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Adeline, tome 2: Le chemin de la vérité
Adeline, tome 2: Le chemin de la vérité
Adeline, tome 2: Le chemin de la vérité
Livre électronique653 pages8 heures

Adeline, tome 2: Le chemin de la vérité

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À propos de ce livre électronique

Après avoir fui les Cantons-de-l’Est et surtout Théophile Rioux, ce père adoptif dont le naufrage dans le vice et l’infortune est inévitable, Adeline se réfugie à Montréal où elle espère commencer une nouvelle vie sous le signe du bonheur et de la liberté. Grâce à Viviane et Mado, sympathiques propriétaires d’un restaurant, la jeune femme ébauche des projets excitants et tente de se libérer de ses démons.
Entre-temps à Queensbury, Marie-Rose est déterminée à découvrir les sombres secrets que Théo, son mari, dissimule depuis des années. Toutefois, plus elle approche de la vérité, plus elle constate que certaines révélations risquent de causer beaucoup de tort. Quant au prêtre André Cousineau, il cherche désespérément à obtenir le pardon, autant celui d’Adeline que de sa grand-mère Pauline, qui ne s’est jamais remise de la mort de Françoise, sa fille.
Après autant d’épreuves et d’embûches, Adeline et les siens goûteront-ils enfin au bonheur et la sérénité?
LangueFrançais
Date de sortie27 sept. 2023
ISBN9782898275470
Adeline, tome 2: Le chemin de la vérité
Auteur

France Lussier

Née à East Angus dans les Cantons-de-l’Est, France Lussier a complété une formation d’infirmière à Sherbrooke avant d’épouser un militaire qui lui permettra d’exercer une carrière très active en soins infirmiers aux quatre coins du Canada. Installée en Outaouais depuis 1991, elle reprend la plume délaissée à l’adolescence. Aujourd’hui à la retraite, elle s’inspire de la vie d’après-guerre et de l’influence patriarcale et religieuse pour écrire des histoires inoubliables.

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    Aperçu du livre

    Adeline, tome 2 - France Lussier

    Prologue

    Juin 1947

    Stoke, Cantons-de-l’Est

    Jack en a assez de cette perte de temps, à tourner en rond comme un idiot. Il crache par terre en haïssant tous ces gars qu’il qualifie de bandits. Il regarde ses poings, qu’il serre jusqu’à s’en blanchir les jointures. Il se régalerait tant à leur casser le nez ! Comment pourra-t-il quitter pour de bon cette maudite campagne de Stoke ?

    — Moi, je vais montrer à ces gros tarlas qui est Jack Lapierre ! Jack n’est pas né de la dernière pluie !

    Il aimerait leur crier des bêtises, hurler sa colère devant ces quatre gars qui l’ignorent ou qui le traitent comme leur souffre-douleur en le surnommant « Ti-Caille ». Puis, Théophile, l’homme aux trois doigts qui se pense le boss des bécosses, s’acharne à lui donner des ordres en l’appelant « Roquet-Belles-Oreilles » à cause de ses oreilles décollées. Un autre l’a insulté en lui lançant : « Articule quand tu jappes, mon Ti-Caille ! »

    En cette soirée, Jack entend des rires dans le garage où les gars se soûlent la face tout en jouant aux cartes et en se racontant des cochonneries. Il les déteste tous, et c’est réciproque. Il refuse même de manger avec eux. Il préfère s’isoler sous l’abri du tracteur à une trentaine de pieds derrière le hangar.

    Dissimulé des regards, il mâchouille un long brin d’herbe, emporté par ses pensées ombrageuses. Parfois, le soir, il monte sur le toit de sa cache d’où il aperçoit une forêt à perte de vue. Par quel moyen peut-il fuir, maintenant ? Il s’imagine divers scénarios dans lesquels il disparaît sans laisser de trace. Quelle déveine que de se retrouver si loin de la ville rien que pour bâtir une damnée grange !

    Il a dix-neuf ans, un homme maintenant. Il se voit comme John Wayne, qu’il admire, à porter ses pistolets de chaque côté et à tirer à la vitesse de l’éclair. Bang ! Bang ! Il réglerait leur compte assez promptement à ces mangeux de balustre qui prient le Bon Dieu en toute hypocrisie. Et ce prêtre, André Cousineau, pas mieux que les autres ! Dire qu’il l’a forcé à venir jusqu’ici pour endurer les mièvreries de la bonne femme Castonguay.

    Jack fulmine et égraine son chapelet de reproches, sur un fond de rage. Que faire d’autre pour passer le temps dans ce foutu trou ? Depuis son arrivée, il surveille chacun sournoisement et a remarqué que certains ont pris des habitudes. Comme ce Théophile Rioux, qui s’enferme parfois dans le poulailler le matin pour y rester plusieurs minutes. Mais qu’est-ce qu’il fabrique là-dedans ?

    Au même moment, il aperçoit Théophile sortir du garage d’un pas raide, en balançant les bras. « Tiens, voilà le diable en personne », pense Jack en ricanant. D’après sa démarche, l’homme vient de perdre aux cartes.

    « Osti de bonhomme Sept-Heures ! » se moque Jack en le suivant du regard. Il a entendu Théophile chialer tout l’après-midi. Il était en beau joualvert parce que sa femme, apparemment, lui a demandé de retourner à Sherbrooke. Il sait, lui, qu’il n’aurait pas hésité, ne serait-ce que pour quitter cette place maudite. Mais Théo a refusé net.

    Quel imbécile ! Heureusement, il n’y a pas que ces ivrognes par ici. La seule personne excitante s’appelle Françoise, la fille de la bonne femme Castonguay : pas trop jolie avec son visage picoté, mais ses beaux petits seins, ses hanches et ses fesses le font baver. Il connaît par cœur sa routine avant le coucher du soleil. Bientôt, la rouquine va sortir de la maison, puis remonter la pente vers la grange, comme à son habitude à cette heure précise.

    « La voilà », se dit Jack en l’apercevant. Françoise ne le voit pas dans l’ombre sous l’abri et demeure plutôt concentrée sur le court sentier qui mène à la grange et où Théophile s’est dirigé quelques minutes plus tôt.

