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Abécédaire pour les intimes: Tome 3
Abécédaire pour les intimes: Tome 3
Abécédaire pour les intimes: Tome 3
Livre électronique343 pages4 heures

Abécédaire pour les intimes: Tome 3

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À propos de ce livre électronique

Plus qu’une heure. Je vais bientôt devenir la dernière des soixante-trois personnes à démissionner avant moi.
Aucun licenciement. Pas l’ombre d’une rupture conventionnelle promise. Elle s’y refusait catégoriquement. L’école, tu l’aimes ou tu la quittes, mais toujours dans l’intérêt des jeunes.
Elle me fait appeler par Jean. Lui aussi, c’est son dernier jour. Elle l’avait cuisiné pendant cette longue semaine, prétextant qu’il faisait le mauvais choix.
Assistant de gestion, il avait été recruté en Contrat Pro. BTS assistant manager. Pour se justifier, il avait pleuré de nombreuses fois qu’il voulait un poste dans les ressources humaines. Bien loin de ce qui avait été convenu au départ. L’établissement ne lui serait qu’un frein de plus. Une entrave.
Plus que quarante-cinq minutes. Le 27 juillet 2013. Mon anniversaire était tombé dans les oubliettes. Je contemple les étagères blanches. Quelques sujets d’examens et comble du moment, je retrouve une des premières fiches de travail sur les sorties des apprentis. Le rouge « A revoir ! ». Les marques « impossible ! ». Comme elle aimait montrer sa toute puissance.
Quelques minutes. Une vingtaine. Juste le temps de me souvenir de cette matinée de Juin 2009…
LangueFrançais
Date de sortie17 mars 2016
ISBN9782312042497
Abécédaire pour les intimes: Tome 3

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    Aperçu du livre

    Abécédaire pour les intimes - Philippe Laguerre

    cover.jpg

    Abécédaire

    pour les intimes

    Philippe Laguerre

    Abécédaire

    pour les intimes

    Tome 3

    Outrage

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2016

    ISBN : 978-2-312-04249-7

    Avant-Propos

    L’ouverture d’un troisième tome est, contre toute attente, une gageure facile à réaliser. Si l’essentiel de l’autobiographie est de cueillir à froid l’ensemble des anecdotes, récits qui nous constituent, les réflexes pour les matérialiser nous poussent bien souvent vers l’économie de moyens. Fraîcheur d’esprit dans la conquête des pages blanches sans piolet ; feignantise absolue dans le désir de revivre soi-même les moments « refuges » que l’on a si souvent porté au sommet.

    « Tout l’art du roman vise sans doute à nous tirer d’impatience, et à nous composer un plaisir d’attendre qui ne s’use point. Par cette précaution, un vrai roman est toujours trop court ». Alain serait-il devenu un confesseur de dernière heure pour moi ? Puisque toute sa philosophie repose sur le fait de se savoir « esprit » et donc, responsable, redevable : suis-je devenu au bout de ce troisième Tome, l’obligé de mes souvenirs ?

    En tout état de conscience, il n’est pas court ou long qui veut. Il est, et c’est déjà pas mal. Il devient au fur et à mesure des pages, cet espace de partage à la morphologie particulière.

