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Ma Croisière Jaune: Récit de voyage
Ma Croisière Jaune: Récit de voyage
Ma Croisière Jaune: Récit de voyage
Livre électronique292 pages4 heures

Ma Croisière Jaune: Récit de voyage

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À propos de ce livre électronique

William Robert Sivel, ou William Sivel, né en 1907, à Dedeagach (aujourd'hui Alexandroúpoli), en Thrace occidentale (alors dans l'Empire ottoman, aujourd'hui en Grèce), mort le 28 janvier 1982 à Menton (Alpes-Maritimes), est un ingénieur du son grec, ayant entièrement travaillé pour le cinéma français. 

Après une formation en électricité, il se fit engager « au culot » en tant qu'ingénieur du son pour la Mission Citroën Centre-Asie, surnommée "La Croisière jaune", qui se déroula du 4 avril 1931 au 12 février 1932. Il fut le benjamin de l'expédition et ses mémoires de cette grande aventure sont publiés aux éditions L'Asiathèque, sous le titre Ma croisière jaune. Ces notes de voyage, reprises dans les dernières années de sa vie, donnent un éclairage inattendu et vivant sur le quotidien des membres de l'équipe et sur les aventures parfois piquantes vécues en cours de route.

C'est à son retour qu'il démarra dans le cinéma. En 50 ans de carrière, il a assuré la direction sonore de plus de 100 films, de René Clair et Jacques Tourneur à Bertrand Blier et Jean-Luc Godard, en passant par Henri-Georges Clouzot, Claude Autant-Lara, Luis Buñuel, Peter Brook. Il a obtenu deux fois le César du meilleur son, en 1979 pour L’État sauvage et en 1983 pour La Passante du Sans-Souci

A PROPOS DES PRÉFACIERS

Pierre-Jean Remy, de son vrai nom Jean-Pierre Angremy, est un diplomate et un écrivain français, membre de l’Académie française, né le 21 mars 1937 et mort le 27 avril 2010, connu principalement en littérature sous le nom de plume de Pierre-Jean Remy. Il a également publié sous d’autres pseudonymes : Nicolas Meilcour, Raymond Marlot, Jean-René Pallas, Pierre Lempety. Prix Renaudot en 1971 pour Le Sac du palais d'été.


Pierre Villard est professeur d’Histoire ancienne à l'université de Provence. Docteur en histoire ancienne (Aix-Marseille 1, 1988).


LangueFrançais
Date de sortie2 janv. 2020
ISBN9782360571093
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    Aperçu du livre

    Ma Croisière Jaune - William Robert Sivel

    1981

    Première Partie

    L’approche (de Beyrouth à Srinagar)

    Durant le mois de février 1931 un curieux personnage, portant jaquette et coiffé du traditionnel chapeau melon cher aux Britanniques, venait deux fois par semaine par avion de Londres pour prendre les mesures des douze bonshommes dont je faisais partie, dans un grand hall d’exposition des usines Citroën, place de l’Opéra, à Paris.

    En un tour de main nous voici tous déguisés en officiers de l’armée des Indes. On nous confie également des armes : revolvers .7,65, Mauser, mousquetons, etc.

    Puis on nous emmène à l’hôpital Saint-Louis. On nous ausculte, analyse, radiographie, vaccine et revaccine. Puis vient le tour du nez, de la gorge, des oreilles et, à l’étonnement du spécialiste… mes oreilles sont sans défaut. Je dis au praticien qu’il n’y a là rien d’étonnant puisque je suis l’ingénieur du son de l’équipe cinématographique de l’expédition à laquelle sont destinés tous ces préparatifs.

    Après la Première traversée du Sahara en autochenilles et le raid Alger – Le Cap (la Croisière Noire), c’était la troisième mission de MM. G.-M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil. Cette fois-ci l’on projetait de traverser l’Asie d’ouest en est, en passant par l’Irak, l’Iran, l’Afghanistan, le Turkestan russe, le Turkestan chinois ou Sinkiang, le désert de Gobi, la Mongolie enfin, pour parvenir à Pékin. C’était l’itinéraire emprunté au XIIIe siècle par les frères Nicolò et Maffeo Polo et le jeune Marco, fils de Nicolò, voie connue sous le nom de « la Route de la Soie ».

