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Nouvelles à quatre mains
Nouvelles à quatre mains
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Livre électronique364 pages5 heures

Nouvelles à quatre mains

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À propos de ce livre électronique

"Nouvelles à quatre mains" est un recueil de 54 textes qui présentent au fil des pages des personnages hauts en couleur qui partagent des aventures périlleuses et invitent à une prise de conscience sur des thèmes variés. Outre cet engagement, certaines histoires se parent de couleurs sombres et versent dans le pessimisme tandis que d’autres se projettent dans l’avenir et donnent dans le récit d’anticipation. Cependant, quelle que soit la connotation portée par ces écrits, ils évoquent des tranches d’existence et des instants de tous les jours.

À PROPOS DES AUTEURS

Dès son plus jeune âge, Laurence Bodilis développe un amour indéfectible pour la lecture. Elle enseigne d’ailleurs pendant plus de 40 ans en tant que professeure certifiée de langues anciennes. Sa vaste culture littéraire et ses nombreux voyages représentent une source d’inspiration majeure pour ses écrits.

Docteur en littérature, Daniel Ribaucourt est également agrégé de Lettres modernes. Au gré de ses recherches académiques et des circonstances, il s’est attaché aux écrits d’auteurs comme Le Clézio et Michel Tournier. C’est tout naturellement qu’il transmet sa soif de lecture et d’écriture aux élèves qu’il accompagne en tant qu’enseignant de français.
LangueFrançais
Date de sortie12 mars 2024
ISBN9791042220846
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    Aperçu du livre

    Nouvelles à quatre mains - Laurence Bodilis

    Préface

    « Nouvelles à quatre mains », c’est une rencontre, il y a quarante ans, de deux professeurs de français enseignant dans le même collège à Tourcoing et « écrivains dilettantes » à leurs heures perdues. Une photo dans un jardin, une lettre retrouvée dans un grenier et puis… quarante ans plus tard, des retrouvailles face au Grand Hôtel de Cabourg et un projet d’écriture à « quatre mains » qui aboutit à ce recueil de nouvelles d’ici et d’ailleurs, de ce temps ou du passé, rédigées dans un charmant désordre à l’image d’un jardin d’herbes folles.

    Qu’elles soient courtes, avec une chute savamment recherchée ou plus longues, plus « classiques », davantage apparentées au récit ou au conte, ces nouvelles, diverses sur le plan du contenu comme de la forme et du style, invitent à l’évasion, au plaisir d’une lecture souriante ou émue, au moins égal à celui qui a présidé à la démarche d’écriture de ces écrivains néophytes.

    Aussi, au fil de ces pages, découvrons Jean Bart, autre Tartarin de Tarascon, bien curieux chasseur comme celui-là, haut en couleur et attachant, ou Pierre Douvet, batelier courageux sur la Loire à la fin du XVIIIe siècle qui, au départ de Roanne doit charger et livrer du charbon de terre à Orléans et dont le voyage prend vraiment l’allure d’un périple aventureux. Sinon, plus près de nous, il y a ce fils qui échoue à l’épreuve du permis de conduire, mais qui oublie très vite sa déception, trop heureux du succès de son père à ce même examen, tant celui-ci lui semblait insurmontable… Il y a aussi ces deux fillettes, au nord de la Sibérie, qui observent une ourse égarée loin de la banquise éblouissante, errant dans les faubourgs sordides de Norilsk à la recherche d’une pitance bien aléatoire. Consternation des gamines et prise de conscience intime que le réchauffement climatique n’est pas un vain mot si près du cercle polaire. Suivons aussi Garance qui rencontre un chien errant dans la forêt en allant visiter sa grand-mère ; mais quoi ? Aux dires du bûcheron, son oncle, à la vérité ce n’était pas un chien et ce conte prend très vite l’allure d’un avatar du Chaperon rouge.