    Néanmoins, et pour coller à ce que j’avance par ailleurs, il y a un style prédéfini, une arme à laquelle aucun de nous ne pense avant de fixer son attention : la trame. Le hasard de l’à-propos conditionne l’invention des structures individuelles de pensées. Une confiance s’établit entre le lecteur et l’auteur. Un contrat tacite qui les lie, et qui appelle chacun de nous à vérifier, si les arguments présentés correspondent à l’engagement premier de celui qui les expose. Le lecteur veut se sentir porté. L’auteur veut le garder en haleine. Un appel à la confiance de ce qui a déjà été paru, et une envie sans défiance pour ce qui doit advenir, de ce personnage navigant entre des lignes plus ou moins claires. Le contrat de confiance : à l’image des politiques qui pensent posséder les votes de ceux qui n’en finissent pas d’espérer. Croire que derrière le rideau, l’homme cordial et dévoué saura répondre aux sollicitations du plus grand nombre. Toutes classes sociales confondues, mais à ne pas confondre. Toutes sortes d’électeurs qui représentent la République, mais restent tournés vers ce vœu pieux européen. De prétendre qu’une urne suffit à modifier un réel sociétal trop pesant, suffit à balayer d’un revers de main toutes les prises de consciences du rôle et de l’importance du citoyen au quotidien. Comme en politique, l’auteur séduit sa cible. Car bien qu’apparaissant comme un oxymore nécessaire, le choix du contrat dénote une existence notable d’un doute à l’égard des propos tenus. Dans la vie civile, le contrat de mariage, sous ses airs de protection consentie des deux époux, n’est que le reflet d’une méfiance légale acceptée. En ce qui nous concerne ici, peut-on poser proprement la notion de « projet » sans éviter d’entrevoir la mise en demeure ? Le travail réalisé ici est-il si fondamental en la matière, qu’il faille pour autant signer un protocole de déception potentiel ? N’est-il pas ici le devoir de deux époux de se jurer fidélité tout en acceptant le possible écart ? L’enjeu des images fabriquées est une responsabilité du réalisateur, mais aussi du spectateur.

    La nouvelle vague cinématographique des années 60 sans scrupules, a dessiné en son temps le travelling sur l’immeuble « d’à côté », le souci d’être au plus proche de l’acteur pour mieux le désacraliser. En finir avec la toute puissance du héros que les journaux à scandales balbutiants, montaient au pinacle pour une France en recherche de modèles. Avons-nous été trop souvent aveuglés par ces visages angéliques au point d’oublier une Marilyn Monroe à la limite du coma éthylique, dans un bureau de la maison blanche ? Une Nathalie Wood empressée de découvrir le succès qui lui était promis, fauchée en pleine gloire ? Que reste-t’il de ces traces que nous laissons auprès de nos stars ? Fidélisation de l’auditoire a supplanté la fidélité à une personnalité du cinéma. De cartes d’abonnements en coupons de réductions, avantages C. E et j’en passe ; comment penser le contrat, lorsque les archanges de l’éveil à l’imaginaire ne tiennent plus leur rang ?

    Qu’importe ! Je tiendrai notre promesse. D’autant qu’en ce troisième tome, je prendrai énormément de distance avec cette image qui me colle. Qui m’observe et que tout un chacun voudrait qu’elle fut vraie. En soi, il ne préexiste aucun contradicteur entre le narrateur et le lecteur. L’auteur ne peut se fâcher avec son héros, de peur que le message soit faussé. Surtout que le lecteur est aussi à lui seul, l’unique vitrine d’exposition sur la réalité de l’œuvre en tant que telle.

    Quelles que soient les connexions de notre ordinateur céphalique, notre plaisir à fermer une aventure et à en démarrer sa suite, nous rassure. Et je ne vous parle pas de ceux, c’est-à-dire vous, qui lancent le défi de retrouver la même, voire la pire des débauches contées depuis lors. « Que va–t’il encore chercher pour nous étonner ? Nous déconcerter ? » (Permettez-moi d’envisager « l’infini », en ce qui concerne les possibles interprétations).

    Si vous êtes parvenu jusqu’ici, rétournez-vous et regardez le chemin parcouru : le vécu réside dans cette nappe profonde qui effleure chacun de nous. La matière brute est toute puissante puisqu’elle n’est pas encore façonnée par l’homme. Et il revient à ce même « homme » de lui trouver un temps d’existence, puis un endroit pour mourir. En ce qui me concerne, je me trouve en ce point au stade terminal : le bilan est parachevé par ces lignes. Il justifiera le laïus en fin de dernier tome, mais voilà ! Pour cette entrée en matière revue et corrigée, je voudrais m’attarder sur cette journée. Ou plutôt sur cette soirée. L’an 1 de ma conception. De ce retour à l’ordre qui modifie mes paramètres temporels et qui m’invite à les enchevêtrer de la plus pure intention qui soit.

