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La femme de l'éclusier, tome 1
La femme de l'éclusier, tome 1
La femme de l'éclusier, tome 1
Livre électronique347 pages11 heures

La femme de l'éclusier, tome 1

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À propos de ce livre électronique

Lucy-France Dutremble a séduit un bassin de lectrices qui lui sont d’une fidélité absolue et se précipitent chez leur libraire favori dès la parution de l’une de ses nouveautés. Ce roman rempli de rebondissements, de chagrins et d’espoirs comblera assurément chacune de ses fans. Évidemment, elles le liront à toute vitesse et devront encore patienter jusqu’au prochain!
LangueFrançais
Date de sortie22 juin 2022
ISBN9782898273179
La femme de l'éclusier, tome 1
Auteur

Lucy-France Dutremble

Lucy-France Dutremble est née sur la rue Royale, devenu le boulevard Fiset, à Sorel-Tracy. Elle a travaillé en secrétariat avant de donner naissance à ses deux enfants, puis dans la domaine de la restauration. Auteure de huit romans, elle se consacre aujourd’hui à sa passion pour l’écriture.

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    Aperçu du livre

    La femme de l'éclusier, tome 1 - Lucy-France Dutremble

    Chapitre 1

    Gracia et Wilbrod

    En cette fin d’après-midi du mois de Marie de 1932, alors que le soleil réchauffait le paysage du village de Saint-Ours, Wilbrod ingurgitait si vite son repas que sa femme Gracia s’était assise en face de lui pour l’inciter à ralentir la cadence.

    — Sainte madone, mon homme, slaque un peu la pédale, tu vas t’étouffer. Au cas où tu le savais pas, tu peux couper les boulettes en deux au lieu de les avaler toutes rondes. On dirait que t’as peur d’en manquer.

    — J’ai pas de temps à perdre, ma Gracia, je veux aller pêcher sur l’île Darvard avant que la noirceur arrive. C’est pas pour rien que je t’ai demandé de faire mon souper de bonne heure. Va avertir les enfants, ils vont venir avec moi. Ça va faire plus de lignes à l’eau, puis plus de poisson dans la poêle pour demain midi. Si je suis chanceux, je vais revenir avec une anguille. J’aime la perchaude, la barbotte puis le doré, mais ça fait un bout que j’ai le goût de manger de l’anguille.

    — OK. Je monte chercher Julien-Charles et Marcel.

    — Je veux que tu demandes à Marguerite aussi.

    — Je suis pas certaine que ta fille va être contente de laisser la balançoire, fit remarquer de sa voix mélodieuse la femme. Elle est avec son amie Murielle en ce moment, et elles discutent.

    — Notre fille a seize ans, elle est capable d’accrocher un ver de terre sur un hameçon comme tout nous autres, bout de crime ! J’ai fini de m’attendrir sur sa p’tite face implorante et de me plier à ses caprices. Chaque fois que je lui demande quelque chose, faut que je marche sur des œufs pour qu’elle accepte.

    — C’est vrai qu’elle a tout un caractère, notre fille. Je finis de passer le balai et je vais aller les avertir. Ils mangeront quelque chose en revenant de la pêche. Y ont pas arrêté de l’après-midi de se bourrer de bonbons. Si madame Fredette enlevait les gros pots de lunes de miel puis de boules noires dessus son comptoir, les enfants seraient moins tentés. Je vais leur faire de la soupane avec des toasts.

    — Bien oui, elle devrait mettre du tabac puis du thé, à la place. Arrête de frotter, la maison a jamais été aussi propre.

    — C’est juste au cas où il arriverait du monde.

    — Je pense pas qu’on ait de la visite à cette heure, observa Wilbrod entre deux bouchées.

    — Bon, bon ! Je me nettoie les mains et je monte avertir les garçons, s’inclina Gracia.

    — Depuis que je suis assis au bout de cette table, ça fait deux fois que tu te laves les mains… C’est une obsession, ma foi du bon Dieu !