    Du reste, les animaux ont la part belle dans ce recueil. Admiratrice de Marcel Aymé, la narratrice brosse avec bienveillance le portrait de la vache Marguerite qui lui permet, élève dans la classe de Monsieur Martinerie, l’instituteur, d’obtenir une distinction lors d’un exercice de rédaction ou celui de l’horrible chat de Tante Jeanne et de Tonton Paul que l’on pleure « de soulagement » quand on le découvre, raide, au milieu de la cuisine.

    D’autres fois, la nouvelle se pare de couleurs sombres et verse dans le pessimisme, lorsqu’elle narre la douleur d’un père qui, retrouvant le cadavre de son fils disparu, l’emporte et se jette avec lui dans la mer, « accueillant la mort comme une délivrance ».

    Mieux, elle prend une dimension toute flaubertienne dans le récit de cette femme trompée durant des années par son mari et amoureuse d’un homme qui ne l’aime pas en retour ; ce qui la conduit à se jeter sous un train.

    Il se peut encore que l’auteur se projette dans l’avenir et donne dans le récit d’anticipation. Dans l’espace qu’il invente, les voitures ont disparu. On se déplace dans des tunnels desservis par des sièges mobiles au design étudié ; de simples blocs de plastique multicolores, fixés à des tiges « d’aciglass », nouveau composant alliant la dureté du métal à la transparence de l’eau… C’est la magie de l’écriture qui transporte et fait rêver.

    Enfin le récit, qui se plaît à présenter mille visages, connaît quelquefois des connotations mystiques. C’est le cas lorsque l’héroïne, témoin de la souffrance de son père adoré qui lutte contre un cancer puis de son agonie qui le défigure, le contemple après qu’il a rendu l’ultime soupir. « Une paix céleste illuminait son visage. » Et elle, d’être certaine qu’il a rencontré Dieu.

    Voilà quelques-unes des nouvelles réunies dans ce livre. Il y en a bien d’autres, d’aujourd’hui comme du temps passé, d’ici ou d’ailleurs, toutes évoquant des tranches d’existence, des aventures, des instants de tous les jours, des joies, des peines, des caractères, des atmosphères, saisis pour vous, lectrices, lecteurs et emprisonnés dans ces lignes. Il nous apparaît important de partager les histoires qui existent vraiment pour qu’elles soient lues, et qui sait, de faire résonner chez vous des impressions, des sensations, des sentiments qui feront écho à ce que nous-mêmes avons ressenti au fil de la plume ou plus prosaïquement au toucher du clavier.

    La falaise

    Laurence Bodilis

    Quand elle se réveilla, il faisait nuit. Assise sur le siège passager, elle mit quelques secondes à réaliser qu’elle se trouvait dans la voiture de Pierre. Où était-il d’ailleurs ? Elle scruta l’obscurité, appela, en vain. Elle était seule. Une rumeur assourdie lui parvenait, semblable à celle de la mer quand elle se retire lentement vers le large. Où se trouvait-elle ? Que lui était-il arrivé ? D’abord quelques bribes de souvenirs seulement lui revinrent : une dispute, Pierre qui criait… Puis toute la soirée défila sous ses yeux. Ils avaient été invités chez des amis à lui qu’elle n’aimait pas. Elle le lui avait fait comprendre, mais l’égoïsme masculin étant ce qu’il est, il n’avait pas voulu entendre ses protestations, lui enjoignant froidement de cesser ses crises d’hystérie et de s’habiller. Elle avait capitulé, était montée en voiture et ne lui avait pas adressé un mot de tout le trajet.

