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Affaire Clémenceau: Mémoire de l'accusé
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Livre électronique316 pages4 heures

Affaire Clémenceau: Mémoire de l'accusé

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À propos de ce livre électronique

Extrait : "Puisque, à la première nouvelle de mon arrestation, sans vous demander ce qu'il y a de vrai et de faux dans les bruits contradictoires qui courent sur mon compte, vous vous êtes souvenu de nos amicales relations et que vous m'avez décidé à vivre le plus longtemps possible, au nom de mon enfant et de mon honneur, je commence aujourd'hui, je ne dirai pas seulement le mémoire des faits..."

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• Livres libertins
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• Poésies
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• Jeunesse
• Policier
LangueFrançais
ÉditeurLigaran
Date de sortie22 avr. 2015
ISBN9782335054811
Affaire Clémenceau: Mémoire de l'accusé

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    Aperçu du livre

    Affaire Clémenceau - Ligaran

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    EAN : 9782335054811

    ©Ligaran 2015

    À MON EXCELLENT AMI

    LE DOCTEUR DEMARQUAY

    SOUVENIR DES ANNÉES DIFFICILES

    A. DUMAS FILS.

    À Me Rollinet

    Avocat à la Cour royale.

    « Puisque, à la première nouvelle de mon arrestation, sans vous demander ce qu’il y a de vrai et de faux dans les bruits contradictoires qui courent sur mon compte, vous vous êtes souvenu de nos amicales relations et que vous m’avez décidé à vivre le plus longtemps possible, au nom de mon enfant et de mon honneur, je commence aujourd’hui, je ne dirai pas seulement le mémoire des faits dont la connaissance exacte est indispensable à l’avocat qui veut bien se charger de ma cause, mais le récit confidentiel, scrupuleux, inexorable des évènements, des circonstances, des pensées qui ont amené la catastrophe du mois dernier.

    L’affaire ne viendra pas avant cinq ou six semaines ; j’aurai donc le temps de me recueillir. Je vous dirai la vérité comme je la dirais à Dieu s’il m’interrogeait et voulait, lui qui sait tout, faire dépendre son arrêt du plus ou moins de sincérité de mes aveux. Vous prendrez dans cette relation tout ce que vous croirez utile à ma défense. J’y mettrai, d’ailleurs, autant d’ordre et de clarté que me le permettra l’état de mon esprit, moins troublé que je ne l’aurais cru. Votre talent et votre amitié feront le reste.

    Quelle que soit la décision du jury, je n’oublierai jamais vos deux bras tendus vers moi lorsqu’on vous a ouvert la porte de ma prison, et ma dernière pensée, que je sois condamné ou non, sera partagée entre mon fils et vous.

    PIERRE CLÉMENCEAU.

    8 mai 18… »

    I

    Je suis d’une Camille plus qu’obscure. Le mot ma famille veut une explication. Ma famille, c’était ma mère. Je tiens tout d’elle : ma naissance, mon instruction, mon nom, car à cette heure je ne connais pas encore mon père. S’il vit, il aura, comme tout le monde, en lisant son journal, appris mon arrestation, et il se sera réjoui de n’avoir pas reconnu un enfant qui l’aurait traîné un jour sur les bancs de la Cour d’assises, en admettant que ma destinée eût été la même s’il s’y fût intéressé.

    Jusqu’à l’âge de dix ans, j’ai fréquenté assez régulièrement un petit externat tenu par un vieux bonhomme au rez-de-chaussée de la maison contiguë à la nôtre. J’y ai appris la lecture, l’écriture, un peu d’arithmétique, d’histoire sainte et de catéchisme.

    Lorsque ma dixième année fut venue, ma mère résolut de me mettre tout à fait en pension, préférant mon intérêt à venir à son bonheur présent ; car se séparer de moi devait être cruel pour une femme qui n’avait que moi à aimer dans le monde.

    – Tu n’as pas de père, me dit-elle à cette époque ; cela ne signifie pas que ton père est mort : cela signifie que beaucoup de gens te mépriseront, t’insulteront pour un malheur qui devrait exciter leur sympathie et provoquer leur assistance ; cela signifie encore qu’il ne faut compter que sur toi et sur moi qui, malheureusement ne pourrai pas travailler toujours ; cela signifie enfin que, quelque chagrin que tu me causes, je suis forcée de te le pardonner. N’en abuse pas trop.