    Mon camarade de l’Alliance Française était venu ce soir-là, boire un petit verre dans mon modeste logis. Après avoir abusé d’une caisse de gueuze lambic payée à prix d’or, un sommeil terrassant l’avait envahi. Grand bien lui fasse ! Je ne suis plus dans l’univers qui m’entoure. Il est minuit et comme vous tous, je cherche l’idée. La grande illumination sur un concept non éculé maintes fois, par des pseudos scribouillards. Je ne les nomme pas. Et comme nous aspirons tous à plus de clairvoyance en la chose, il n’est pas sûr que de les nommer, il en ressurgisse un quelconque intérêt. Qu’importe !

    Je me mets en quête d’un geste culturellement simple, mais suffisamment marquant pour sortir d’une ère. D’une thèse. D’un voyage à l’étranger modifiant mes repères et mes sens. Comment élaborer l’œuvre d’une vie ? Comment élaborer une œuvre ? Comment se raconter sans se la raconter ?

    Il faut recevoir tout d’abord un signal d’alarme : un besoin irrépressible de communier avec ma patrie d’origine. Je suis en 2003. Plus précisément. Mes derniers élèves de la journée m’ont fait dire en plein cours, « Vous n’êtes pas Daryll Zanuck et pourtant, avec vous, j’ai l’impression de vivre mon jour le plus long ! ». Ils n’ont pas saisi la subtilité du moment ! Ok ! Je n’étais pas grossier, mais juste réaliste. Toutes les minutes ont compté dans cette suite de moments datés, de minutes passées à leur faire entendre la douce mélopée du français fringuant.

    Il me manquait le geste patriotique dans la langue de Voltaire. Le roman. L’expression qui se passe de commentaire, mais se prête à lire.

    Le blues du voyageur qui a posé ses valises, mais dont le cœur et la dévotion est resté au point de départ. Dans l’enceinte de l’aéroport parisien. « J’aurais voulu être un artiste ! », c’est raté ! On verra dans une prochaine vie !

    Quelques jeux absurdes se succédaient sur quelques chaînes de télévision. Le fond de commerce baigne dans la stupidité montrée. La ridiculisation de l’autre pour faire oublier son propre ridicule ? Enfin, après quelques hommes sandwichs s’époumonant sur un toboggan savonné, je zappe sur une émission littéraire « à la Coréenne ». Un présentateur, des invités autour d’une table lumineuse. Serge July de « Libération » avait trouvé son chroniqueur à la mode bridée. Il présente quelques ouvrages, dont les caractéristiques s’apparentent à des récits de vies. Là encore, quelques spécificités très locales : les quatre invités sont de dos au journaliste.

    Ils ne peuvent soutenir sa vue. Personne ne se parle. Ils sont assis les uns en nuque des autres. Chacun témoignant sur l’expérience qui l’a amené probablement, à écrire les quelques lignes commercialisables reliées. Le présentateur rit en mélangeant les bouquins et apparemment, il joue à celui qui reconnaîtra « qui a dit quoi ? ».

    Ce n’est pas un jeu, c’est une sorte de modestie, agrémentée d’un brin de défi personnel. Une des meilleures façons semble-t-il, de déjouer les faux écrivains qui, sous prétexte d’une charge suffisante dans leur secteur d’activité (prenons l’exemple de biographies de sportifs), s’attachent les services de « nègres », dans le but de convertir en culture, la somme des efforts libérée sur un terrain gazonné.

    Puis, vint le moment où, chacun à leurs tours, ils témoignent, face caméra, de l’improbable enseignement et des valeurs transmises par l’écrit (s’ils en recèlent, bien évidemment).

    Enfin, le dernier à prendre la parole semble circonspect. Il ne répond à aucunes questions. Stupeur sur le plateau ! La retenue légendaire est agressée dans son fondement. Le présentateur désire l’entendre sur le champ ! Il lui jette le livre devant son verre d’eau à moitié vide, ce qui manque d’ailleurs de le mouiller entièrement. Il prend son « bébé » dans les bras. Le tend à la caméra. Mon pote de lycée international fini de cuver sa bière et me fait la traduction. Il n’était pas très emballé par ce travail constant, mais bon !