    À leur arrivée leurs hôtes les avaient chaleureusement accueillis puis présentés à une foule d’inconnus à qui elle avait dû serrer la main. Elle sentait encore la moiteur de ces mains presque humides, revoyait les sourires affectés qu’on lui avait décochés et de nouveau fut prise de dégoût. Pierre, lui, était parfaitement à son aise, évoluant dans la salle comme un poisson dans l’eau, souriant, beau comme un dieu, adressant à chacun un petit mot qui semblait ravir ses interlocuteurs. On l’aurait cru chez lui…

    On passa à table et on la fit asseoir entre un député obèse et libidineux et l’épouse caquetante et prétentieuse d’un médecin. Pierre, lui, avait été placé à côté de leur hôtesse. Quelle soirée ! Obligée de subir les assauts grossiers et déplacés de son voisin qui lorgnait son décolleté et de répondre – par monosyllabes – aux remarques sans intérêt de la bécasse à côté d’elle, elle regrettait de n’avoir pas été plus ferme quand Pierre lui avait demandé de l’accompagner. Après un repas rapide, elle se serait plongée dans le délicieux roman qu’elle avait acheté le jour même… Elle observa son mari qui, plein d’animation, discutait avec sa voisine. Celle-ci, le rose aux joues, buvait verre sur verre, riant à chacune de ses remarques, rejetant d’un mouvement étudié ses longs cheveux en arrière… Ma parole, elle essayait de le séduire ! Et lui paraissait subjugué… Elle se retint de hurler et attendit la fin du repas sans cesser de les observer. Lorsqu’on servit le dessert, la jeune femme était écarlate, riait de plus en plus fort et Pierre lui chuchotait à l’oreille en lui prenant la main… C’en était trop ! Elle se leva devant l’assemblée stupéfaite, expliqua qu’elle se sentait mal et demanda froidement à son mari de la ramener. Celui-ci, bien qu’à contrecœur, dut s’exécuter sous peine de passer pour un époux dur et insensible. Il prit congé de sa voisine qui tentait de le retenir avec des sanglots dans la voix, aida sa femme à enfiler son manteau et tous les deux sortirent enfin. À peine arrivé dans la voiture, Pierre se déchaîna :

    — Tu es fière de toi, je suppose ? Tu t’es donnée en spectacle devant mes amis et, une fois de plus, tu m’as fait honte ! J’en ai assez de ta jalousie maladive ! Car c’est bien de cela qu’il s’agit, n’est-ce pas ? Tu n’as pas supporté qu’une jolie femme puisse me trouver agréable !

    — Effectivement, je ne supporte plus tes frasques et moi aussi j’en ai assez. Si je n’avais pas simulé ce malaise, où aurais-tu fini la nuit à ton avis ? Dans le lit de cette fille, comme d’habitude. Cela fait plus de vingt ans que cela dure, mais cette fois c’est fini. Je vais demander le divorce, Pierre, et je récupérerai toute ma fortune : la propriété, le chalet à la montagne, l’argent, la galerie… Mais oui, ne prends pas cet air médusé, je récupérerai aussi la galerie, tu devras te trouver un autre travail. Tu n’oublies quand même pas que nous nous sommes mariés sous le régime de la séparation de biens ? Quand je pense que je ne voulais pas et que c’est papa qui a insisté ! Qu’il en soit éternellement remercié !

    Elle se souvenait du silence qui avait suivi, de Pierre qui conduisait comme un fou, sans un mot, muré dans un mutisme inhabituel, les mâchoires crispées… Elle avait avalé un tranquillisant – elle en avait toujours dans son sac – et, l’alcool aidant, s’était endormie…

    Et maintenant elle se trouvait là, en pleine nuit, seule dans la voiture, au milieu de nulle part ! Et toujours cette rumeur lancinante, exaspérante, qui lui portait sur les nerfs… Où Pierre s’était-il garé et où était-il allé ? Elle ouvrit la portière, sentit le vide sous ses pieds et sans comprendre ce qui se passait, fut entraînée dans une chute interminable. La mer, en contrebas de la falaise, accueillit son corps disloqué qui s’abîma dans les eaux obscures.