    — T’es tannant avec ça, Wilbrod. Tu me renotes tout le temps que je lave trop quand tu me vois.

    — Je peux pas te le dire quand t’es pas là, se risqua-t-il avec un rictus au coin des lèvres.

    — Ha ! Ha ! p’tit comique, s’exclama Gracia en s’approchant pour l’embrasser sur la joue.

    Gracia était une épouse fidèle et travaillante. Généreuse, elle aurait donné ce qu’elle ne possédait pas aux gens dans le besoin. Wilbrod aimait son regard bleu clair teinté d’une touche de mélancolie, même quand elle souriait. Elle avait un teint laiteux et sa chevelure brune qui frôlait la courbe de ses reins était torsadée en un chignon volumineux qu’il prenait plaisir à détacher quand venait l’heure d’aller au lit. « Ils sont si doux que je me tanne pas de les caresser avant de m’endormir», lui murmurait-il inlassablement.

    — Qu’ils se dépêchent, le soleil va commencer à descendre vers 7 h 30. Qu’ils mettent leurs bottes de rubber aussi.

    — Oui, mon perroquet, tu répètes ça à chaque fois que tu les emmènes avec toi à la pêche. Avec toute cette affaire-là, on va manquer l’heure du chapelet.

    — On récitera un rosaire demain soir, Gracia.

    — Bien là, trois chapelets ? Tu y penses pas ! Laisse faire, le petit Jésus va nous pardonner pour ce soir. Puis, je souhaite quasiment que tu me rapportes pas une anguille, lança-t-elle en montant vers les chambres des garçons.

    Gracia n’aimait pas ce poisson, mais elle était la meilleure cuisinière pour le mijoter en ragoût rempli de légumes du potager. Parfois, elle le pochait dans l’eau bouillante salée avant de le frire pour que la chair soit tendre et bien cuite à l’intérieur et que toute trace de sang ait disparu. « Je veux bien te la faire cuire, ton anguille, mais compte pas sur moi pour en manger », avait-elle affirmé à son mari avec dédain la première fois qu’il avait rapporté ce poisson à la maison. Depuis qu’elle savait que le sang pouvait être venimeux s’il avait été en contact avec les plaies du poisson, elle refusait systématiquement d’en consommer.

    — Oubliez pas vos bottes de rubber, les enfants, c’est plein de glaise sur le bord de l’eau, s’écria Wilbrod en voyant Julien-Charles et Marcel arriver dans la pièce.

    Convenablement vêtus, ils sortirent de la maison afin d’aller préparer le matériel nécessaire pour la pêche.

    — Es-tu certain que t’as besoin de moi, p’pa ? demanda Marguerite en les rejoignant devant le hangar, tandis qu’il prenait les cannes à pêche pour les déposer dans le tombereau.

    — Oui, ma fille. Tu t’en sauveras pas.

    — J’ai pas arrêté de la journée dans maison, je suis fatiguée, se plaignit la grande blonde aux yeux verts. Je me suis fait des ampoules aux mains en sarclant le jardin, puis j’ai mal aux genoux depuis que j’ai ciré le plancher du salon après l’avoir lavé.

    — C’est normal, Marguerite. Le jardin et l’intérieur de la maison, c’est votre travail à toi et ta mère.

    — La porte du salon est toujours fermée, il était même pas poussiéreux, mautadine. Puis, on a jamais le droit d’y mettre les pieds, à part pour l’épousseter. Vous l’ouvrez juste quand le curé Arpin fait sa visite de paroisse pour quêter sa dîme. J’aurais dû continuer l’école au lieu de tout lâcher pour aider m’man.

