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Même les rhinocéros pleurent parfois: Une femme sous pression
Même les rhinocéros pleurent parfois: Une femme sous pression
Même les rhinocéros pleurent parfois: Une femme sous pression
Livre électronique306 pages4 heures

Même les rhinocéros pleurent parfois: Une femme sous pression

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À propos de ce livre électronique

D’après une histoire vraie, la vie dans toute sa mesure, tour à tour brutale et drôle.

Les répercussions de la Seconde Guerre mondiale au cœur des familles, l’évolution de la société, les rapports hommes-femmes, vus avec des yeux d’enfant, avec un sens aigu de l’observation et du ressenti.
Le cahin-caha de l’enfance, les violences conjugales, la maladie, la spirale des dettes, rien ne parviendra à mettre à terre notre héroïne.
C’est une femme maintenant. Mais c’est une femme qui veut rester, coûte que coûte, une fille. Une fille sous la seule influence de la dictature du grand maître de l’esthétique.
D’expériences « beauté » cocasses en de furtifs lâcher-prises, finalement cette femme ne renonce jamais.
Résister par tous les moyens. Encaisser. Faire comme si tout allait bien.
Maître dans l’art du camouflage, dans l’art de porter le masque, mi caméléon mi Commedia dell’arte, l’auteur, tour à tour, se laisse prendre au piège des apparences et le dénonce.
Pourtant aucune hypocrisie dans ce texte, écrit avec une sincérité touchante.
C’est le récit d’une femme qui doit parfois tricher dans un seul but : rester fidèle à son serment.

Ce récit poignant vous propose de suivre le parcours semé d'embûches d'une femme qui ne cesse jamais de se battre.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Marie-Josèphe Faure est née le 14 mars 1959 dans la Loire, de parents de nationalité différente, résultat du brassage extraordinaire des populations au cours de la Seconde Guerre mondiale.
À l’école primaire, sa rencontre avec un instituteur de légende a une influence définitive sur le plaisir d’apprendre, le goût de la langue française et de l’écriture.
Après une première tentative ratée à l’université à 18 ans, sa reprise d’études universitaires est couronnée de succès à 28 ans, avec enfant et boulot. C’est ce chemin d’embûches et de persévérance qui définissent son existence. Si elle avait vécu chez les Indiens d’Amérique, elle se serait appelée « celle qui ne renonce jamais ».
LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie3 nov. 2016
ISBN9791023603606
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    Aperçu du livre

    Même les rhinocéros pleurent parfois - Marie-Josèphe Faure

    Intro

    La peur ne m’avait jamais quittée. Une peur viscérale, du fin fond de l’enfance. 50 ans et encore une gamine terrorisée. Toute cette violence. Une mère à moitié cinglée, un père qui l’était complètement, une hérédité pesante comme une enclume.

    « C’est cadeau ma fille. Bon courage ! Tu vas en avoir besoin. »

    Entre eux les ingrédients de la passion et, bien sûr, ça a viré au cauchemar. Des parents dont on se passerait volontiers et pourtant oui, mes parents, impossible d’y échapper. Parents : je rêve un peu, beaucoup… à une image d’unité. Réveille-toi ma fille, tu rêves beaucoup trop ici tout n’est que déchirure.

    Ils s’étaient rencontrés en Bavière pendant ce qu’on a appelé avec absurdité « la Seconde Guerre mondiale », espérant vainement qu’elle serait la dernière.

    Un amour d’urgence, un amour qui rend vivant l’instant, qu’il faut vivre à tout prix quand on ne sait pas ce que l’on sera demain, ce soir, dans une heure. Toujours en vie, déporté ailleurs, arraché à l’être qu’on aime, arraché à nos compagnons d’infortune ? Un amour entre deux gamins déracinés. Un amour pour échapper au sordide de la détention, aux baraquements insalubres. Pour échapper à la promiscuité, aux poux, aux maladies, à la faim. Un amour entre deux êtres qui ne parlaient que quelques mots d’allemand, appris sous la contrainte. Un amour pour s’évader.