    Voilà plus de vingt ans que j’ai entendu ces paroles, et je les retrouve nettes et précises comme si je les avais entendues hier. Quel effroyable don que la mémoire ! De quelle faute Dieu avait-il à punir l’homme quand il lui a imposé ce redoutable bienfait ? Il est des souvenirs heureux, dit-on. Oui, tant que le bonheur nous accompagne ; mais, au premier deuil ou au premier remords, tous ces souvenirs s’enfuient, et, si nous courons après eux, ils se retournent et nous frappent en plein cœur.

    Je ne pouvais guère, à dix ans, m’identifier avec le sens littéral des paroles de ma mère ; mais j’y démêlai, d’instinct, une souffrance pour elle et un devoir pour moi.

    Je l’embrassai, c’est la première réponse des enfants émus ; puis, avec un accent de résolution subite et de fermeté au-dessus de mon âge :

    – Sois tranquille, lui dis-je, je travaillerai bien, et, quand je serai grand, tu verras comme je te rendrai heureuse.

    Ma mère avait créé un petit commerce de lingerie et de broderie au coin de la rue de la Grange-Batelière, au deuxième étage, en face de la mairie. Première ouvrière de la célèbre Caroline, elle s’était établie à son tour, et son goût, son exactitude, son caractère, lui avaient attiré une clientèle peu nombreuse mais choisie.

    Je vois encore notre modeste logement si proprement tenu, la vieille bonne, frottant dès le point du jour, et avec qui, sous prétexte de lui aider dans ce travail matinal, je venais jouer, à mon réveil ; nos simples repas, durant lesquels ma mère causait avec cette même servante, habitude commune à la petite bourgeoisie ; les voisins que je rencontrais sur l’escalier, lorsque je me rendais à mon école et qui s’amusaient de mon babillage ; enfin la veillée et les deux ou trois ouvrières, jeunes et rieuses, à qui ma mère distribuait de l’ouvrage après l’avoir coupé elle-même.

    Ces jeunes filles me gâtaient de leur mieux. Ma position d’enfant naturel était sans doute pour elles une raison de plus de m’aimer. Les femmes, dans cette classe, ont trop souvent à souffrir d’un semblable accident, pour ne pas y compatir et ne pas le respecter chez les autres. Pendant les dernières soirées qui précédèrent mon entrée en pension, elles s’ingéniaient à me distraire et à me faire oublier l’exil prochain ; car, malgré ma grande résolution de courage, l’âge reprenait ses droits, et je n’y pensais pas sans alarmes.

    Enfin, la veille du grand jour, – le 1er octobre 18. . ! – après le dîner, ma mère me dit :

    – Allons terminer nos emplettes.

    Elle me conduisit d’abord chez un petit joaillier du boulevard Saint-Martin, et, là, pauvre chère femme ! elle m’acheta un couvert et une timbale d’argent, en ayant encore la bonté de consulter mon goût. Je choisis le plus simple modèle, pensant que ce serait le moins cher. Elle m’embrassa ; le cœur est si intelligent !

    Nous revînmes ensuite tout le long des boulevards, et, comme je me plaisais à colorier des images (c’était ma grande distraction pendant qu’elle travaillait, l’hiver), elle m’acheta une boîte de couleurs ; puis ce fut une toupie, une corde à sauter, que sais-je ! tous les petits jouets destinés à atténuer le chagrin du lendemain en occupant mon jeune esprit de mes plaisirs accoutumés.

    Quand nous rentrâmes à la maison, il était tard, les ouvrières étaient parties. La lampe, aux trois quarts baissée, nous attendait sur l’établi. Toutes mes petites affaires terminées étaient rangées avec soin. Chacun de ces objets représentait une somme d’argent péniblement acquise, une veille prolongée dans la nuit, quelquefois jusqu’au matin. L’homme qui rend mère une fille pauvre, et qui laisse le travail de cette femme pourvoir seul aux besoins de son enfant, a-t-il conscience de ce qu’il fait ?

    Ma mère s’assit, me prit sur ses genoux, je posai ma tête sur son épaule, et nous restâmes ainsi près d’une heure sans parler, elle rêvant au passé, sans doute, moi ne pensant à rien, qu’à me trouver bien où j’étais.

