramènerait en France. Il était partagé entre la joie du voyage, la perspective de retrouver prochainement sa mère Thi Hiên et un léger spleen qu’il ressentait depuis quelques jours à l’idée de quitter l’Indochine.

    – Je réalise, mon bonhomme, que, comme pour chacun d’entre nous, cette terre t’a conquis. La nostalgie de ce pays va t’envahir pour toujours. Tu sais, fils, ta grand-mère et moi avons fait notre vie sur le sol de France et je remercie chaque jour cette France de m’avoir donné la possibilité de devenir ce que je suis, mais une partie de moi est ancrée ici. Sa tête tournait de gauche à droite comme pour embrasser l’horizon d’est en ouest. Il s’exprimait alors en français pour accentuer l’importance de ce qu’il souhaitait lui communiquer. Et je ne pourrais pas m’imaginer être enterré autre part qu’en Indochine sur la terre de mes ancêtres. Si l’idée d’être entouré pour l’éternité d’altéas, de bougainvillées et de bambous m’est agréable, la France est néanmoins ma patrie, et aujourd’hui elle est le seul endroit où ta grand-mère et moi aimons vivre. Elle est notre patrie, Paul et je suis heureux que tu puisses y grandir, y faire tes études et j’espère qu’un jour tu pourras rendre à cette France ce qu’elle nous a apporté.

    Paul, qui n’avait que huit ans et quelques mois, serra la main de son grand-père pour lui montrer son affection et lui faire comprendre qu’il avait saisi son message.

    II - Marseille, juin 1936

    Pour le dernier week-end de l’année scolaire, Paul avait invité ses deux amis : Jean Darecourt et Louis Cabioni. Le père de Jean était l’un des pilotes de la rivière de Saïgon, Louis était le fils d’un riche planteur de la région de Dalat. Tous les trois ans, ils venaient à Marseille passer une année au lycée Saint-Charles afin de mettre à niveau leurs connaissances scolaires.

    C’était leur deuxième séjour en métropole. Le lycée disposait d’un dortoir de cinq cents lits pour accueillir en pension des fils de marins et de colons établis dans les colonies françaises. Paul fréquentait ce lycée, mais il avait le privilège de rentrer chaque soir chez ses grands-parents. Très vite, il avait été accepté par le duo qui se connaissait depuis l’enfance. En quelques semaines les trois garçons étaient devenus inséparables.

    Un week-end par mois, comme le permettait le règlement du lycée, les grands-parents de Paul accueillaient ses deux amis. Entre eux, pour le plus grand bonheur de monsieur et madame Nguyen, ils s’amusaient à ne parler que vietnamien. C’était devenu leur code secret qui leur permit d’acquérir une véritable aura au sein des élèves de l’école.

    Paul, de père européen et de mère vietnamienne, avait hérité de l’élégance naturelle et du sourire énigmatique de sa mère. Comme elle, il avait de grands yeux en amande soulignés par des longs cils lui donnant un aspect doux qui contrastait avec son regard vif, alerte. D’un tempérament calme, il était apprécié pour sa gentillesse, sa générosité et son écoute. Grand de taille, à douze ans et demi il dépassait largement d’une tête le plus grand élève de sa classe ! Aimant le sport, il pratiquait régulièrement différentes activités de salle avec son ami Jean qui, incontestablement, était le plus doué du lycée en gymnastique. Louis, pour sa part, avait peu d’attrait pour ces distractions et se faisait toujours prier pour les accompagner. Il préférait se réfugier dans la littérature et les livres d’histoire. Paul et Louis partageaient cette même passion pour la lecture. Ils allaient régulièrement choisir ensemble des livres à la librairie Escoffier du boulevard Perrier à Marseille ou à la grande librairie-papeterie du Portail rue Catinat à Saïgon.

    Les enfants étaient excités à l’idée d’embarquer lundi sur le SS D’Artagnan pour une traversée de 20 jours. Louis et Jean n’avaient pas revu leurs parents depuis neuf mois. Les grands-parents de Paul se chargeraient de surveiller les trois garçons.

    Cette année, Thi Hiên, la mère de Paul, n’allait pas faire partie du voyage, car, du fait de la crise économique, l’atelier de laque créé par son père en 1898 connaissait certaines difficultés. Depuis cinq ans, maître Nguyen lui avait laissé la responsabilité de l’entreprise.

    Paul vivait chez ses grands-parents, rue Bienvenu à Marseille. Thi Hiên avait un appartement à Hyères et ne voyait son fils que durant les week-ends et les vacances d’hiver. Elle était venue pour trois jours dans la demeure familiale pour leur faire ses adieux avant la longue séparation des vacances. Il faisait beau, pas trop chaud pour un mois de juin. Le soleil n’avait pas encore disparu derrière la colline de La Flotte. Les enfants jouaient dans les tilleuls qui bordaient l’allée menant au portail. Thi Hiên était assise auprès de son père sous la véranda. Elle le sentait préoccupé.

    – Papa ? Ça ne va pas ? Tu as l’air contrarié.

    – Oui… Oui, je le suis ou plutôt, je suis soucieux, inquiet. Figure-toi que ce matin, j’ai appris par ton oncle que, dans l’euphorie de la victoire du Front populaire, le gouverneur de Cochinchine vient de libérer plus de cinq mille prisonniers du bagne de Poulo Condor ! C’est une erreur dont le gouvernement français ne mesure pas la portée.

    – Bigre, cinq mille prisonniers !

    – Oui, cinq mille prisonniers politiques qui, bien entendu, se disent tous nationalistes ! Évidemment, une fois libérés, ces activistes n’auront de cesse que de reprendre du service ! Même si je trouve que certaines de leurs revendications sont justifiées, les…

    – Quelles revendications ?