    Ma mère avait été déportée à 16 ans. Elle était issue d’une famille paysanne qui, ayant fui l’Ukraine et vendu une ferme pour un montant de 3 000 zlotys, se trouvait dans une situation plutôt aisée pour l’époque. Pourtant, entre guerre et exode, le pactole avait rapidement fondu. Ma grand-mère, Maria Oleg, s’était remariée et avait pris le nom de Kuzel. Sur les photos grand-mère Maria semblait redoutable. Elle l’était. Une petite bonne femme aux yeux noirs impitoyables qui donnaient froid dans le dos. Une mise des plus pauvres, des habits sombres, des croquenots impeccablement cirés, mais des croquenots quand même. Aucune place à la coquetterie. Quand le salaire hebdomadaire d’un ouvrier permettait l’achat d’un peu de beurre, et encore, après avoir fait la queue fallait-il que le magasin en dispose. Alors l’élégance, la féminité, quelle indécence !

    Grand-mère avait un concept très particulier de l’éducation des enfants. À la ceinture. Malgré leurs origines paysannes, ma mère la vouvoyait. Distance abyssale entre parents et enfants, pas de place pour les cajoleries. En ce début de xxe siècle le mythe de l’enfant bonheur n’était pas d’actualité. Dans les familles pauvres, les parents étaient craints et les enfants considérés comme une charge qui justifiait leur exploitation. Dans les familles riches, ils étaient confiés à la gouvernante ou au pensionnat.

    Pour grand-père, qui avait servi dans l’armée prussienne, la déportation de son empotée de fille, à peine bonne à aider un peu à la maison, fut la source d’une incompréhension abominable. Il croyait que son passé exonérerait sa famille. Il était, comme tous ces Polonais, réfugié dans sa naïveté, et pensait que le régime nazi l’épargnerait. Il supplia qu’on lui laisse sa fille, si jeune. Rien n’y fit. Ma mère fut déportée.

    À partir de mon arrière-grand-mère, la famille s’était convertie au catholicisme. Pour ma mère ce fut une immersion complète, du genre baptême de Clovis. Sa foi était une évidence et j’admirais cette croyance absolue et limpide dont j’étais incapable. Trop de questions. Pas assez de réponses. Éternel schéma. Je porte cette foi ou cette croix, je ne sais plus très bien, par procuration. J’explique.

    Ma mère m’a affublée d’un prénom dissuasif, Marie-Josèphe. « Pour être toujours protégée », disait-elle. Superstition quand tu nous tiens. Un prénom qui vous classe d’emblée parmi les chieuses, les moches, les pas aidées par la nature, les promises vieilles filles, les ennuyeuses. Un prénom qui met à l’écart dans la cour de récré et oblige à compenser par une sociabilité forcenée. Épuisant. Prénom unique, pas de seconde chance. « Je m’appelle Marinette, mais tout le monde m’appelle Ambre, mon deuxième prénom. » Marinette et Ambre, pas du tout le même registre, de quoi développer une bonne schizophrénie.

    « Qui suis-je ? »

    Aucune chance en fait que des parents puissent opter pour des prénoms si opposés, prolo versus volupté.

    Pour les mecs, eh bien ! ce n’est pas très romantique. Pas le genre de prénom qu’on susurre à l’oreille ou qu’on crie en plein orgasme. Trop long, trop froid. Ça sonne comme un rappel à l’ordre. Un prénom qui les glace, qui les persuade que je ne pourrais faire l’amour qu’après avoir récité trois « Notre Père » et deux « Je vous salue Marie », et qu’après, eh bien ! après j’expierais en me flagellant des heures durant.