    Ville du futur

    Laurence Bodilis

    Il y a longtemps les villes engendraient la violence. Assertion d’autant plus vraie quand elles s’agrandissaient pour devenir de véritables mégalopoles. À cette violence, sans doute de nombreuses raisons dont l’origine n’était pas la cité elle-même qui en subissait cependant peu ou prou les conséquences : chômage, incertitude quant à l’avenir, bouleversements politiques… La liste était longue des maux dont souffraient les jeunes ou les vieux, les citadins, et auxquels s’ajoutaient trop souvent ceux liés à l’urbanisation : désœuvrement des adolescents en mal de rêves, habitations vétustes et sans confort – quand elles existaient ! – où l’on s’entassait, décor de béton gris sans âme et sans joie, disparité trop grande entre les nantis et les autres. Que faire d’une ville quand on n’a pas d’argent ?

    L’an 3000 s’achevait et je me hâtais de rentrer. Les premiers flocons commençaient à tourbillonner. J’eus un léger sourire en m’engageant dans l’un des tunnels de verre dont l’immense réseau étoilait la ville comme autant de fils tissés par une araignée monstrueuse. Qu’il était loin le temps des voitures ! Mises à l’amende, bruyantes, polluantes, trop souvent mortifères, que de mal elles avaient causé ! À l’entrée du tunnel, j’appuyai sur un bouton rouge. Aussitôt un siège s’arrêta devant moi, j’y montai… Une belle invention ! Et tellement simple qu’on se demandait bien pourquoi personne n’y avait pensé auparavant : de simples blocs de plastique multicolores fixés à des tiges « d’aciglass » – ce nouveau métal qui alliait la dureté de l’acier à la transparence de l’eau –, elles-mêmes suspendues à des rails qui couraient au sommet de la voûte. Confortablement installé, il ne restait plus qu’à se laisser conduire à destination, en regardant le paysage à travers les parois de verre.

    Justement, je passais devant un immense dôme en bois peint baptisé « salle de restructuration mentale ». Un endroit ouvert aux malheureux qu’une vie d’infortune avait précipités dans la débâcle et que l’on accueillait pour en soigner l’esprit autant que le corps.

    Le décor qui défilait sous mes yeux me ramena à mes grands-parents. Qu’auraient-ils dit devant ces bosquets de sapins recouverts de neige au pied desquels courait une rivière ? Qu’auraient-ils pensé de ces moulins aux ailes démesurées remis en service vingt ans auparavant afin d’éviter les nuisances des minoteries modernes ? Nous étions en plein cœur de la ville pourtant. Où se cachaient les commerces, les maisons d’habitation ? Autant de questions qu’ils n’auraient pas manqué de se poser.

    En fait, il y avait de nombreuses années de cela, la ville traditionnelle avait éclaté sous la pression de ses habitants. Trop de pollution, de chômage, de cités HLM avaient poussé les hommes à chercher des solutions aux problèmes posés. On avait rasé les usines, jugées néfastes, et remis les petites fabriques d’antan au goût du jour. Installées dans le sous-sol de la ville, elles libéraient l’espace en surface essentiellement consacré au plaisir des yeux. Le chômage avait ainsi décru de façon spectaculaire, d’une part grâce à l’arrêt systématique de toute forme de robotisation, d’autre part grâce aux zones vertes dont l’entretien demandait une main-d’œuvre qualifiée de plus en plus nombreuse.

    Fini aussi les commerces à vitrines, les habitations disparates, maisons cossues pour les uns, taudis pour les autres, immeubles sans gaieté pour l’entre-deux. Les citadins les avaient voulus d’une conception originale et résolument nouvelle. Des coquillages géants avaient remplacé les commerces traditionnels, à l’intérieur desquels on entrait par de larges escaliers à spirales. Quant aux maisons d’habitation, qu’elles fussent collectives ou individuelles, on en avait confié la réalisation à une équipe de jeunes architectes. Le résultat étonnait : troupeaux de vaches géantes et colorées pour remplacer les anciens lotissements, flottes de navires chatoyants en lieu et place des sinistres HLM, demeures extravagantes, cocasses, surprenantes certes, mais si gaies, si fonctionnelles, qu’on ne pouvait que louer le cerveau enfiévré qui les avait conçues…

    J’arrivais à destination. La neige avait maintenant cessé de tomber et recouvrait des ombres gigantesques qui scintillaient sous la lune. Je poussai la grille et, tout heureux, j’entrai dans mon escargot…