    — Parle pas ainsi de notre curé : c’est pas un quêteux, c’est un saint homme qui se dévoue pour son Dieu et sa paroisse. C’est normal qu’on lui donne un petit montant d’argent, du blé, des œufs ou du beurre, qu’il accepte toujours avec joie. Je te rappelle que c’est toi qui as pas voulu continuer tes études, ma fille. Avec tout ce que ta mère t’a montré, quand ça va être le temps de te marier, ton mari va être bien fier d’avoir une femme débrouillarde comme toi. T’es chanceuse, elle t’a libérée de tes corvées d’après le dîner pour que tu profites de la balançoire. La journée de ta mère est pas finie, elle est sur le côté de la maison en train de sortir les pains du four. La voûte en pierres fume encore. Elle arrête pas deux minutes.

    — Elle est pas obligée de faire autant de pain. La boulangerie Despins est bien accommodante. Si elle les achetait là, je serais prête à toujours aller les chercher, argumenta Marguerite.

    — Pour ça, t’as bien raison, mais elle veut rien entendre, elle dit qu’il est moins croustillant et pas aussi bon que celui qu’elle fait. Asteure, arrête de parler et va t’asseoir en avant dans la voiture, trancha Wilbrod tout en jetant un œil vers ses fils, qui se tiraillaient sur le siège arrière.

    En montant les marches de la grande maison, après avoir déposé le panier de miches moelleuses et bien rôties sur la galerie, Gracia fit un signe de la main à son mari et à ses enfants. Elle regarda les chaises berçantes avec un soupir envieux, mais le travail n’était pas terminé pour elle. Si la soirée à venir n’était pas trop fraîche, elle pourrait profiter d’un peu de repos au crépuscule, les épaules bien emmitouflées dans son châle de laine.

    Protégée de son toit courbé et percé de lucarnes à deux versants, la maison des Allaire avait fière allure avec ses fenêtres à battants à carreaux entourées de chambranles teints couleur sang-de-bœuf. La véranda se déployait sur toute la façade de la demeure. Les murs extérieurs étaient en bardeaux de bois et décorés de pierres d’argile, ce qui, malgré les vents froids d’hiver qui les avait couvertes d’un ton grisâtre au fil des années, donnait un certain charme à la bâtisse. L’intérieur était spacieux avec ses trois chambres à l’étage et une quatrième au rez-de-chaussée face à la cuisine, où l’on pouvait compter une vingtaine de placards tapissés d’un papier peint aux couleurs vives.

    Au début de leur mariage en 1916, Wilbrod et Gracia avaient utilisé le grenier pour conserver les cueillettes de l’automne et les feuilles de tabac à sécher. Aujourd’hui, la pièce servait au rangement de chaises et des bicyclettes en novembre, qu’ils ressortaient dès que le printemps pointait son nez. Après avoir soigneusement enroulé les pains dans les linges blancs et les avoir déposés dans une grande armoire au-dessus de l’évier en terre cuite, Gracia se dirigea vers la porte moustiquaire, question de humer l’air frais venant de la berge. « Ici, c’est le plus bel endroit du monde, sainte madone ! C’est bien certain qu’on est pas riches, mais on est heureux avec ce qu’on a. Comme mon Wilbrod dit : Dans la vie, faut choisir : tu deviens riche ou tu mets des enfants au monde. On possède pas l’argent du notaire ou du docteur, mais nos enfants manquent de rien. »

    Wilbrod travaillait à la ferme de ses parents et il était aussi un « pêcheur-né », contrairement à son père Edmond, qui préférait se démener sur sa terre de la barre du jour au crépuscule, sur la Montée de la Basse.

    Edmond avait construit sa maison et ses dépendances avant de convoler en justes noces avec Éliza Hamelin en 1894. Le fermier de cinquante-sept ans voyait son fils unique marcher dans ses pas et il était heureux quand il se présentait tôt sur la glèbe familiale en annonçant avec fierté qu’il était prêt à entreprendre une autre journée de travail.

    Plus tard, dans la soirée, Wilbrod s’installa sur la galerie avec sa pipe entre les dents, satisfait de sa journée.

    — T’es bien longue à me rejoindre sur le perron, Gracia !