    Il y a ceux qui, après de longues années d’hésitations, finissent par choisir « Marie ». Plus simple. Plus docile. Plus doux, plus féminin. Plus nunuche aussi. Il y a les avant-gardistes, rock’n’roll qui préfèrent « Joseph ». Ce ne sont pas les plus nombreux. Marie emporte presque tous les suffrages. Avec les prénoms composés, personne n’est à l’abri. De prime abord, je ressemble plutôt à Marie, mais il ne faut pas s’y fier. Joseph n’est jamais bien loin et il n’est pas commode. Il est carré, intransigeant. Généralement ça en surprend plus d’un, tout le monde ayant une fâcheuse tendance à confondre gentillesse avec prêt-à-berner. Erreur colossale. On peut être gentil sincèrement et exigeant. Pas d’incompatibilité. La gentillesse est une vertu du cœur, c’est l’empathie, la faculté de placer tout le monde à égalité. Peu importe qu’on soit riche ou pauvre, percutant ou con, et pour les cons le choix est infini, quel, vieux, gros, sale, grand, petit… con. Le con est un caméléon.

    « Comment le définir, alors ?

    –Élémentaire mon cher W., le con, c’est toujours l’autre. »

    Un prénom only for the brave, ceux qui voient au-delà des apparences, ceux qui aiment les défis, ceux qui sont dignes d’intérêt. Les autres… Pff restez où vous êtes les mecs !

    Chapitre I – Une rhinocéros en Suisse

    Les apparences. On se laisse tous piéger par les apparences, par nos a priori. Le village paisible qui cache son lot de sordide. Le mec brushing, bronzé, dents blanches qu’on a volontairement zappé pendant dix ans. Un mec que les copains encensaient. Le tombeur aux multiples conquêtes. Je répondais :

    « Attendez ! Vous ne parlez quand même pas de ce mec-là ? Si ? Parce que vous allez me dire que ce genre de mec ça marche encore avec les nanas ? Qu’il y en a qui tombent encore dans le panneau ? Rappelez-moi les mecs, on est bien là au xxie siècle ? On n’a pas changé d’époque ? Si ? Et on ne m’a pas prévenue ? »

    Les potes me regardent, interloqués.

    Un jour pourtant le mec brushing, bronzé, dents blanches, me prend la main. Je suis troublée. Tellement troublée qu’enfin je m’intéresse à lui et découvre derrière ce cliché que je ne pouvais qu’associer au Club Med, un mec, un vrai, avec un cerveau et beaucoup de sensibilité. Pas juste un sex-toy, même si dans cette catégorie il est plutôt très, très doué. Non, un mec qui aime la nature, les balades. Un mec, capable de s’arrêter devant une façade d’immeuble, de contempler les détails d’architecture à Paris, Bangkok, n’importe où dans le monde. Un mec capable d’enchaîner deux documentaires d’Arte. Un mec qui aime les fleurs. Un mec qui aime la déconne, le champagne, la fête. Un mec qui aime boire son café au bord d’une rivière. Un mec qui aime les choses rares, les antiquités et qui a l’élégance de me ranger dans la première catégorie. Un mec que je découvre le matin, qui passe seulement la main dans ses cheveux. Finalement, il ne fait jamais de brushing. Moi, si, tout le temps. Un mec qui m’aide à enfiler mon manteau, qui m’ouvre la portière. Un mec qui dit :

    « Je vais te chouchouter. »

    Je pense alors : « Ouais, on verra bien, ils disent tous ça au début, non ? »

    Finalement un mec qui, oui, me chouchoute. Un mec qui tient ses promesses. Finalement, finalement, je m’étais trompée sur toute la ligne.

    « Les filles, on se calme. Et non je ne vais pas vous filer son numéro de téléphone, mais bon la prochaine fois que vous croisez un mec qui vous paraît loin, très loin du modèle que vous aimez, réfléchissez bien avant de zapper. Parce qu’Oh oui ! Ça marche super bien avec les nanas. Un putain de piège à filles. »

    Il y a ceux qui ne vous demandent pas votre prénom. Les rencontres d’un soir, d’une nuit. J’ai 18 ans.