    – Oh, elles se résument en quelques points : que les autorités acceptent d’augmenter les salaires et forcent les colons à faire de même dans leurs plantations et leurs usines, que le gouvernement concède plus de libertés, qu’elles soient syndicales ou politiques, et enfin que les Indochinois puissent obtenir des postes avec plus de responsabilités dans l’administration.

    – Ça, c’est totalement justifié. Quand je pense qu’on envoie des jeunes étudier en métropole et que quand ils rentrent en Indochine on leur refuse les situations qu’ils sont en droit de briguer ! Quel gâchis ! C’est révoltant que certains postes à responsabilités soient réservés aux Français…

    – Tous les postes administratifs, Con à¹, dit-il en haussant légèrement la voix. Pas certains postes, tous les postes, des plus petits aux plus grands, ne doivent être donnés qu’à des hommes qui en ont les capacités pour les exercer. Et ce, qu’ils soient autochtones ou non. Il y a trop d’exemples de chefs européens bien moins qualifiés que leurs subordonnés indochinois. Il se tut quelques secondes et reprit sur un ton plus élevé, montrant par là des signes d’un énervement manifeste. Et les autorités doivent faire cesser les attitudes méprisantes de fonctionnaires tatillons, pleins de morgue vis-à-vis des populations annamites. C’est une honte, comme l’est l’enrichissement de certains colons sur le dos de pauvres paysans payés une misère et traités comme des esclaves. Il resta à nouveau silencieux quelques instants puis ajouta d’une voix chargée d’amertume et d’incompréhension : mais par-delà ces revendications légitimes, il y a un élément grave que ne semblent pas percevoir les politiques français… C’est que derrière les doléances de certains nationalistes – ceux-là mêmes qui soutiennent, par pure tactique, qu’ils désirent rester sous la coupe des autorités françaises – se cache en vérité une volonté d’accéder à l’indépendance. L’émotion faisait trembler sa voix. Ils veulent chasser les Français d’Indochine pour recourir à des méthodes communistes… Sa voix se brisa et il se tut.

    Le sujet était brûlant dans la famille, depuis ce jour de novembre 1920 quand maître Nguyen avait découvert que sa fille aînée Thu Hàng² était entrée en politique, comme d’autres entrent dans les ordres.

    Un matin, il reçut une lettre d’un ami parisien, Hugo Belou³, lui annonçant qu’il avait croisé par hasard Thu Hàng lors d’une réunion chez un journaliste. Elle accompagnait, écrivait-il, un Indochinois du nom de Nguyen Ai Quoc⁴ qui était alors la coqueluche d’un certain milieu intellectuel parisien engagé. En le reconnaissant, elle l’avait à peine salué et était partie précipitamment avec son ami indochinois. Hugo Belou s’était renseigné et avait appris que ce couple, au demeurant sympathique selon les dires des gens présents ce soir-là, ne manquait pas de cran en prônant ouvertement l’expulsion de tous les étrangers du territoire de l’Indochine. L’homme était, paraît-il, fascinant et Thu Hàng semblait boire ses paroles. Hugo Belou s’attardait sur des détails, car maître Nguyen, lors de leur dernière rencontre à Marseille, lui avait fait part de ses inquiétudes concernant sa fille. Plus tard, Hugo Belou découvrit qu’elle était membre de la section française de l’Internationale ouvrière et se postait régulièrement avec son ami devant les sorties d’usine de la banlieue parisienne pour distribuer des tracts incitant les ouvriers à manifester contre le système colonialiste français.

    Avec l’accord de son père et contre l’avis de madame Nguyen, Thu Hàng, brillante élève, était montée à Paris en 1915 pour suivre des études littéraires. Au fil des mois à compter de l’année 1917, ses visites à Marseille se firent de plus en plus espacées. Les lettres qu’elle avait coutume d’écrire à ses parents se raréfièrent et leur contenu devint succinct laissant transparaître une gêne évidente comme si elle essayait de leur cacher quelque chose. Quand le courrier de Hugo Belou leur parvint, monsieur et madame Nguyen n’avaient plus de nouvelles de leur fille depuis deux mois. Quelques jours plus tard – sans doute la rencontre avec Hugo en était la raison – ils reçurent un paquet par la poste contenant un livre, des copies d’articles du journal L’Humanité et une feuille sur laquelle était écrit :

    Mes chers parents,

    Ces lignes seront les dernières nouvelles que vous aurez de moi et je vous prie de me pardonner pour mon silence futur. Merci pour m’avoir appris ce que je sais, merci pour m’avoir donné votre amour durant toutes ces années. J’ai beaucoup réfléchi et dorénavant je vais suivre mon propre chemin, loin du vôtre.

    En mon âme et conscience, j’ai décidé d’apporter mes connaissances et mon énergie pour aider notre peuple d’Indochine à retrouver sa liberté. Je me suis juré de ne pas me reposer tant qu’un étranger sera sur notre territoire et veux redistribuer au peuple ce qui lui a été volé tout au long de ces années d’occupation.

    Le nationalisme est ma volonté, le communisme mon objectif. C’est mon choix et j’en suis heureuse.

    Je vous serre contre moi, je vous enveloppe de mes bras.

    Ne soyez pas tristes, car mon combat est juste.

    Thu Hàng, votre fille qui vous aime

    Le livre, imprimé sur du papier bon marché, était un réquisitoire contre le colonialisme et le pillage des biens du peuple indochinois. Il était sans doute distribué lors des meetings politiques. Le nom de Thu Hàng Trân Thi Lan – elle avait pris soin de le signer du nom de jeune fille de sa mère – apparaissait en couverture sous un titre agressif et provocateur : L’Indochine enchaînée.

    Les articles de L’Humanité, tous signés Nguyen Tat Than, prônaient des idées politiques à l’opposé de celles de maître Nguyen.