    — J’arrive, mon mari ! cria-t-elle à travers la porte moustiquaire. Je viens de finir de laver les poissons. C’est rare, vous êtes revenus avant la noirceur. Y avait deux carpes, je les ai jetées. Prends la chaise berçante avec des bras, je vais prendre l’autre, je vais être plus à mon aise pour tricoter.

    — Tu sortiras pas tes aiguilles de ton panier pour longtemps, on est à la veille d’être entre chien et loup.

    — Tant pis, je ferai juste un rang ou deux. C’est mieux que rien, dit Gracia en se laissant tomber dans la chaise en osier. En passant, poursuivit-elle tout en plongeant une broche dans l’écheveau de laine pour compter les mailles de son tricot : ton père m’a envoyé bien trop de gras animal pour faire mon savon d’habitant. En plus, il m’a donné un baril de cendre, alors qu’on en a ramassé tout l’hiver.

    — Bah ! T’auras qu’à en vendre à bas prix au peddleur Aucoin, il va être bien content.

    — Si tu penses que je vais faire de l’argent sur le dos de ce pauvre homme, tu te trompes. On va lui donner, il va être bien heureux.

    — Oh ! Toi puis ton grand cœur !

    Après avoir attisé le tabac odorant dans le fourneau de sa pipe en bois, Wilbrod prit une aspiration et poussa un grand cercle vers le ciel qui s’éteignait doucement pour la nuit.

    — Demain, je vais apporter la barbotte que j’ai pêchée à ma mère, tu sais comme mon père l’aime bien rôtie dans la poêle ?

    — Bien oui. Je vais rentrer pour finir mon rang en dedans. On va bien dormir à soir dans les draps parfumés du grand air. J’ai quasiment hâte d’aller me coucher, soupira l’épouse éreintée en se levant.

    — T’es drôle, toi… Je serai pas long, moi aussi j’ai une bonne journée chez mon père, demain. J’aime bien travailler sur la terre du vieux. D’ici une dizaine d’années, ça va être à nous autres de s’en occuper à plein temps. Mais ça va me faire bien de la peine de déménager d’ici. Le Richelieu va me manquer… Coudon, les enfants sont pas encore rentrés ? Aussitôt qu’on est revenus de la pêche, ils ont disparu à une vitesse folle.

    — Inquiète-toi donc pas. Marguerite, je lui ai donné la permission de veiller chez son amie Murielle jusqu’à 9 heures. Les gars sont montés dans leur chambre pendant que je lavais la vaisselle. Ils ont de l’école demain. Julien-Charles a bien hâte de lâcher pour travailler avec toi chez ses grands-parents. Il va avoir seize ans le mois prochain. Ça va vite.

    — Je sais pas s’il va aimer la terre autant que moi. Pour Marguerite, tu vas encore crier après elle demain matin parce qu’elle va avoir de la misère à sortir de son lit. Puis, j’aime pas la voir flâner chez ces gens-là, ils m’inspirent pas confiance pantoute.

    — De qui tu parles ? lui demanda Gracia en ramassant le panier à tricot déposé à ses pieds pour le rentrer à l’intérieur.

    — Des Larouche, c’t’affaire, les parents de Murielle.

    — Bien voyons, toi ! C’est pas parce que l’amie de Marguerite a un langage un peu grossier qu’elle est une mauvaise fille pour autant.

    — Ce sont les parents qui sont fautifs là-dedans, ils sont mal engueulés, comme ça se peut pas. Ce sont pas eux qui donnent le bon exemple à leurs enfants. On dirait qu’y a un oiseau de malheur qui vole tout le temps au-dessus de cette maison-là. Quand ils sont arrivés dans le coin y a trois ans, ils étaient quatre avec deux chiens qui venaient toujours hurler sur notre terrain puis une demi-douzaine de chats qui faisaient des trous dans notre jardin… Ils sont passés où, ces animaux, veux-tu bien me le dire, toi ? Le frère de Murielle, comment il s’appelle, Gracia ?