    OK, on a tous eu 18 ans et fait des trucs improbables. Non ? Pas toi ? Dommage. Parce que tôt ou tard tu es o-bli-gé d’en passer par là et crois-moi il vaut mieux tôt que tard. Pourquoi ? Pasque sinon tu t’appelles démon de midi ou cougar et franchement t’as l’air de quoi là ?

    Je travaille pendant les vacances d’été. Haute-Savoie, loin de ma mère. La liberté. Je me fais une super copine du genre de celle avec qui on part en stop, on part en boîte danser jusqu’au matin, on prend force vitamine C après pour assurer au boulot. Bref une super copine, tu vois de quoi je parle.

    « Où sont les femmes ? » chante Patrick Juvet.

    C’est pas pour nous, on n’est pas encore des femmes, juste des filles avec une furieuse envie de vivre. Coucher ? Bien sûr qu’on couche. On ne sait rien faire d’autre. On ne sait pas faire l’amour. Alors on couche, pas par plaisir, non, juste pour ne pas passer pour une fille coincée. Après la dictature du prolétariat, celle de la femme libérée en quelque sorte.

    Ma copine trouve assez vite un copain qui a un copain qui ne me plaît pas du tout, donc nothing happened. Logique.

    Un soir, on décide tous les quatre d’aller faire un tour en Suisse. Nous sommes à 200 mètres de la frontière. On y va. En stop naturellement.

    Le stop. Tu vois ce que c’est ? Le stop c’est l’adrénaline. Tu connais le covoiturage. Tu t’inscris sur Internet, tu choisis. Le stop, rien à voir. C’est le courage. C’est la peur et le risque. Le stop c’est quand t’as pas de fric, pas de caisse, que papa et maman ne te payent pas le permis. Le stop c’est la démerde.

    On passe la frontière et c’est l’enchantement des prairies clôturées de barrières blanches, des pelouses impeccables, des fleurs aux balcons. Tout est propret et a un air de village de conte de fées.

    On arrive à Montreux. Avions-nous vraiment voulu aller à Montreux ? Pas sûre. Mais les hasards du stop faisant, nous y arrivons. Bord de lac. Classe. Festival. Montreux. Tribulations de la soirée. Un bar quelconque, un Balto suisse. Néons, billard, juke-box.

    Un mec joue au billard. Nous sommes une bande. Il fait une partie, je ne me souviens pas des autres. Il n’est pas vraiment avec des potes. Il semble seul et pourtant traité comme une guest-star. Les mecs l’entourent, le patron du bar le couve des yeux. J’ai en face de moi le sosie de David Bowie. David dans sa période blonde. David d’après la première période, rousse, maquillée, étrange, ensorcelante. David que je découvre à 14 ans. Son côté féminin me rassure. Âge où les garçons font peur, prof de gym, peau qui pique. On n’a pas envie. David, maquillé comme on se maquille à 14 ans, d’un maquillage qui se voit bien, correspond beaucoup mieux à nos critères de beauté.

    Là d’un coup, 18 ans. Le temps a passé et j’ai David Bowie en face de moi. On se parle. Le mec s’appelle vraiment David et ne parle qu’anglais. Je parle très mal anglais. Enseignement de seconde langue au collège, un cauchemar. Je n’avais pas eu le choix. Ma mère m’avait imposé allemand première langue et il ne m’était pas venu à l’esprit de pouvoir dire non. Très peu d’anglais, donc. Pas tellement nécessaire d’en dire plus. Je comprenais très bien « Baby, baby » et « Blue eyes » et franchement ça suffisait.

    Il nous invita à terminer la soirée chez lui, enfin inviter c’est un mot de vioc. À 18 ans on ne dit pas : « Je t’invite à terminer la soirée chez moi. » On ne dit rien. On sort d’un café, on monte dans une caisse et on atterrit quelque part.

    On monte dans la caisse. Superbe voiture américaine blanche. Capot de deux mètres de long, sièges cuir bordeaux, spacieuse à l’avant, riquiqui à l’arrière. Je monte à l’avant parce que t’as pas oublié quand même « Baby, baby, blue eyes ».