    Cette nouvelle fut un choc terrible pour le couple Nguyen. Leur fille aînée combattait ouvertement le pays qui les avait accueillis leur permettant de se hisser bien au-dessus de ce que leurs rêves d’immigrants leur avaient laissé espérer en 1880. Si, sans rien perdre de sa culture indochinoise bouddhique reçue de son enfance, il avait parfaitement assimilé la culture française, maître Nguyen avait, après toutes ces années passées en France, une confiance totale dans les bienfaits que ce pays apporterait à l’Indochine. À chaque voyage sur la terre de ses ancêtres, il découvrait que les conditions de vie s’amélioraient grâce à la présence de la France. Pour lui, comme il aimait le répéter à son entourage : « Il nous faut être patients et négocier sans violence avec les autorités sur les points d’émancipation, de liberté d’expression, d’augmentation de salaire, mais on ne doit pas faire table rase de tout. Pas dans le sang et la haine ! On ne doit pas se battre contre la France ! »

    Depuis ce courrier, les seules nouvelles que maître Nguyen avait reçues de Thu Hàng provenaient d’un commissaire de police de Marseille venu l’interroger sur les activités de sa fille. Bien que l’officier de police connût l’engagement patriotique de maître Nguyen durant la Première Guerre mondiale, il ne put s’empêcher, par racisme, de lui causer une souffrance morale en lui reprochant à plusieurs reprises la dérive politique de sa fille. Maître Nguyen ressentit cette visite comme une honte. Il en fut longtemps affecté. Pour autant, la nouvelle ne fut pas divulguée et le scandale n’éclaboussa pas sa réputation au sein de la communauté marseillaise. Cette confrontation lui avait appris que Thu Hàng avait quitté le territoire français en 1921. À la fin de 1932, lors d’un voyage en Indochine, il découvrit qu’elle avait été arrêtée et déportée à Poulo Condor durant la répression de mai 1930, mais qu’elle avait été libérée dix-huit mois plus tard. Il put reconstituer, grâce à l’ami d’un ami, un Indochinois travaillant dans la police de Saïgon, que, depuis son départ de France, Thu Hàng avait fait de nombreux séjours en Russie et en Chine. Sa fiche ne comportait plus aucune information depuis sa libération en 1932. On avait perdu sa trace.

    À la demande de maître Nguyen, on ne parlait jamais de Thu Hàng devant lui. Madame Trân Thi Lan, sa femme, respectait ce vœu. Mais, quand elle se trouvait seule avec Thi Hiên, elle évoquait souvent sa fille aînée. Chez elle, à Hyères, Thi Hiên avait posé dans sa chambre des photos de sa sœur. Elle en parlait souvent à Paul à qui elle avait fait promettre de ne jamais mentionner le nom de sa tante devant son grand-père. Il avait toujours respecté ce pacte.

    III - Paul, à bord du Félix Roussel. Mai, juin 1939

    Le Félix Roussel, paquebot de luxe destiné à la ligne de l’Extrême-Orient, avait quitté le port de Marseille le 21 mai 1939. À son bord, Thi Hiên et Paul accompagnaient la dépouille de maître Nguyen, mort le 10 mai d’un arrêt cardiaque durant sa sieste. Selon ses vœux, il allait être enterré à côté de son épouse, à Bên Tre dans le delta du Mékong.

    En son hommage, la direction des Messageries Maritimes avait surclassé Thi Hiên dans une cabine de luxe. Paul, quant à lui, bénéficiait de sa propre cabine avec un balcon privé ! Comme dans le salon et la salle à manger des premières classes, les cabines de luxe étaient décorées dans un esprit cham et khmer. À son bord, les passagers trouvaient, entre autres splendeurs, une admirable reconstitution du cloître cruciforme d’Angkor Vat et la licorne khmère à tête de biche que les Messageries Maritimes avaient choisies pour emblème. Ce travail avait été entrepris entre 1928 et 29 par les ateliers de maître Nguyen Vàn Cu’o’ng à Ollioules. Maître Nguyen avait réalisé les dessins de tous les panneaux muraux. C’étaient de vraies œuvres d’art. Pour son ultime traversée, il entourait de sa présence sa fille et son petit-fils.

    Cela faisait quatre jours que la silhouette de Notre-Dame de la Garde avait disparu derrière la poupe du navire. Depuis le départ, Paul passait ses journées sur le pont, alternant les heures de lecture et de réflexion. Il se réfugiait dans la solitude, évitant de discuter avec d’autres passagers.

    La veille, la courte escale à Port-Saïd ne lui avait pas changé les idées. Tôt le matin, Paul avait assisté à l’entrée dans le canal de Suez et, quand la Méditerranée disparut derrière le sillage du bateau, il eut la curieuse sensation qu’une porte se refermait derrière lui. Jusque-là, chaque jour de mer avait accentué un malaise intérieur qu’il ne s’expliquait pas, une impression de danger imminent s’ajoutait à la tristesse de la disparition soudaine de l’homme qu’il vénérait. Il avait le sentiment de quitter un monde qu’il aimait, et que dorénavant rien ne serait pareil. Sur le bateau, il avait conscience de vivre dans un microcosme, un petit coin tranquille de France, séparé du monde, alors que dans les deux continents où il avait ses racines familiales, des bouleversements semblaient se préparer.

    Le paquebot traversait le lac Timsa. La surface de l’eau était d’huile, étincelante au soleil. La sirène du bord retentit, annonçant qu’il était midi. Paul bondit de son transat et se précipita vers la cabine des postes et télégraphe pour y lire les nouvelles quotidiennes du monde. Les bulletins étaient affichés sur des larges feuilles, écrites en français et en anglais dans un langage sec, au passé composé, sans opinion aucune. Une simple liste de faits.