    – Veux-tu être gentille, petite maman ? lui dis-je lorsqu’il fut temps de me coucher ; laisse-moi dormir avec toi.

    J’étais très délicat dans ma première enfance. Ma mère, qui m’avait nourri, me couchait avec elle. Cette habitude s’était prolongée pour moi jusqu’à l’âge de six ans. C’était devenu ensuite une récompense ou une compensation lorsque j’avais été exceptionnellement sage, ou qu’un plaisir m’avait été promis, et que, pour une raison de travail ou d’économie, il avait fallu m’en priver. Alors, je demandais à ma mère la permission de reposer auprès d’elle, et, le soir venu, je courais dans sa chambre, je me coulais dans son lit, je m’y retournais en frétillant comme un poisson qu’on rejette dans l’eau, et je m’endormais de ce sommeil plein qui n’appartient, hélas ! qu’à l’enfance. Sa besogne achevée, ma mère se glissait tout doucement à mon côté, et, le lendemain, je me retrouvais toujours dans la même attitude, tenant son bras entre les miens, contre mes lèvres. De ce réveil, surtout, je me faisais une fête ; je me mettais alors à jouer avec elle, je la décoiffais. Nous riions ensemble, et, me pressant avec énergie dans ses bras, elle me disait :

    – Comme je t’aime, mon cher enfant !

    II

    Voilà bien des détails inutiles à la cause, n’est-ce pas ? Mais, je vous le répète, je n’écris pas seulement pour mon défenseur, j’écris pour moi-même : car il me serait impossible de raconter tout de suite la seconde partie de ma vie sans faire une halte dans la première. J’ai besoin de courage. Où le trouver, sinon dans le rappel de ces premières années si calmes et si douces ?

    III

    Le lendemain, à sept heures du matin, j’étais dans le cabinet du chef d’institution, à qui ma mère me recommandait pour la centième fois : « Je ne l’avais jamais quittée ; j’avais besoin des plus grands ménagements ; on obtenait tout de moi par la douceur ; si j’étais malade, il fallait l’envoyer chercher tout de suite ; du reste, elle ne demeurait pas très loin du pensionnat, elle viendrait, pendant les premiers temps, tous les jours à l’heure de la récréation, etc., etc. » La cloche sonna, elle m’embrassa une dernière fois, et je restai seul.

    Comme presque tous les hommes, vous avez eu cette minute-là dans votre enfance. Vous savez ce qu’elle contient.

    M. Frémin me dit, du ton affectueux d’un père habitué à ne pas brusquer cette première souffrance dont il était souvent le témoin :

    – Venez, mon ami.

    Et il me conduisit au milieu de mes nouveaux camarades.

    En me mettant en pension au lieu de me mettre au collège, ce qui eût été plus simple et moins coûteux, ma mère avait pris une de ces demi-mesures que le cœur ingénieux accepte pour amortir le choc de certaines nécessités. Puis cette institution, située dans un quartier sain, dans le voisinage des jardins de Tivoli, semblait offrir tous les avantages possibles d’hygiène et d’éducation. C’était en effet, mais à tort, un des établissements les plus renommés de Paris. Il comptait près de trois cents élèves appartenant pour la plupart à la haute finance, au grand commerce ou à la noblesse récente.

    Ma mère, comme toutes les personnes auxquelles l’instruction a manqué, voulait m’en faire donner une aussi complète que possible. Elle avait donc cru devoir s’adresser à une de ses plus riches clientes, laquelle avait un fils à peu près de mon âge, et loi avait demandé, en lui apprenant pourquoi elle lui faisait cette demande, dans quelle maison elle avait placé son fils. Cette circonstance bien simple devait amener les premiers évènements douloureux de ma vie. La dame se trouva blessée de ce qu’une de ses fournisseuses avait l’outrecuidance de vouloir faire de son fils, enfant naturel par-dessus le marché, un camarade du sien, fils d’un comte de la Restauration.

    Ma mère ne soupçonna rien. En communiquant ses projets à madame d’Anglepierre, elle avait eu même la naïveté d’ajouter :

    – Je serais bien heureuse que mon fils se trouvât avec le vôtre, madame. Vous avez toujours été si bienveillante pour moi, que M. Fernand, j’en suis certaine, sera bon aussi pour Pierre. Ce cher enfant ne m’a jamais quittée, il a grand besoin qu’on l’aime.

