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Une bottine et un coeur sur une patte
Une bottine et un coeur sur une patte
Une bottine et un coeur sur une patte
Livre électronique460 pages6 heures

Une bottine et un coeur sur une patte

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À propos de ce livre électronique

À la mort de ses parents en 1918, Louis-Jean Bériau, quatorze ans, unique garçon au milieu de quatre sœurs, décide de suivre les traces de son père. Treize ans plus tard, la cordonnerie Bériau du village de Wickham est prospère grâce au talent, à la persévérance et au grand cœur de Louis-Jean.
À vingt-sept ans, le jeune homme rêve du jour où il rencontrera une femme qui l’aimera pour ce qu’il est et qui sera fière de marcher à son bras, malgré son pied en moins, résultat d’une amputation subie alors qu’il était encore enfant. Les drames, les embûches et les épreuves marquent le parcours de Louis-Jean, mais il sait faire face à l’adversité avec courage et résilience jusqu’à connaître l’amour…Avec son inimitable talent de conteuse, Lucy-France Dutremble nous entraîne dans l’univers d’une famille attachante, au cœur d’un village pittoresque, et nous fait vivre, une fois encore, des émotions à l’état pur.
LangueFrançais
Date de sortie5 juin 2019
ISBN9782897587284
Une bottine et un coeur sur une patte
Auteur

Lucy-France Dutremble

Lucy-France Dutremble est née sur la rue Royale, devenu le boulevard Fiset, à Sorel-Tracy. Elle a travaillé en secrétariat avant de donner naissance à ses deux enfants, puis dans la domaine de la restauration. Auteure de huit romans, elle se consacre aujourd’hui à sa passion pour l’écriture.

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    Aperçu du livre

    Une bottine et un coeur sur une patte - Lucy-France Dutremble

    Wickham.

    CHAPITRE 1

    Louis-Jean Bériau

    La cordonnerie Bériau fut inaugurée au mois de mai 1905, à la grande joie des habitants de Wickham qui, auparavant, devaient se rendre au village de L’Avenir pour faire recoudre une paire de bottines, ressemeler des chaussures ou teinter les souliers de leur aîné pour que le cadet de la maisonnée puisse les porter à nouveau, afin d’entreprendre le trajet qui le menait jusqu’à l’école du rang.

    Les Bériau avaient formé une cellule familiale unie jusqu’à ce que les parents, Octave et Rosia, décèdent en 1918, laissant derrière eux cinq descendants : Claire, dix-sept ans, Jeanne, seize ans, Marguerite, quinze ans, Louis-Jean, quatorze ans et Juliette, trois ans.

    Après la cérémonie des funérailles, les grands-parents paternels, Alida et Onésime Bériau, vendirent leur terre agricole pour s’installer dans la demeure de leur garçon décédé et s’occuper de leurs petits-enfants. Ce fut à partir de ce jour que Louis-Jean décida de suivre les traces de son père qu’il avait tant admiré. Il prit les commandes de la cordonnerie avec cœur.

    À quatorze ans, il avait déjà beaucoup appris du métier de savetier en regardant son paternel s’échiner de l’aube jusqu’au crépuscule. Dès ses devoirs et leçons achevés, il prenait une pomme dans le plat en bois sur le comptoir de la cuisine et claudiquait jusqu’à l’atelier pour y travailler, en attendant que sa grand-mère serve le repas du soir.

    Durant les quatre années suivantes, à la sortie de l’école, de sa démarche traînante, il se rendait dans l’atelier du défunt, d’où émanaient des odeurs de cuir, de teinture et de colle, et s’y enfermait pour y besogner pendant des heures, fébrile de s’emparer des outils de son père, qu’il maniait avec fierté.

    Quelques années plus tard, en 1931, l’on pouvait lire sur une enseigne clouée sur la devanture de la maison paternelle : Louis-Jean Bériau, cordonnier. Le jeune homme était rempli de talent et savait tout faire dans sa boutique. Quand il décidait de fabriquer une nouvelle paire de chaussures, le travail était impeccable, de la semelle jusqu’à l’empeigne.

