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Saïgon Hilton
Saïgon Hilton
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Livre électronique211 pages3 heures

Saïgon Hilton

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À propos de ce livre électronique

Au café Saïgon, on rencontre M. Wui, le patron alcoolique sympa : Boudu, un vieillard frustré : Barberousse la grande canne, un septuagénaire barbu atrabilaire, consommateur d’insultes incendiaires envers les touristes :
« Rentrez chez vous. Foutez le camp, on n’a pas besoin de vous ici… »
On croise aussi, Balrauss, un nostalgique de Berlin et de sa famille disparue : Sacha, un homme entre deux âges qui peine à voir le monde autrement qu’avant 1975 : Bertie, baptisé Gnarly Clarinette, un Australien sympa et mégalo : Binh Xian, inspecteur de police surnommé Hareng, accompagné de son clown gradé, Chien de garde : M. Gilbert, huissier retraité de l’ambassade de France, et son ami Juillet, métis méprisé par la police : Tao, la Ballerine, l’androgyne, l’ami éclairé de Sacha, et sa cousine, Lê Thu, la bombe, le canon que les Chinois, les Japonais, vampirisent.
Il y a aussi : Anh Dào, dit Fleur de cerisier, serveuse au café Saïgon : Linh, délicieuse croqueuse de touristes : Ada, quadragénaire Italienne excentrique un peu folle : Les bush made in Australia, quatre jeunes femmes en chapeau feutre, chamboulées par l’ambiance inattendue des lieux : un groupe de Chinoises fluettes, Comtesses, Vicomtesses, dans la trentaine, le genre chien de concours, élevées fourrures zibelines.
Dans l’espace clos du café Saïgon, cerné par la circulation bruyante et les gaz d’échappement, se construisent des amitiés, des idylles silencieuses, parfois tapageuses, impudiques. L’essentiel des rapports humains se retrouve sur ce bout de territoire, sous la surveillance discrète du propriétaire, M. Vui.
LangueFrançais
Date de sortie2 nov. 2023
ISBN9782312140322
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    Aperçu du livre

    Saïgon Hilton - Maxime Audge

    cover.jpg

    Saïgon Hilton

    Maxime Audge

    Saïgon Hilton

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2023

    ISBN : 978-2-312-14032-2

    Sài Gòn

    1975

    Mardi 22 avril. Les turbines stridentes des hélicoptères me glacent le sang. Je suis assis au bord du lit, la tête entre les mains, tremblant de fièvre et de froid. Ce sont mes dernières heures au Vietnam.

    C’est une question de jours, le Viêt-Cong et les soldats de Hanoï vont débarquer. Même si j’ai de la sympathie pour certains militants, je sais qu’il faut partir ; entre Vietnamiens et Blancs, il y a trop de napalm, trop de cadavres.

    Mercredi 30 avril, Sài Gòn est morte, mais je vais vivre comme si cela n’était pas arrivé.

    Hô Chi Minh

    1992

    Le soleil marchait haut dans le ciel sans brume. Il n’avait pas bougé, ou si peu depuis des siècles, toujours à l’heure, un sacré pendule ! Il me dévisageait comme si rien n’avait changé, me regardait marteler les pavés enchevêtrés de mauvaises herbes. C’est ce que disaient les gens de mon pays : « des mauvaises herbes »… Sur les bas-côtés du trottoir, une verdure sauvage réconfortait mes yeux. Des chats en liberté rôdaient parmi les grenouilles et autres espèces non identifiées. Un vieux bonze traversait l’avenue encombrée de véhicules, cajolant de sa voix réconfortante un chiot vagabond : « Couché, mon chien, couché ! » Des grands-mères avec leur chapeau conique dans le dos vendaient des soupes de chien, peut-être de poulet, allez donc savoir ! Les fils électriques sur les poteaux du temps de la colonie étaient toujours au même endroit. Depuis les années, ils avaient dû être remplacés ? Je songeai aux jeunes gars harnachés, siffleurs de poupées, qui les avaient soulevés des décennies plus tôt. Il y avait de l’inédit, du style : l’écriture ronde, parfois manuscrite des publicités avait disparu. Des panneaux modernes en anglais annonçaient de nombreuses guesthouses, mais presque vides, ça m’allait… Comme chez nous, il y avait du béton, du gris et du coloré, un chouia d’hôtels en uniforme, rectangles moroses quasiment vides, peu, mais ça me pompait. Des magasins aux vitrines luxueuses avoisinaient les commerces aux affiches vieillottes : Ici, sandales en cuir fabriquées à la main… Le français et l’anglais se côtoyaient, mais l’english prenait le dessus, pourquoi pas tout en viet ? Cette ville qui me semblait étrange, arrière-goût d’archives désuètes, se fardait d’accessoires à la mode occidentale. Ces contrefaçons insupportables, produits les plus dévalorisants de la culture vietnamienne, entraînaient la suave Sài Gòn vers une uniformité universelle dont je me serais volontiers passé. Heureusement, les gargotes exiguës et la cathédrale Notre-Dame étaient toujours en place pour attester de l’authenticité du lieu.