    Affublé d’incontrôlables tics nerveux, Jack lâche un soupir nerveux. Ses manies l’ont amené à développer son sens de l’observation. Par habitude, il se mêle de ses affaires, mais parfois, certaines situations le dérangent, comme s’il recevait un choc électrique.

    « Ce chien galeux veut-il profiter de la demoiselle parce qu’il est en beau yâbe¹ ? » se demande Jack.

    Il entend son propre rire fendre le concert de grillons en cette soirée lourde d’humidité. Théo sait-il que Françoise est là-dedans ? Avec son regard sournois et ses lèvres frémissantes, l’étrange comportement de Théophile n’a pu échapper à Jack au cours des dernières semaines. Il en a conclu que la jeune fille était tombée dans le viseur du bonhomme Rioux depuis son arrivée.

    Curieux de connaître les intentions de Théophile, Jack quitte son point de guet et descend lentement la pente vers la bâtisse. Il louvoie entre les échafaudages de la nouvelle extension, aussi impressionnante que le toit d’une cathédrale.

    À pas de loup, il se déplace vers l’entrée où il a vu Françoise et Théo disparaître. Il ouvre la porte latérale délicatement et pénètre dans la pièce sombre qui contient tous les outils. Théo n’est pas là, la fille non plus. Attiré par l’éclairage d’une ampoule électrique un peu plus loin, il s’approche d’un enclos où l’on engrange le fourrage.

    Il songe qu’« il se passe des chinoiseries par icitte », comme le dirait sa mère. Il s’imagine ce cochon de Théo en train de faire des minouches à Françoise dans le foin sec, entouré de l’odeur de fumier. « Rien de plus bandant que ça », pense Jack, qui étouffe un ricanement. Il avance de quelques pas vers une cloison, derrière laquelle d’étranges mouvements le titillent.

    Entre les planches ajourées de l’enclos et sous la lueur de l’ampoule, il reconnaît Théophile qui, à genoux, émet des gémissements tout en se balançant d’avant en arrière. Jack a eu bien raison de croire que Françoise excitait cet imbécile de Théo Rioux. Après plusieurs minutes en action culminant par un grognement, l’homme se redresse, remonte son pantalon et s’enfuit vers la sortie, après avoir attrapé une pelle. Confondu un moment, Jack reste collé contre la cloison. Seul son souffle brise le silence autour de lui. Assuré que Théophile ne reviendra pas, Jack se lève et contourne la paroi. À ses pieds gît l’adolescente, qui paraît dormir, les yeux fermés, sa petite culotte aux chevilles, la jupe retroussée à sa taille et sa blouse remontée sur sa poitrine.

    Jack regarde autour de lui, puis arpente l’enclos à foin. Il revient vers Françoise et l’examine avant de remarquer la blessure sur son front. D’après la scène, il croit que Théo avait en tête de prendre la fille de force. « Ça ne peut être que ça et, dans ce cas, pour s’éviter des ennuis, il l’a assommée ben raide, probablement avec la pelle », songe-t-il.

    Le jeune homme ricane méchamment. « Attends que je répète ça à la bonne femme Castonguay ! marmonne-t-il. Tu riras pu jamais, Théophile ! »

    Tout à coup, Jack a chaud et sent la sueur perler dans son dos et son cou. Pourquoi irait-il raconter tout ça ? Il n’en gagnera rien, c’est sûr. Personne ne le croirait et les gars ne se gêneront pas pour rire de lui, sinon lui arracher les yeux, puis les tripes.

    Il doit suivre son instinct s’il veut rester en vie. Par conséquent, autant en profiter et faire comme Théo. Spontanément, Jack ouvre sa braguette et sort son pénis. Parfois, il aime bien le prendre dans sa main. Ça lui donne des sensations agréables et, surtout, il connaît très bien son utilité. À quatorze ans, pour sa première expérience, il n’avait pas attendu que la jeune fille, pas plus vieille que lui, refuse ou accepte ses avances. Il l’avait prise de force malgré ses protestations.

    Les yeux sur Françoise, il s’agenouille dans la paille entre ses jambes. Il passe sa main sur la peau tiède et les petits seins rondelets. Jack aime bien les fourmillements que ça crée dans son bas-ventre. Les yeux fermés, Françoise gémit.

    Sans prendre garde au sang sur les cuisses de la fille, Jack s’allonge sur son corps. Son haleine dans la figure de sa victime et son organe en action, il entreprend un va-et-vient, perdu dans son plaisir. Au moment du paroxysme, Françoise ouvre les yeux et, par réflexe, essaie de le repousser. Jack plaque sa main avec force sur le visage de la jeune femme jusqu’à ce qu’elle cesse de se débattre. Il halète longuement avant de reprendre son souffle.

    Il caresse le corps immobile une dernière fois, puis par souci de discrétion, il remonte la petite culotte de Françoise et remet sa blouse et sa jupe en place. Il se redresse pour remonter sa fermeture éclair sur son membre poisseux. Le jeune homme recule d’un pas. « M’a-t-elle reconnu ? Ah, j’ai eu mon plaisir et, sans doute, en a-t-elle retiré autant que moi. » Finalement, il est peut-être mieux de garder ça pour lui. Fier de son geste, sans un brin de remords, il quitte la grange tout aussi doucement qu’à son arrivée.


    1Yâbe : Contraction populaire de « diable ».

    Chapitre 1

    Samedi 2 juin 1966

    Stoke

    Écrasée de fatigue, Pauline Castonguay s’assoit lourdement dans le fauteuil devant sa télé, une bouillotte d’eau chaude dans le bas du dos. À cinquante-huit ans, elle n’aurait jamais cru se sentir aussi épuisée après sa journée de travail. Avec l’aide substantielle de son fils, Marc, elle a semé les graines plus tôt au mois de mai, et celles-ci iront croître sur des acres de terres cultivées. Tour à tour, sur la machine agricole, ils ont creusé les sillons prêts à les recevoir. Choux, laitue, pommes de terre et maïs pousseront au bon moment dans cette terre grasse et généreuse, le fruit de leur labeur. Puis, en fin de journée, elle s’est permis un détour vers son propre potager. En dépit d’une douleur au dos, elle est demeurée accroupie au-dessus des plates-bandes, à retourner le sol et à retirer les mauvaises herbes.