    L’atelier était resté intact. À la droite de l’établi, où le père de famille accomplissait les tâches les plus difficiles, l’on trouvait toujours le grand siège muni d’une rallonge, où reposaient des couteaux, des alênes, des marteaux, un poinçon et des fuseaux de fil.

    L’outil favori du jeune cordonnier était l’alêne, une tige métallique et pointue reliée à un manche en bois, destinée à percer les trous dans le cuir afin d’y piquer une aiguille pour assembler les pièces constituant la chaussure. Aussi, une machine à coudre à pédalier, montée sur un socle, trônait devant la fenêtre embuée de la boutique. Louis-Jean aurait pu coiffer le titre de maître cordonnier, à voir les belles chaussures et les étuis en cuir qu’il concevait pour les siens. Mais il préférait rester modeste en réparant les souliers, les bottes, les manteaux, les sacs et les ceintures. Les compétences qu’il détenait, il les devait à son père qui, jour après jour, l’avait initié au métier du cuir.

    Rares étaient les demandes de fabrication de bottes et de chaussures neuves ; même si elles demandaient peu d’efforts à l’artisan, les résidents des environs préféraient faire restaurer leurs vieilles godasses à quatre ou cinq reprises pour éviter de dépenser leur argent, qui était plutôt destiné à nourrir leur progéniture.

    Depuis que Louis-Jean avait repris le travail de son père, oui, il confectionnait des nouveautés pour ses proches, mais il n’avait reçu que quelques demandes venant des habitants les plus nantis du village. Il avait un cœur énorme. Si ses sœurs Claire, Jeanne, Marguerite ou Juliette désiraient une nouvelle paire de souliers qu’elles avaient zieutée dans le catalogue de Dupuis Frères, il ne refusait jamais de la leur fabriquer, quitte à prendre du retard pour livrer les commandes des paysans de la place. Sa jeune sœur Juliette était passée maître dans l’art d’obtenir ce qu’elle voulait. Elle était le bébé de la famille et avait toujours été protégée et couvée par son grand frère, qui l’aimait comme sa propre fille.

    Louis-Jean était un bon travaillant, malgré son handicap à la jambe qui, parfois, le rendait un tantinet maussade. Après une longue journée, l’échine courbée sur sa machine à coudre et le dos ankylosé parce qu’il avait été trop longtemps assis sur le petit banc en bois, il n’avait qu’un désir : regagner sa chambre pour enfin retirer sa prothèse, et couvrir son moignon d’un bas de laine, le temps que la douleur lancinante s’estompe.

    Après avoir entendu tinter la clochette accrochée à la porte d’entrée de la cordonnerie, Louis-Jean quitta son banc, et, en claudiquant, rejoignit la cliente, les deux pieds plantés sur le tapis tressé de couleur sombre.

    — Bonjour, madame Montcalm, comment vous allez ?

    — Bonjour, Louis-Jean… Ça peut toujours aller, malgré mes rhumatismes qui me lâchent pas. Je suis trop tôt ? Ouf… Y fait un froid de canard à matin ! On se croirait en plein mois de janvier, mauvais sirop !

    — L’hiver approche… Inquiétez-vous pas pour votre arrivée matinale, j’ai déjà commencé ma journée. Je suis debout depuis 5 heures.

    — Ah bon. Je suis venue de bonne heure parce que mon Victorin pourra pas ouvrir le magasin général à 7 heures, comme prévu. Y’est cloué au lit à cause d’un mal de dos. C’est moi qui le remplace. Pis quand mon vieux a mal au dos, on dirait qu’il s’en sortira jamais, avec toutes les plaintes que j’entends dans la maison à cœur de journée !

    — Pauvre lui ! C’est bien souffrant, un mal de dos. Qu’est-ce que je peux faire pour vous, à matin ?

    — J’ai cassé le talon de mon soulier. Regarde comme y a l’air fou !

    — Oui, on voit bien qu’il est dans un piteux état. Si vous voulez me le laisser, je vais le réparer en fin d’avant-midi et j’irai vous le porter après le dîner. J’ai à faire au magasin général. J’ai besoin de lacets bruns, ma boîte est vide.