    « Europe, 22 mai 1939 – À Berlin, les ministres des Affaires étrangères allemand, Joachim Von Ribbentrop, et italien, Galeazzo Ciano, ont signé un pacte militaire, Stahlpakt – Patto d’Acciaio (Le Pacte d’acier), liant leurs destins. »

    « Asie, 24 mai 1939 – Bataille de Suixian-Zaoyang. L’armée révolutionnaire a libéré deux villes stratégiques : Suizhou et Zaoyang. Les troupes impériales japonaises ont été contraintes à la retraite. »

    « Europe – 24 mai 1939 – Londres et Paris acceptent le principe d’assistance mutuelle en cas d’agression contre la Pologne. Ce pacte fait suite à l’engagement officiel d’aider militairement la Pologne en cas d’attaque allemande contre son territoire. »

    Son grand-père disparu, Paul n’avait plus personne avec qui parler de ses peurs face au monde en ébullition. Maître Nguyen n’était plus là pour le rassurer. Paul s’inquiétait de ces nouvelles dont les termes belliqueux n’auguraient rien de bon. Il prêta l’oreille aux conversations des adultes qu’il croisait dans les coursives, commentant les dépêches du jour :

    – Qu’on en finisse une bonne fois pour toutes… Une bonne raclée, voilà ce que méritent ces deux pantins qui ne font que gesticuler…

    – Bien sûr, cher ami, vous avez parfaitement raison. Unis avec les Anglais nous sommes invincibles…

    – Vous avez vu ? Les Japonais se sont mis dans un sacré pétrin…

    – Hum, cher Monsieur, je crois que c’est faire preuve, comme nos gouvernants, d’un bien grand optimisme… Ne parle-t-on pas de leur débarquement imminent à Canton ? Cela nous laisse présager qu’après ils envahiront le sud de la Chine⁵ puis le delta tonkinois pour couper les voies de ravitaillements de l’armée nationaliste de Tchang Kaï-Check ?…

    Paul descendait l’escalier menant vers la salle à manger des premières classes quand il reconnut l’homme qui, sous un prétexte fallacieux, avait tenté le matin même de s’incruster à leur table durant le petit-déjeuner. Il s’était alors présenté comme étant monsieur Letourneau, haut fonctionnaire proche du gouverneur en poste à Hanoï. Après quelques échanges courtois, Thi Hiên étant restée très distante, ce monsieur n’avait pas insisté. À peine s’était-il éloigné, qu’elle l’avait catalogué comme étant à ses yeux un personnage imbu et détestable. D’une belle prestance, hâbleur, il devisait maintenant avec deux couples dont les femmes se pâmaient de plaisir en l’écoutant. Par curiosité, Paul s’approcha pour tenter de capter quelques bribes de leur conversation. L’homme se targuait d’« informations officieuses et plus ou moins confidentielles que j’ai eues l’avant-veille de mon départ de Paris, lors d’une réunion de la plus haute importance avec le chef de cabinet du ministre de… » Il se voulait rassurant sur les événements en cours. Sans doute pour lui montrer sa reconnaissance d’avoir partagé avec eux de telles informations l’un des maris appela le maître d’hôtel pour qu’il fasse rajouter un couvert à leur table « Monsieur Letourneau sera notre invité… » Paul s’éloigna. Il partageait le jugement de sa mère.

    Il se rendit sur le pont supérieur pour jouir de la vue et s’appuya au bastingage. Le son de la cloche annonçant le repas ne le fit pas bouger. Sur les rives du canal, la nature était verdoyante, mais les champs cultivés étaient déserts. La chaleur accablante du soleil au zénith dissuadait les paysans de travailler leurs maigres lopins de terre. Profitant de l’ombre d’une palmeraie, des ânes et leurs maîtres sommeillaient, indifférents au passage du Félix Roussel qui se déplaçait à six nœuds de vitesse.

    « Quel contraste ! pensa-t-il. Nous voyageons dans le confort et l’opulence et eux… »

    Une frêle felouque dont la voile faseyait parvint à leur hauteur. Elle glissa lentement entre le navire et la berge. Deux enfants, assis à la proue du bateau, aperçurent Paul. Ils bondirent sur leurs pieds et agitèrent leurs bras pour attirer son attention. Paul prit au jeu leur fit des signes amicaux.

    – Jeune homme, je crois que votre mère vous cherche. Elle est assise à table et vous attend dans la salle à manger.

    Paul reconnut l’officier. Il s’agissait du commissaire du bord.

    – Oh ! pardon Monsieur, je n’ai pas vu l’heure.

    – Ce n’est pas bien grave et profitez d’un spectacle que ceux qui sont enfermés ne peuvent pas admirer. Vous voyez ce navire au loin, devant nous ? Il lui montrait du doigt un bateau faisant route devant le Félix Roussel. Là, sur tribord, où se trouve cette dune, le canal tourne légèrement sur la droite et si un bateau, comme c’est le cas à cet instant, se trouve à environ un kilomètre de nous, se crée alors cette curieuse impression dont vous allez être témoin dans quelques instants… Là maintenant…

    – Oh oui… on a l’impression qu’il glisse sur le sable ! C’est fantastique !

    Seul le château du cargo était visible. Il donnait cette image surréaliste d’une masse de ferraille surmontée d’une cheminée fumante se déplaçant au milieu de la terre ferme, en plein désert.

    – Pour être honnête, je dois vous avouer que j’ai pris le prétexte de venir à votre recherche afin de profiter de ce spectacle.

    Paul rejoignit sa mère dans la salle à manger. Face à son enthousiasme quand il lui décrivit ce dont il venait d’être témoin, elle n’eut pas le courage de lui faire la moindre remarque sur son retard. Elle pensa : « Il retrouve enfin sa joie de vivre ! »

    Durant le déjeuner, elle lui annonça qu’ils étaient conviés le soir même à la table du commandant. C’était une coutume que, durant la traversée, les passagers de première classe partagent au moins un repas avec le commandant du navire.

