Le Sourire
Par Agnès Hétroy
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À propos de ce livre électronique
Derrière cette distance apparente, il nous reste que le sourire d’Agnès. Que l’extraordinaire.
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Aperçu du livre
Le Sourire - Agnès Hétroy
978-2-312-00438-9
Introduction
Que la vie nous donne un père et une mère est une évidence et notre nombril est là pour nous le rappeler… Il n’y a là rien d’étonnant. Par contre, que la société vous donne deux parents de plus, et les choses se compliquent ! Quatre parents pour moi toute seule…curieux cadeau de naissance, non ? Cela n’est pas écrit sur mon front et je ne dispose fort heureusement pas de carte justifiant ce handicap. Aucun dosage sanguin n’aurait pu détecter lors de la grossesse de ma mère que je serai quelques mois plus tard, et pour toujours, porteuse de son abandon en attendant que d’autres parents ne reprennent le flambeau. Disons que j’ai changé alors de sponsors…
Que je sois fille de ceux-ci ou de ceux-là ne m’a pas évité d’avoir à traverser des moments heureux et d’autres un peu moins réjouissants pour devenir une femme ordinaire. Parfois, pourtant, au hasard d’une réflexion plus ou moins gaie, devant un horizon brumeux ou face à l’infini de la mer du Nord, mes pensées me ramènent vers ce début d’existence un peu moins ordinaire. Cela a toutefois l’avantage de m’avoir dotée d’une vie « kaléidoscope » et j’ai décidé, une fois pour toutes, de la regarder par le bon bout de la lorgnette : le sourire.
Beaujon… Tout le monde descend !
Je suis née un jour de la fin de l’hiver 54 aux portes de Paris. Étant un bébé tout à fait comme les autres, du moins en suis-je convaincue, et supportant mal les sévices de nettoyage allant de pair avec mes premières bouffées d’air pur, j’ai beaucoup pleuré. Vous douterez peut-être de la véracité de ce qui suit mais qui, mieux que moi, pourrait vous en parler puisque j’étais aux premières loges…Dans les minutes qui suivent l’accouchement, les adultes se réjouissent de ce qu’ils ne supporteront plus chez nous ensuite. Mes pleurs eurent donc le mérite de rassurer les premières mains qui s’occupèrent de moi, et Dieu sait si elles allaient être nombreuses !
C’était la première fois que ma mère me quittait. Disons plutôt que, cette fois-là, c’est moi qui la quittais. Est-ce pour se venger de cette première trahison, en tout cas dix jours plus tard, elle me laissait à son tour. J’ai beau les avoir vécus à ses côtés, j’ai grand peine à imaginer quels sentiments l’animaient lorsqu’elle tenait mon corps mou dans ses bras ; elle savait déjà que je ne grandirai pas près d’elle. Si elle m’en avait prévenue j’aurais pu m’appliquer à bien profiter d’elle, de son odeur, de sa voix, de sa chaleur. Elle m’aurait raconté quel était cet homme, mon père, qui lui manquait tant depuis qu’elle était arrivée à Paris. Elle m’aurait parlé aussi de cet autre dont nous portions tous trois le nom, mon demi-frère, elle et moi. Dix jours de vie commune entre une mère et sa fille auraient mérité que l’on inventât une puce électronique pour que le nourrisson que j’étais se rappelle toute sa vie de la voix et du visage de sa mère. Je suis née trop tôt et je ne me souviens de rien. Alors, quand cela me manque trop, j’imagine ou je rêve.
L’angine de poitrine
J’ai toujours nourri une affection particulière pour les vieilles dames. Leur conversation me rassurait, leurs souvenirs me servaient d’histoire et leur indulgence de rempart contre la sévérité de mes parents. Ah, j’ai oublié de vous prévenir : j’emploie indifféremment ce terme pour mes quatre parents. À vous de vous débrouiller dans vos repérages avec la terminologie en usage : parents nourriciers, parents biologiques (comme la farine du même nom), parents adoptifs ou encore, ce qui est pire, les vrais et les faux parents. Donc, si mes parents étaient sévères, leurs vieilles amies l’étaient beaucoup moins ; du moins s’allégeaient-elles, en me gâtant, de leurs sévérités passées. De toutes les façons, je grandissais seule et préférais leur compagnie à celle des enfants ou des jeunes de mon âge.