    — T’es bien avenant, je te remercie, mon jeune, répondit la femme, en déposant sa chaussure sur la table de travail, près d’une caissette saturée de retailles de cuir, de mixtures de résine, de pots de goudron et de graisse.

    — Ça me fait plaisir, assura l’artisan en souriant.

    Il s’installa à nouveau sur son banc pour poursuivre son ouvrage, alors que la cliente l’observait. Émoustillée juste à le regarder manier une pièce de cuir, madame Montcalm contemplait le buste développé du travailleur s’élever à répétition. Elle était impressionnée de voir autant de minutie venant des mains adroites du maître cordonnier.

    — Tu travailles avec du liège, Louis-Jean ?

    — Oui, je le taille pour le coller sur la fausse semelle avant d’installer la vraie semelle par-dessus. Ça protège le soulier de l’humidité.

    Après avoir bien collé la pièce de liège et fixé la semelle, il serra la chaussure contre sa poitrine pour couper l’excédent de matériau sur le rebord avec un couteau.

    — Mon Dieu que tu travailles bien !

    — J’aime mon métier ! C’est mon père Octave qui m’a tout montré.

    Voyant que la femme du marchand général avait l’air de vouloir rester encore sur place, il baissa son regard sur son travail, comme pour l’inciter à quitter la boutique.

    — Autre chose, madame Montcalm ? la questionna Louis-Jean, qui se sentait épié.

    — Non. Je m’interrogeais… J’ai une question à te poser, mais je me demande si elle est pas trop indiscrète.

    — Gênez-vous pas, allez-y !

    — C’est un accident que t’as eu pour qu’il te manque un pied ?

    Interloqué par cette impétueuse interrogation, le cordonnier se leva et fixa la cliente d’un regard surpris.

    — Si on peut l’interpréter comme ça… C’est un dur moment de ma vie que j’aimerais bien oublier, vous savez.

    — Je comprends… Mais ça fait pas longtemps qu’on a acheté le magasin… On restait à Drummondville avant. Ça fait qu’on sait rien de toi. Mon gars Donatien, qui est toujours rendu icitte, connaît rien de ton histoire de jeunesse. C’est de naissance, ton affaire ?

    — Non. L’amputation est arrivée après que je me suis gelé le pied. J’étais allé dans le bois avec mon père chercher le sapin de Noël. J’avais six ans et je m’en souviens comme si c’était hier. Une période bien difficile !

    — Mon Dieu ! Y’était si mal en point, ton pied, pour que le docteur soit obligé de le couper ? Ça a pas de maudit bon sens ! Y’en arrive-tu, des maudites malchances, dans la vie !

    — C’était en décembre 1910. J’étais si fier que mon paternel ait besoin de moi ! C’est sur le chemin du retour que tout a basculé. Mon père a remarqué que je boitais. Je lui ai dit que mon pied était engourdi, mais il était trop tard… Le médecin a bien essayé de le sauver, mais la gangrène s’y est mise et il a pas eu d’autre choix que de le sectionner.

    — Comment ça ? s’exclama Cécile Montcalm, les mains posées sur ses joues rondes.

    — Le froid avait détruit toute sensibilité ; mon pied avait complètement gelé. Au début, j’ai ressenti des picotements, puis ensuite, une douleur insupportable est apparue. Quand on est arrivés à la maison, ma mère a retiré ma botte et s’est tournée vers mon père en le fixant d’un regard inquiet. C’est à ce moment-là que j’ai paniqué.

    — Seigneur !

    — Mon pied était devenu blanc, insensible et dur comme un morceau de bois.

    — Y’avait pas de remède pour le sauver ?

    — Non. Papa s’est précipité à l’extérieur pour atteler son cheval et aller chercher le docteur Lucien.

    — Pourtant, Nicéphore Lucien est un excellent médecin ! Je comprends pas… Comment il t’a soigné pour essayer d’éviter l’amputation ?