    Après le café, le commissaire du bord, qui se présenta à Thi Hiên sous le nom de commissaire Marty, vint lui proposer d’assister à des manœuvres. Le Félix Roussel devait s’arrêter pour laisser passer un convoi de navires qui arrivait en contresens. Toute activité exceptionnelle était un moyen recherché de rompre la monotonie du voyage. En fin d’après-midi, comme chaque jour, Thi Hiên et son fils allèrent faire quelques longueurs dans la piscine située sur le pont supérieur.

    Ponctuels, à vingt heures précises, Paul et sa mère se présentèrent devant le maître d’hôtel des premières classes. Celui-ci debout devant son pupitre, un plan de la salle à manger posé sous ses yeux, régnait sur son territoire. Son rôle était de respecter les préséances et les désirs des clients habitués de la ligne. Certains souhaitaient être seuls ou voulaient éviter de se retrouver à proximité d’un tel ou désiraient dîner à l’écart pour des conversations privées, politiques ou galantes. Lors d’une traversée, la promiscuité forcée pendant vingt jours était source de rencontres fortuites qui débouchaient parfois sur des aventures secrètes. De nombreux liens amicaux ou commerciaux se créaient. Les passagers dont c’était le premier voyage vers l’Indochine perdaient peu à peu leur mélancolie d’avoir quitté leurs racines familiales. Au fil de leurs rencontres, ils trouvaient toujours des réponses à leurs appréhensions qu’un nouveau travail dans un pays inconnu ne manquait pas de soulever.

    « Ah, vous êtes ingénieur des travaux publics ! Comme moi, hum… Mais c’était en ce qui me concerne, il y a longtemps… Et vous êtes nommé au cabinet du secrétaire général du Gouvernement Général de l’Indochine ! Vous allez donc collaborer avec Graffeuil ! C’est un ami, nous dînions ensemble à Hanoï, il y a deux mois. C’est un homme remarquable, plein d’énergie, des projets agricoles très lucides pour l’Indochine… » Pour celui-là, la lettre d’introduction sera précieuse à son arrivée…

    « Vous allez rejoindre Quang Tri ? Je connais très bien le père Cadière, prêtre des missions étrangères, allez le voir de ma part. Vous verrez, c’est à lui seul une encyclopédie de la culture vietnamienne et je connais aussi… » Le jeune fonctionnaire pouvait ainsi se faire une idée précise de l’environnement qu’il allait découvrir et débarquer à Saïgon avec quelques adresses utiles.

    Le Félix Roussel était complet. Il transportait quatre cents passagers, dont beaucoup de familles qui s’étaient organisées pour voyager ensemble afin de rendre leur croisière plus agréable. Le paquebot ressemblait à un immense hôtel plein de coursives et d’escaliers, véritables terrains de jeux pour des enfants. Paul, voyant un groupe de garçons d’une dizaine d’années, se rappela ses précédentes traversées avec Louis et Jean. Surtout la dernière sur le SS d’Artagnan, avec ses deux grands-parents. C’était un mois avant que sa grand-mère disparaisse, elle aussi, dans son sommeil. Elle avait toujours souhaité mourir dans leur maison de Saïgon. Son souhait avait été exaucé.

    Paul vit le commandant en conversation avec le peintre Joseph Inguimberty et sa femme.

    – Pourvu qu’ils soient aussi invités, le repas sera moins barbant !

    Paul appréciait Joseph Inguimberty qu’il avait déjà rencontré à plusieurs reprises. Depuis des années, son grand-père avait pris sous sa protection cet artiste originaire de Marseille. Monsieur Inguimberty était donc redevable à Thi Hiên. Sans l’intervention de son père, il n’aurait sans doute pas eu son poste de professeur d’arts décoratifs à l’école des beaux-arts d’Indochine à Hanoï.

    – Ah voilà la chère Thi Hiên et mon plus fidèle et jeune admirateur ! Bonsoir Thi Hiên, bonsoir Paul, quel plaisir de passer cette soirée en votre compagnie ! Depuis Marseille où je vous ai aperçus de loin, j’ai été un peu souffrant et ne suis guère sorti de notre cabine. Mais maintenant je suis gaillard et souhaite bien rattraper le temps perdu.

    Inguimberty était un homme aimable qui prenait toujours le temps de discuter avec Paul. Paul appréciait que cet homme, dont le succès était établi, mette son talent au service de l’enseignement des jeunes peintres indochinois.

    Un autre couple qui devait partager leur repas venait d’arriver : monsieur et madame Rouvière. À part le commandant Le Douarec, qui leur prêtait beaucoup d’attention, personne ne semblait les connaître. Ils passèrent à table. Paul était assis entre monsieur Rouvière et monsieur Inguimberty.

    Paul impressionna ses deux voisins quand il répondit à une question de monsieur Inguimberty au sujet d’une peinture que maître Nguyen lui avait achetée des années auparavant.

    – Mon grand-père adorait s’asseoir devant votre tableau que nous avons dans le salon de notre maison de Marseille. Il se trouvait, nous disait-il, transporté dans les paysages de son enfance à Bên Tre au milieu des rizières. Moi aussi, quand j’ai la nostalgie de l’Indochine, j’aime venir observer votre peinture. Au bout d’un temps, je sens même le souffle de l’air, les odeurs… Vous avez su capter la lumière, jouer sur les trouées d’ombre, les couleurs du ciel. Jamais, je ne me séparerai de cette œuvre. Je vous en fais le serment.

    Cette remarque fit rire l’artiste qui ne cachait pas sa joie d’entendre de tels propos de la part du petit-fils de son ami. Leur conversation fut interrompue quand le commandant Le Douarec se leva pour réclamer le silence.