    Bien que je sache qu’il est inconvenant de se plaindre – question de principe –, il est de mon devoir de déclarer l’absence de goût des nouvelles sectes qui fourmillent dans l’univers. Les touristes s’étaient éloignés de la rue ex Catinat, ex Tu Do, rebaptisée « Dông Khoï » en 1975. Ils envahissaient Pham Nhu Lao en ordre concentré. Un restaurant fameux annonçait en terrasse le programme barbecue fruits de mer et autres. Bondé, délicieux, on en sortait poisseux, mal fichu.

    Hô Chi Minh n’était pas l’embusquée Sài Gòn de la guérilla ! La clientèle n’était plus la même que 17 ans plus tôt. Des backpackers glandeurs s’installaient sur le siège avant des cyclo, une bière dans la main, un joint entre les dents, des traine-savates pour la plupart. « Ah ! Voilà un groupe de réformés en visite », gueula un vétéran éméché. Les gars n’étaient pas chiants, pas vraiment nombreux, ça me rassurait. Ils regardaient Colombo en vidéo, la télé bling-bling en groupe. Ils allaient en tas compressés admirer Cu Chi, du bidon, mais ils n’étaient pas informés et ne cherchaient pas à l’être. On les apercevait en soirée, mais ils s’approchaient rarement de notre abri.

    Oisif, je survolais un vieux journal sur la terrasse du café Saïgon. Mon regard fouillait à travers la brume de charbon de bois des poêles et marmites rougies par les braises incandescentes. Aux fourneaux, le sourire bouillant d’Anh Dào émerveillait les familiers. Fleur de cerisier remuait distraitement la soupe de poisson que j’avais commandée. Wui, le patron, le milieu de la cinquantaine, guettait d’un œil fatigué le bouillon prêt à frémir en me balançant des œillades apaisantes. Un tumulte, sorte de soupir délicieux, monta de la rue. Les regards bifurquèrent vers un défilé d’ombrelles multicolores. Une dizaine d’étudiantes au visage léger se protégeaient de la clarté de l’après-midi. Vêtues de l’áo dài traditionnelle, elles évitaient par d’astucieuses allées et venues la circulation chaotique de la rue Pham Nhu Laos. « Des con gài ? » m’interrogeai-je, en dévisageant ces frêles créatures. Un cordon ombilical invisible poussé par une force animale reliait à coup sûr l’espèce humaine. Les gars debout sur la terrasse du café allaient s’élancer au milieu du cortège, lorsque les ombrelles en transit s’estompèrent dans la foule. Depuis le retour des Blancs, les divinités devaient accepter l’obscène vérité : ces filles d’Ève prolongeaient à l’infini les messes basses des honorables voyageurs occidentaux.