    — Il a demandé à ma mère de préparer une bassine d’eau froide pour que j’y fasse tremper mon pied. Mon père arrêtait pas de courir à l’extérieur pour pelleter de la neige, qu’il mettait ensuite dans le grand récipient.

    — Ton pied avait fini par dégeler ? l’interrogea la femme corpulente, tandis qu’elle déboutonnait son manteau, les mains tremblantes.

    — Si je peux l’imager comme ça, mon pied est redevenu mou, et ma mère l’a enrobé d’un cataplasme de patates crues râpées. J’ai entendu le docteur dire : « Il faut récupérer le sang et empêcher qu’il s’infiltre dans les parties que le froid l’a forcé à abandonner. » Il est reparti pour son cabinet en assurant à mes parents qu’il repasserait dans la soirée pour enlever la compresse.

    — Qu’est-ce qui est arrivé quand y’est revenu ?

    — Il a enlevé le mélange de patates crues. Mon pied était enflé et on pouvait voir le sang virer au noir. Durant le dégel, je criais et je pleurais, tellement la douleur venait me chercher ! J’avais six ans et j’avais peur… peur de ce qui était pour m’arriver !

    — T’étais juste un enfant ! Pauvre toi…

    — Le médecin m’a fait transporter à son cabinet pour m’endormir et retirer ce qui avait été mortifié.

    — C’est ben cruel !

    — Il a pas eu d’autre choix ! Après avoir désinfecté la plaie, il a couvert mon pied d’un produit pour enlever les parties qu’il avait pas pu retirer avec son scalpel. Tout ça pour éviter la gangrène. Il venait à la maison deux fois par jour pour changer mes pansements. Ma mère était incapable de s’en charger à cause de sa grande sensibilité.

    — Pauvre madame Bériau ! Que Dieu ait son âme !

    — Malheureusement, les tentatives du docteur Lucien ont pas donné des bons résultats.

    — Une chance que tu portes une prothèse ! Ça aurait été difficile de faire ton métier de cordonnier avec des béquilles en dessous des bras à longueur de journée.

    — C’est bien certain ! J’ai tout de même eu recours à des béquilles jusqu’à l’âge de douze ans, l’informa le jeune homme, de sa voix rauque et apaisante.

    — Pourquoi cacher ton pied avec une chaussette de laine ? Il me semble que tu pourrais te fabriquer une belle bottine, coudon !

    Le cordonnier passa sa main dans sa chevelure bouclée blond cendré.

    — Un jour, je vais me confectionner des belles bottines, et celle du pied gauche sera à la mesure de mon moignon. C’est juste le temps qui manque. Comme on dit : « Les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés. »

    En réalité, ce n’était pas par manque de temps que Louis-Jean ne s’était pas encore conçu un soulier spécial pour cacher son infirmité… mais par manque d’argent. Son gagne-pain était mal rémunéré, et il subsistait avec les maigres sous que la clientèle donnait en échange de ses services. Lorsqu’il y avait un léger surplus, il le donnait à sa grand-mère Alida, pour qu’elle puisse acheter les effets scolaires de sa petite-fille Juliette et, de temps en temps, se procurer du tissu pour confectionner de nouveaux vêtements. Depuis la crise économique de 1929, les habitants du village de Wickham réussissaient à peine à nourrir leur famille. Les clans plus démunis, sans terre agricole, bovins ni oiseaux de basse-cour, faisaient marquer au crayon noir les réparations exécutées par les mains habiles de Louis-Jean Bériau.

    Tout comme les autres commerçants professionnels, qui s’oubliaient quotidiennement, le forgeron bricolait de vieux fragments usés sur son enclume pour ses besoins personnels et réservait ses heures de travail pour présenter des pièces neuves à ses clients ; le boucher du village rapportait des viandes de basse qualité à la maison, pour éviter qu’elles périssent, après avoir gardé en réserve les morceaux de choix pour ses acheteurs.

    — T’as ben raison, mon gars. T’arrêtes pas deux minutes, t’es toujours prêt à rendre service à tout le monde. Un petit cœur sur deux pattes, comme on dit ! Voilà ce que t’es !