    Cette entreprise ambitieuse voulait prouver d’une part la qualité du matériel français en général et des automobiles Citroën en particulier, pour un marché encore inexistant. D’autre part Citroën et Haardt s’étaient entourés d’une équipe prestigieuse sur laquelle plusieurs organismes français et internationaux mettaient leurs espoirs pour avoir une documentation complète sur cette mystérieuse Asie en pleine évolution politique frisant une certaine… anarchie. Il faut préciser que cette mission partait d’un pays sous mandat français (le Liban) pour aboutir à l’Indochine française.

    Pour mener à bien cette expédition, Citroën et Haardt avaient prévu sept autochenilles Citroën du type C-6 dotées de chenilles Kégresse. Adolphe Kégresse, ingénieur français, directeur technique des services automobiles du tsar de toutes les Russies en 1906, inventeur de la propulsion par chenilles souples, l’avait mise au point pour permettre aux voitures de se déplacer tant sur la neige que sur des terrains accidentés.

    L’itinéraire initial devait franchir le col du Wakhjir pour passer d’Afghanistan au Sinkiang. Mais comme cela impliquait une incursion au Turkestan russe, les autorités soviétiques refusèrent au dernier moment le passage à travers leur territoire. Il fallut alors changer le projet initial et envisager de passer par les Pamirs, le Toit du Monde, et de devoir escalader des cols de 5000 à 6000 mètres d’altitude. Ce nouvel itinéraire ne peut être emprunté par les voitures C-6, beaucoup trop lourdes et encombrantes ; alors G.-M. Haardt décide de tout changer : il scindera son expédition en deux groupes ; le premier, commandé par son camarade Audouin-Dubreuil et lui-même, partira de Beyrouth sur de nouvelles autochenilles beaucoup plus légères et maniables, des C-4, qui viennent d’être mises en chantier et qui permettront au premier groupe d’affronter les cols du Pamir. Quant aux sept Citroën C-6 inutilisables sur ce nouvel itinéraire, elles seront affectées au second groupe, appelé dorénavant « groupe Chine » et commandé par le jeune lieutenant de vaisseau Victor Point, qui partira de Pékin à la rencontre du premier groupe. Sagement, Haardt envisage l’éventualité où les autochenilles ne pourraient pas franchir les Pamirs (avalanches, inondations, chutes de pierre, etc.). Dans ce cas il décidera d’abandonner les voitures et continuera avec les moyens du bord pour rejoindre Point de l’autre côté de l’Himalaya, dans la vallée du Tarim à Kashgar, l’extrême occident du Sinkiang. Cette expédition qui, au départ, ne devait être qu’un raid automobile, difficile certes, se révélait soudain presque impossible.

    Seuls l’amour du risque d’André Citroën et la ténacité de Georges-Marie Haardt balayent les dernières hésitations, et le départ de la Croisière Jaune est fixé au 4 avril 1931.

    Et moi, qu’allais-je faire dans cette galère ?

    Après des études secondaires au lycée Henri-IV où seul le sport m’intéressait, je m’étais fait une réputation de bagarreur dont je n’étais pas peu fier. J’avais quand même, par la suite, suivi des cours de radio et d’électricité à l’École centrale de TSF de la rue de la Lune, cours qui, une fois mon diplôme acquis, devaient me permettre de m’embarquer comme officier radio dans la Marine, ou d’exploiter une station côtière radio en Afrique ou en Asie.

    Mais pour tranquilliser ma mère, qui ne vivait plus à l’idée de me voir embarquer sur un chalutier ou un cargo (plus tard, lors du tournage de Si tous les gars du Monde avec mon ami Christian-Jaque sur un chalutier, j’ai compris la justesse de ses appréhensions), j’étais donc entré aux studios cinématographiques Pathé-Natan, en qualité de stagiaire au service sonore.

    En octobre de la même année 1930, j’apprends par une secrétaire des studios qu’une expédition française projette de refaire en automobile le voyage effectué par le jeune Marco Polo au XIIIe siècle. Voyez ce qu’est l’ingratitude !… je m’aperçois que j’ai oublié son nom, et pourtant c’est à elle que je dois d’avoir vécu la plus belle aventure de ma vie. Je crois savoir que M. Haardt, le chef de cette expédition, a demandé à la firme Pathé-Natan de lui fournir tout le matériel de prises de vues et de son pour illustrer cette aventure, ainsi qu’un technicien pour s’occuper des appareils.