    Les habitués du café Saïgon l’avaient baptisé « Barberousse la grande canne. » Rien sur son visage, couleur aubergine, ne laissait présager que c’était une effroyable chiffe molle. Tel un conquérant, ses yeux roux brillaient, donnant à penser qu’il était un de ces vieux colons durs à cuire. Une nuit, la sueur au front, terrifié, il s’était redressé au milieu de l’obscurité sur la chaise qui lui servait de table de chevet, culbutant la loupiote qui tenait lieu de veilleuse, et avait couiné de terribles grincements nerveux. Le bonhomme avait rêvé qu’un poulet ensanglanté, rachitique et déplumé lui dévorait le nez, n’en restait que deux ouvertures difformes. On ne sait de quelle manière la tragédie du poulet vint rapidement à bénéficier d’une popularité pleine d’entrain auprès de la clientèle de M. Wui – peut-être un voisin de palier ou un ivrogne de couloir en mal de commérages.

    Barberousse arrangea son col de chemise qui bâillait sur les poils roux de sa poitrine. Son regard lançait autour de lui des œillades fiévreuses, son cerveau fonctionnait en surrégime, laissant des traces violettes sur sa peau rougeaude. Son visage nerveux indiquait qu’il tournait vraiment carré ; tout ce qu’on déclarait le contrariait. Le matin, nous nous étions querellés. Nous n’avions rien à nous transmettre, pourtant le petit déjeuner nous réunissait inlassablement. Ses coups de gueule à répétition m’assommaient, mais je restais peinard à la pensée qu’à chaque minute germaient des bébés Barberousse, et que ces contrariétés ne flanquaient pas la trouille aux habitants de l’univers. Mon ami – enfin, « une connaissance », avais-je l’habitude de lancer lorsque l’ami n’en était pas véritablement un – jubilait à la vue d’une femme entre deux âges. Aussitôt sa bouche m’expédia des relents visqueux de tambouilles faisandées :

    « Encore une qui ne sert plus à rien ! »

    Je ne bronchai pas et retins en moi son envie de me voir répliquer. Ses yeux fusaient entre les miens et la rue, mais je continuais, silencieux, à observer la foule et les vendeuses de cartes postales. Le patron biberonnait dans son coin et me considérait du coin de l’œil avec son bon sourire d’autrefois. Je continuais à boire tranquillement ma soupe. Barberousse, à côté de moi, s’entêtait à me jeter des œillades psychosées. Les poils de son nez se manifestaient lorsqu’il les décrochait de ses narines d’une lancée sèche et rapide. Quand je l’ai enfin regardé, il s’est détourné. Il venait d’apercevoir un Blanc qui m’rappelait Michel Simon dans Boudu sauvé des eaux. L’homme s’avançait d’un pas fatigué dans le café. Barberousse sautillait dans les airs, lorsque le pépère, tel un moribond, s’est laissé tomber sur la chaise en plastique. De son coin presque réservé, le rouquin écoutait les yeux rouillés, la causette des Blancs. Lorsqu’il n’était pas sur la même longueur d’onde, il les abreuvait de noms d’oiseaux, puis, cynique, barbotait de la guerre passée : le napalm, et les quatre-vingts millions de litres de défoliant qui dévastaient toujours les plaines de l’Annam. Puis il ajoutait la nouvelle colonisation, l’afflux de touristes sans gêne…

    « Serveur, un napalm orange, s’il te plaît. »

    Un sourire rondouillard plein de ferveur se refléta sur les joues de Chung qui apporta aussitôt un jus d’ananas au rouquin. Resté silencieux, Boudu tira ses finances d’une poche intérieure, compta les billets et remua la tête vers l’homme qui tournait pas rond. Barberousse se piqua au jeu et reprit ses litanies redondantes avec une ardeur bouffonne redoutable. Il lança un regard circulaire. Dans ses yeux, des diables sautillaient de joie :

    « Combien seront morts dans cinq, dix ans ? »

    Les touristes se mirent à écouter.

    « Bourrique », gueula un voyageur. Un plus jeune rectifia : « Un vieux jaloux, ouais… » Le silence retomba. La voix sinistre du vieux jaloux était pareille à une chanson rauque de putain de merde de journée qui commençait par la vue d’un putain de diable de Barberousse. À l’évidence, j’avais une attention particulière pour les dingos, et les furieux impulsifs me le rendaient bien. Les mecs de travers avaient des choses plus alléchantes à lâcher que le minet parfaitement d’aplomb de chez Rhône-Poulenc. Face à son public, Barberousse se désapait et cela me convenait. Pour cette raison, j’acceptais ces connaissances à ma table. Parfois, ça me secouait le dedans comme si je m’étais enfilé un millier de flûtes de champagne. J’avais alors l’ambition de gerber, mais n’y arrivais jamais. J’enviais les gars experts en « gerberie », on se sentait bien mieux dix secondes plus tard !