    — Un petit cœur sur « une patte », vous voulez dire, madame Montcalm ! lança le jeune homme en arborant son sourire charmeur, tout en inclinant son regard vers son infirmité.

    Enfant, Louis-Jean cherchait des solutions à sa situation, derrière la lucarne de sa chambre à coucher, quand il voyait les enfants du village jouer, grimper aux arbres et courir dans les sentiers en terre battue.

    Aujourd’hui, il était reconnaissant envers ses parents et ses sœurs de l’avoir aidé à traverser cette épreuve de sa vie de p’tit gars. À part la partie du corps qu’il lui manquait, il ne se considérait plus comme un infirme, mais comme un homme entier. Si ses proches l’avaient regardé comme un enfant différent, il le serait devenu avec le temps. Comme il répétait à ceux qui voulaient bien l’entendre : « J’ai juste sacrifié un morceau de ma jambe pour vivre sainement. Merci, papa et maman, de m’avoir montré le chemin d’une vie meilleure avant de nous quitter. » Il remerciait aussi la Providence de lui avoir montré que l’existence sur Terre était un cadeau du Bon Dieu. Oui, il avait souvent fait de mauvais rêves, mais maintenant, ces tristes pensées étaient effacées de sa mémoire et s’étaient évaporées dans la lumière de Dieu.

    — T’es courageux, Louis-Jean ! admira la femme du marchand général, en se dirigeant vers la sortie de la cordonnerie.

    — Écoutez, madame Montcalm…

    — Oui ? fit-elle, en se retournant.

    — Si je m’étais pas obstiné à vouloir vivre comme les autres enfants de mon âge, j’aurais brisé ma vie et celle des miens. Je remercie le Bon Dieu de m’avoir enlevé juste un pied, j’aurais pu perdre les deux. J’écris, je vois, je touche les fleurs et j’entends aussi le chant des oiseaux. À six ans, quand ma mère me prenait sur ses genoux et me soufflait tout bas à l’oreille : « Maman est là, mon grand ! », je devenais le plus confiant des p’tits gars. Dommage que mes parents soient partis si tôt… Je remercie pépère et mémère chaque jour de prendre si bien soin de nous. Et merci à mes sœurs… Même s’il y a juste moi et Juliette qui habitons avec eux, Claire, Jeanne et Marguerite veillent toujours à ce qu’on manque de rien.

    — Quel malheur pour tes parents ! Si la jeunesse de tout le monde pouvait durer, y’aurait jamais de décès ! C’est ben certain que des enfants quittent la Terre trop rapidement à cause d’accidents ou de maladies, et on entend souvent dire qu’un vieillard est mort parce qu’il était vieux. Ça passe trop vite, les années…

    — Les humains deviennent pas âgés à cause des années vécues, madame Montcalm… Leur santé décline rapidement parce qu’ils s’obstinent à se répéter qu’ils ont traversé leur puberté, leur vie d’adulte, et qu’ils sont plus utiles à la société. La vie a pas d’âge…

    — Facile à dire pour toi ! Je garde ma mère grincheuse, moi, et je te dis que quand je lui parle et qu’elle me répond pas parce qu’elle est encore partie dans le passé retrouver ses connaissances, je pense juste qu’elle est ben vieille et qu’elle a pas beaucoup d’années devant elle. À quatre-vingts ans, tu peux pas péter le feu comme à vingt ans, mon gars. Y’a pas un lever du jour où elle cherche pas ses bas, sa robe ou ses dentiers. Y faut qu’on soit au-devant d’elle tout le temps pour lui donner les objets nécessaires pour commencer sa journée. Et je suis ben généreuse en disant « commencer sa journée ». Quand sa toilette du matin est faite et qu’elle a pris son déjeuner, elle se berce et se lève pour se rendre à la bécosse ou à la table pour dîner. En plus, elle est pas toujours lucide ; pas assez perdue pour mettre le feu, mais si le feu prenait dans la maison, elle l’éteindrait pas non plus.

    — Pauvre elle… Votre père est décédé ?

    — Oui. Y’est mort depuis deux ans.