    Parfois, ses brèves pauses lui donnent l’occasion de contempler leur imposant domaine. L’idée d’étendre les cultures lui a même traversé l’esprit. Après y avoir mûrement réfléchi, elle a décidé de repousser ce projet à une autre année. En toute bonne foi, ce sont plutôt ses ennuis de santé qui l’ont convaincue de mettre sur la glace cette folle idée.

    Elle en glissera un mot à Marc, qui passe, lui aussi, ses journées à accomplir ses corvées. Généralement, leurs cultures maraîchères apportent de généreux profits lors de la vente. Toutefois, l’aridité de la dernière année a causé bien des soucis aux exploitants dans toute la région et ils en subissent encore les conséquences. Marc a dû investir dans un système d’irrigation sur de vastes superficies pour pallier le temps sec.

    Pauline soupire de lassitude. Sa douleur s’est légèrement aggravée malgré la friction d’alcool que Marc lui a faite plus tôt. Appuyée contre la bouillotte, elle inspecte la une du journal La Tribune, où s’affichent plusieurs articles sur la politique municipale et provinciale, sans grand intérêt pour elle. « Autant interpréter l’horoscope », pense-t-elle. Elle feuillette le quotidien jusqu’à ce qu’elle tombe sur un encart à la page 5. Sans savoir pourquoi, le nom dans le titre du texte la fait sourciller.

    « Jacques Jack Lapierre de retour en prison », peut-elle lire. Une photo montre un homme entre trente-cinq et quarante ans, menotté et escorté par un policier. Les cheveux lissés vers l’arrière, l’individu porte une moustache en fer à cheval et regarde directement l’objectif de la caméra. Ses prunelles foncées, qui dégagent une arrogance malsaine, semblent la fixer. Comme si ce regard la retournait dans son passé.

    Par instinct, Pauline cherche dans sa mémoire où, quand et, surtout, pourquoi ce nom évoque un souvenir. A-t-elle connu cet homme plus jeune à Sherbrooke ? Ayant le double de son âge, elle a peu de chance de l’avoir rencontré là-bas. À la paroisse Saint-Philémon de Stoke ? Pauline inspecte les détails de son visage et essaie de l’imaginer sans la moustache et les cheveux plus courts.

    Soudainement, une simple subtilité lui saute aux yeux : les oreilles décollées. Pauline retourne en arrière dans ses souvenirs ; Jack Lapierre était un engagé sur la ferme en 1947, un de ceux proposés par son frère André. Jack n’avait pas vingt ans à cette époque, selon ses calculs. L’air idiot, affublé de tics nerveux, il avait démontré un grand intérêt pour la construction et avait ainsi acquis un savoir-faire que Pauline considérait aussi comme important. Elle avait voulu en parler à son frère pour qu’il puisse l’orienter dans cette direction, vu sa pauvre scolarité, mais elle n’avait pas poursuivi sa démarche.

    Pauline poursuit la lecture du texte qui décrit l’homme comme le principal suspect dans une histoire d’attentats à la pudeur sur trois femmes dans la région de Toronto. L’article ajoute : « Jacques Lapierre, un natif de Sherbrooke, a vécu sous un faux nom en Ontario en commettant d’abord des cambriolages et divers larcins. Après un court séjour en prison, il est retourné à sa vie de délinquant en lorgnant cette fois les filles dans les parcs pour ensuite les attaquer et les violer. »

    Le texte mentionne également que Jack Lapierre pourrait être relié à d’autres délits non encore élucidés, dans la région de Sherbrooke. Pauline se sent saisie d’effroi. Comment un jeune homme aussi gentil, voire niais, a-t-il pu devenir un criminel notoire, sans vergogne ou remords ? Elle se rappelle ses manières attentives, sa délicatesse mesurée envers elle et Françoise lorsqu’elle l’invitait dans la cuisine à manger ses beignets à la cannelle et ses biscuits.

    « Assurément, il a subi quelque part une influence quelconque pour sortir de la bergerie et se transformer en loup. C’est à n’y rien comprendre ! » songe-t-elle.

    Pauline étire son bras pour atteindre le téléphone posé sur le guéridon. De mémoire, elle compose sur le cadran à roulette le numéro du presbytère de la paroisse Saint-Simon à Val-Boisjoli. Ce sera un appel interurbain, mais curiosité oblige, elle a besoin de contacter son frère. À la deuxième sonnerie, on décroche. Pauline se présente et demande à parler à l’abbé Cousineau, même si elle sait qu’en ce samedi soir, André peaufine son prêche pour le lendemain. Après quelques secondes d’attente, il lui répond avec son habituelle jovialité.

    — Pauline ! Quelle belle surprise ce soir !

    — Comme on n’a pas bavardé depuis un certain temps, débute-t-elle, je pensais prendre de tes nouvelles.

    — On se porte tous bien ici ! Et chez toi, avec la saison chaude qui commence ?

    — Pour le moment, ça va. Les semailles sont faites. On patiente jusqu’à l’été et on verra ce qui nous tombera dessus. Je vais mettre mon chapelet sur la corde à linge, comme on dit.

    Le rire du prêtre roule dans l’appareil.

    — Écoute, André, reprend Pauline. Je viens de réaliser quelque chose en regardant le journal La Tribune.

    — Ah ? La Tribune ? Nous n’y sommes pas abonnés. C’est un paroissien qui nous l’apporte habituellement le lendemain de la parution.

    — Te souviens-tu du jeune Jack Lapierre ?

    — Jack Lapierre… Attends… répète son frère, qui cherche dans sa mémoire. Oui ! Je m’en rappelle ! Il a travaillé sur l’extension de la grange en 47. Pourquoi la question ?

    — Tu ne devineras jamais. Il a été arrêté en Ontario pour le viol de trois femmes.

    — Quoi ? Tu es sûre que c’est bien lui ? Ça peut être un autre Lapierre, non ?

    — Celui sur la photo lui ressemble malgré son âge. J’ai pu le reconnaître grâce à ses oreilles décollées. La moustache qu’il porte lui donne vraiment l’air d’un bandit. Voir ça m’attriste. Comment a-t-il pu déraper de cette façon ?