    « (Traduit de l’anglais), Non, ce mec, il vend son bouquin. Celui-ci traite des différentes façons de concevoir la philosophie de vie à travers une cinquantaine d’auteurs asiatiques. Ça va, t’es renseigné ? Je peux continuer à dormir ?

    Dors poto !, je te réveille si j’ai d’autres questions ».

    Et là, le déclic ! Je revis toute mon existence défiler sur le dessus d’un lit trop sec. Ou sur les dessous d’une femme trop molle ? A vous de juger, comme le dit si bien Arlette Chabot.

    Sous l’emprise d’une envie incontrôlable, je vois en une fraction de seconde, mes dernières rencontres en sol Français. Je remonte le fil de l’histoire. Mon passé, mes aides, mes ennemis, et toutes sortes de mésaventures vécues. Le seul problème en fut la forme : roman ? la somme des personnages entrants, puis sortants me donnait le tournis. L’Essai ? Il faut une problématique et un but à atteindre. Nouvelle ? Trop riches et trop épars ces souvenirs. Je ne savais comment définir cette taxinomie dont seuls quelques auteurs, avaient risqué de s’y perdre. Il me faut un lien qui garderait près du cœur, la terre de ma croissance, les amis de fortune et fortunés, les malentendus amoureux, le glauque parmi le gore. Eurêka ! L’abécédaire ! Mais c’est bien sûr ! Une structure, des règles, une vision tronquée, mais qui m’appartiendrait de toute façon.

    Quelques remaniements avaient pris place dans mon esprit. Une table, deux chaises, l’humeur introspective au service de l’ancien et du moderne.

    Lorsque les mots d’aujourd’hui caressent le papier, mon univers apparaît. Lorsque l’emprise nostalgique étend son linceul acéré, je recroise ces gens délaissés sur le bord du chemin. Les plaidoyers intimes peuvent être aussi, de bons présages dorés. La portion congrue d’un éternel qui sera « reconquête » pour moi, un carnet de route pour celui qui s’y attardera.

    Laurent

    Là où préexiste la certitude, il ne réside plus que la fuite. Les mots deviennent de faibles lucioles puisque sans convaincre, nous sommes irrémédiablement condamnés à juxtaposer des faits inlassablement. Sans qu’aucune analyse puisse venir ouvrir le champ du possible, du probable, du doute. Le sens est absent. Il a crié haut et fort qu’il partait sans laisser d’adresse au profit d’un factuel squatteur. Dans la certitude, il faut à tout prix sacrifier à l’impératif de l’innovation pour l’innovation. Gravir les échelons du doute que toute recherche suppose, pour trouver une assurance sans détours. Ce que l’idiot, tel que je l’entrevois, ne fait en aucune façon. C’est même cette abstraction de toute quête de certitude qui le libère. Il ne prend aucun gant dans la présentation en société, ne ressent aucune crainte de voir ses théories s’effondrer. Il n’est que substance à lui-même, et ce reflet unique renforce son caractère endogène : perché sur sa planète, il est le maître de son lieu en essayant de croire que le magistère moral des règles qui le constituent, sont consubstantielles des lois externes qui le qualifient.

    A titre d’exemple et sans aucune arrière pensée, on peut croire que les tableaux de Pierre Soulages nourrissent des règles propres totalement ouvertes à l’analyse et penser les propos de Kafka fondamentalement obscurs, bien que ceux-ci soient de l’ordre et par un médium de transmission accessibles. Pour autant, a-t’on le droit de dire que la noirceur presque métaphysique d’un Pierre Soulages soit à même d’être capable de dialoguer avec les plus sombres pages d’un Kafka ? N’allons pas au-delà de cette limite imposée sous peine d’ouvrir un champ d’interprétation trop large et revenons aux fondements de cette histoire.

