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Le feu à l’âme
Le feu à l’âme
Le feu à l’âme
Livre électronique310 pages4 heures

Le feu à l’âme

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À propos de ce livre électronique

Enfant unique élevée dans le cocon protecteur de sa famille congolaise, l’avenir d’Esther semblait tout tracé. C’était sans compter un bouleversant séjour à l’hôpital puis la tragédie de la guerre civile qui la contraint à fuir son pays. Réfugiée en France, les hasards de la destinée s’acharnent à la détruire. Paradoxalement, sa nature tendre et attachante, absolument pas préparée à affronter les coups du sort, révèle au fil des pages une étonnante capacité à rebondir. Sans jamais perdre espoir malgré les déboires successifs, elle retrace son odyssée d’une plume trempée dans les larmes, l’ironie et l’humour…


À PROPOS DE L'AUTEUR


La lecture a permis à Jean-Yves Pajaud de surnager au long d’un parcours scolaire chaotique. Beaucoup plus tard, la presse réveillera sa passion pour l’écriture tout en affûtant son style. Par la suite, les manuscrits s’accumuleront avant qu’une belle rencontre l’incite enfin à les publier.
LangueFrançais
Date de sortie5 août 2022
ISBN9791037763693
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    Aperçu du livre

    Le feu à l’âme - Jean-Yves Pajaud

    Partie I

    Chapitre 1

    Elle tape au carreau de la fenêtre fermée.

    En vain.

    Elle recommence ses « tac-tac », une fois, deux fois, dix fois, sans plus de résultat : on ne traverse pas une fenêtre close, même celle d’une chambre d’hôpital.

    J’ai mal, par instants. Entre deux élancements, son petit bruit m’exaspère : le supplice de la goutte d’eau, version mouche en quête de liberté.

    Que sait-elle de la liberté, de son ivresse et de ses dangers ? De guerre lasse, elle est venue se poser sur mon drap, à quelques centimètres de mon visage de gamine. « Tu veux quoi ? De l’aide ? OK ! Je vais voir ce que je peux faire… Mais je te préviens : ici, tu ne risques rien ou pas grand-chose. Dehors, c’est l’inconnu et le risque de mourir à chaque instant, celui de finir en petit déjeuner du premier oiseau qui passe… »

    Rien qu’évoquer le petit déjeuner me donne envie de vomir.

    J’ai mal.

    La mouche, sourde à mes conseils, indifférente à mes souffrances, a repris son combat, inutile et têtu, contre la vitre. L’aube paresseuse repeint le ciel. Le jour se lève sur Brazzaville.

    « Ça va, petite mademoiselle ? »

    Elle a l’âge et la bienveillance d’une maman. Je tente : « Il fait trop chaud… Vous voulez bien ouvrir la fenêtre ? »

    Un spasme me crispe le visage. Pour une fois, je ne vais pas me plaindre : c’est un avocat aussi efficace qu’inattendu. Le meilleur !

    « Bon… J’ouvre mais un petit peu… et pas trop longtemps… » La douleur n’atténue en rien mon triomphe mais elle m’exonère de répondre et de remercier. La mouche ne peut invoquer une quelconque excuse à sa propre ingratitude. L’appel du destin a été le plus fort. Elle m’a abandonnée à mon sort sans le moindre remords : elle apprend vite la Loi du chacun pour soi. « Et Dieu pour tous », ajouterait Nka-Nka, ma grand-mère. Mes doigts se joignent mais c’est plus pour conjurer une nouvelle crise que pour prier. Évidemment, Il ne peut pas être partout mais, tout de même, il m’a bien laissée tomber sur ce coup-là !

    Il est trop tôt pour que l’agitation de l’hôpital gagne le couloir du Service. Par la porte de la chambre restée entrouverte me parvient le bruit d’un pas que je connais trop bien : maman !

    Elle est entrée sans frapper, sans la moindre appréhension, comme si elle avait fait ça toute sa vie.

    Normal. Elle a fait ça toute sa vie. Enfin presque, depuis qu’elle a commencé ses études de médecine. Elle est pédiatre. Je ne me souviens pas l’avoir déjà vue en blouse blanche, stéthoscope autour du cou. Ou alors, il y a longtemps. À moins que les spasmes vicieux aient fermé provisoirement les portes de ma mémoire.