    Dès ce moment, je ne vis plus. Je veux faire partie de cette mission et, armé du culot de la jeunesse, je demande à être reçu par le directeur général des studios, un colosse de 1,90 m, M. Harispuru ! Sans le moindre complexe, je lui demande de me dire, sans savoir combien je gagnerai, quels seront les risques et la durée de cette aventure.

    Je suis transporté de joie car, sans hésiter, M. Harispuru, devant mon enthousiasme, me promet d’appuyer ma candidature. Mon nom est transmis au secrétaire général de chez Citroën, M. Gœrger, qui me convoque, en janvier, rue du Théâtre, pour prendre contact avec les autres membres de la mission. Je fais la connaissance d’une vingtaine de mécaniciens qui s’affairent autour des voitures qui vont affronter l’Asie.

    Je suis également présenté aux cinéastes qui viennent faire l’inventaire de leur matériel. Quant à moi, je prends possession des appareils sonores dont j’aurai l’énorme responsabilité. Comme je n’ai jamais rien fait jusqu’à présent, je n’ai rien à perdre, et puis qui sait ? avec un peu de chance, j’y gagnerai peut-être quelque chose.

    Le chef des cinéastes est André Sauvage. Je ne le connais pas, mais j’ai appris qu’il a tourné plusieurs films sur Paris, sur l’ascension du Grépon, beaucoup de courts métrages, et qu’il a surtout collaboré avec Jean Choux, au tournage de Jean de la Lune, avec les merveilleux acteurs qu’étaient Michel Simon et René Lefèvre. Le film a eu un très grand succès et continue à faire salle comble.

    Le chef opérateur de prises de vues est Léon Morizet. Il a été l’opérateur de Louis Feuillade pour un grand nombre de films, dont Judex, les Deux Orphelines, les Cinq Sous de Lavarède, etc. Il y a également dans l’équipe un autre opérateur, Georges Specht, qui a filmé les très belles images de la Croisière Noire, le film de Léon Poirier.

    Je scandalise tout le monde lorsque je dis que, depuis la campagne d’Égypte de Bonaparte, jamais les Français n’avaient mis sur pied pareille expédition scientifique et artistique. Il y avait en effet des ingénieurs, des mécaniciens, un géologue, un ethnologue, un peintre, un naturaliste, deux chirurgiens, un photographe, deux radios, des cinéastes enfin.

    Je suis quand même inquiet, car je n’ai pas été présenté à mon chef de mission, Georges-Marie Haardt, directeur général des usines Citroën et vice-président de la société.

    J’ai déjà eu l’occasion de l’apercevoir ; il est grand et mince, très élégant et d’un calme impressionnant. Le président de la République d’alors, Gaston Doumergue, avait demandé à M. Citroën de lui présenter les membres de la mission et de voir les voitures. M. Gœrger, très gentiment, m’avait dit qu’il profiterait de cette occasion pour me présenter rue du Théâtre, où sont exposées les autochenilles Citroën.

    Le président de la République est annoncé ! Ils sont tous là, endimanchés, dans leurs costumes tout neufs, G.-M. Haardt devant le groupe, et moi, lanterne rouge, au bout de la file. Nous attendons depuis un bon moment, lorsque, tout à coup, Citroën arrive en trombe et demande à Haardt d’aller saluer Gaston Doumergue ! Alors, très olympien, imperturbable, Haardt réplique à Citroën qu’il préfère attendre le président au milieu de ses camarades. Je suis époustouflé ! Mon admiration croît, ma peur également. La cérémonie terminée, le président s’en va, accompagné par Citroën. Notre chef reste bavarder avec nos camarades. Il arrive enfin vers moi ! Il me regarde, j’ai même l’impression qu’il doit être un peu myope. Il demande qui je suis. Cette voix très grave me glace. Heureusement, Gœrger est là pour lui apprendre que je suis le technicien envoyé par la maison Pathé-Natan ! Haardt s’étonne de ce que je ne lui aie pas été présenté plus tôt. Très gentiment, Gœrger lui dit que j’aurais bien voulu, mais que je n’osais pas le déranger (ce qui n’était pas vrai) ! Haardt me regarde :

    « Vous paraissez bien jeune, me dit-il. Savez-vous que, pour un effort soutenu, un homme de trente à quarante ans est plus robuste qu’un jeune homme et en ce qui concerne votre métier, vu votre âge, vous ne devez pas avoir beaucoup d’expérience…