    — Bertrand.

    — C’est ça ! L’as-tu croisé, toi, depuis un an ?

    — C’est vrai ce que tu me dis, je l’ai pas vu depuis longtemps… constata Gracia, pensive.

    — Au moins, on voit plus leurs chats déterrer notre jardin. On voit plus non plus le chien beige qui venait s’amuser avec Charbon.

    — Il est peut-être mort. Il s’ennuie, notre gros chien, des fois. C’est pas lui qui va jouer avec les chats, y a peur d’eux. Pourquoi tu irais pas les saluer, un de ces matins, tu pourrais peut-être en apprendre plus à leur sujet ?

    — Je suis pas un écornifleux, mais je trouve ça louche pareil. Toi, tu pourrais dire à Marguerite qu’elle demande à son amie qu’est-ce qui est arrivé avec son frère. Pourquoi tu irais pas jaser avec sa mère, toi ? Elle te le dirait peut-être ?

    — Bien là… si j’ai parlé à cette femme deux fois depuis trois ans, c’est beau. Elle sort jamais de sa maison, c’est sa fille qui fait toutes ses commissions au magasin général. Elle va pas à l’église le dimanche. Murielle dit que sa mère en a pas la force, qu’elle est toujours fatiguée. As-tu remarqué que quand on offre à Murielle une galette avec une pomme, elle les avale en un temps record ?

    — On dirait qu’elle crève de faim, cette enfant. Mais son père, Léonce, fait pas un gros salaire comme bedeau de la paroisse, le curé Arpin est proche de ses cents, il doit pas lui verser de gros gages.

    Le ciel était d’un bleu pur et, comme chaque matin à 6 heures, Wilbrod terminait son café à l’orge grillé, planté devant la grande fenêtre de la cuisine.

    Il n’avait pas entendu sa femme arriver à ses côtés, tellement elle marchait à petits pas feutrés.

    — Salut, je t’ai réveillée ?

    — Non, non… J’avais pas le choix de me lever, j’ai du pain sur la planche, aujourd’hui, expliqua Gracia en refermant sa robe de chambre rose sur sa poitrine. Elle est belle, notre rivière Richelieu, hein ?

    — Oui, soupira le père de famille. Dommage qu’on ait pas eu notre pont entre Saint-Ours et Saint-Roch.

    — Oui, mais moi j’aime bien voir glisser le bac des Larivière sur l’eau. Ambroise est bien courageux, il fait beaucoup de sacrifices en faisant traverser les gens d’une rive à l’autre, sept jours sur sept, d’avril à décembre. Lui et sa femme doivent manquer de temps pour aller faire leurs commissions ou se payer une p’tite sortie en ville, comme on dit.

    — Ils sont bien occupés, c’est certain. Quand il fait beau, c’est plaisant pour ceux qui traversent la rivière.

    — Il est bien sécuritaire, le gros bac, releva-t-elle en jetant son regard bleu clair sur son mari.

    — Toi, tu remarques pas quand on va à Saint-Roch, mais Ambroise l’a bien équipé de bouées, de vestes de sauvetage… C’est un beau métier que celui de passeur.

    — Oui, approuva sa femme en lui caressant le dos.

    — Depuis le temps qu’on reste ici, j’ai observé et appris bien des choses sur l’histoire du bac, surtout quand je vais au magasin général. Pierre-Noël Fredette m’a dit qu’il date de 1895 et qu’Ambroise en a fait l’acquisition en 1918. Il sait ben des affaires sur Saint-Ours et Saint-Roch, Pierre-Noël.

    — Ouin, opina Gracia en s’emparant de la tasse vide des mains de son mari. Mais faut pas trop le contredire, à moins qu’on soit certain d’avoir raison. Il est assez autoritaire, le monsieur… Comme c’est le propriétaire du magasin général, on serait malheureux s’il nous interdisait l’accès à sa boutique.