    — Je ne sais pas ! Si on parle de la même personne, sa mère le couvait beaucoup parce qu’il était différent des autres. Voilà pourquoi je l’avais envoyé travailler à ta ferme, afin de lui permettre de souffler un peu. Cependant, je me souviens qu’après le décès de sa mère au début des années 50, il s’est retrouvé seul. Une de ses tantes a voulu l’accueillir chez elle, mais Jack préférait sa solitude. Elle m’a raconté, à ce moment-là, que Jack avait commis un vol à l’étalage et que la police l’avait arrêté. Après cet incident, elle a perdu tout contact avec lui. S’est-il senti attiré par le milieu criminel ?

    Pauline soupire, rongée par des doutes.

    — Pourtant, je le trouvais intelligent et curieux, même si je ne comprenais pas tout son bavardage. Il avait beaucoup de tics nerveux, mais je m’y étais habituée. Tout le monde le repoussait pour sa laideur et ses difficultés à parler. Tout ça pour dire que…

    Pauline déglutit. Un grand froid creuse son estomac. L’image de Françoise s’impose dans son esprit. Françoise, sa fille violée par un inconnu…

    Et lui, Jack, l’a-t-il… touchée ? Ses mains deviennent moites et le rythme de son cœur s’accélère anormalement. Le combiné lui glisse des mains et frappe la table avec un bruit sourd. Le souffle court, Pauline le rattrape aussitôt et entend la voix inquiète de son frère.

    — Pauline ! Ça va ? Que se passe-t-il ?

    — Désolée, André, murmure sa sœur. J’ai laissé le téléphone tomber.

    De ses doigts, Pauline frotte son front, où une légère tension la tenaille.

    — André, je… je viens d’avoir cette idée horrible. J’ignore si c’est possible, mais cet homme pourrait-il être… le violeur de Françoise ?

    Un long silence s’abat dans la conversation. Pauline devine par le mutisme d’André qu’il trouve sa thèse absurde ou plausible.

    — Pauline, articule-t-il avec difficulté. Je crois que Jack se montrait, comment dirais-je, un peu sot pour ces affaires-là. Je veux dire, coucher avec une fille. Sa mère n’a jamais dû lui enseigner les choses de la vie.

    — Ç’a l’air qu’il s’est débrouillé pour les apprendre !

    — Bon, écoute, je vais m’informer et tâcher de retrouver cette tante qui demeure à Sherbrooke, si elle vit encore. D’ici là, ne te tracasse pas avec ça, je t’en prie, Pauline.

    — D’accord et merci de m’avoir répondu, André.

    Pauline raccroche le combiné, submergée par une vieille peur, celle qu’elle croyait enfouie depuis des années. L’homme qui a violé sa fille s’est promené des années à l’air libre, dégagé de tout remords, prêt à recommencer, insouciant des douleurs atroces qu’éprouvent les victimes. Et Françoise restera dans un trou noir et froid pour l’éternité, sa mort toujours inexpliquée…

    Une larme amère jaillit au coin de l’œil de Pauline et elle la laisse s’échapper, la première depuis des années.

    André se sent perplexe après l’appel de sa sœur. Il aimerait bien mettre la main sur ce journal afin d’identifier l’homme dont parlait Pauline. Il ne croit pas que Jack aurait pu violer Françoise, alors qu’il est presque sûr que Théophile Rioux en est le responsable. Sa pensée dévie alors vers la jeune Adeline, la fille de sa nièce Françoise, née à la suite du viol. Elle ne lui a pas donné signe de vie depuis des mois. En janvier dernier, il a appris par Marie-Rose qu’elle avait fui en direction de Montréal, à la suite d’un événement, lequel demeure obscur pour lui. Marie-Rose lui a vaguement répété qu’Adeline vivait des moments difficiles et qu’elle devait s’éloigner.

    Par la suite, peu avant Pâques, Marie-Rose lui avait expédié une lettre dans laquelle elle donnait sommairement des nouvelles d’Adeline. Le dernier paragraphe l’avait laissé pantois. Marie-Rose lui demandait de ne plus communiquer avec eux, prétextant que son mari, Théophile, le tenait responsable des écarts de leur fille, ainsi que de sa fuite.

    Perturbé par la lettre, il avait vécu les jours suivants complètement dérouté.

    Maintenant, sans moyen de joindre Adeline, il se sent désemparé, voire démuni. Sa petite-nièce, le cœur de sa vie de prêtre, une de ses raisons de vivre depuis près de dix-huit ans, a simplement disparu.

    Il se rappelle lui avoir envoyé une lettre, peu après les funérailles de Raymond Demers l’an dernier. Après avoir appris qu’une relation amoureuse existait entre Paul et elle, il avait réprimandé sa nièce sur son manque de jugement d’être tombée amoureuse de son frère, alors qu’il se préparait au sacerdoce.

    Maintenant, il s’en veut de l’avoir accusée d’être la cause de ces rapprochements entre elle et Paul. Il en éprouve des remords, car malgré ses sermons en chaire sur la tolérance, l’empathie envers autrui, il n’a pas su montrer les mêmes aptitudes auprès de sa petite-nièce qu’il adore. Il l’avait envoyée carrément au bûcher.

    Ce n’est pas surprenant qu’Adeline l’ignore, pense-t-il.

    S’il ne la retrouve jamais, comment pourra-t-il un jour informer sa sœur Pauline de l’existence de sa petite-fille ? Comment reconstruire un pont entre lui et Adeline sans rien dévoiler ?

    Pour le moment, personne de la famille Rioux ne souhaite communiquer avec lui. Inquiet du silence de chacun, il croit que seul Paul peut lui apporter une lumière sur les événements récents. À l’heure actuelle, il termine son sixième mois de formation au Grand Séminaire de Sherbrooke. Pourrait-il tenter de le contacter ? Il est tard en ce samedi soir, mais Paul acceptera sûrement de lui parler. Après un instant d’hésitation, il trouve le numéro du Grand Séminaire et le compose d’une main nerveuse. Après quelques minutes de discussion avec un premier interlocuteur, il attend patiemment jusqu’à ce qu’une voix retentisse au bout du fil.