    Voyage en Loire

    Daniel Ribaucourt

    Par cette matinée de mars 1780, Pierre Douvet arpentait les quais de Roanne parmi les monticules de sable, de gravier, de charbon de terre qui attendaient d’être transportés par voie d’eau ou par la route. Il avisa un marchand qui haranguait un groupe de bateliers, on dit aussi de voituriers d’eau même s’ils ont pour métier de transporter par la rivière et non par la route :

    — Qui est volontaire pour cette charge de mille muids de charbon de terre à livrer à Orléans en un mois ? Personne ?

    Pierre s’approcha et écouta. Les commentaires allaient bon train parmi les « gens de rivière ».

    — Ça dépend des conditions ; se hasarda le propriétaire d’une toue. J’ai un baquet de petites dimensions, moins de sept toises avec un faible tirant d’eau. Je ne tiens pas à le remplir à ras bord. Cette charge, c’est trop pour moi et puis Orléans, c’est loin. Voyez Gerson, il a un chaland, ça l’intéressera peut-être ! Hein Gerson ?

    — Non ! Le charbon de terre c’est pas pour moi ! Du bois à la rigueur pour les messieurs de Cosne. Et puis il y a le retour… Que transporter ?

    — À Orléans vous pourrez toujours trouver du grain de Beauce à ramener par ici ou du vin de Sancerre ou d’Anjou.

    — Ouais… Pas sûr. En tout cas ça ne m’intéresse pas. Du bois, rien d’autre pour l’instant.

    Pierre Douvet observait la scène et les échanges. L’affaire le tentait. On était en mars. La Loire montait en niveau ; le moment était idéal pour descendre. Certes Orléans c’était loin. Un mois pour s’y rendre… peut-être un peu moins. Le charbon de terre, ce n’était pas ce qu’il préférait transporter. La possibilité de remonter du vin ou du blé était réelle ; par contre cela prendrait bien deux mois pour rentrer. Par ailleurs il était en attente depuis plusieurs jours ; ce voyage assainirait les finances. Encore fallait-il connaître le montant de la transaction. Maud, sa femme s’occuperait de la métairie. Les semences d’hiver étaient faites. Il suffirait d’attendre la levée des pousses. Il n’y aurait que les bêtes à gérer ; Clémence l’aiderait ; lui descendrait avec son fils Germain qui aurait ainsi l’occasion d’apprendre le métier.

    Toutes ces réflexions allaient et venaient dans sa tête. Il leva le bras.

    — Ouais Douvet ; tu es intéressé ?

    — Je prends si vous me précisez les conditions et si elles me conviennent.

    — Cent livres tournois : la moitié au départ, l’autre moitié à l’arrivée à la remise de la marchandise intacte bien entendu et livrée dans les délais. Les droits de péage sont à notre charge. Départ dans trois jours. Si tu es d’accord, amène ton chaland à quai ; les manouvriers chargeront le charbon. Tu passeras au comptoir des marchands afin de signer la lettre de voiture. Je peux me renseigner pour savoir s’il y a possibilité pour toi de remonter du grain ou du vin, même si l’on ramène de moins en moins de fret d’Orléans jusqu’ici.

    — Ça va. Je rentre chez moi informer mes proches et m’apprêter pour le départ. J’avancerai mon chaland au quai au lignite. Je trouverai bien huit à dix compagnons pour m’aider à le haler.

    Pierre Douvet s’empressa de retrouver les siens, à la fois excité par le voyage tout proche et ses préparatifs, et anxieux de leur annoncer cette entreprise qui n’était pas anodine, financièrement intéressante quoique, si l’on comptait l’investissement en vivres, les risques encourus, les aléas du voyage, la séparation… ce ne fût pas si cher payé.

