PARLER DE SOI SANS NARCISSISME, RAVIVER SON PASSÉ SANS COMPLAISANCE
Partir de soi pour parler du monde. S’appuyer sur les faits qui nous constituent pour explorer l’humanité à laquelle on se relie. Et faire de l’écriture un geste consubstantiel à la vie, sans lequel « les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme », comme elle l’écrit en exergue de son dernier texte. Par ses réflexions sur les transfuges de classe et la question de la « place » de chacun dans la société, Annie Ernaux a ouvert la voie à des auteurs comme Nicolas Mathieu, Claire Marin, Édouard Louis… Son art, pourtant, ne ressemble à aucun autre. Par son travail sur le style, la structure, la tonalité, elle est parvenue à résoudre un problème qui ressemble à la quadrature du cercle: parler de soi sans narcissisme, raviver son passé sans complaisance, et bouleverser les lecteurs avec des précisions économiques, corporelles, sociologiques qui portent l’odeur du temps passé.
« Il n’existe pas de vérité inférieure, estime Annie Ernaux, ce qui l’a souvent conduite à se mettre en danger, et à s’exposer consciemment au scandale – notamment dans où elle racontait, en partant de sa vie, ce que pouvait être un avortement clandestin dans les années 1960. Citons également qui parle de son père, de honte sociale et de séparation langagière, … Les textes d’Annie Ernaux forment un genre littéraire à eux seuls, sur lequel bien de vaines étiquettes ont été posées. Ainsi son dernier roman, court, dense et beau, , sur deux amoureux que trente ans séparent. Il est étudiant, elle romancière célébrée, il voudrait un enfant d’elle, elle sait qu’ils n’ont pas d’avenir, mais ces vérités n’empêchent pas leur amour: elles en font partie. Et elles s’inscrivent dans un temps qui est, pour lui, celui de la découverte et de l’exploration érotique, pour elle, celui d’une redite de la jeunesse qui prend aussi la forme de rappel à la mort. Là encore, sans emprunter les voies traditionnelles du discours amoureux, Annie Ernaux nous atteint profondément.