    Le passé de Barberousse avait forgé ce que Balrauss nommait la colère Barberousse. C’était sa part de sincérité ! Mais envers l’espèce, il y avait pis que les minables colères de l’homme. « On sait ce que vous allez fabriquer aux Philippines ! » avait lâché le barbu aux nouveaux voyageurs à l’aéroport de Nice. Un douanier, protoplasme assermenté qui représentait une grande nation l’avait embarqué et mis nu, puis avait fouillé chaque orifice pour voir si par hasard il y avait quelque délit.

    Y avait des gars pas de chance ; Barberousse était de ceux-là. Dans sa ville natale, trois flics en civil, dissimulés derrière un gyrophare éteint, l’avaient coincé en flagrant délit et avaient mis fin à l’espoir de bonheur qu’il s’était promis :

    « L’autorité à képi veille au bien-être de l’espèce », lâchait Balrauss en pareil cas.

    Derrière lui suivait une Chinoise plus toute fraîche, le souffle court. Au commissariat, il avait subi leur abrutissante conversation :

    « Vous avez vu votre âge, monsieur ! »

    C’était excitant de constater que ces gamins policiers qu’avaient quand même passé leur bac philo servent des philosophies boutonneuses à des p’tits vieux qu’avaient même pas une kalachnikov au fin fond de la poche arrière de leur blue-jean troué.

    Depuis la chute de Sài Gòn jusqu’à la fin de l’embargo, comme ses semblables ex-colons zonards, ex Tu Do, Barberousse avait choisi le Vietnam comme pays de son ultime élan. Nous étions tous livrés à cette même fatalité. Le café Saïgon concentrait notre espèce, et le barbu en faisait partie. Notre dernière causette ne s’était pas achevée de la meilleure façon. Barberousse faisait une figuration dans un feuilleton destiné aux lucarnes civilisées ; roman d’un militaire galonné, grand homme de lettres, maître en contre-vérités, qui se déroulait près de la cathédrale Notre-Dame. Je lui lançai :

    – J’ai aperçu des photos de vous.

    Il eut un bref frisson :

    – Impossible, j’ai repoussé le photographe.

    Je m’acharnai :

    – Si, si…

    Son poing terrassa la table. La bière gigota dans les verres. Les touristes béats se retournèrent. Sa tête, orange trop mûre, brailla :

    – Rentrez chez vous. Fou… foutez le camp, on n’a pas, pas besoin de vous ici… Il ne lâchait pas, toutefois, baissait le ton :

    – Sont pas nomb… nombreux, mais vont arriver, c’est sûr, sûr…

    Les spectateurs se gavèrent de petits ricanements avec un humour bon enfant. Alors qu’ils étaient programmés pour être de bons citoyens, leur chair en relâche ne se gênait plus, abandonnait pour trois semaines l’usine et les bureaux javellisés des gratte-ciel. Ils entendaient bien se régaler, et avec cette grande canne de Barberousse, ils en avaient l’absolue permission.

    La voix du rouquin agaçait M. Wui, mais l’homme ne laissait rien paraître. Barberousse semblait fou de rage, broutait ses mots, aspirait à grands coups sa pipe éteinte et fulminait, car aucun bien-être ne sortait du fourneau. Il examinait l’humanité et n’avait pas envie de faire la paix avec ce qu’il nommait la faune et la flore du café Saïgon. Il lâcha l’assemblée sans me serrer la main. Je me marrais, car j’étais l’un des rares pongidés à qui il accordait cette bienveillance. « Une sorte de miséricorde », lâchait en s’amusant mon ami Wui… M. Téleux et M. Ying, les premiers sous-fifres de Nestlé, encaissaient, eux aussi, mais avec un certain haut-le-cœur, cette bienveillante bénédiction.