    — Votre mère doit s’ennuyer beaucoup de lui… Elle a perdu un mari, un ami et le père de ses enfants.

    — C’est ça… Je suis la dernière d’une famille de neuf, pis y’en a pas un satané qui vient nous visiter de temps en temps, ni à Pâques, ni Noël, ni au jour de l’An. Y restent tous au diable vert ! Une chance que j’ai mon homme pis mes trois gars… parce que je m’ennuierais pour mourir !

    — Des belles preuves d’amour de vos proches qui, après tant d’années, sont demeurés à vos côtés.

    — Ouin… C’est pas toujours rose, pareil. On dirait que quand la politesse est passée à Drummondville, elle a oublié de frapper à notre porte. Des fois, le diable reçoit plus d’égards que moi pis mon Victorin.

    — Pourtant… Donatien est un bon gars, toujours prêt à rendre service à tout le monde.

    — Donatien, c’est le moins malfaisant des trois. Pour Bertrand et Gérard, à les voir, on penserait qu’ils sont pas de moi pis de mon mari… qu’ils ont été conçus par l’opération du Saint-Esprit, mauvais sirop ! Je me console en me disant qu’ils m’ont donné une ben belle lignée. J’ai huit p’tits-enfants !

    — Quelle richesse ! lança Louis-Jean. Moi, j’ai juste des sœurs et j’aurais été bien content d’avoir un p’tit frère, mais Dieu l’a voulu ainsi et il existe une grande complicité entre nous, malgré nos caractères différents.

    — Tu as une belle famille, toi aussi, et je lève mon chapeau à tes grands-parents, qui ont tout laissé tomber pour aller rester avec vous autres ! Y’a pas beaucoup de vieux qui voudraient recommencer à élever des jeunes enfants ! Bon, c’est pas que je m’ennuie, mais je vais y aller, là, mon Victorin va s’inquiéter. J’ai trois poches de farine à peser pis des bonbons à trier pour les mettre dans les gros pots de vitre. Les lunes de miel font pas bon ménage avec les pipes de réglisse noire !

    — Bonne journée, madame Montcalm. On se revoit en après-midi !

    CHAPITRE 2

    Au bureau de poste

    Edmond Boulotte, quarante-trois ans, adorait son titre de maître de poste, et il déléguait quelques tâches à sa femme Clotilde, comme le triage des lettres et des colis. Aussitôt que le messager Joseph Blanchard franchissait la porte de l’établissement et criait : « V’là le courrier, madame Boulotte ! Directement de la gare du Canadien Pacifique ! », Edmond se précipitait à sa rencontre pour recevoir les paquets.

    Rien ne manquait au comptoir postal : on trouvait de nombreux casiers pour le tri, un porte-plume, des tampons encreurs, de la cire à cacheter et un sceau à l’effigie de l’établissement, sans oublier les timbres-poste.

    Joseph Blanchard, surnommé « Ti-Joe », quittait son domicile tous les matins à 7 heures pour se rendre à la gare récolter le grand sac en toile rempli de missives et de colis pour le déposer dans sa voiture tirée par sa vieille jument noire. « Un employé comme il s’en fait plus », disait à son propos le gérant de la gare. Le plus dur de son travail avait lieu durant les mois d’hiver, en particulier en décembre, où les habitants du patelin commandaient des produits par catalogue de chez Dupuis Frères et Eaton. Le postillon était le principal lien entre la gare et les habitants de Wickham.

    — V’là votre courrier, madame Boulette ! Directement…

    — Je sais, monsieur Blanchard : de la gare du Canadien Pacifique ! Dépêchez-vous de refermer la porte, c’est vraiment pas chaud, pour un début de novembre ! Mettez-le sur le comptoir à côté de la balance, je m’en occuperai avant de débarrer la porte aux clients, répondit la propriétaire au visage souriant, tout en replaçant sa chevelure brune remontée en chignon. En passant, monsieur Blanchard, arrêtez donc de m’appeler madame Boulette, je trouve plus ça drôle ! Mon nom, c’est madame Boulotte.

    — Fâchez-vous pas, madame Boulotte, je disais ça pour rire.