    Les trois autres s’entassent à l’arrière. On démarre et on se fracasse dans une cabine téléphonique.

    Tu ne connais pas les cabines téléphoniques ? T’as 18 ans aujourd’hui ou quoi ?

    Quand j’avais 18 ans, il y avait des cabines téléphoniques et même que ouais c’était vachement moderne. La cabine était en verre. C’était super on te voyait de loin en train de téléphoner et toi tu voyais bien que des gens attendaient pour téléphoner en te maudissant à l’unanimité. Réciprocité. Transparence totale.

    J’imagine les énarques et les techniciens se pencher sur l’accès égalitaire aux télécommunications.

    « Messieurs, il m’est venu une idée. »

    Oui, eux ne disent pas « les mecs, j’ai eu une putain de bonne idée ». Pour eux les idées se baladent et se disent « tiens, quelqu’un de réceptif, je vais aller vers lui ».

    Ils disent plutôt : « Messieurs, chers collègues. » Oui il n’y a pas de femmes dans les hautes sphères du pouvoir et ne te fie pas à leur aimable confrérie. Ces mecs-là ont les dents qui rayent le plancher. Comme les starlettes de Cannes, leur seul objectif est de se faire repérer et devenir ministre, un jour, ou en cas de karma exceptionnel, khalife à la place du khalife.

    Peut-être faudrait-il qu’ils aient leur émission de téléréalité. « Êtes-vous prêts à prendre le pouvoir ? », « Jusqu’où iriez-vous ? ». Ça serait très intéressant. Il faudrait simplement veiller à leur faire livrer des plats tous les jours. Surtout pas de cuisine équipée pour ces lanceurs de couteaux, habitués à faire tomber les corps sur les somptueux tapis Aubusson, témoins silencieux des intrigues de palais.

    « Messieurs, disent-ils, en dotant l’ensemble du territoire de moyens modernes de communication, nous œuvrons pour l’égalité des citoyens. Je demande à mon directeur de cabinet de prendre l’attache des services concernés. »

    Oui, ces gens-là ne font jamais rien eux-mêmes, c’est aussi très commode pour se sortir des situations compliquées. Tout un savoir-faire, une expertise des rapports humains. La politique.

    Et nous voilà avec une multitude de cabines téléphoniques, transparentes comme la vie publique aimerait l’être. Où on se gèle l’hiver. Où on suffoque l’été. Où on ramasse les microbes de l’usager précédent qui a saisi le combiné avec des mains douteuses, a crachoté, a transpiré et rendu l’appareil luisant, a laissé sa vie dans ce téléphone.

    Si tu survis à la cabine téléphonique, tu peux aller n’importe où dans le monde, tu es im-mu-ni-sé. C’est pour ça qu’il n’y en a plus une seule. Tu crois que c’est parce que tout le monde est passé au portable ? Erreur. C’est parce que les labos pharmaceutiques, le lobby le plus puissant au monde, ne savent plus quoi faire de leurs antibiotiques. Déjà que c’était pas automatique. Les labos pharmaceutiques te font avaler n’importe quoi. D’ailleurs t’as sûrement remarqué quand tu vas à la pharmacie juste pour des médocs ça a l’air de les surprendre.

    « C’est tout ? demandent-ils. Et avec ça, qu’est-ce que ce sera ? »

    Même l’épicier du coin te pose plus cette question. Tu fais tes courses tout seul. Il encaisse, point barre, et toi, en découvrant l’addition, tu manques t’évanouir à chaque fois.

    Non la pharmacie c’est devenu comme chez le charcutier. « Et avec ça, qu’est-ce que ce sera ? » Imparable. D’ailleurs je ne sais pas si t’as remarqué la différence entre le nombre de pharmacies et le nombre de charcuteries. C’est bien simple, des charcuteries il n’y en a presque plus. Pourquoi ? Parce que les pharmacies ne se sont pas contentées d’en vampiriser les méthodes de vente et les emplacements. Non, tout ce que la pharmacie te vend, les crèmes minceurs, les produits détox, les pilules coupe-faim, c’est pour te dire qu’à la charcuterie, faut pas y aller.