    Prenons deux mots connus, deux définitions que tout opposent, l’idiot et l’intelligent.

    Chez l’idiot, nous assistons à un fait rare : sa pertinence. Je me permets de vous citer ci-dessous la longue exposition des traits caractéristiques relevés par mes soins.

    « Est dit « idiot », un faible d’esprit. L’idiot est souvent lent, hébété, de sens obtus, dépourvu d’attention, d’imagination, sans initiative, sédentaire, souvent timide ; peu suggestible, mais obéissant et régulier ; au point de vue des sentiments, capable d’attachement, de reconnaissance et de pitié, plus accessible à la douceur que sensible à la crainte.

    L’idiot se distingue de l’imbécile, en ce qu’il présente généralement, au point de vue physique, des infirmités récurrentes : cécité, surdité, strabisme, bégaiement, hémiplégie, contractures, gâtisme. Ce n’est pas un constat en soi, mais la valeur proposée par la dénomination d’idiot dépasse toujours le cadre du phénomène. Il est aussi un caractère particularisant. Ex : « quel idiot serait plus à même de faire ton boulot à ta place ? ».

    Le langage courant banalise son occurrence, jusqu’à le rendre familièrement constant. Ex : « cet idiot a oublié ses clés à l’intérieur ! Il va galérer pour trouver un serrurier. De toute façon, il est coutumier du fait ! ». On ne sort pas de l’idiotie. On y reste par nature. Le trait revêt une permanence. Il est toutefois difficile de hiérarchiser les degrés d’idioties. L’idiot l’est plus par les actes, que par l’être qui est sensé s’en rendre coupable.

    L’idiot enfin est aux antipodes de l’intelligent, puisque dépourvu de cette caractéristique qui lui fait défaut. Il faut un acte important. Un fait d’arme marquant pour proposer autre chose que l’acte idiot. Par opposition, l’intelligent risque à tous moment de tomber dans l’idiotie et ceux, malgré une réputation fondée sur l’assurance, la réflexion, la pondération, le jugement et la mansuétude. Des stigmates plus spirituels que physiques. Cette observation démontre encore la volonté immanente de l’homme : Se rapprocher de l’excellence. De dieu en somme. L’intelligent, à sa décharge, a la possibilité de repérer l’idiot comme un être à part entière. Il lui octroie une place de choix qui justifie ses particularités tant recherchées. Paul Léautaud précisait d’ailleurs qu’« être intelligent, ce n’est pas seulement comprendre les idées qui entrent dans notre tempérament, dans nos habitudes de pensée. Être intelligent, c’est comprendre les idées, les choses, les faits qui nous sont différents, contraires et les plus divers ».

    Seulement, s’il on s’en réfère au sens littéral de cette citation, l’intelligent se moque bien des particularités de chacun, puisqu’il est sensé les comprendre. Il devient seul dans sa tour d’ivoire. Un homme qui, trop prompt à juger, se suffit à lui-même. De ce fait, il est bien judicieux de remarquer que l’intellect éloigne souvent l’intelligent du peuple. Il fait peur. Si bien qu’une qualité reconnue de tous, se transforme en un monceau de préjugés stables. Ex : « ne fais pas ton intelligent ! Il a des enfants, on dirait des petits chiens savants ». Ou, « Toi le savant qui sait tout sur tout, laisse parler les autres ».

    Sur ce point, c’est l’idiot qui s’en sort le mieux. L’idiotie, par digression, conduit à l’intercommunication, à la création (CF Coluche lorsqu’il dit : « je suis l’idiot qui fait l’imbécile »). Ou Fernandel, reprenant une expression populaire dans une de ses chansons : « je suis l’idiot du village ».

    On remarque que l’intelligent ne l’est jamais vraiment, car il est plus difficile encore de reconnaître le talent (par fierté ou condescendance), de la vraie bêtise. On pourrait même croire que cette dernière est un gage de prospérité de nos jours. Et pan ! Là je suis condescendant ! Suis-je bête pour autant ? C’est idiot ! Un idiot ne peut pas nourrir ces défauts ! Des deux personnes en présence, je ne savais pas qui était de nous deux « l’idiot ».