    Il ne fallait pas oublier que Bertrande, la femme de Pierre-Noël, était la fille du docteur Poudrier. Si une personne prenait le risque de parler du vieux médecin en mal, elle pourrait monter sur ses grands chevaux et devenir mauvaise.

    — T’as bien raison. J’ai bien du plaisir avec les clients du magasin aussi. Des fois, on se moque de Pierre-Noël, mais il prend ça en riant. Il est à moitié sourd. Il arrête pas de faire répéter les clients. C’est tannant. Il parle pas, il crie, tornon ! Pauvre femme qui a à se répéter toute la journée. Elle gagne son ciel tous les jours. Son mari est quand même un bon gars malgré son caractère bougonneux. J’ai bien du fun à jaser avec lui. Je vais y aller, Gracia. Le paternel doit taper du pied en ce moment, il doit avoir commencé le train.

    Sur la Montée de la Basse, la terre d’Edmond Allaire, le père de Wilbrod, était l’une des plus belles de l’agglomération de Saint-Ours. Sur le quadrilatère, en retrait de la maison, il y avait un imposant bâtiment qui comprenait la grange-étable, munie d’un toit rouge à deux versants, dont le rez-de-chaussée servait d’habitat aux vaches laitières. Il était aussi aménagé d’un fenil qui, depuis l’arrivée du printemps, avait bien besoin d’être garni à nouveau de fourrage. Cachés derrière le bâtiment, afin d’atténuer les cris des oiseaux de basse-cour et des porcs, la porcherie au plancher de béton et le poulailler à la devanture vitrée se côtoyaient.

    Voilà deux semaines que Wilbrod ne s’était pas arrêté à la maison pour saluer sa mère comme il avait coutume de le faire les lundis, avant de rejoindre son père à l’étable.

    — Salut, p’pa ! Je suis juste venu te dire que je suis arrivé. Avant, je vais aller dire bonjour à m’man deux minutes. J’ai de la barbotte à lui donner.

    — OK, mon gars. Mais je te signale que t’es en retard. Le train est fini, j’ai déjà commencé à nourrir les bêtes, l’informa l’homme trapu, aux cheveux bruns attaqués par un début de calvitie. On a même pas encore fini d’épierrer le champ gauche.

    — Ce sera pas long, je reviens, le rassura Wilbrod en accrochant son sac en toile à un clou sur la droite de la grande porte en bois, avant de sortir.

    Alors que son fils tournait les talons pour se diriger vers la maison, Edmond l’interpella :

    — Hé, Wilbrod !

    — Oui, p’pa ?

    — Fais pas attention au comportement de ta mère, elle feele pas ces temps-ci.

    — Comment ça, elle est malade ?

    — Non. Elle est juste un peu perdue, des fois.

    — Qu’est-ce tu veux dire ?

    — Elle mélange ses tâches. Hier, au lieu de mettre le linge sale dans la grande cuve, elle l’a plié et l’a serré dans les tiroirs de bureau sans le laver.

    — Bizarre, en effet. Ça arrive qu’on soit dans la lune et qu’on range pas les choses à la bonne place. Moi-même je le fais.

    — … Et ça t’arrive tous les jours, des affaires de même, à toi ? questionna l’homme, le regard triste. Aussi, peux-tu vérifier si y a assez de bûches dans la boîte à bois à côté du poêle, on a beau être en mai, les nuits sont encore fraîches, des fois.

    Wilbrod se dirigea vers la maison aux murs extérieurs recouverts de planches de bois à clin grises. La demeure était coiffée d’une toiture de larmiers galbés, percée de lucarnes à pignons, dont les chambranles étaient peints en rouge, comme la porte et les fenêtres à battants.

    Le fils unique des Allaire monta les quatre marches de la galerie ornementée de poteaux tournés ouvragés et entra dans la maison, où tout était bien rangé.

    — M’man, t’es où ?

    Il se rendit devant la cage de l’escalier au bout du comptoir de la cuisine et appela sa mère à nouveau :

    — Maman !