    La nouvelle n’enthousiasma pas Maud, inquiète d’une absence si longue, mais Clémence assura son père qu’il pouvait partir tranquille pour cette livraison à Orléans et Germain sauta de joie quand il apprit qu’il faisait partie de l’aventure. Le père tempéra l’entrain du fils en insistant sur les difficultés, les obstacles potentiels, la fatigue, le découragement quelquefois et, si la perspective de découvrir du pays pouvait enchanter le jeune homme, cet agrément avait son revers.

    Pierre Douvet retourna sur les quais, accompagné de Germain. Ils montèrent à bord du chaland afin de vérifier que tout était en ordre avant de le déplacer. Ils replièrent le mât qui était resté dressé, remontèrent l’ancre toujours immergée par précaution surtout au moment des crues et avant d’ôter les amarres qui retenaient le bâtiment au quai, Pierre interpella, quelques compagnons qui s’étaient attroupés et observaient la manœuvre.

    — Cinq livres à vous partager si vous m’aidez à le déplacer jusqu’au quai à charbon de terre. Vous êtes une dizaine, cela devrait suffire et l’ouvrage ne prendra que peu de temps.

    Il distribua à chacun des volontaires un harnais fixé à une longe, elle-même arrimée au plat – bord du chaland. Les haleurs prirent place les uns derrière les autres et s’arc-boutèrent pour mettre le bâtiment en mouvement. C’était le plus difficile, ensuite, il irait sur son erre, si tant est que Pierre Douvet le maintenait à distance du quai à l’aide d’une gaffe.

    L’opération prit néanmoins trois heures pour parcourir le quart de lieue qui séparait le point d’attache du quai au charbon, mais elle se déroula sans encombre. Le batelier rétribua les treilleurs satisfaits de percevoir un salaire conséquent pour un temps si réduit.

    À l’issue de l’entreprise, l’un des compagnons dit à Pierre Douvet que s’il cherchait quelqu’un pour descendre la Loire et le seconder dans la manœuvre, il était son homme. Il lui répondit que cela pouvait s’envisager. En fait il était satisfait de cette opportunité ; ainsi il n’aurait pas à perdre du temps à rechercher un aide.

    Le représentant des marchands arriva dans l’intervalle, fit déplacer le chaland de quelques pieds afin qu’il fût à proximité de la grue mobile qui allait charger le combustible à son bord.

    Du reste le grutier et ses servants ne tardèrent pas à arriver et positionnèrent l’engin. Dans deux jours le fret à transporter serait prêt et le bâtiment pourrait appareiller.

    Pierre Douvet revit le compagnon qui lui avait proposé ses services ; ils convinrent du montant de la rémunération et topèrent pour conclure la tractation.

    — Nous partons dans deux jours. Rendez-vous à l’aube ici même avec votre baluchon.

    — Entendu, Monsieur Douvet.

    — Ah ! Rappelez-moi votre nom !

    — Jacques Vernier ; je suis du hameau de Saint-André d’Apchon.

    — Ah… bien ! C’est à quatre lieues d’ici. J’y ai des amis. Alors sans faute dans deux jours !

    Les deux hommes se séparèrent. Le quai était en ébullition. Des manutentionnaires chargeaient les toues et les bateaux à fond plat de sable et de gravier, de bois ou de tourbe. C’étaient des cris, des appels, des ordres qui fusaient, se répondaient, donnaient au lieu une vie sans pareille. Des bruits de poulies, des grincements de mécanismes dentés, des fracas de coups de marteau dominaient le bruit du vent dans les voiles des mâts dressés et le clapotis des vagues qui venaient battre la base de la longue jetée baignée d’un soleil pâle, annonciateur d’un printemps qui se faisait attendre.