    — Oui, bonsoir. Ici l’abbé Desruisseaux.

    — Bonsoir, je suis André Cousineau, curé de la paroisse Saint-Simon. J’ai demandé à parler avec Paul Rioux, précise André.

    — Paul Rioux ne vit plus ici, explique le prêtre. Il a quitté le séminaire en mars dernier. Je suis désolé.

    — Je… je ne saisis pas, bégaie André. Il m’avait promis de s’engager dans son diaconat et…

    Ébranlé, André s’interrompt, brisé d’incertitude.

    — Oui, je comprends, émet l’abbé Desruisseaux avec empathie. J’ai eu le temps de connaître un peu Paul et il m’avait parlé de vous. Cependant, il vivait des difficultés pour ce qui était de clarifier son ambition envers le sacerdoce. Il se remettait constamment en question et pour cette raison, il a pris la décision de reporter sa formation.

    — Vous m’en voyez bouleversé, monsieur l’abbé. Je ne m’attendais certes pas à ça. Dites-moi, est-ce à cause… d’une fille ?

    Le léger rire du prêtre se fait entendre dans le combiné.

    — Je ne saurais vous dire, monsieur le curé. Paul ne m’a pas donné ces détails. Souvent, ces jeunes hommes vivent des incertitudes quand il s’agit de se consacrer à Dieu et à la communauté, ce qui demande de se surpasser et de s’oublier. Une retraite au préalable les prépare à cette vie et leur présente tous les aspects auxquels ils seront confrontés. Mais je ne vous apprends rien là-dessus, n’est-ce pas ?

    — Non, je sais. Avez-vous une adresse ou un numéro de téléphone où je pourrais le joindre ?

    — Malheureusement non. Toutefois, si vous connaissez sa famille…

    — Oui, d’accord, merci, le coupe André.

    De plus en plus perplexe, il raccroche le combiné après avoir remercié l’abbé Desruisseaux. Paul a quitté sa formation au sacerdoce ! André est estomaqué.

    Il se redresse et, avec des gestes nerveux, il fait les cent pas dans le vivoir du presbytère. Comment Paul en est-il arrivé là ? Pourtant, il avait la certitude que le jeune homme était passé outre à sa troublante passion pour Adeline. Il était convaincu qu’après la leçon apprise l’été dernier, il ne pouvait plus entretenir des sentiments envers sa demi-sœur.

    André serre les poings : depuis 1953, il se consacre à Adeline, qu’il a mise en sécurité dans cette famille qui aujourd’hui l’ignore, le renie même. A-t-il commis une erreur avec ce placement ? Comment survivra-t-il à cette défaite ?

    Il doit trouver un moyen de retrouver Adeline, peu importe comment.

    Chapitre 2

    6 juin 1966

    Queensbury

    Penchée au-dessus de son carnet, Marie-Rose écrit avec lenteur les mots qui s’échappent doucement de ses lèvres. Son coude gauche reposant sur la table et sa main contre son front, de sa main droite, elle appuie sa plume avec précision sur la page blanche. Repliée dans le silence de la cuisine, Marie-Rose se perd dans ses réflexions.

    Elle laisse ses pensées se dérouler les unes après les autres, sans en approfondir une seule, de peur de souffrir. Dieu sait qu’elle a vécu sa part de tourment.

    À la fin de juillet, son fils, Charles, unira sa vie à Sylvie Lalande, sa fiancée. Marie-Rose considère que ce prochain événement réussit encore aujourd’hui à alléger son angoisse. Préoccupé par les préparatifs du mariage, qui se déroulera à Sherbrooke à l’église Immaculée-Conception, le jeune couple passe le plus clair de son temps en ville. Charles revient aider à la ferme, mais comme à son habitude, une fois ses tâches terminées, il repart après s’être assuré du confort de sa mère.

    La semaine précédente, sa future belle-fille l’avait invitée à faire le tour des magasins sur la rue Wellington à Sherbrooke dans l’intention de lui trouver la robe parfaite pour le mariage. Un moment de plaisir que Marie-Rose s’était accordé afin de s’extirper de sa morosité. À son retour à la maison, elle s’était enfermée dans sa chambre pour essayer sa nouvelle tenue. Elle s’était réjouie en s’admirant dans la glace, elle s’était efforcée de poursuivre cette exaltante journée dans un esprit bon enfant. Elle avait raconté sa tournée d’emplettes au téléphone à Colette, mais les éternelles complaintes de sa fille avaient eu l’effet de miner sa bonne humeur. Épuisée et déçue, elle avait raccroché, envahie par un grand vide.

    L’absence de sa fille Adeline torture Marie-Rose depuis son départ.

    Du matin au soir, cloîtrée dans sa solitude, elle se nourrit d’espoir et de désillusion tout en priant avec ardeur la Vierge Marie et le Sacré-Cœur de Jésus. Un carnet acheté au magasin général est devenu son confident. Les unes après les autres, les pensées s’étalent sur les pages blanches, vagabondes, parfois décousues. Des questions et leurs réponses, ainsi que des conclusions qui lui apportent peu de lumière.

    Marie-Rose souffre de plus en plus, loin de l’idéal qu’elle avait imaginé au début de son mariage avec Théophile. Après dix-sept ans à Queensbury, elle réalise que la folle idée de retourner vivre à Sherbrooke a disparu au fil des ans. Elle s’était imaginé longtemps que toute sa famille réemménagerait à Sherbrooke après que son mari aurait réalisé son erreur de déménager en campagne. Et maintenant, comment se sentirait-elle d’y élire domicile à nouveau ? Elle deviendrait l’étrangère aux yeux de tous, dans une ville tout aussi transformée. Contrainte de demeurer dans ce village, dont la mentalité creuse et désuète l’irrite parfois, Marie-Rose cherche encore une source de désennui.

    Elle s’est donné comme mission de découvrir le secret bien gardé concernant Adeline et son mari, Théophile. Avec du recul, elle parvient à identifier quelques moments charnières qui auraient pu contribuer au changement d’attitude de Théo.