    D’un coup d’œil circulaire, elle repère tout de suite ce qui cloche : « Qui a bien pu laisser cette fenêtre ouverte ? » La question n’est adressée à personne et l’incongruité est vite réparée. Trop tard ! Le forfait est accompli depuis longtemps, l’évasion a réussi mais si je ne proteste pas c’est surtout parce que je… commence à avoir froid !

    Parce que sa silhouette est en contre-jour, j’ai l’impression que son visage reste impassible. Le son de sa voix me semble dénué de chaleur affectueuse, comme si j’étais une patiente ordinaire. Sa main tiède glisse le long de ma joue sans vraiment apaiser mes tourments…

    Papa ! Papa ! Oh ! Comme je voudrais que tu sois là. Toi aussi, tu es médecin, gastro-entérologue renommé, au Congo et à l’étranger. Mais voilà : tu travailles dans un autre hôpital de Brazzaville et tu n’es pas homme à laisser les malades qui t’attendent, même pour accompagner ta fille chérie, ton enfant unique. Tu sais que maman est près de moi, que le personnel et tes confrères sont compétents et que je ne risque rien.

    Non… Je ne t’en veux pas. Je me demande si ce n’est pas ton magnifique amour, tes torrents de tendresse, ta vigilante protection dont je suis la seule bénéficiaire qui t’ont fait préférer te noyer dans le travail pour ces quelques heures. Pour ne pas ajouter ton inquiétude à mon angoisse.

    Maman n’est pas maman. Enfin, je veux dire que ce n’est pas celle qui m’a mise au monde. Cette maman-là, je ne l’ai pas connue. Lorsque mes parents se sont séparés, je n’avais que huit mois. D’aussi loin que les souvenirs explorent mon passé d’adolescente, un brouillard épais s’oppose à leurs investigations.

    J’ai mal. Une fois de plus. Et ça dure depuis cette nuit.

    C’est la douleur qui m’a réveillée. Pas véritablement une surprise. Je sais depuis des semaines que ça se terminera à l’hôpital. Maman m’avait prévenue : « Si tu ressens des douleurs insupportables, tu le dis. Si c’est la nuit, tu nous réveilles… » Ils dormaient et ce n’était pas « insupportable ». Alors, je suis allée aux toilettes et je me suis recouchée. Le manège s’est reproduit plusieurs fois. Douloureux, oui, mais pas « insupportable ». Jusqu’à la dernière, alors que je savais qu’à cette heure-là, mes parents sont debout.

    Je crois que, rien qu’à ma tête, ils ont compris : « pourquoi tu ne nous as rien dit ? ».

    Le soupir d’exaspération de maman se noie dans le tourbillon : retour dans ma chambre, auscultation et verdict : « On part tout de suite ! »

    Les vingt minutes séparant la maison de l’hôpital ne m’ont jamais paru aussi courtes. Logique : parce qu’il faisait encore nuit et les rues désertes, maman a battu tous les records au volant de son 4x4. Pas le temps d’avoir peur, d’avoir mal, de penser au collège et à mes amis qui vont s’inquiéter de mon absence. Tout va très vite, trop vite.

    On arrive.

    Tout le monde connaît maman. Le sommeil qui pouvait s’insinuer sournoisement chez le personnel en fin de garde de nuit observe un repli stratégique en urgence. Je m’abandonne dans le brouhaha des voix, des ordres, des bras qui se tendent et me soulèvent. Puis, soudain, le silence de la chambre, la demi-obscurité vaguement contestée par une veilleuse faiblarde dans le couloir et la solitude.

    Enfin presque. Des « tac-tac » répétés se succèdent en provenance de la fenêtre… Vous connaissez la suite… Mais pas la fin : je m’appelle Esther, tout juste 16 ans, collégienne en 3e et, d’ici peu, je vais être maman.

    Chapitre 2

    Un jour, papa s’est marié. Il vécut heureux et eut beaucoup… de ce qu’on veut mais pas d’enfant.

    À part moi.

    Mais moi, je ne compte pas parce que j’étais là depuis six ans. Beaucoup plus tard, j’ai appris un poème de Victor Hugo qui commence ainsi : « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris ».

    Chez nous, ce fut plutôt « lorsque maman paraît » ! Le cercle de famille s’est (un peu) agrandi mais l’enfant n’a pas applaudi et pas poussé de cris non plus. Même pas pleuré… enfin peut-être, pas beaucoup, juste assez pour que personne ne s’en aperçoive. Et surtout pas papa ! Pour rien au monde, je n’aurais voulu lui faire de peine. N’empêche qu’il brisait notre duo et mon petit royaume.