    – Mesdames, Messieurs, je demande votre attention.

    Sa voix forte résonna dans la salle à manger. Le bruit de fond des bavardages cessa progressivement.

    – Mesdames, Messieurs, il y a huit ans, très exactement le 16 mai 1932, à quelques encablures de là, le paquebot des Messageries Maritimes le Georges Philippar coulait par 2 000 mètres de fond. J’ai l’honneur d’avoir ce soir à ma table monsieur et madame Rouvière qui étaient à bord avec leurs sept enfants âgés de cinq à dix-sept ans lors de cet épouvantable drame de la mer…

    Un murmure d’étonnement parcourut l’assistance dont les regards se portèrent vers le couple. Visiblement, personne ne connaissait leur histoire.

    – Ils survécurent grâce à l’incroyable présence d’esprit de monsieur Rouvière, qui eut le sang froid de passer un gilet de sauvetage à chacun de ses enfants avant de les relier entre eux par un cordage puis d’attacher sa femme et lui-même à chaque extrémité. À son commandement, ils se lancèrent à l’eau, tous les sept, en même temps, dans la nuit noire…

    L’assistance médusée écoutait le commandant dans le plus grand silence.

    « Ils nagèrent groupés pour s’éloigner du Georges Philippar en flammes. Une brise du sud-ouest les fit dériver douze heures durant avant qu’ils ne soient recueillis sains et saufs, par l’équipage d’un cargo soviétique qui, avec d’autres navires, scrutait depuis l’aube la surface de la mer à la recherche d’éventuels survivants. » Il fut contraint de s’interrompre, l’assistance heureuse du dénouement applaudissait : « Mesdames, Messieurs, s’il vous plaît, s’il vous plaît, le silence se rétablit peu à peu, merci… Si ce miracle a eu lieu, il est sans aucun doute dû au courage et à la ténacité de madame et monsieur Rouvière. »

    Il fut à nouveau interrompu par une salve d’applaudissements.

    « Mais… Mais, cette belle histoire ne doit pas nous faire oublier les trop nombreux disparus de cette tragédie. C’est pourquoi je vous demande de bien vouloir vous lever – ce que firent en un même mouvement les cent vingt convives – et de vous unir par la pensée aux victimes et à leurs familles, en respectant une minute de silence. »

    La sirène du bateau rompit le recueillement. L’émotion laissa vite place aux commentaires que suscitait la présence du couple Rouvière. Les regards se portaient vers leur table. Paul ressentait de la fierté d’avoir été invité précisément ce jour-là à la table du commandant. Il avait bien compris, en écoutant son discours, que c’est la promptitude du jugement des parents qui avait épargné leurs enfants d’une noyade certaine et il ne put s’empêcher de penser à son propre sort s’il avait été à bord du Philippar cette nuit-là. Aussi loin que remontait sa mémoire, à chaque traversée à l’approche du cap Gardafui, il entendait des adultes mentionner le naufrage du paquebot et la disparition de son célèbre passager, le journaliste d’investigation Albert Londres. À force, la curiosité l’avait conduit à se renseigner sur cette affaire et en découvrir ses multiples versions. Pour certains, la cause de cette tragédie était un simple ac­cident dû à une défaillance de la conception électrique du navire et, pour d’autres, un attentat dont le but avait été d’empêcher la publication dans les pages du Petit Parisien d’un article du journaliste divulguant un énorme scandale politique entre les bolcheviques russes et la Chine.

    Le respect que lui inspirait la conduite héroïque de son voisin ne put résister à la curiosité de Paul. Au dessert, il questionna monsieur Rouvière sur ce qu’il pensait de l’hypothèse d’un attentat.

    – Oh, jeune homme, cette supputation est rocambolesque, comme l’est la version qu’Albert Londres s’est jeté à l’eau. Certains journaux, pour améliorer leurs tirages, sont prêts à créer des feuilletons à rebondissement en inventant chaque jour des histoires à partir d’un bien malheureux fait divers. J’ai lu tellement d’âneries sur ce qui s’est passé, sur l’attitude de l’équipage, sur notre propre histoire, que je dois vous avouer que depuis cette nuit, qui fut la plus longue de ma vie, je ne lis plus jamais la presse. Et je m’en porte très bien.

    Le 5 juin, le Félix Roussel accosta à Singapour. Pour la famille Nguyen, Singapour était depuis toujours l’escale préférée, leur dernière halte avant Saïgon. Dès que l’échelle de coupée était installée, ils partaient faire un tour dans le quartier chinois en pousse-pousse. Ils flânaient pendant des heures, imprégnant leurs narines de toutes les senteurs de l’Asie, qu’ils avaient quittée deux ans auparavant. Vers midi, ils allaient prendre un verre sur la terrasse du Raffles où Thi Hiên commandait sa boisson préférée, le légendaire Singapore Sling. Puis ils se rendaient au restaurant du Rex Hôtel où l’on servait la meilleure cuisine chinoise de la ville. Ils y étaient connus et le vieux chef qui avait fait la réputation de la place venait en personne prendre leur commande. Ce déjeuner était célébré comme une fête.

    Cette fois encore, à la demande de Paul, ils suivirent le même rituel. Les amarres du Félix Roussel furent larguées vers dix-neuf heures.

    IV - Rivière Saïgon, Indochine, juin 1939

    Le 10 juin à l’aube, un silence inhabituel réveilla Paul. Les vibrations de la coque avaient cessé. Attendant que la marée soit plus haute, le commandant avait ordonné de mouiller les ancres juste à l’embouchure du fleuve Saïgon. Paul ouvrit la porte donnant sur son balcon. Devant lui, à environ trois kilomètres, une masse grise se détachait dans la brume. C’était la côte : l’Indochine ! Se penchant légèrement au bastingage, il devinait sur sa droite le cap Saint-Jacques et apercevait par moments les éclats du phare situé au sommet du mont du télégraphe.