    — C’est exact, monsieur, mais si tout est nouveau pour moi, ça l’est également pour les autres (les premiers films parlants en français datent de 1929)… alors autant que ce soit moi, car de toute mon âme j’aimerais faire partie de votre expédition. »

    Il me regarde encore et, se tournant vers Gœrger, ajoute :

    « Organisez son départ avec le groupe Chine de Victor Point. »

    Catastrophe ! Ce n’est pas ce que j’espérais ! Plus de Liban, plus de Syrie, de Mésopotamie, de Perse, d’Afghanistan, d’Inde, d’Himalaya ! Après cette amputation je me sens frustré de la plus belle partie de cette odyssée. Tant pis, j’ai beau avoir peur, je me jette à l’eau et, dans un souffle, j’ose ouvrir la bouche et dire que… j’espérais l’accompagner, car étant l’homme du son, je pensais avoir l’occasion de l’enregistrer.

    « Savez-vous, jeune homme, que j’ai horreur de la parole ? »

    Je m’en doutais…

    « Parlez-vous latin ? Ma devise est Res non verba : des actes, pas des paroles. »

    Tu parles ! Pour pouvoir partir, j’aurais parlé latin, chinois, monté à cheval, piloté des avions. Enfin j’aurais su tout faire.

    Haardt voit à ma mine déconfite que ça ne va pas ! Il me regarde avec une douceur que l’on n’imaginerait pas chez cet industriel important, doublé d’un meneur d’hommes !

    « Vous rendez-vous compte, jeune homme, que vous avez une chance énorme, et que ce voyage aura une très grande importance dans votre vie ? »

    Je ne sais pas ce que je lui ai répondu, j’ai laissé parler mon cœur de 22 ans. Sans honte, mais avec toute ma fougue, cette « furia » qui, lorsque je jouais au foot contre les grands au lycée, me jetait sur eux… Je lui ai dit que cette aventure serait l’aventure de ma vie (après un demi-siècle je constate que j’avais raison). J’ignore si j’ai été persuasif, mais Haardt s’est tourné vers Gœrger et lui a dit ces mots que je ne pourrai oublier jusqu’à mon dernier souffle :

    « Il est bien, ce jeune homme. Il viendra avec moi ! »

    Je ne sais comment j’ai pu faire pour ne pas lui sauter au cou et l’embrasser ! Mais qui pouvait embrasser cet homme ? Et pourtant, lorsqu’il regardait ses chers mécaniciens, « ses poilus » comme il les appelait, ses yeux étaient toujours humides.

    Pour traverser la Chine et particulièrement le désert de Gobi, il fallait prévoir des ravitaillements en vivres, huiles, pièces de rechange et surtout en essence. Victor Point eut la grande chance de rencontrer un ingénieur d’origine russe, Vladimir Petropavlovsky qui, depuis une quinzaine d’années, sillonnait la Chine. Il parlait non seulement le russe, le français et l’anglais, mais également le chinois. Ce fut une précieuse recrue.

    Au marché des caravanes de Pékin, Petro prit contact avec ces admirables bonshommes qui traversaient, contre vents et marées, avec leurs chameaux, le désert de Gobi, pour ravitailler les populations vivant aux confins du désert et jusqu’au Turkestan. De mémoire de voyageur, un caravanier digne de ce nom avait toujours rempli son contrat, malgré les dangers et les embûches qu’il devait affronter : les seigneurs de la guerre, les bandits, les intempéries… Le caravanier choisi par Petro s’appelait Moulabay.

    Il fallut plus d’une année pour mettre sur pied ces caravanes, prendre des assurances contre le vol, le banditisme, le pillage, et même traiter avec des chefs de bande connus, pour éviter des ennuis ultérieurs.

    Hélas, il y avait un risque non assurable qui ne pouvait être prévu sur aucune police, le mauvais œil !

    Georges Le Fèvre, l’historiographe de la mission, nous apprend que, les premiers jours de novembre 1930, onze caravanes sont en mesure de transporter l’essence, l’huile, les vivres et les pièces de rechange, cinquante tonnes de marchandises réparties en charges de quatre-vingt-dix kilos sur six cent vingt-deux chameaux.

    À mon tour je pense que Moulabay aura de drôles de problèmes pour trouver des abris et des caches pour tout ce ravitaillement terriblement convoité.

