Le trou noir
C’est dans cette salle de spectacle que tout s’est déclenché. J’étais assis à côté de Mélanie. Pour fêter mes 30 ans, elle nous avait acheté deux places pour un concert que dirigeait un chef d’orchestre réputé. En première partie, j’ai été véritablement envoûté par une interprétation très originale du Boléro de Ravel. Après l’entracte, l’orchestre a entamé le Concerto pour piano numéro trois de Rachmaninov. Une œuvre magistrale et une des partitions les plus difficiles du répertoire du fait de l’extrême virtuosité exigée du pianiste. J’observais les doigts agiles du soliste qui couraient sur le clavier. Soudain, j’ai ressenti un étrange malaise monter en moi comme une menace. Je m’efforçais de résister à la bouffée d’angoisse qui, peu à peu, me submergeait. Je voyais les doigts de l’interprète se déformer, s’allonger dans ma direction, me toucher… J’ai failli crier. J’ai fermé les yeux. Mélanie s’est tournée vers moi :
– Ça va ?
– Oui, oui.
– Tu n’as pas l’air bien.
J’ai fait un petit signe de tête pour la rassurer. En réalité, ça n’allait pas du tout. Des souvenirs sordides que j’avais effacés de ma mémoire étaient en train de ressurgir, comme si les tentacules d’une pieuvre sortie du fond d’une eau boueuse venaient se coller à ma peau. Durant les trois mouvements du concerto, j’ai gardé les yeux fixés sur le dossier du siège placé devant moi et j’ai serré les dents. Mélanie me jetait de brefs regards inquiets, mais je n’ai pas tourné la tête vers elle. Je ne voulais pas qu’elle s’aperçoive à quel point j’étais troublé. Je n’ai pas applaudi. Je n’en ai pas eu la force. Quand la lumière s’est rallumée dans la salle, Mélanie s’est exclamée :
– Tu es blanc comme un linge !
– Je…
– Qu’est-ce qui t’arrive, Joël ?
J’ai tenté un sourire qui a dû ressembler à une grimace :
– Je crois que je couve une grippe. J’ai