    Il grimpa les marches deux par deux et se retrouva à l’étage, sur le palier, entre les deux chambres fermées. En poussant l’une des portes, il sentit un courant d’air frais sur sa nuque.

    — C’est pas vrai ! s’écria-t-il en levant la tête vers la trappe du grenier, ouverte, alors qu’une échelle appuyée sur le rebord laissait croire que quelqu’un était passé par là.

    Chapitre 2

    Éliza

    Wilbrod grimpa sous les combles pour rejoindre sa mère et lui couvrit les épaules d’un châle de laine qu’il avait pris au passage sur le dossier d’une vieille chaise. Éliza était assise sur un coffre en cèdre, face à la mini-ouverture ovale qui jetait un mince rayon dans la pièce poussiéreuse. Elle tenait serré entre ses mains un bas de laine qu’elle grondait dans un mouvement de va-et-vient, comme si elle réprimandait son enfant qui venait de la décevoir.

    — Je te préviens, mon garçon : si j’apprends encore que t’es allé chez lui après l’école et que tu me reviens avec des poux puis des lentes, je t’ébouillante la tête.

    Wilbrod se pencha doucement vers elle et mit la main sur son épaule.

    — M’man, qu’est-ce tu fais ?

    — Ah ! Wilbrod, t’es là. Je faisais du rangement, c’est le foutoir ici dedans, y a des fils d’araignée partout. Ça va prendre un grand ménage. Comme ma mère disait : tout ce qui traîne se salit, assena-t-elle en montrant du doigt les objets accrochés au mur.

    Il y avait des patins à glace, une poupée de chiffon aux cheveux jaunis, de vieilles bottines trouées qui ne servaient plus à rien et des pots en grès qui reposaient sur des tablettes en bois depuis des décennies.

    — C’est frisquet et humide ici, maman… Tu aimerais pas mieux attendre qu’il fasse plus chaud pour faire le ménage du grenier, genre juin ou juillet ? Viens, on va descendre. Je vais te préparer une tasse de thé avec du miel, suggéra Wilbrod, attristé.

    — OK, mon gars, t’as bien raison. J’ai trouvé des bas de laine dans le coffre de cèdre, j’avais oublié que j’en avais en réserve. Imagine, six paires de bas qui ont jamais été portées ! Pas besoin d’en tricoter d’autres à l’automne.

    Éliza, suivie par son fils, descendit du grenier pour s’installer à la table de la cuisine. Rapidement, Wilbrod mit de l’eau à chauffer pour préparer un thé à sa mère. Le silence était lourd entre eux.

    — Qu’est-ce tu fais planté là comme un piquet, Wilbrod ? lui demanda-t-elle en soufflant doucement sur la boisson chaude. Ton père doit s’impatienter à l’étable.

    À 8 h 30, après une heure de travail, Edmond rejoignit Wilbrod dans la batterie pour l’aider à recouvrir à nouveau d’une généreuse couche de bran de scie les blocs de glace livrés la veille, pour les conserver le plus longtemps possible.

    — L’hiver prochain, j’aimerais ça recommencer à aller sur la rivière pour couper la glace, au lieu de payer le livreur à chaque fois. Asteure, on va aller dans le hangar pour mettre un peu d’ordre, mon gars. Ça a pas de bon sens, comment c’est à l’envers là-dedans. On va corder le bois de chauffage qui a déboulé, puis on va planter des clous sur le mur pour accrocher les scies, les haches, les pelles, les râteaux, les fourches, les câbles de chanvre puis les chaînes. On va arrêter de s’enfarger chaque fois qu’on met les pieds ici dedans.

    — OK, acquiesça son fils d’un ton désintéressé.

    — Coudon, mon gars, t’as donc bien une humeur monotone, à matin ? As-tu perdu un pain de ta fournée ?

    — C’est m’man qui m’inquiète, p’pa. Quand je suis allé la voir, elle était

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