    Bon là pour le coup, la cabine téléphonique, prise de plein fouet, elle fait une drôle de gueule. Une femme à sa fenêtre gesticule et crie « les jeunes, tous des vauriens », un truc comme ça, un truc que les viocs disent à propos des jeunes, dans toutes les cultures, à toutes les époques. Sauf qu’on est en Suisse et qu’entendre crier avec un débit qui reste un peu lent, eh bien ! ça nous fait rire. Sûr qu’elle nous en veut. Une cabine téléphonique sous tes fenêtres, c’est le spectacle permanent, du pain béni pour les concierges.

    Malgré le choc, j’ai à peine décollé de mon siège d’un centimètre. Capot, confort, la voiture a quelques égratignures à l’avant. T’as deviné, on ne descend pas compter les éclats de verre, il y en a beaucoup trop et vraiment on a autre chose à faire. Marche arrière, on s’en va, laissant la vioque à ses récriminations.

    Hauteurs de Montreux. Presque une route de campagne, étroite, bordée d’arbres. Arrivée dans une propriété. Parc, demeure ancienne. Superbe. On pénètre dans la maison. Cuisine ultramoderne. On a faim. On mange quelques gâteaux du type Chocos-BN, étouffes-chrétiens. Pareils qu’en France. Le type qui a inventé les Chocos-BN je n’ai jamais compris ce qu’il pouvait avoir à la place du palais. C’est sûrement un mec capable de bouffer du sable.

    On monte à l’étage. Escalier majestueux. Arrivée dans une galerie qui dessert un nombre incalculable de pièces. Dernières marches… me fait face un portrait de David Bowie. Portrait de sa première période, rousse, cheveux en brosse. Un portrait qui trône là au milieu des toiles impressionnistes. Pas un poster, pas le genre de la maison, on n’est pas dans une chambre d’ado. Galerie à droite, la suite de David. Salon. Une sono digne d’un studio d’enregistrement et toujours « Baby, baby, blue eyes ». Oui, je sais, c’est assez limité. La chambre, le lit. Les trois autres dans une chambre d’amis. La nuit. Le matin. Je me lève, ma copine est venue me réveiller. David qui tend le bras, essaie de retenir ma taille « Baby, baby », je m’enfuis déjà.

    On se retrouve dans la so chic galerie, nez à nez avec une femme splendide. Rousse, somptueuse tenue d’intérieur. Soie chamarrée. Dame courroucée. Très courroucée. La mère ? Pas sûre. Maîtresse des lieux, ça, c’est sûr. Chaque millimètre de son apparence l’indique. Pas besoin de parler anglais pour comprendre à quel point on est indésirables. Comme si tout à coup des cafards avaient envahi les tapis persans. On dévale l’escalier. Aucun mot n’a été échangé. Pas nécessaire. Traversée de la propriété, à pied cette fois, au jour, les pelouses, les fleurs, la pièce d’eau et les cygnes. On passe les hauts murs qui ceignent le domaine par une modeste porte en bois à demi masquée par la végétation, réservée aux domestiques et aux livreurs, réservée à la caste des « Incognito » autant méprisée que celle des « Intouchables ».

    Nous sommes à nouveau sur cette jolie route de campagne. Hauteurs de Montreux, le lac scintille. Je tourne la tête pour voir le nom de la villa « Les mésanges ». Je n’ai pas rêvé. Je grave ce nom dans ma mémoire pour me souvenir, toujours. Troublée. Je resterai troublée. Mais avec les années beaucoup moins que par le mec brushing, bronzé, dents blanches qui me prend la main, le seul à m’appeler par mon prénom.