    Surtout mon petit royaume.

    Jusque-là, les règles de ma vie étaient simples : « Vous la laissez faire. Interdiction de la gronder ni de lui apprendre des tâches si elle ne le réclame pas. » Les domestiques appliquaient la consigne à la lettre et cela me convenait tout à fait ! Donc, moi aussi, je me conformais à son souhait, si bien que je passais pour une enfant facile à vivre… si on veut bien oublier quelques caprices : « Que voulez-vous, c’est de son âge ! » Cette touchante mansuétude tenait probablement pour beaucoup d’un cas de famille rarissime au Congo et même en Afrique : un homme qui élève tout seul sa petite fille !

    Cela conduisait parfois à des situations surprenantes. Ainsi, lorsque ma grand-mère n’était pas disponible et qu’il n’avait trouvé personne pour me garder, mon père allait travailler à l’hôpital avec sa progéniture unique mais encombrante, à bout de bras, dans son couffin.

    Mon entrée à l’école maternelle chez les Religieuses régla en grande partie le problème. L’école communale lui succéda alors que je n’avais pas encore soufflé mes six bougies. Bien sûr, je m’étais rendu compte du changement d’école et de maîtresse mais, apparemment, personne ne m’avertit qu’en Primaire, il faut travailler. Alors, je faisais… ce que je faisais et pas du tout le reste. Je suppose que l’enseignante s’en ouvrit à mon père. Il la rassura certainement, lui promit tout ce qu’elle souhaitait et m’expliqua – bien que je n’en aie aucun souvenir – qu’il serait judicieux de faire quelques efforts. Comme j’ignorais ce que recouvrait le mot « effort » et que je manquais d’entraînement dans ce domaine, l’année scolaire s’écoula sans plus de progrès.

    Maman n’est pas arrivée à la maison par surprise, encadrée par deux valises. Elle venait de plus en plus souvent et le mariage se prépara petit à petit. N’ayant pas vraiment vécu la période papa-maman-Esther précédente, je n’y voyais aucun inconvénient.

    Dire que je l’aimais, non. Son apparence sévère m’impressionnait et notre relation en pâtit sur le long terme : jamais je n’ai osé lui demander quoi que ce soit et mon père est toujours resté l’interlocuteur unique de toutes mes requêtes.

    *    *    *    *    *

    La perspective de rencontrer la famille de ma future maman le jour du mariage m’inquiétait un peu. J’étais certainement un peu farouche à l’époque mais, surtout, je n’étais pas habituée à côtoyer plusieurs inconnus à la fois. Or, elle avait trois sœurs… et six frères auxquels il fallait ajouter ses parents, quelques oncles, tantes et cousins… Le mariage coutumier dura plusieurs heures qui me semblèrent une éternité bruyante de palabres, de cris et de rires. La tradition peut paraître étrange aux non-initiés : le futur époux se doit d’offrir aux membres de la famille de sa fiancée les cadeaux que chacun lui réclame.

    Papa, évidemment très occupé, je me réfugiai près de ma famille au complet, c’est-à-dire de Nka-Nka, ma grand-mère. Elle-même entourée et de plus en plus sollicitée, une grosse pierre à l’ombre s’offrit comme siège, abri pour ne pas dire comme cachette. J’étais terrorisée !

    Je ne sais plus qui m’avait désigné deux garçons un peu plus âgés que moi, susceptibles de m’accueillir dans leurs jeux. Pas fâchée d’échapper à ce monde d’adultes, je m’enhardis. Au moment de les aborder, un dragon me barra le passage. Un regard furibond, une moue méprisante relayée par une voix aiguë et criarde qu’accompagna un mouvement péremptoire du bras pour me renvoyer d’où je venais comme si j’avais franchi la frontière d’un territoire interdit. Sans doute son comportement ne contenait-il pas tant de violence mais c’est ce que je ressentis. C’est ainsi que je fis la connaissance de la mère de maman…

    La cérémonie me plut lorsqu’elle se termina. À partir de ce soir-là, nous étions trois à la maison. Le « vrai » mariage se déroula quelques semaines plus tard.

    La précédente expérience m’avait suffisamment aguerrie pour me confronter à tous ces gens qui constituaient la famille de maman. Ce que j’ignorais, c’est que tous les amis et les connaissances de papa et maman étaient conviés. Mais, finalement, me noyer dans la foule devait me protéger et me rendre invisible.