    Ma mère était sans orgueil comme elle était sans servilité. Elle dit ces paroles tout simplement à sa cliente, en lui montrant des broderies et en me tenant la tête contre ses genoux.

    D’ailleurs, une mère qui parle enfant à une autre mère se considère comme son égale. L’amour maternel semble devoir mettre, au moins momentanément, toutes les femmes au même niveau, puisqu’il n’y a pas, suivant les différentes classes, différentes manières d’engendrer et d’aimer ses enfants. C’est là surtout que la nature implacable supprime clairement les hiérarchies sociales, en astreignant toutes les génératrices aux mêmes moyens, aux mêmes dangers, aux mêmes devoirs.

    Cette dame ne pensait pas ainsi. Rentrée chez elle, elle raconta probablement, en présence de son fils, ce qu’elle venait d’entendre, en y ajoutant des réflexions dont je devais bientôt recevoir le contrecoup.

    IV

    L’établissement était immense, tel qu’il devait être pour contenir environ deux cent cinquante élèves pensionnaires. Il se divisait en deux parties, le petit et le grand collège : dans le premier, les élèves depuis les classes élémentaires jusqu’à la cinquième inclusivement ; dans le second, depuis la quatrième jusqu’à la rhétorique, la philosophie, les mathématiques spéciales, les Humanités enfin. Les deux collèges occupaient chacun un bâtiment différent, et, séparés par des balustrades, n’avaient ensemble aucun rapport ostensible. Ils avaient même leur sortie particulière sur deux rues parallèles.

    Dans le grand quartier, quelques élèves de mérite se groupaient autour de M. Frémin et formaient un noyau de travail, d’émulation et de succès qui maintenait la pension dans sa bonne réputation d’autrefois. M. Frémin se donnait absolument à ces jeunes gens, abandonnant aux professeurs subalternes ceux qui ne valaient pas la peine qu’on s’occupât d’eux et qui, entre les mains de son associé, purement homme d’affaires, représentaient le côté lucratif de l’entreprise.

    Ce qui se passait parmi ces derniers n’est pas chose croyable. Les mauvais livres, l’ostentation du vice et de l’impiété, provoquée peut-être par les trop grandes exigences cléricales du temps, la mollesse et l’oisiveté, le libertinage précoce, tels étaient les vices courants de cette véritable république. Pendant les récréations, les petits regardaient curieusement, à travers les barrières qui les séparaient des grands, les héros des scandales presque quotidiens dont les récits arrivaient quelquefois jusqu’à eux. Ils se les montraient avec admiration.

    Ces, messieurs, fiers de leur renommée, se livraient avec un orgueil bien légitime aux regards de cette menue foule, se dandinant, tirant leurs moustaches timides, affectant toutes les allures propres à pervertir de jeunes et faibles imaginations.

    Le mal s’étendait donc peu à peu et devait à la longue gangrener les plus innocents. Si j’y échappai, moi, ce fut par des circonstances exceptionnelles, que je bénis puisqu’elles m’ont détourné du vice, qui eût été un plus grand malheur pour moi.

    M. Frémin m’avait laissé, je vous l’ai dit, au milieu de mes nouveaux camarades, après m’avoir recommandé particulièrement à notre professeur, à qui je demandai si le fils de madame d’Anglepierre était déjà rentré ; il me dit que non, et que très probablement cet élève ne rentrerait que le lendemain. J’allai donc m’asseoir sur un banc et j’attendis.

    Vous devinez quels regards je fixais sur cette grande porte refermée tout à coup entre ma mère et moi. Ma pauvre chère mère ! je la suivais en esprit dans la rue. Je la voyais, son mouchoir sur les yeux pour dérober ses larmes aux étrangers, rentrant chez elle d’un pas rapide, et, une fois rentrée, s’abandonnant à son émotion, essuyant ensuite ses yeux avec ce courage dont elle m’avait donné tant de preuves, reprenant son travail quotidien et répondant amicalement aux questions que les ouvrières ne pouvaient manquer de lui adresser. Tous les objets familiers de mon enfance repassaient devant mes yeux comme des amis ; je me sentis près de fondre en larmes ; mais il ne fallait pas pleurer là.