    Laurent passait ses journées sur un banc de Fabrègues, mon village de cœur. A toute heure, je pouvais m’entretenir avec lui sur différents sujets. Loin de moi l’idée de me positionner comme l’intelligent de l’affaire ! Nous dirons que de nous deux, j’étais celui qui se présentait comme le plus lucide psychologiquement.

    A chaque fois que je croisais son regard, une somme de souffrance me remontait jusque dans mes narines. J’étais souvent tétanisé à l’approche de la petite fontaine en bas de la rue. Tous mes muscles se raidissaient. Comme les lois inutiles affaiblissent les lois essentielles, celles de la nature allaient à l’encontre de mon self-control. Ce qui avait pour effet de figer mes jambes. Il cristallisait mes pensées les plus absconses, ébauchait à l’approche, la lutte entre le bien que je désirais pour tous, et le mal que je tentais de contenir dans cette frêle carcasse d’adulte naissant.

    Mes rotules craquaient littéralement. Je n’étais plus maître de mon destin : je l’accomplissais. « Qu’est-ce qu’il va me trouver encore pour me tenir la jambe pendant des plombes ? ». La question revenait sans cesse. Je me trouvais dans la posture habituelle mais cette fois, « un bonjour / au revoir », voilà tout ! Comme il est judicieux d’apporter une forme extérieure à cette Némésis de la bonne humeur, je vais de ce fait, vous dresser l’aspect physique et comportemental de cet énergumène captivant.

    Paré de velours en toute circonstances, y compris en pleine période de canicule languedocienne. La couleur ? Marron. La veste, la chemise, le pantalon, les chaussettes, jusqu’aux boutons de manchettes, du même coloris. Il m’eut arrivé dans ma proche jeunesse de demander à ma mère, si elle l’avait déjà vu se vêtir d’une façon différente. Sa réponse froide à son sujet me laissait chaque fois sur ma faim :

    « Tourne pas autour de lui, il a des réactions bizarres, il tient ça de sa mère ! Je veux pas que tu lui parles ! ».

    En voilà des façons de créer le mystère d’une vie ! Et par digression, de générer en moi, une envie irrépressible de lui être agréable. Il arrivait que je me poste sous sa fenêtre, les soirs d’été, pour l’entendre gémir à la mort. Le premier être qui nous fait entrer dans une peur attrayante ne s’oublie jamais. Il n’y a que la première conquête féminine dans une existence qui puisse tenir la comparaison.

    Dès que son crâne chauve passait le cadre de sa fenêtre, je me collais contre la façade afin de ne pas être repéré. Une partie de cache-cache non-partagée s’engageait. Cet état de surveillance rapprochée, sans que le dit personnage ne se doute de l’auteur, dura près de cinq années. Cinq longues années où je tentais avec la rage du désespoir et dans l’illégalité la plus totale, de percer à jour le rythme de vie de cet hurluberlu reconnu. Il ne se confiait jamais. Il vagabondait la journée de bancs publics en bancs publics. Je trouvais cela assez inquiétant. Méritait-il cette oisiveté ? Était-il si vieux au point d’être à la retraite ? Je n’avais pas d’âge à lui octroyer, mais son sourire semblait angélique.

    Je réfléchissais au meilleur moyen de l’aborder. Il fallait que je sache.

    Les pieds nus dans les ceps de vignes, la nuit, je le guettais en train de s’adonner à un rituel peu courant. Je ne distinguais qu’une forme. La peur nouait mon estomac. Je ne tentais que très rarement des approches aussi risquées. Il creusait à mains nues (elle aussi ! Décidément !) Une sorte de bouillie dense. Ses membres en étaient recouverts.