    Après l’événement du début de janvier, lorsqu’elle avait menacé son mari avec un fusil, Adeline avait quitté prestement la région. Par crainte de représailles de Théo envers Marie-Rose, Charles et Sylvie avaient accepté de rester quelque temps avec elle. Trois jours après la disparition d’Adeline, Théo s’était pointé, tel Le Survenant, dans un total détachement sous les regards stupéfaits de tous. Avec ses vêtements devenus des fripes sales et puantes, l’homme s’était révélé pareil à une loque humaine.

    Devant Charles et Sylvie, Marie-Rose s’était retenue de hurler : « Pour l’amour du Bon Dieu, Théo, d’où tu sors de même ? »

    Il les avait toisés, une lueur terne dans les yeux. Marie-Rose l’avait simplement examiné de la tête aux pieds avant de lui indiquer d’une voix ferme de se rendre immédiatement à la salle de bain et de se débarrasser de ses guenilles.

    Théo avait grimpé les marches de son pas lourd. Il était redescendu une heure plus tard, lavé et rasé de près. Marie-Rose avait empoigné ses vêtements et les avait envoyés directement dans la chaudière du gros poêle.

    Il s’était ensuite enfermé dans la chambre du rez-de-chaussée pour dormir jusqu’au lendemain matin. Après le départ de Charles et de Sylvie, Théo avait réalisé l’absence d’Adeline. Après avoir vérifié plusieurs fois dans la chambre de la jeune fille à l’étage, il avait regardé sa femme avec un mélange de colère et d’incertitude. Les mâchoires serrées, il s’était adressé à elle sous la forme d’une inquisition, bourrée de remarques choquantes.

    — Tu l’as envoyée où, ta fille ? lui avait-il demandé. Au couvent pour qu’elle puisse se faire pardonner ses péchés ?

    Marie-Rose, qui était à préparer le repas du soir, s’était lentement retournée, surprise de son absurde commentaire émis de sa voix éraillée. Son couteau à légumes tenu étroitement dans sa main, elle lui avait répondu d’un ton ferme :

    — Tu es ridicule, Théo. Tu sais très bien qu’Adeline n’est pas là.

    — Alors, où est-elle partie se cacher ? avait-il questionné en frappant la table de son poing.

    Plus sûre d’elle, Marie-Rose avait délaissé sa tâche pour lui faire face. Angoissée de ne pas connaître l’itinéraire exact d’Adeline, elle avait dû paraître calme et en contrôle devant la furie de son mari.

    — Ça n’a pas d’importance, lui avait-elle mentionné entre ses dents. Adeline a pris l’autobus pour Sherbrooke. Et après, Dieu seul le sait.

    Théo l’avait regardée férocement avant d’ajouter d’une voix menaçante :

    — Si tu me caches quelque chose, toé…

    Il fulminait tout en respirant bruyamment.

    — Tu connais très bien la raison de son départ, Théo. Je n’ai pas à te l’expliquer.

    — Adeline et Paul se permettent des frivolités sous mon nez, à se peloter et quoi d’autre ? Je n’accepte pas ça ! Ça constitue un crime et c’est immoral !

    Marie-Rose s’était levée, hors d’elle.

    — Et tu appelles ça comment, ta tentative de viol sur Adeline ? Tu n’as donc aucun remords ?

    — Tu inventes des affaires ! Adeline s’est énervée et j’essayais de la calmer !

    — Tu mens autant que tu respires, Théo !

    Ignorant son commentaire, Théo s’était mis à faire les cent pas dans la cuisine jusqu’au salon, marmonnant des propos parfois décousus sur un ton bourru.

    — J’aurais dû l’envoyer dans une nouvelle famille depuis longtemps… Paul pis son curé, c’est la faute de Cousineau ! J’vais lui fourrer mon poing dans sa face ! À cause de lui, on connaît la déchéance ! Tout le village rit de nous autres ! Nous sommes devenus la honte ! Voilà pourquoi je suis parti, Marie-Rose.

    Marie-Rose avait haussé les épaules nonchalamment devant le commentaire mesquin. Elle était retournée à l’évier afin d’éviter son regard méprisant. Après de longues minutes d’un silence insoutenable, elle lui avait fait face à nouveau.

    — C’est bien ta faute, Théo. C’est à cause de toi si Adeline a disparu. Admets tes crimes !

    — Quels crimes ? répéta-t-il avec dédain.

    — Tu m’as trompée et Adeline est ta fille illégitime ! Si tu crains autant cette relation entre elle et Paul, c’est qu’il y a un fond de vérité dans ce que je dis. D’ailleurs, avec qui as-tu fait cette enfant-là ? Dis-le-moi !

    Surpris par les réflexions de sa femme, Théo avait reculé, son teint devenu livide. Dans un geste nerveux, il avait passé les trois doigts de sa main gauche sur son crâne dégarni, puis sur sa moustache. Les lèvres tremblantes, il avait fixé Marie-Rose avant de bégayer d’une voix troublée.

    — Tu… Tu dis n’importe quoi ! Pour qui tu me prends ? Je suis un homme de moralité, moi ! C’est pour ça que l’abbé Cousineau m’a confié Adeline. Pis à part de ça, je ne veux plus voir la sale face de ce curé ! T’as compris ?

    Théo avait glissé ces derniers mots d’une voix méconnaissable.

    Depuis ce jour de janvier, Marie-Rose rejoue souvent cette scène qui a marqué sa mémoire, mais elle n’est jamais revenue sur le sujet. Le couple poursuit sa vie au quotidien, comme si la vague de rancœur s’était finalement estompée, ne laissant que peu de traces.

    Dans une discrète surveillance, Marie-Rose s’efforce de déceler le moindre indice douteux dans chacun des gestes ou paroles de son mari. Après une longue réflexion, elle est à présent convaincue qu’André leur a caché une part de vérité concernant Adeline et ses origines. Il leur avait avoué d’abord qu’il avait connu la mère d’Adeline. Était-ce une parente ? Lorsqu’il s’était désigné comme le « mononcle André » devant la petite, Marie-Rose se souvient d’avoir ressenti un malaise. Même s’il avait expliqué à la fillette qu’il n’était qu’un oncle d’adoption, Marie-Rose en doute maintenant.

    Pour le moment, elle cherche à déterminer la source de cet impardonnable écart de son mari : elle essaie tant bien que mal de classer les événements dans un ordre chronologique.