    Chapitre II – Les pattes dans le plat

    Ma mère avait été déportée à la place de sa sœur qui s’était enfuie en Australie. De cette sœur Brunia, on gardait une photographie sur laquelle elle posait comme une actrice de cinéma. Magnifique, du genre Lise Taylor. Rêve américain oblige, elle empruntait la posture des starlettes en fumant une cigarette. Brune, bouclée, des yeux immenses et malgré le noir et blanc de la photo on devinait le rouge à lèvres franc, on voyait la taille fine, les habits du dimanche, le chemisier impeccable, la jupe plissée au tomber parfait, la cheville délicate.

    Ma mère était le négatif de cette sœur aînée. Joli visage, petit nez et yeux noisette. Pour le reste c’était brouillon, nature, brut et généreux. À l’église sa voix s’envolait dans les aigus et dominait l’ensemble. Soprano, naturellement. Créative, entreprenante, elle aimait décorer, chiner des objets anciens, récupérer, assembler. Reine de l’upcycling avec une longueur d’avance.

    Au cours des années 1970, Brunia était revenue en Pologne. L’abondance de l’Australie, son immensité, son soleil, n’avaient pas réussi à gommer la nostalgie des dures années de jeunesse. Ce lien particulier avec le pays natal, sa culture, son empreinte.

    La guerre et les deux mariages de grand-mère avaient éparpillé la fratrie. Amérique du Sud, Connecticut, Italie, Australie. Les lettres arrivaient, on voyageait. Une des sœurs s’était installée dans le nord de la France, à Lens, où cette immigration bon marché d’après-guerre avait fait les beaux jours des industriels miniers. Le frère, marié cinq fois, et grand-mère n’avaient jamais quitté la Pologne.

    Des années plus tard Brunia vint nous rendre visite avec l’un de ses fils. C’était une vieille femme aux traits lourds, portant d’épaisses lunettes et autant de lassitude.

    Le voyage de Pologne en France dans l’exiguïté de la Fiat Polski, c’est-à-dire le concept miniaturisé du célèbre pot de yaourt, n’avait pas arrangé les choses. Trop forts ces Polonais, ils étaient déjà passés aux nanotechnologies, pour l’automobile, pour le logement, pour les salaires, pour se nourrir, ils étaient déjà à l’infiniment petit.

    Elle fumait toujours, mais ce n’était plus la légèreté des blondes, c’étaient des cigarettes grossières, des cigarettes d’homme. Deux tresses encadraient son visage tanné et avec la cigarette aux lèvres, elle ressemblait à une vieille squaw venue fumer le calumet de la paix. Entre les deux sœurs, pas de rancœur. La guerre avait décidé de leur sort. Cette guerre qui au mieux avait dispersé les familles, au pire, les avait décimées.

    De son exil en Bavière, ma mère nous racontait les conditions de survie. La crasse, les poux, la faim. Un morceau de pain pour la semaine, juste de quoi tenir debout pour travailler. Contraste des conditions. Elle travaillait dans la très délicate Rosenthal Fabrik à peindre des fleurettes sur de la porcelaine. Le raffinement et l’innommable.

    Comme tous les captifs, elle avait développé à l’égard de ses geôliers des sentiments mêlés de crainte et d’admiration et nous bassinait avec la supériorité de la technologie allemande, la beauté de la Bavière et du Tyrol, l’impeccable mise des officiers.

    Ça ne devait pas être trop difficile de paraître nickel dans ces circonstances.

    « Bel officier allemand, quel gouffre entre nous ! Pourquoi suis-je pouilleuse, affamée, terrorisée ?

    –C’est pour mieux te désespérer mon enfant ! »

    Elle rencontra mon père. STO. Il y a des rimes embarrassantes, STO et collabo en font partie. Plus personne pour s’en soucier aujourd’hui. Propagande allemande. Les plus courageux gagnaient le maquis. Mon père n’était pas courageux. Destination les camps de travail. Pas le Club Med. Pas de salaire. La

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