    C’est alors qu’on vint me chercher…

    On me présenta comme un merveilleux cadeau l’honneur de tenir la traîne de la mariée. Marcher au beau milieu des deux rangées d’invités entre la mairie et l’église puis de l’église au lieu de la fête m’effraya tout à fait.

    Une sœur de maman eut beau déployer des trésors de gentillesse, elle ne parvint pas à me convaincre. Elle commit l’erreur d’appeler du renfort. À trois ou quatre, elles ne réussirent qu’à me faire fondre en larmes. L’impatience et l’énervement commençaient à gagner lorsque papa intervint. Il s’accroupit devant moi, m’apaisa d’une caresse sur la joue, souleva l’étoffe de terre et me la tendit. Il ne prononça pas un mot. Son regard parla le langage secret de notre complicité de toujours.

    J’entendis à peine le murmure de satisfaction, de soulagement et de réprobation contenue qui escorta ma mise en place entre les deux garçons qu’on m’avait interdit de rejoindre quelques semaines plus tôt. Plus âgés et surtout plus grands que moi, leur présence me rassura. Je m’ingéniai à me blottir entre eux afin qu’ils me cachent au mieux. Ce fut une réussite : sur les quelques photos que j’ai eues plus tard entre les mains, on me distingue à peine…

    De deux ou trois ans mon aîné, le plus jeune des deux garçons – en fait le petit frère de maman – se mit à me parler et contribua à me rasséréner. De cet épisode peu glorieux naquit une amitié dont seul l’éloignement érodera les contours.

    La corvée enfin terminée, les festivités me parurent interminables aussi longtemps que papa me resta inaccessible. Un véritable jeu de piste !

    Bien sûr, il me fallait rester éloignée de cette nouvelle grand-mère vindicative dont les circonstances m’affublaient à vie. Ce n’est que beaucoup plus tard que je compris que cette gamine préfabriquée dans le ménage de sa fille lui était insupportable. Pour une fois, ma petite taille s’avérait un atout. Je parvenais à me glisser de groupe en groupe jusqu’à me coller contre la jambe paternelle. S’il n’interrompait pas sa conversation, je sentais sa main rassurante se poser sur mon épaule. Je n’en demandais pas plus.

    *    *    *    *    *

    Notre vie de famille pouvait réellement débuter par une période d’observation où j’appris à appeler « maman » l’épouse de mon père. Cette habitude-là s’installa plus aisément que la cohabitation inédite à la maison. De ces premiers temps, je retiens les regards réprobateurs, les soupirs excédés et les sourcils froncés. Je ne tardais pas à comprendre que maman allait prendre en main mon éducation en instaurant des règles totalement inconnues. Tout aussi clairement, il ne me fallait pas compter sur le secours de papa pour me rendre à mon univers anarchique. À l’évidence, il abondait dans le sens de réformes qu’il n’avait su mettre en place lui-même.

    J’entrais néanmoins en résistance.

    À chaque nouvelle corvée qu’elle prétendait m’imposer, j’y allais de ma protestation : « Mais j’ai jamais fait ça… », « Je suis trop petite… », « Je sais pas comment il faut faire… », « J’y arriverai jamais… » Sans doute avait-elle moins d’imagination que moi car maman n’opposait qu’une formule, toujours la même : « Eh bien, tu vas apprendre ! »

    Il me restait la ruse.

    Une maladresse insigne faillit mettre à mal le contingent de verres et d’assiettes de la cuisine. Ramasser les morceaux des victimes de mon incompétence volontaire me remplissait d’une joie secrète que je masquais derrière une mine piteuse et désespérée. Mais elle ne céda pas : j’appris à faire la vaisselle.

    Nous n’avions pas de machine à laver. Là encore, je n’échappais pas à une laborieuse initiation. Pour ne pas décourager mon embryon – soyons généreux ! – d’enthousiasme, maman limita l’expérience à mes petites culottes. Peut-être craignait-elle de lâches attentats contre ma garde-robe dont il aurait bien fallu envisager le remplacement. Mais, de mon point de vue, c’était encore trop. Elles disparurent du paquet de linge sale. Le stratagème fit long feu. S’étant assurée – je passe sur les détails – que je ne m’étais pas abaissée à n’en utiliser qu’une seule, jour après jour, elle fit une intrusion-surprise dans ma chambre. J’avoue que le butin s’avéra fructueux : deux sous le lit, une sous l’oreiller, une sous le matelas et les autres, bien visibles dans l’armoire au milieu des propres. L’après-midi fut très occupé… Une bien mince consolation me tint compagnie devant l’évier : elle n’avait pas découvert la dernière, perchée sur le dessus de l’armoire au bout de plusieurs tentatives de lancers.