    En 1947, Théophile était allé travailler à la ferme de la sœur d’André Cousineau, Pauline Castonguay, pour la construction d’une grange. Il n’y était resté qu’en mai et en juin, alors que son contrat aurait dû se terminer en août. Or, à sept mois de grossesse, Marie-Rose avait présenté quelques saignements inquiétants. Lorsqu’elle avait appris la nouvelle à Théophile au téléphone, elle lui avait demandé de revenir à Sherbrooke. Avec les autres enfants et sans aide, elle en avait suffisamment sur les bras. Irrité par son appel, Théo avait refusé, prétextant son engagement envers la famille Castonguay. Après une courte discussion orageuse, elle avait raccroché. Cependant, son mari avait surgi promptement à Sherbrooke le surlendemain, vers la fin de juin. Était-ce de la sollicitude de sa part ou… la peur qui l’avait fait fuir de cet endroit ?

    À ce moment-là, Marie-Rose n’avait pas porté attention à son attitude. Elle se souciait plutôt de la gravité de sa condition. D’ailleurs, leur petit Denis était venu au monde prématurément pour décéder quelques semaines plus tard.

    Marie-Rose soupire de lassitude. Elle a besoin de vérifier d’autres sources. Pour cela, elle devra trouver le moyen de se rendre à la bonne adresse, là où tout s’est joué, c’est-à-dire à Stoke, chez les Castonguay.

    Elle ouvre son calepin, récupère le message d’Adeline dans lequel elle décrit sa nouvelle vie à Montréal et le relit une dernière fois. Elles ont convenu de s’écrire, mais à l’occasion, Marie-Rose se permet de l’appeler. Entendre leur voix les réconforte mutuellement. Elle replie la missive et la remet dans son enveloppe. En deux pas, elle rejoint le vieux poêle à bois, dont les braises du matin réchauffent encore la pièce, et y jette la lettre. Elle la regarde se consumer jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que des cendres. Théo ne la trouvera jamais.

    Chapitre 3

    Juin 1966

    Montréal

    — La soupe du jour, pis trois hot-dogs, relish-moutarde avec frites, répète Adeline de sa voix claire parmi la cohue du restaurant. Un Coca-Cola ?

    — Oui ! Et rajoutez-moi un grand lait au chocolat avec ça ! dit le client affamé.

    — Très bien ! On vous prépare ça, monsieur Thibault !

    — Mademoiselle ! L’addition, s’il vous plaît, l’arrête une cliente.

    — Tout de suite, madame ! lui répond la jeune fille.

    Adeline sent la sueur dégouliner sur son front. Malgré les fenêtres et le ventilateur, la chaleur des fourneaux surcharge l’air ambiant. Elle se demande comment ce sera en juillet lors des périodes de canicule. Elle passe derrière le comptoir et ouvre le frigo pour s’emparer du lait au chocolat. La fraîcheur abaisse la température de sa peau, à son grand soulagement. Elle verse lentement la boisson froide dans un verre et profite quelques secondes de plus de l’effet bienfaisant du frigo.

    Après avoir préparé le Coca-Cola à la fontaine, Adeline saisit son carnet de factures avant de retourner auprès des clients. Certains lui envoient un signe qu’ils désirent commander maintenant. Adeline ressent un léger vertige au moment où elle se glisse entre les tables. Elle dépose les consommations devant monsieur Thibault et s’appuie contre une chaise, une main sur son front moite.

    — Mademoiselle Adeline, vous êtes pâle, lui fait remarquer l’homme bedonnant et aux cheveux gris. Vous devriez vous asseoir un peu.

    Adeline cligne des paupières, puis lui sourit timidement.

    — Ça va aller, monsieur Thibault, merci.

    La jeune fille déglutit et, regagnant son aplomb, se dirige vers sa cliente avec la note. Elle jette un rapide coup d’œil vers le fond de la salle où un groupe de huit étudiants vient de prendre place. Adeline a dû rapprocher deux tables et les huit chaises afin de les accommoder.

    Elle remet l’addition à la dame, qui lui paie le montant, soit trois dollars et cinquante, avec en prime un maigre pourboire de dix cents. Adeline réprime une grimace. « Dix cennes noires », pense-t-elle. Elle se demande si son piètre service en est la cause ou si la femme est une véritable pingre. À noter la qualité de son manteau et son air hautain, Adeline en conclut que les deux hypothèses s’appliquent à cette dame. Sans perdre son sourire devant la cliente qui s’éloigne, elle s’empresse de nettoyer la table et retourne rapidement vers le comptoir.

    — En tout cas, lance-t-elle à sa collègue occupée à préparer une bière, il y en a qui aiment admirer leur petit nombril. Regarde le pourboire. Dix cents noires !

    Âgée d’une trentaine d’années et copropriétaire du restaurant Chez Mado, Viviane Dupuis inspecte la dame qui prend un soin particulier à ajuster son foulard de soie sur son manteau de marque.

    — T’es chanceuse ! Pour être pingre, elle l’est, c’est sûr. Ne rien donner pantoute lui arrive souvent ! réplique Viviane sur un ton énergique. Je ne connais pas son nom, mais elle vient parfois une à deux fois par semaine pour dîner ici. Je pense qu’elle travaille à l’université. Que veux-tu ? On est à la merci des clients. Bon, à part ça, tu te sens bien ? Pas trop découragée ?

    Adeline s’essuie le front de la paume de sa main et hoche évasivement la tête.

    — Ça va, répond-elle, à demi convaincue. Je vais aller voir ce groupe de garçons, au fond là.

    Elle pointe du menton les étudiants assis aux tables et qui lui montrent des signes d’impatience.

    — En passant, ton admirateur t’attend derrière, dans la ruelle, reprend Viviane avec un clin d’œil.

    — Ah oui ? sourcille Adeline. Dédé arrive habituellement plus tard.

    — Il devait avoir faim ! Tu vas trouver un reste de poulet pané pour lui dans le frigo. Je voulais le lui remettre, mais je sais qu’il aime mieux parler avec toi !

    — Bon, il devra patienter. Je dois m’occuper de ceux-là.