    Alors, je regardai autour de moi pour essayer de me faire à ma vie nouvelle. Chacun de ces enfants avait pris ou repris les habitudes de la communauté. Ils se promenaient par groupes, ils sautaient à la corde, ils jouaient à la balle, ils se montraient les présents reçus pendant les vacances, ils se racontaient ce qu’ils avaient fait depuis six semaines, ils riaient, ils se partageaient des friandises.

    Moi aussi, j’avais dans mon panier ma petite provision de gâteaux et de jouets. J’aurais voulu partager les uns et utiliser les autres. Je n’osais pas. À qui m’adresser dans cette cohue ? Personne ne faisait attention à moi. Si la porte eût été ouverte, je me serais sauvé certainement.

    Au fait, pourquoi étais-je là ? J’étais si heureux encore une heure auparavant ! Qu’allais-je donc apprendre qui dût me faire oublier ma mère ?

    La tristesse allait bien certainement me vaincre lorsqu’un de ces enfants, qui avait été causer avec tous ses camarades les uns après les autres, vint se camper devant moi et me regarder sans rien dire.

    Planté sur ses jambes écartées, ses deux mains dans ses poches, par un mouvement de tête fréquent et gracieux, il rejetait en arrière ses cheveux longs, épais, très blonds, souples comme des fils de soie et qui tendaient toujours à retomber sur son front. Je regardai cet enfant comme il me regardait, et, d’ailleurs, sa figure me paraissait assez remarquable. Très pâle, d’une pâleur crayeuse, il avait les yeux bleu clair, bleu de Chine, avec des cils et des sourcils châtains. Ces yeux mobiles, et qui avaient toujours l’air de chercher une pensée nouvelle, étaient entourés d’un cercle de nacre auquel chaque évolution de leurs globes imprimait une légère palpitation, semblable à ces éclairs sans bruit et sans foudre qui entrouvrent un moment les ciels d’été. Une jolie bouche, bien que les lèvres fussent d’un ton maladif et qu’il les mordît sans cesse jusqu’à y faire venir le sang, des dents petites comme des dents de chat, un nez droit, aux narines un peu relevées, complétaient ce visage vraiment féminin.

    De temps en temps, il sortait une main de sa poche et se mâchonnait les ongles. C’était dommage, car ses mains étaient blanches, sans os apparents, à fossettes, et je n’en vis jamais de pareilles à un aussi jeune garçon.

    – Qu’est-ce que tu fais là ? me dit-il d’une voix légèrement voilée, coupée d’une petite toux nerveuse.

    – Rien.

    – Tu es un nouveau ?

    – Oui, et toi ?

    – Moi, je suis un ancien. De quel pays es-tu ?

    – De Paris. Et toi ?

    – Moi, je suis de Boston.

    – Où est-ce ?

    – En Amérique. Comment t’appelles-tu ?

    – Pierre Clémenceau. Et toi ?

    – André Minati. Qu’est-ce que fait ton père ?

    – Je n’en ai pas.

    – Il est mort ?

    Je ne répondis rien ; il prit probablement mon silence pour une affirmation.

    – Et ta mère, qu’est-ce qu’elle fait ?

    – Elle est lingère.

    – Lingère ? Elle fait des chemises ?

    – Et d’autres choses encore, répondis-je naïvement. Et la tienne ?

    – La mienne, elle ne fait rien. Elle est riche, et mon père aussi. Il voyage pour son plaisir.

    – Quel âge as-tu ?

    – Douze ans. Et toi ?

    – Dix.

    – Dans quelle classe es-tu ?

    – Dans la classe de ce monsieur qui se promène.

    – Moi aussi.

    – Cependant tu es plus âgé que moi.

    – Mais je suis en retard parce que je suis étranger. Qu’est-ce que tu as là dans ton panier ?

    – Des gâteaux. En veux-tu ?

    – Voyons tes gâteaux.

    J’ouvris mon panier sur mes genoux ; André plongea sa main dedans, la retira pleine, et mordit à belle bouche dans ce qu’il avait pris.

    – Ils sont bons, tes gâteaux ; pourquoi n’en manges-tu pas ?

    – Je n’ai pas faim.

    – Qu’est-ce que ça fait ?

    Et, revenant à la charge, il en eut bien vite fini avec mes provisions.

    – C’est tout ce que tu as ?

    – Oui.

    – Bonjour. Je te trouve un peu bête.