    Perchée derrière mon dos, Anh Dào m’examinait entre deux têtes de Blancs. Je commandai un café noir. Chung, le serveur, un Chinois de la dixième ou vingtième génération, planté au milieu de la salle, se payait grassement ma tête. Son visage affichait un mépris absolu pour ma bouille. Ses yeux fouillèrent autour de lui, recherchant la présence du patron. M. Wui sommeillait debout près d’un semblant de comptoir. Les pupilles brouillées de vodka, il regardait gondoler les ventilateurs du plafond qui brassaient l’air humide. Chung me tourna le dos, éclata d’un rire sourd en face d’une table de clients généreux en pourboire et enterra à la sauvette ma commande. Anh Dào, l’âme frétillante, à l’affût de ce qui se passait dans mes environs, s’était plantée devant moi, le regard caressant, prête à fondre dans mes bras. Ses lèvres minuscules répétèrent, tel un écho : « Cà phê den, cà phê den. »

    Je regagnai l’hôtel, le Khàch san Hoan. Comme à son habitude, miss Nan était plantée, seule devant sa porte vitrée opaque d’où jaillissaient en grandes lettres jaunes : BARBIERI, et en caractères plus petits : Miss Nan. Je présumais qu’elle était collée à un Italien. Vêtue d’un uniforme blanc simplifié à la mi-cuisse, chaussée des talons hauts, miss Nan se dirigea vers moi d’un pas assuré. Sa silhouette et sa voix sensuelle hélaient les hommes à la barbe agressive. La mienne avait trois jours, mais je préférais me raser moi-même à l’eau chaude. Je passai sans dire un mot, cependant elle aperçut mon regard braqué vers le galbe de ses jambes ravissantes.

    L’air brûlait. Ma chambre un peu poisseuse donnait sur la rue Pham Nhu Lao. De la fenêtre, j’arrêtai mon regard sur des gargotes délabrées adossées à un vieux mur de briques grisées par les échappements mécaniques et la mousson. Je mis le nez sur la terrasse et allumai une cigarette. Bertie, baptisé « Gnarly Clarinette » par ses amis, grand poète australien efflanqué en parfaite macération, pénétrait dans un salon de coiffure douteux, la clarinette qui ne le quittait jamais au bout des lèvres. Seul Barberousse l’appelait de l’élémentaire qualificatif « Charlatan ». Je goûtais Clarinette et son organe lyrique comme la sapidité d’une noix de coco véreuse. La noix de coco, on la balançait et l’on ne s’en piquait pas. On pouvait même retrouver d’autres noix de coco pourries réjouissantes. Gnarly Clarinette était un bienheureux qu’avait une grande et bonne gueule de cabotin. Il se la jouait original, ce qui l’autorisait à être d’une fraternité collante. C’était un amuseur de galerie. L’homme prenait une voix de canard haut perchée qui tranchait avec le timbre monocorde des Blancs. Cette poésie musicale apaisait l’existence de Clarinette. Nous étions, lui et une dizaine de familiers, la principale clientèle de M. Wui. Gnarly Clarinette, faut quand même le dire clairement, était un innocent casse-couilles, un sacré fils de pute. Si la dixième ou vingtième génération de Chung l’avait vu gravir, déguisé, les trois marches de ce claque et s’élever hilare au plus profond d’un bien-être éphémère, les habitués du café Saïgon étaient déjà au parfum :

    Gnarly pas couper cheveux, Gnarly parti copuler, lui aimer cela ! En lâchant cette misère devant la clientèle goguenarde, la trogne de Chung touchait le font du cynisme humain.

    « Il n’y a vraiment pas de quoi s’extasier. Le peuple se fout des pèlerinages de Gnarly », je ne sais pas si j’ai aboyé cela, mais j’en avais grandement envie ! Sans doute que Chung avait repéré le mot « copuler » dans le dictionnaire. Le sourire radieux planté au milieu d’un grand nez, Chung, la voix de crécelle, encore plus douloureusement suraiguë que celle de Clarinette, déversait de menues misères sur nous. Les vacanciers

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