    Son carnet en main, Adeline se dirige vers les garçons. Elle reconnaît quelques visages familiers parmi eux, de jeunes hommes âgés de dix-huit à vingt ans, tous étudiants à l’Université de Montréal à la Faculté de génie. En congé pour l’été, ils ont gardé l’habitude de se retrouver certains vendredis midi. Adeline se demande s’ils occupent un emploi pour gagner leur vie et, surtout, pour ne pas tomber dans l’oisiveté.

    — Bon, les gars, vous êtes prêts ? s’enquiert Adeline.

    À tour de rôle, les jeunes hommes lui dictent leur commande, certains en plaisantant et en s’esclaffant. Afin d’épater la galerie, ils lancent des blagues tantôt salaces, tantôt naïves vers Adeline, qui s’efforce de leur sourire avec politesse. Elle aurait envie de leur faire manger de force chaque page de son carnet de factures pour fermer leurs gueules. Par courtoisie, elle se retient, tenant étroitement sa plume entre ses doigts.

    Du coin de l’œil, Adeline remarque un garçon aux cheveux foncés, qui n’a ouvert la bouche que pour commander ou rire. « Assurément, c’est sa première visite Chez Mado », pense Adeline. Elle ne se rappelle pas l’avoir vu auparavant. Plutôt discret au bout de la table, il jette des regards furtifs ici et là, parfois dans sa direction. Sans savoir pourquoi, les mains d’Adeline se mettent à trembler.

    Après avoir pris la commande du dernier client, elle retourne vers le comptoir, à l’entrée de la cuisine où Mado Gauthier, aussi propriétaire, s’affaire aux fourneaux.

    — Merci, Adeline ! s’écrie Mado en détaillant chaque commande. Ouf ! Ce n’est pas aujourd’hui qu’on va chômer ! Voilà les plats de ton autre commande. Tu peux aller les porter.

    — J’y vais !

    Adeline adresse un sourire à Mado, puis sert les repas aux gens. Elle revient au bar et pivote légèrement pour examiner d’un autre angle le garçon assis au bout de la table. Depuis leur arrivée, elle n’a pas osé le dévisager, et maintenant, la curiosité l’emporte. Sans dire pourquoi, quelque chose l’attire dans ce visage. En l’étudiant plus en détail, elle réalise que certains traits s’apparentent à… Paul Rioux, son frère adoptif. Est-ce l’ourlé de sa bouche juvénile ou la douceur de ses yeux ? Ou encore son air penseur, au front soucieux ? Peut-être est-ce simplement cette masse de cheveux bouclés et la barbe soignée ? Adeline pose sa main sur sa poitrine et ferme les paupières un moment.

    « Paul, songe-t-elle. Que fait-il à cet instant ? » Ayant quitté brusquement sa famille six mois plus tôt, Adeline obtient parfois de leurs nouvelles par l’entremise de sa mère. Dans ses lettres, Marie-Rose laisse couler les informations d’après son humeur et sa santé. Selon elle, tout le monde va à merveille ! Paul étudie au Grand Séminaire et adore sa nouvelle vie, Colette et les petits se portent bien malgré les bobos usuels. Charles et Sylvie préparent un gros mariage à Sherbrooke. Quant à Julien, il vogue en mer, sinon il poursuit diverses formations en vue de son prochain grade dans la Marine royale canadienne.

    Depuis janvier, pas une seule mention de Théo n’a transpiré dans ses messages, encore moins sur l’événement tragique qui l’a poussée à fuir la maison. D’ailleurs, elle préfère ignorer ce qui émane de la vie de cet homme qui dit être son père. Elle croit qu’elle ne pourra jamais pardonner sa conduite. À certains moments, elle se visualise, soumise à sa violence comme dans un linceul noir de jais, épais et dévorant. Des cauchemars surviennent la nuit, à l’occasion, où elle ressent à nouveau le toucher de ses mains sur sa poitrine. Les souvenirs de cet épisode la tiennent en éveil pendant de longs moments. Depuis l’événement, elle cherche à comprendre chaque parole que son prétendu père lui a dite, chaque geste qu’il a commis. Elle se sent marquée pour la vie.

    Elle imagine toutes ces femmes, ces jeunes filles qui ont subi ou qui endurent encore le pouvoir indéniable et cruel que des hommes exercent sur elles ! Peut-être est-ce pour cette raison que Mado et Viviane éprouvent une forme d’affection l’une envers l’autre ? Le premier jour où Adeline s’est retrouvée dans leur petit appartement, en janvier dernier, elle a vu par la porte entrouverte les deux femmes s’embrasser discrètement sur la bouche, dans l’intimité de leur chambre. Elle s’est d’abord convaincue qu’elle l’avait imaginé, mais devant la scène inusitée, loin de la réalité connue de Queensbury, elle a pris peur. Était-ce ainsi, la vie à Montréal ? Une ville où les gens ferment les yeux sur tous ces écarts de conduite, comme Sodome et Gomorrhe dans la Bible ?

    Elle avait passé sa première nuit sur le divan du salon à ressasser les quelques incidents qui avaient marqué son arrivée à Montréal, avant de sombrer dans un profond sommeil. À son réveil, elle avait dû confesser son malaise aux deux femmes, qui avaient été tout autant honnêtes avec elle. Elles vivaient certainement loin des normes acceptables, mais leur hospitalité et leur attitude maternelle avaient rassuré la jeune fille.

    Délaissant ses commandes, Adeline s’offre un court moment pour aller voir Dédé à l’arrière du restaurant, du côté de la ruelle. S’emparant du plat recouvert d’une feuille d’aluminium, elle se dirige vers la sortie de service et pousse la porte. Dans ses vêtements rapiécés, Dédé clopine vers elle avec un sourire d’enfant, en traînant sa jambe handicapée. D’un âge difficile à établir, Dédé vit en situation d’itinérance depuis plusieurs années et mendie sa pitance aux passants. Accablé par une débilité mentale, le vagabond s’est confectionné un lit de cartons près des bancs de parc. Lors des nuits plus froides, il quête un gîte chez les religieuses en échange de menus services. Adeline ne connaît pas son nom véritable, perdu dans la mémoire des gens, mais tout le monde le surnomme Dédé.

    Elle se rappelle son arrivée

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