    Tournant alors sur ses talons, il me laissa tout étourdi de cette entrée en matière, et, prenant son élan, il courut vers un autre enfant qui ne pouvait le voir, lui sauta sur le dos sans le prévenir, et tous deux roulèrent dans le sable ; mais l’autre seul s’était fait mal. À chaque instant, il recommençait une plaisanterie du même genre, ayant soin de s’adresser toujours à de moins forts que lui.

    Le maître d’étude ne voyait rien ou paraissait ne rien voir. Il se promenait de long en large, les mains derrière le dos et songeait ; à quoi ? À sa dure destinée sans doute, que les vacances avaient interrompue et qui se renouait encore une fois à ses anneaux de fer.

    V

    Cependant, comme André était le seul enfant qui m’eût parlé, je le suivais machinalement des yeux. D’abord, j’avais mes gâteaux sur le cœur, et puis je le trouvais étrange. Je le vis donc quitter peu à peu ses camarades, et, après s’être retourné deux ou trois fois pour s’assurer qu’on ne le remarquait pas, se diriger vers la balustrade qui nous séparait du grand collège et regarder dans l’autre cour. Sans doute il découvrit ce qu’il cherchait, car il fit un signe ; et, tournant le dos à la barrière, il s’y appuya, passa sa main derrière lui, et reçut, d’un grand garçon de dix-huit ans, un billet qu’il cacha dans sa poche ; après quoi, il se perdit de nouveau dans le mouvement général.

    Quelques minutes après, nous nous rendions à la messe du Saint-Esprit, qu’un prêtre disait dans la chapelle même de la pension, et, de là, nous gagnions les salles d’étude. Celle où je pris place était très vaste. Une chaire en occupait le fond et une douzaine de tables à pupitres, de dix élèves chacune, disposées les unes devant les autres, en occupaient le milieu.

    Par suite de la recommandation de M. Frémin, j’étais le premier, à la gauche du professeur, sur le premier banc, et mon Américain se trouvait à côté de moi. J’aurais préféré un autre voisinage ; car, après ce que ma mère m’avait dit, et les promesses qu’elle avait reçues de moi, je comptais ne pas perdre une minute, même la première, et je me disposais à absorber par tous les pores cette science si utile, que l’on me séparait, en son nom, de tout ce qui m’était cher. J’ouvrais donc les yeux, les oreilles et même la bouche, à la voix du maître qui nous en exposait les principes.

    Cela ne faisait pas l’affaire de mon voisin. Il commença par lire son petit billet écrit au crayon, en ayant l’air de lire dans son livre, puis il le mâcha et l’avala, puis il me poussa le genou pour me montrer je ne sais quoi dans son pupitre ; mais, voyant mon indifférence, il se tourna vers son autre voisin ; puis il revint à moi, me parlant bas, m’accablant de questions auxquelles je ne comprenais et ne répondais rien, ce qui le détermina à me jeter de l’encre sur ma veste.

    Oh ! quand je le vis abîmer ainsi ma veste neuve qui coûtait de l’argent à ma mère, je lui enjoignis assez haut de cesser. En somme, je savais aussi bien que lui ce que c’était que de donner un coup de poing ; j’en avais reçu et donné, dans mon école, et je n’étais pas disposé à me laisser malmener comme les enfants auxquels il s’était adressé pendant la récréation.

    Mes procédés parurent l’étonner un peu. Il me dit tout bas que j’aurais affaire à lui après la classe.

    À peine étions-nous dans la cour, que, accompagné de deux ou trois de nos camarades, il s’approcha de moi, et, me mettant son poing sous le nez, m’appela marchand de chemises, me demanda ce que j’avais voulu lui dire, et me défendit de lui adresser jamais la parole. Je lui tournai le dos sans lui répondre. Il attribua cette retraite à la peur, et m’envoya une bourrade qui faillit me jeter par terre. Alors, je me retournai, et, avant qu’il pût arriver à la parade, sans savoir moi-même ce que je faisais, je lui appliquai un tel coup de poing sur sa pâle figure, que le sang coula.

    Effrayé de mon action, je m’approchais pour le secourir, quand il me donna, de toute sa force, un coup de pied dans la jambe. La douleur me fit perdre la tête et je tombai sur le malheureux à bras raccourcis. Je l’eus bien vite

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