    Il rentra dans sa cabine pour allumer les bâtons d’encens qu’il avait disposés à côté d’un bol de riz et d’une photo de son grand-père. Il se recueillit quelques instants devant cet autel de fortune. Puis il s’habilla pour assister à l’arrivée du pilote qui, avec un peu de chance, serait monsieur Darecourt, le père de Jean. Le commissaire Marty, qu’il croisa dans les coursives, lui signala que la marée haute n’étant qu’à neuf heures dix, il avait largement le temps d’aller prendre son petit-déjeuner.

    À huit heures, Paul scrutait le fleuve du pont supérieur pour tenter d’apercevoir le bateau du pilote. La couleur limpide, bleu-vert de la mer de Chine s’était transformée en une teinte grise, jaunâtre, gorgée de limon. Un bruit de moteur lui parvint sur bâbord. C’était le bateau du pilote, reconnaissable entre tous. Il se faufilait entre deux jonques et une flottille de bateaux de pêche. Il était encore à une centaine de mètres du Félix Roussel quand Paul crut reconnaître les deux passagers se tenant à la droite du barreur.

    Oui, il s’agissait bien de Louis et de Jean, qui observaient attentivement les ponts et les coursives du paquebot à la jumelle ! Ses deux amis venaient à sa rencontre ! Paul agita les bras. Louis le repéra et tendit la main dans sa direction tout en gardant ses jumelles sur les yeux. Jean le découvrit à son tour et répondit à ses signaux. La joie de Paul était manifeste ! D’un geste, il leur signala qu’il les retrouverait sur le pont inférieur.

    Le commandant Lucien Darecourt, son fils et son ami montèrent à bord, accueillis par le commissaire Marty. Paul apprit qu’en fait le commis­saire était dans la confidence depuis la veille. Marty et Darecourt avaient fait ensemble l’école de la marine marchande en 1907.

    Le navire vibra. L’équipage remontait les ancres.

    – La marée est forte, conjuguée avec le vent orienté à l’est et du fait qu’il a beaucoup plu ces derniers jours, nous n’aurons aucun problème avec notre tirant d’eau… Nous devrions mettre un peu plus de quatre heures pour rejoindre Saïgon.

    – Ancres à poste, Commandant.

    – Bien reçu. En avant, lentement ! Barre à trois cent trente, ordonna Darecourt au timonier en positionnant le chadburn sur slow ahead.

    – Barre à trois cent trente. Le cap était tenu.

    Le commandant Le Douarec avait laissé la responsabilité de son paquebot à Darecourt. Il était rassuré, confiant, il savait que le pilote connaissait chaque mètre, chaque banc de sable sur toute la longueur depuis l’embarcadère de Saïgon jusqu’à l’embouchure. Voilà dix-huit ans qu’il était en poste ici. Rapidement, la villa blanche, résidence de vacances du gouverneur, une grande bâtisse perchée au-dessus de la plage des cocotiers, disparut sur tribord derrière la poupe du navire.

    Paul et ses deux amis avaient obtenu la permission de se tenir dans le poste de pilotage. Une paire de jumelles en main, ils observaient la rive qui défilait sous leurs yeux à la recherche improbable d’un fait marquant. Le décor des berges désespérément plates était d’une implacable monotonie. La végétation inhospitalière conjuguée à la chaleur chargée d’humidité eut vite raison de leur intérêt pour la navigation. Ils décidèrent d’aller se baigner à la piscine et se rendirent dans la cabine de Paul pour se changer.

    Vers midi après avoir pris leur déjeuner les passagers sortirent sur les différents ponts du navire afin d’assister au spectacle de l’entrée dans le port de Saïgon. Thi Hiên, Paul et ses amis étaient parmi eux. Jean qui avait fait des dizaines de fois le trajet avec son père connaissait suffisamment bien la configuration du paysage pour repérer avant tout le monde ce que chacun essayait de découvrir : les flèches de la cathédrale. Au détour d’un coude de la rivière, il s’écria : « Là ! Regardez, Notre-Dame de Saïgon. »

    Les regards se portèrent dans la direction qu’il indiquait. Les tours ocre rouge de la cathédrale apparurent brièvement à travers la verdure. Les passagers remontant pour la première fois le fleuve paresseux se crurent arrivés, mais les méandres de la rivière leur réservaient bien des surprises. Les deux clochers de Notre-Dame se jouaient de leur patience, car selon les sinuosités prononcées du cours d’eau elles pointaient parfois sur la rive droite, parfois sur la rive gauche. Saïgon aimait se faire désirer !

    Des jonques ventrues, leurs panses bourrées, chargées jusqu’à l’extrême limite, remontaient lentement le courant alors que d’autres, plus lestes, les dépassaient crânement. Par endroits, accrochées à des piquets plantés sur un haut-fond, des petites barques se tenaient regroupées au milieu du fleuve. Accroupis dans un équilibre précaire sur ces frêles embarcations, des pêcheurs coiffés de chapeaux coniques, les yeux rivés sur leurs filets, attendaient immobiles, qu’un poisson vienne se prendre aux pièges.

    La circulation sur le fleuve devenant plus dense, le Félix Roussel ralentit son allure. Sur les rives, une armada de sampans, agglutinés les uns aux autres, formaient une ligne sombre, ininterrompue, de toits arrondis en feuille de lataniers. De ces bateaux à fonds plats, sur lesquels vivaient des familles d’une grande pauvreté, une multitude d’enfants à moitié nus agitaient les bras par jeu ou en signe de bienvenue à l’intention des passagers. Semblant leur répondre, le paquebot annonça son arrivée par un long coup de sirène qui surprit tout le monde.