    Le lendemain Pierre et son fils s’employèrent à réunir de la nourriture pour le voyage, essentiellement des haricots, du lard, du vin et de l’eau, du pain, des pommes qu’ils entreposèrent dans la « carré ». Ils passèrent en revue tous les éléments du bâtiment pour vérifier leur état de fonctionnement : le « piaultre » qui n’était ni plus ni moins qu’un gouvernail rudimentaire, en fait une grosse rame un peu élaborée qui permettait toutefois de louvoyer entre les grèves, les hauts fonds, les écueils de toutes sortes. Encore fallait-il que le pilote fût adroit et vigilant, car la force d’inertie du chaland est telle qu’il était nécessaire d’anticiper toute manœuvre surtout à la descente d’un fleuve aussi capricieux que la Loire. C’était là qu’entrait en scène le « toutier », en l’occurrence Germain dont le rôle serait de se tenir à l’avant et de scruter le fleuve pour en déceler les dangers, les obstacles et en avertir le père, calé contre le gouvernail. Sans doute père et fils auraient-ils pu à eux seuls mener à bien l’expédition, mais c’était sans compter avec les passages difficiles voire dangereux, les incidents ou accidents qui pouvaient survenir et nécessiter l’appoint d’un troisième homme.

    Le moment du départ fut émouvant ; Maud et Clémence avaient tenu à y assister. Pierre réconfortait sa femme. C’était l’affaire de trois mois, sans doute moins si les conditions étaient favorables. Elle s’inquiétait pour son Germain. Dix-sept ans, c’était encore un gamin. Il fallait être prudent. Elle savait combien le fleuve ligérien était sauvage et dangereux sous son aspect séduisant et agréable, combien il avait emporté de vies lors de crues ou de naufrages. Elle salua Jacques Vernier qui était venu au lieu de rendez-vous bien avant l’aube, assis sur un sac de grosse toile de forme cylindrique dans lequel il avait entassé ses effets.

    — Monsieur, vous semblez être un brave garçon, je vous recommande mon mari et mon fils. Revenez tous les trois sains et saufs de cette expédition.

    — N’ayez pas d’inquiétude, Madame ! Pour nous bateliers, c’est la routine et puis le fleuve est beau ; dans les jours prochains le temps devrait être clément, la descente se fera sans dommage, au moins jusque Marcigny ou Digoin.

    À son tour, Pierre rappela à Maud et à sa fille quelques consignes relatives à la métairie, mais avait-il besoin de le faire ? Elles savaient toutes deux quelles étaient leurs tâches. C’était davantage pour cacher son émotion. Il avait même durci un peu sa voix, croyant ainsi rendre au voyage une dimension banale qui ne devait entraîner aucune inquiétude chez les siens. Ce furent les embrassades. Quelques amis et riverains vinrent souhaiter bon voyage au trio. Jacques Vernier remonta les ancres sans effort. Pierre s’aidant d’un bâton de quartier écarta le bateau du quai puis, toujours à l’aide de gaffes, ils guidèrent le chaland jusque dans le courant.

    Toute cette partie du périple ne posait pas de problèmes. Le fleuve était large, dépourvu de bancs de sable ou de gravières ; la pente presque nulle rappelait l’indolence des canaux du nord. Maud et sa fille suivirent le chaland des yeux jusqu’au moment où une inflexion de la rivière le cacha à leur vue. Arc-bouté contre le gouvernail, Pierre eut le temps de lever le bras dans un signe d’au revoir.

    Jacques Vernier avait raison. La navigation jusqu’à Digoin se déroula sans histoires. Il y eut bien sûr quelques « bâtons de quartiers » brisés immergés qui firent dévier le chaland de sa course et contrarièrent sa progression. Ces « bâtons » sont les perches que les mariniers utilisent pour guider le bateau à la descente du fleuve ou encore pour se tenir à distance des embûches ou encore lors de la remontée en s’arc-boutant pour avancer contre le courant. Il arrive fréquemment que dans ce dernier cas les perches se rompent et restent plantées dans le fond de l’eau, constituant ainsi un embarras pour la navigation. Plusieurs fois Germain déplora l’insuffisance du balisage d’obstacles aussi divers que des fragments d’épaves de bateaux déplacés par les crues récentes ou des arbres déracinés par les dernières tempêtes. Cependant, comme il était particulièrement vigilant et qu’il prenait très au sérieux sa tâche de scruter la configuration du fleuve, il parvenait à déjouer ses pièges et avertissait son père des moindres accidents de parcours.