    Elle n’eut pas à instituer le brossage des dents après les repas que papa m’avait enseigné. Mais, contrairement à lui, elle émit rapidement des doutes sur mon savoir-faire. Pourtant, je laissais couler l’eau dans le lavabo et un peu de dentifrice sur l’index passé sur les incisives complétait l’alibi. Dans un premier temps, elle observa l’énergie que je déployais autant pour la satisfaire que pour endormir ses soupçons. Avait-elle un détective parmi ses ancêtres ou lisait-elle trop de romans policiers ? Mon haleine rafraîchie copieusement soufflée devant son nez ne réussit pas à occulter la naïveté de ma défense. Je laissais trop d’indices révélateurs : difficile de prétendre s’être brossé les dents alors que la brosse restait sèche et propre… et comment expliquer la rapidité de l’opération lorsque j’étais seule ?

    On apprend toujours de ses erreurs : je mouillai consciencieusement la brosse et patientai longuement devant le lavabo. L’ennui me gagna et je ne trouvai qu’un moyen pour l’occuper : me brosser réellement les dents…

    J’aurais pu m’en dispenser lorsque je sautais un repas. Avec maman, c’en était fini des menus de remplacement lorsque je n’appréciais pas le plat servi, à commencer par le poisson fumé aux blettes. Le « j’aime pas ça » non recevable, contrecarré par « il faut manger de tout », il ne restait que le sempiternel « j’ai pas faim… » qui présentait l’inconvénient suprême de devoir rester clouée sur ma chaise jusqu’à la fin du dîner, torturée par la vision d’un dessert qui m’était logiquement interdit.

    Mais là, j’avais une parade…

    Papa n’avait pas renoncé à nos tête-à-tête sans témoin. Le moment sacré, c’était le jeudi après-midi. Il m’emmenait faire les courses au supermarché avec le droit de choisir ce qui me faisait envie. J’avais déjà conscience qu’il n’existe pas de comportement plus mal élevé que de refuser la générosité des autres. Avec lui, c’était facile à mesurer : plus les boîtes de gâteaux et les bonbons s’accumulaient dans le sac, plus son sourire s’élargissait…

    De retour à la maison, les friandises rejoignaient une grosse boîte en métal, généralement vide des achats de la semaine précédente. La diète consécutive à la privation de dessert était donc de courte durée. En grandissant, le système s’améliora. Aux effluves me parvenant de la cuisine, il était facile de deviner le menu. Un goûter un peu tardif à base de chocolat chaud régla le problème en amont !

    Les quelques mois que durèrent ces rattrapages éducatifs atteignirent leur point culminant à la fin de l’année scolaire. Plus ou moins fièrement, je revins à la maison en exhibant un bulletin – pour moi indéchiffrable – qui m’envoyait en classe supérieure. Mes lacunes étaient abyssales et maman fit un petit scandale à l’école. Elle en revint avec mon redoublement et la promesse d’un suivi rigoureux de mon travail à la maison.

    En dehors de la parenthèse du jeudi au supermarché, dès le retour de l’école, elle s’occupa de mes apprentissages scolaires sans relâche. La métamorphose s’opéra en peu de temps : la curiosité et l’appétit d’apprendre me gagnèrent et j’oubliais vite mes petits jeux solitaires de l’après-midi. Je devenais attentive en classe ce qui allégeait d’autant le cours particulier. Les résultats ne se firent pas attendre. Par ricochet, les autres exigences de maman m’apparurent pertinentes ce qui atténua d’autant mes griefs et scella nos relations sans néanmoins altérer mon lien privilégié avec papa.

    Merci pour tout, maman.

    Chapitre 3

    De la petite enfance d’avant l’intrusion qui a bouleversé notre existence, les souvenirs sont rares ou fabriqués avec ce qui m’a été raconté. La béquille no 1 de ma mémoire défaillante, ce fut, sans conteste, Nka-Nka.