    *

    Enfin une fraction du premier groupe quitte Paris avec Audouin-Dubreuil, Maynard Owen Williams, le grand photographe de la National Geographic Society de Washington, qui a alloué à la mission la même subvention qu’à l’amiral Byrd pour sa première expédition dans l’Antarctique, le jeune chirurgien Pierre Jourdan, les radios Schuller et Laplanche, enfin André Sauvage, Léon Morizet et moi-même.

    *

    Le train se met en marche, mon cœur bondit de joie, nous sommes enfin partis. Cette expédition que j’ai tant désirée et souhaitée n’est plus un rêve et, malgré le bercement du train, je ne peux fermer l’œil de la nuit.

    À Marseille, nous embarquons sur l’Amazone. Ce nom me rappelle un autre Amazone sur lequel mon père partit en 1890 pour Zanzibar afin d’y construire un wharf pour le sultan de ce pays. C’est un bon signe… J’adorais mon père, mélange des « Trois Mousquetaires » : il avait la bonté de Porthos, la distinction d’Athos, la finesse d’Aramis sans son côté jésuite, enfin la jeunesse et la fougue de d’Artagnan.

    Nous profitons de l’escale d’Alexandrie pour descendre à terre où nous sommes littéralement cernés par une foule d’individus qui nous proposent, entre autres, des cartes postales « absinthe ». Nous pensons qu’il doit s’agir de photos obscènes. Un rigolo veut même nous faire assister à la copulation d’un âne avec une femme ! Notre seul désir est de voir les pyramides. Nous louons un taxi et, avec Sauvage et Morizet, en route pour Le Caire ! Nous avons la chance de voir par un ciel très clair les trois majestueux monuments qui symbolisent l’ancienne Égypte : Khéops, Khéphren et Mykérinos, et un peu plus loin, dans une solitude désertique, le sphinx de Gizeh. Les pharaons œuvraient réellement pour l’éternité et ne devaient pas avoir de problèmes de main-d’œuvre !

    Le 18 mars 1931, nous voici à Jaffa. C’est mon anniversaire, je viens d’avoir 23 ans. Je suis encore tout étourdi et saoul de bonheur. Je remercie Dieu de m’avoir donné la chance de faire partie de cette expédition. Très courte escale dans cette ville bâtie en amphithéâtre et entourée de multiples sortes d’arbres fruitiers.

    *

    Enfin Beyrouth, départ de notre grande aventure. Avec Sauvage et Morizet, nous parcourons la ville très moderne où l’on sent l’influence française. Tous les commerçants affichent leurs marchandises en français, tous parlent notre langue.

    Nous jouons les touristes, caméra au poing, et visitons Tripoli, florissante sous l’empire Byzantin. Une petite pensée pour Renan et Chateaubriand. Nous ne voulons pas partir sans aller visiter le Krak des Chevaliers. C’est un château majestueux, aux proportions colossales, perché sur une colline dominant toute la région. Il est entouré d’une plaine fertile couverte d’arbres fruitiers. Pendant que mes camarades filment des cavaliers caracolant autour du château, des Arabes, juchés sur les créneaux, admirent le spectacle. Très ému, je remonte dans le temps et imagine ces splendides Croisés qu’étaient Godefroy de Bouillon, Tancrède et Bohémond venus libérer les lieux saints. Je n’oublie pas dans mes pensées tous ces va-nu-pieds, hommes, femmes et enfants, qui les accompagnaient, sans autre secours ni aide que leur foi. Dix siècles se sont écoulés depuis lors, et je reste persuadé que longtemps encore ces héros trouveront des chantres pour narrer leurs exploits !

    24 mars. Il faut cesser nos promenades et accueillir le Mariette-Pacha, un superbe paquebot des Messageries Maritimes qui, outre le peintre Alexandre Iacovleff, l’écrivain Georges Le Fèvre, Yves Gauffreteau le cuisinier, Ferracci et son équipe de mécaniciens, Cécillon, Norman, Leroux, Corset, Bourgoin, Jocard et Collet, transporte les autochenilles légères du type C-4 qui doivent affronter le Pamir.

    Le Mariette-Pacha est exceptionnellement autorisé à se mettre à quai, pour faciliter le déchargement des voitures.