    À la végétation sauvage succédèrent des villages formés de maisons au toit de paille puis apparurent des petits entrepôts, quelques hautes cheminées d’usine, des habitations à un étage, et enfin juste en aval de la ville coloniale, à la confluence de l’arroyo chinois et de la rivière Saïgon, la Maison des dragons, construite en briques rouges. Le bâtiment à l’allure d’une pagode était le siège des Messageries Maritimes devant lequel le paquebot allait accoster. Comme à chaque arrivée d’un bateau venant de France, les quais étaient noirs de monde.

    Paul reconnut le pont tournant reliant le quai de la Belgique et le quai de la Marne et le fameux restaurant de la pointe des blagueurs tenu par sa propriétaire madame Durand, une amie de la famille. Il se rappela que, lorsqu’il était enfant, il aimait accompagner ses grands-parents qui venaient souvent y prendre un verre en fin de journée. Là, à proximité des jonques de haute mer amarrées devant la station Mobil, il observait les mouvements du port.

    Arrivée à la hauteur de l’hôtel Majestic, la sirène du bateau se déclencha à nouveau, annonçant à la ville que le Félix Roussel amorçait son demi-tour lui permettant de présenter son flanc tribord au wharf auquel il allait s’amarrer. Les habitués avaient déjà anticipé la manœuvre et occupaient les meilleures places offrant une vue imprenable sur le quai. Les autres passagers réalisant trop tard la situation se ruèrent sur les espaces encore disponibles. Le tout se passait dans les rires et les cris, le bonheur de l’arrivée était à son comble. Chacun scrutait le débarcadère à la recherche d’une tête connue, d’un être aimé qu’il n’avait pas vu depuis des mois, voire des années. Au fur et à mesure que le paquebot se rapprochait du quai, on se reconnaissait, on s’interpellait, on tentait d’engager des conversations, en répétant dix fois les mêmes phrases que le bruit, l’agitation des coolies, les cris des portefaix et les invectives des conducteurs de pousse-pousse rendaient inaudibles.

    L’accostage se fit en douceur. Louis, Jean, et le pilote descendirent à terre, laissant Thi Hiên et Paul seuls avec la dépouille de maître Nguyen. Il avait été décidé d’attendre que le remue-ménage créé par l’arrivée du paquebot soit retombé pour porter le cercueil plombé sur le quai où une charrette mortuaire attendait avec quelques membres de la famille Nguyen.

    À dix-neuf heures, alors que la nuit était tombée, la bière fut disposée au milieu du salon de la maison familiale rue Colombier. Elle reposait sur deux tréteaux à côté de l’autel des ancêtres. Sur le cercueil, un bol de riz et un œuf bouilli étaient disposés selon les rites. Le lendemain, dès sept heures du matin, et jusqu’à la tombée de la nuit, il y eut un défilé ininterrompu de voisins, d’amis, de relations artistiques, de parents, qui se présentèrent pour faire leurs adieux à maître Nguyen. Il était vénéré comme un artiste exceptionnel, et sa réussite sociale en métropole, sa réputation mondiale en avaient fait un exemple d’une intégration réussie, que les Français d’Indochine aimaient citer et que les Indochinois instruits jalousaient secrètement.

    Le lundi 12 juin, le cercueil de maître Nguyen accompagné de sa famille partit à Bên Tre dans le détroit du Mékong où il allait rejoindre provisoirement la dépouille de son épouse décédée trois ans auparavant. Les cérémonies s’y déroulèrent dans la pure tradition indochinoise, au son des tambours et des trompettes. Afin de protéger le sort de la famille Nguyen, Thi Hiên avait pris soin que les maçons respectent les lois de la géomancie durant la construction de la fosse. Elle s’assura aussi que, durant la descente du cercueil, son orientation fut constamment vérifiée à l’aide d’une boussole géomagnétique. Le lendemain, la famille revint sur les lieux pour exhumer le corps de madame Nguyen et le porter dans sa demeure définitive. Ces ossements furent réunis dans un cercueil en terre cuite recouvert de papier rouge.

    Elle reposait maintenant là où elle et son mari avaient souhaité être inhumés. Dans trois ans, le corps de maître Nguyen viendrait la rejoindre pour l’éternité face à ce paysage de rizières d’une profonde sérénité.

    V - Paul, Claire, Louis. Saïgon, Cap Saint-Jacques, 1939-1940

    Afin d’assister aux obsèques de son grand-père, Paul avait bénéficié d’une autorisation exceptionnelle du recteur de Marseille lui permettant de terminer sa classe de première au lycée de Saïgon. C’est ainsi qu’en juillet 1939 les trois amis passèrent ensemble leurs épreuves écrites au lycée Chasseloup. Louis et Jean furent admis en philo et Paul en math élém.

    Le début des vacances de Paul se passa entre Saïgon et un voyage de quinze jours à Hanoï avec sa mère. Le 14 août, Thi Hiên repartit seule en bateau vers la France. Ce fut une décision difficile et douloureuse, car l’idée de se retrouver dorénavant seule à Marseille lui était pénible. Sentant le danger qui menaçait l’Europe, elle privilégia la sécurité de son fils et se rangea aux recommandations de ses oncles qui lui promirent de veiller sur lui. Il ferait sa dernière année de lycée à Saïgon et en fonction des événements politiques, on déciderait plus tard pour la suite de ses études. Jean invita Paul à venir passer les trois dernières semaines avant la rentrée scolaire dans leur villa du cap Saint-Jacques.

    Paul fit le trajet jusqu’à l’embouchure du fleuve sur le paquebot qui emmenait sa mère vers l’Europe. Craignant de ne pouvoir contenir son trouble quand arriverait le moment de la séparation, Thi Hiên avait pris soin de commander leur déjeuner dans sa

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