    Le panenthéisme, doctrine propre à son instigateur Krause, nous révèle en son essence « que tout est dieu ». S’il a pris le risque de mettre ce genre d’individu au monde, et sachant qu’il sait tout en toutes choses, comment cette énigme faite « homme » peut en toute impunité (en extrapolant qu’il dû être puni), vivre en totale incohérence ? Que la norme soit mon guide spirituel, je lui exposerai mon point de vue. J’arrive ce jour-là, à la jonction de la rue Neuve des horts et de la rue de la Fontasse. Le banc est vide. Une canicule de milieu d’après-midi me fait pratiquement renoncer.

    Je sais à ce moment précis qu’il me faut attendre. Ces vieux mobiliers urbains offerts au tout venant ! De larges ronds verts dans lesquels, parfois, et avec le goût prononcé pour le grotesque, certains ados en 103 SP, enfoncent quelques rondelles. Des pièces de vingt centimes ou d’un franc. Je m’escrimais à chaque fois, mais rien n’y fit. Je prenais ce jeu comme une attente. Le gaillard ne tarderait pas. Je mettais le doigt dessus : il était déjà assis.

    – « Bonchour ! (Quelques problèmes d’élocution en prime). Che te vois souvent. T’es petit toi ! 

    – Oh, je suis pas très grand, j’ai quatorze ans… 

    – Non, t’es petit… à Vivi ! (Vivi est le diminutif de Viviane, le prénom de ma mère).

    – Oui, c’est ça ! La dame qui habite en haut de la rue ».

    Une série de voitures passe et dans un souci de surveillance accrue, il dévisage les passagers. Je tente de lui parler plus avant des nombreuses occasions où je l’avais surpris en pleine nuit. Comme deux chiens de faïence, je crois apercevoir dans ses yeux le besoin d’une confession. Avec courtoisie ! Voilà la façon dont je le cuisinerais ! La simplicité affectée à ce pauvre individu était, de ma part, une indélicatesse à laquelle j’allais me résoudre. S’il avait vu mon manège, j’aurais déjà été sur le grill. La porte grande ouverte, je me laisse aller aux questions épineuses.

    – « Tu vas où le soir ? Je t’ai vu là-bas dans les vignes près de la Fontasse. T’étais avec une lampe torche… », Il me coupe aussi sec, tout en posant sa main sur ma bouche.

    – C’est le dodo des nanimaux. Tu ne dois pas voir. Je peux te dire d’accompagner mais toi, tu parles pas ».

    Il reprend sa position attentiste. Le regard fixé sur la vieille fontaine au « cou mou ». Je l’appelais comme cela, car elle servait à remplir certaines cuves encore embaumées des restes de raisins cueillis dans la journée. Un long embout en tissus imperméable permettait d’orienter le jet.

    Il semblait s’offusquer de ma récente trouvaille, en découvrant puis en couvrant son crâne de sa casquette.

    Là, j’avais touché le point sensible. Je rétablis le dialogue en l’amenant sur un terrain beaucoup plus consensuel.

    – « T’habites seul ? Oui ! Toi ! T’es seul dans ta maison ? Tu n’as pas de la famille ? Famille, papa, maman, ou frères ? Non ? J’ai un secret, mais faut pas parler. Manger cette nuit. Moi, content ce soir ! Venir ? ».

    Je ne comprenais qu’à demi-mots ce qui semblait se présenter comme une invitation en bonne et due forme. Il riait à se dilater le sphincter ! Ou à se taper le cul par terre, comme vous voulez ! Je l’observais longuement et j’en éprouvais un certain plaisir. A l’âge où l’on a trop souvent l’habitude d’être l’observateur silencieux des dîners familiaux, je réussissais à contenter une personne qui avait le triple de ma condition. Une fleur en quelque sorte. Je ne savais même plus si c’était la situation qui le faisait rire, ou si c’était moi qui, par mes tâtonnements légitimes, provoquait cet état de liesse. Le « doux dingue » me montre la maison, le cadran de sa toquante pointée sur le huit. Un signe de main. Il galope. Attaché à ne pas rater sa balade de début d’après-midi.

    Rentré à la maison, je m’allonge et repense à la façon dont j’allais pouvoir justifier mon absence. J’inventerais bien un repas chez mon cousin ! Après tout, qui surveillerait mes

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