    Divorcée de longue date, ma grand-mère n’avait gardé de son mariage qu’un bien précieux : papa. Elle habitait à Mabaya, un village tout proche. En France, on dirait en banlieue. Elle gagnait sa vie sur les marchés de Brazzaville en vendant du poisson séché. Elle ne se plaignait pas mais c’était certainement très dur. Régulièrement, elle partait, en train, s’approvisionner sur le marché de gros de Pointe-Noire, soit mille kilomètres, aller-retour. Elle y séjournait quelques jours dans une petite maison qu’elle y possédait et devait rencontrer les autres membres de sa famille. « Devait », car elle ne m’en parlait jamais et je ne l’y ai jamais accompagnée. Puis elle rentrait avec ses ballots de poissons baignant dans le sel.

    Beaucoup plus tard, lorsque l’âge et la fatigue la contraindront à renoncer à son métier, elle ne pourra s’empêcher d’ouvrir une boutique dans son petit garage. Ainsi, dans son village, elle exercera plus ou moins officiellement la profession de commerçante « à l’Africaine », c’est-à-dire qu’elle vendait de tout, à tout le monde, avec un savoir-faire et un bagout sans égal.

    Être avec elle était un bonheur incomparable : fille unique d’un papa lui-même fils unique et souvent absent à cause de son métier, Nka-Nka était donc à la fois ma grand-mère, ma seule famille, mon amie, mon refuge et ma confidente.

    C’est elle qui, beaucoup plus tard, me raconta que mon père avait, après la séparation de mes parents, cherché à refaire sa vie. Mais si une ou plusieurs femmes sont venues vivre à la maison, elles n’y sont pas restées suffisamment longtemps pour s’imprimer dans ma mémoire de toute petite fille.

    Les Religieuses de l’école maternelle non plus. Puis, un jour, j’ai pris le chemin de l’école communale. Pas toute seule ! Papa m’y emmenait et revenait toujours me chercher. Il est grand, j’étais toute petite mais je me demande lequel de ce couple déséquilibré était le plus heureux sinon le plus fier de tenir la main de l’autre…

    À partir de mon redoublement, j’ai beaucoup aimé l’école. C’était le seul endroit où je pouvais côtoyer des enfants de mon âge. Même si je n’en souffrais pas, la maison avait des allures de prison dorée. Je crois que papa était terrorisé à l’idée que sa petite Esther puisse courir le moindre danger. Personne n’était invité à la maison et je n’allais nulle part.

    Sauf à l’école.

    La tutelle vigilante de maman s’avéra d’une miraculeuse efficacité. Non seulement le retard se combla rapidement mais elle m’enseigna une méthode de travail qui rendit les apprentissages faciles.

    Au bout de deux ans, les progrès m’offrirent le cadeau de l’autonomie et de la confiance. En parallèle, je commençais à aller à l’école toute seule et à aller jouer chez des copines du voisinage, le week-end ou pendant les vacances.

    *    *    *    *    *

    C’est à l’école que j’ai rencontré mon premier amour. Il s’appelait… Amand ! Je ne savourais pas alors la coïncidence phonétique entre son prénom et son rôle prédestiné.

    Nous appartenions à la même vague, c’est-à-dire que nous avions classe ensemble, le matin ou l’après-midi, au rythme du système scolaire. Ne connaissant personne, n’ayant pas l’habitude de jouer avec d’autres enfants, je m’étais d’instinct isolée dans mon coin et personne n’était venu m’y chercher… sauf lui !

    Il faut dire qu’Amand et moi partagions plus ou moins équitablement et en exclusivité les premières et deuxièmes places dans toutes les matières. Ce combat acharné nous rapprochait dans une saine émulation qui ne s’embarrassait d’aucune jalousie. Nos brillants résultats contribuaient aussi à nous mettre à l’écart du reste d’une classe lassée des louanges inaccessibles que nous tressaient nos maîtres.

    Nous nous sommes mariés au moins dix fois pour à peu près autant de séparations tout aussi définitives. C’est lui qui a commencé : « Quand on sera grands, je t’épouserai avec un mariage et il y aura plein de gens ! »

    Mon expérience de cette cérémonie était unique et malheureuse. Amand les collectionnait ! Il se lançait dans une telle description aussi détaillée qu’enthousiaste des festivités qu’il n’eut aucune difficulté à me convaincre. Mais, « grands », c’était bien loin, trop pour mon impatience émerveillée. C’est ainsi

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