    À bord du chaland la vie s’était organisée à l’intérieur de la « carré » située à l’arrière. Un coin était réservé au couchage qui consistait en trois lits de sangles alignés, trois tabourets et un panneau de bois amovible permettaient de prendre les repas auprès d’un poêle en fonte des plus rudimentaires que Jacques alimentait en bois et en lignite afin d’y faire chauffer de l’eau pour cuire les haricots ou les fèves.

    Chaque soir l’équipage amarrait le chaland aux pontons des bourgades et des cités qui bordent la Loire. En effet même la plus petite des villes possédait un « port », un quai, une jetée afin d’accueillir les multiples bâtiments qui naviguaient sur la rivière. Après le repas pris en commun : l’invariable plat de haricots aux lardons, arrosé de vin de la côte roannaise, Pierre Douvet allumait sa pipe et la veillée s’étirait en conversations, en évocations de souvenirs ou de projets, en échange de points de vue ; et tout cela roulait autour du fleuve, leur passion commune.

    Le patron racontait la rivière à merveille : prise par les glaces certains hivers du « petit âge glaciaire », en crue formidable d’autres années après la débâcle de printemps, avec ce que cela comportait de conséquences terribles pour les gens ; misère de ne plus travailler et donc de ne pouvoir subvenir aux besoins d’une famille, famine dans le premier cas, inondations, noyades dans le second. Ah ! Ce fleuve n’avait pas que de bons côtés et la beauté de ses rives aux beaux jours d’été, le miroir d’eau dans lequel se reflétaient les somptueux châteaux « Renaissance », la douceur de l’air, l’harmonie des teintes en toutes saisons et l’azur des ciels ne faisaient pas oublier que la vie était dure aux petites gens qui vivaient de son activité.

    Jacques Vernier, quant à lui, aimait se projeter dans l’avenir et évoquait son intention de développer l’affaire de son père, charpentier de son état, pour l’orienter exclusivement vers la navigation fluviale. Finies pour lui les charpentes de maisons, de granges ou de dépendances quelconques… Prochainement il construirait des baquets, des chalands, des toues et autres gabarres… Il serait charpentier en bateau, mais aussi « voiturier par eau », c’est-à-dire qu’il envisageait de faire naviguer les bâtiments qu’il construirait. Certes le projet était ambitieux, mais le cumul des deux activités lui permettrait de vivre aisément, contrairement à ceux qui, comme Pierre, conjuguaient le transport et une profession paysanne aléatoire.

    Germain écoutait le jeune homme avec intérêt et convenait qu’il professait des idées séduisantes et novatrices. Cependant, quoiqu’amoureux, lui aussi, du fleuve depuis la petite enfance, il ne dénigrait pas le travail de la terre et songeait plutôt à spécialiser les arpents de la métairie dans la pratique viticole ; en effet, particulièrement bien exposées au sud, avec une pente inclinée à souhait, les terres de la côte entre Saint-André et Villemontais pouvaient produire un vin appréciable qu’il s’emploierait à bonifier au fil du temps.

    Souvent la fatigue accumulée tout au long de la journée mettait un terme aux conciliabules et les trois voyageurs s’endormaient sur leur lit de sangles non sans avoir ajouté du charbon dans le foyer de la « carré », vérifié les amarres, l’état du fret ou encore alimenté les lampes à huile allumées à l’arrière et à l’avant du chaland pour signaler sa présence.

    Un peu avant Cosne, un vent de sud-est se leva et le patron crut pouvoir utiliser cette opportunité à son avantage. Il demanda à Jacques et à Germain de dresser le mât et d’y déployer la voile. Le fleuve était large à cet endroit, visiblement dépourvu d’obstacles ; les méandres étaient rares et peu prononcés. Le chaland restait facile à gouverner même s’il prenait un peu de vitesse. Il fila ainsi dix bonnes lieues ; puis le vent tomba

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