Je ne devrais pas employer le pluriel pour parler d’elles car je n’en avais qu’une à la fois. Le statut de confidente n’évitant pas d’avoir à rendre compte de sa condition humaine, quand l’une mourrait, elle se trouvait très vite remplacée par la suivante. Et celle-ci de prendre ses fonctions en m’apprenant à accepter le sort qui lui serait bientôt réservé. C’est sans doute ainsi que je me suis familiarisée à la mort…et à la vie. Car une autre de leurs qualités était d’aimer la vie et d’en parler de façon tellement drôle que j’avais hâte de vieillir pour la croquer à mon tour…
La plus coquette, et aussi la première rencontrée après que je sois « arrivée » chez mes parents, s’appelait d’un joli prénom de fleur effeuillée par les amoureux. Moi, je l’appelais Maman-Bé. Mon premier souvenir d’elle est une boîte qu’elle m’avait proposé d’ouvrir. Il y avait du papier léger et bruyant. Attention…c’est fragile ! Je dépliais doucement, un à un, les petits paquets. Au cœur de chacun, un petit personnage coloré. Ce fût ma première collection, des santons de Provence. Deux d’entre eux portaient les prénoms de mes parents. D’autres, les bras en l’air, l’homme tenant une lampe et la femme un panier au bras gauche, arboraient un air sympathique. C’étaient les « ravis », mes préférés. Maman-Bé me gâtait beaucoup. Sa vie ressemblait à une rubrique nécrologique : son fils et sa fille morts de tuberculose, son mari écrasé par un balcon, cédant alors qu’il contemplait la vitrine du dessous, en attendant sa femme, et enfin la banqueroute qui engloutit toute sa fortune. Seul survivant de cette triste saga, un petit-fils. Il commença de s’intéresser à elle, quelques jours avant sa mort, plus animé par l’attrait de l’héritage supposé que par la pitié que lui inspirait cette vieille femme. Autrefois belle, riche et désirée, elle mourait totalement démunie et nécessitant des soins de bébé qui lui fournissaient l’occasion de ses dernières dérisions. J’ai gardé d’elle le bonheur de rire, de dire des « bêtises » qu’elle me demandait de ne pas répéter à ma mère, de peur qu’elle se fâche. Car, outres les rares petites plaisanteries truffées de sous-entendus ou de clin d’ ?il grivois, elle me prenait à témoin de sa splendeur passée : hôtels luxueux, fourrures, vêtements de soie comme le papier de mes santons et messieurs amoureux d’elle, dont elle tenait à souligner tout le sérieux. Je l’écoutais en m’amusant avec son « nécessaire de beauté » posé sur sa coiffeuse. Je ne comprenais pas bien ce que la beauté avait de « nécessaire » mais j’adorais fourrer mon nez dans sa houppette de cygne chargée de poudre à en éternuer, ou me lustrer les ongles, du moins la matrice que je ne parvenais pas à ronger, avec un petit coussin de peau de chamois collé à une poignée d’ivoire. L’objet le plus curieux de ce nécessaire était un crochet à boutonner les bottines. Maman-Bé m’en expliquait l’utilisation d’un geste de main mais aussi, avec de discrètes allusions appuyées de son beau rire, les raisons pour lesquelles les messieurs avaient à utiliser cet engin de torture en sa compagnie… Avec elle, je découvrais la féminité.
Elle me parlait aussi beaucoup de ma mère. Sa fille en était la marraine et, à sa mort, Maman-Bé avait repris sa charge. Alors simple marraine par substitution, elle se réjouissait que sa filleule et elle-même soient devenues mère et grand-mère par adoption. Je ne sais ce qu’elle pensait de mon père, elle n’en parlait jamais.
En fait, après ma grand-mère et avant Maman-Bé, il y avait eu, pour un court intérim, Mademoiselle Odette. Pour s’appeler encore « Mademoiselle » à cet âge avancé, vous l’avez deviné, Odette était vieille-fille. J’ai peu de souvenirs de cette ancienne couturière de ma grand-mère et qui m’aimait beaucoup, au point de m’offrir, aussi avare soit-elle, et pour porter le cierge de ma Première Communion, un mouchoir brodé qui fut le sien à la même occasion. Je me souviens mieux de sa maison, en vis à vis de celle de ma grand-mère. Quelques marches depuis le trottoir, un long couloir carrelé terminé par une porte demie-vitrée d’où l’on pouvait voir le jardin, une odeur de lessive mêlée à la cire : tout, chez Mademoiselle Odette, respirait l’ordre et la propreté. Elle me parlait de mes grands-parents et de leur bonheur à l’annonce de mon adoption. Elle plaignait aussi mon grand-père, Césaire, d’avoir si peu profité de moi, puisqu’il est mort quelques jours après mon « arrivée ». Je n’aimais pas cela et attendais plutôt que l’heure s’écoule : sortait alors de sa cage le coucou de la pendule tyrolienne. Ma mère m’envoyait chez elle pour m’éloigner de ma grand-mère mourante ou, après sa mort, m’éviter la poussière et l’agitation du grand débarras. C’est chez Mademoiselle Odette que je suis allée pleurer après que ma poupée n’ait été ajoutée à un lot de la vente aux enchères, sur une estrade, dans la rue. Ce fut la seule poupée à laquelle je me suis intéressée. Et tant mieux pour les autres, cela leur a permis de sauver non pas leur peau mais leur chevelure. Pour être de bonne foi, ce n’est pas une poupée que ma mère a cru donner mais un corps de plastique orné, en guise de sourcils et d’yeux, de quelques pointillés de peinture usée. Je ne jouais qu’à la