    Une fois tout le matériel à terre, les mécaniciens, aidés de tous nos camarades, se jettent littéralement sur les caisses, arrachant les planches brutalement, comme s’ils craignaient de le voir réembarquer pour Marseille. Nous filmons la scène, très impressionnés par cette frénésie qui s’est emparée d’eux lorsqu’il s’est agi de prendre possession de leurs voitures. Le matériel et les véhicules étant récupérés, nous quittons le Grand Hôtel pour nous installer au camp de Bir Hassen, à six kilomètres au sud de Beyrouth. Les tentes sont installées face à la mer. Notre vie de blédards commence. En possession de nos appareils, nous faisons tous les essais imaginables car bientôt nous ne pourrons compter que sur nous-mêmes ; il ne sera plus question de se faire dépanner par qui que ce soit.

    De leur côté, les mécaniciens ne perdent pas une minute pour vérifier leurs moteurs. Cependant, ils trouvent tout de même un moment pour nous aider à dresser notre tente et nous apprendre à faire correctement notre lit, ce qui n’est pas une petite affaire !

    Au cours de la Croisière Noire, Iacovleff, qui n’avait pas apprécié son lit de camp, qu’il trouvait fort inconfortable, avait conçu un modèle ingénieux qui fut adopté pour la Croisière Jaune. Le lit lui-même, type lit Picot, est rangé dans un coffre en Duralumin très robuste qui, une fois ouvert, sert de socle pour y fixer les montants. À l’intérieur sont rangés un matelas, un duvet, des draps, un oreiller et des tringles permettant de fixer une moustiquaire. Il reste encore de la place pour un pyjama et des pantoufles ; certains mêmes y rangent leur paquet de cigarettes ; pour ma part, je me contente de tablettes de chocolat et de quelques biscuits.

    Il y a une tente par véhicule et une supplémentaire beaucoup plus grande où nous prenons nos repas par petites tables. Nous nous sommes réservés, Sauvage, Morizet et moi, la table la plus éloignée de celle de Haardt. Nous pourrons ainsi parler à notre aise, sans trop nous faire remarquer. Nous partageons tous les trois la même tente. La remorque est au centre et sert de support au mât central ainsi que d’armoire pour nos valises et nos lits. La remorque est également pourvue d’une glace et d’un lavabo pour pouvoir se raser. Tout a été prévu, car nous devrons camper peut-être plus d’une année et ne pourrons compter que sur ce que nous aurons emporté avec nous.

    Les radios Schuller et Laplanche viennent de dresser leur antenne et nous entendons tourner le convertisseur qui fournira le courant nécessaire pour émettre. Gauffreteau range ses casseroles et essaye ses réchauds sur lesquels, j’espère, il nous préparera des plats savoureux. Il faut préciser qu’Yves Gauffreteau, jeune colon de Tunisie ami d’Audouin-Dubreuil, a pour faire partie de l’expédition accepté d’être le… popotier. Fonction qu’il va exercer avec conscience et autorité.

    *

    Le moment est venu, je crois, de vous présenter les mécaniciens. À leur tête, Antoine Ferracci, un tout petit bonhomme, un Corse, un véritable contraste avec les gaillards décidés qu’il commande, tous des colosses et des malabars, ce qui n’empêche pas Ferracci de les considérer comme des gamins. Ils lui obéissent au doigt et à l’œil non seulement pour le travail mais aussi pour les parties de plaisir. C’est lui le caïd, le chef de tribu. Tous ces mécaniciens ont été choisis par Haardt lui-même, parmi les 30000 ouvriers et employés des usines Citroën. De tous les membres de cette mission je suis le seul que M. Haardt a recruté sans le connaître, oui ! le seul.

    Le soir, suivant la tradition des cinéastes de l’époque pendant un tournage, nous poussons jusqu’au quartier réservé, autrement dit des bordels, quartier cosmopolite s’il en fut où la gent féminine vient de tout le Proche-Orient. Nous sommes accueillis fort aimablement dans une de ces maisons par d’assez jolies femmes. On nous offre à boire le traditionnel arak, ouzo ou raki, appelez-le comme vous voudrez, cette liqueur à l’anis beaucoup plus parfumée que le Pernod de chez nous, mais attention, bue pratiquement sans eau !

    Mes camarades sirotent leur boisson tranquillement, lorsque j’entends ces charmantes personnes discuter entre elles, en grec, du meilleur moyen de nous plumer ! Ayant passé mon enfance en Grèce et en Turquie où mon père exerçait d’importantes fonctions dans une compagnie de chemins de fer français, j’avais parfaitement compris.

    Aussi dès nos verres vidés je les remercie, en grec, pour leur charmant accueil, et les prie

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