    — OK, OK. Edmond, as-tu nettoyé le plancher hier soir, avant de fermer le bureau de poste ?

    — C’est ben sûr ! Pourquoi le demander ? s’enquit le mari en toussotant.

    — Regarde derrière le comptoir, on dirait de la paille séchée.

    En roulant machinalement sa moustache, le quadragénaire courba le dos pour examiner les brindilles éparpillées ici et là sur le parquet.

    — Ah ! Je vois ce que c’est.

    — Quoi ? s’exclama sa femme, pliant l’échine à son tour.

    — Saint sapinage ! Regarde, c’est encore le balai qui a perdu des branches !

    — Oh ! Désolée. J’étais certaine d’avoir vu de l’herbe séchée. Monsieur Blanchard, vous allez vous rendre au magasin général pour acheter un nouveau balai. Attendez, je vous donne l’argent et faites attention pour pas le perdre en y allant !

    — À vos ordres, patronne ! Vous savez ben que je ferais tout pour vous plaire !

    — Bon, bon ! Pis gaspillez pas votre temps à bavarder avec les clients de la place ou bien avec monsieur Montcalm, comme vous le faites d’habitude. J’ai d’autres corvées pour vous, votre journée est loin d’être terminée.

    — Maudite affaire, madame Boulette, euh… Boulotte ! Pensez-vous que j’ai juste ça à faire, jaspoter avec tout le monde au magasin général ? Vous saurez que je suis à ma place et que je fais pas de commérages avec les autres bavasseux. Avec tous les paquets que je dois livrer en après-midi, j’ai pas le temps de placoter avec tout un chacun, voyons ! Les habitants des rangs se sont toujours fiés sur moé pour avoir leur malle à’ même heure. Si je m’amusais à trop parler, j’aurais pas le temps de faire mon ouvrage ! J’ai toujours aimé ma job. J’ai jamais été bâdré par personne. Je fais mon devoir comme du monde. Comme il doit être fait.

    — Ciboulette ! J’aurai tout entendu ! Je me souviens d’un certain mois de janvier où vous étiez entré ici en sifflant, la pipe au bec et les pieds traînants. Vous sentiez le fond de tonne à plein nez. Vous aviez ingurgité de la bagosse. Pas vrai ?

    — Ah ! Vous parlez de la fois où madame Labbé m’avait donné un petit remontant pour me réchauffer ? Y faisait moins vingt dehors ! Je méritais bien ce p’tit boire, vous pensez pas ? Ça paraît que c’est pas vous qui se les gèle à longueur de journée… Vous êtes toujours ben renfermée à la chaleur !

    — D’accord, d’accord… Mais aujourd’hui, je vous rappelle qu’il fait pas froid : on est pas rendus en décembre encore.

    — Craignez pas, je prendrai un Coke si j’ai soif.

    — Attardez-vous pas en chemin, vous allez finir votre ouvrage en retard.

    Une femme dans la trentaine entra dans le local du comptoir postal.

    — Si c’est pas la petite Alice ! s’exclama le postillon.

    — Monsieur Blanchard… Pouvez-vous aller chercher ce que je vous ai demandé au magasin général ? le ramena à l’ordre la propriétaire de l’établissement.

    — Bien oui, bien oui, j’y cours !

    Avec un regard interrogateur, Clotilde s’avança devant le comptoir pour questionner la cliente, qui venait d’y déposer une grande enveloppe.

    — Ciboulette, mademoiselle Timmons ! Qu’est-ce qui se passe pour que vous apparaissiez dans mon bureau de poste à cette heure-ci du matin ?

    « La petite Alice », comme l’appelaient affectueusement les gens du village, la rassura immédiatement :

    — Rien de grave, madame Boulotte. Quand j’ai rempli le sac pour monsieur Blanchard, j’ai oublié cette enveloppe-là sur le comptoir. Je viens vous la rapporter.

    — C’était pas nécessaire de vous déplacer jusqu’ici, vous auriez pu la mettre dans la poche du courrier de demain. Une journée plus tard, ça aurait pas dérangé, tant que c’est pas un télégramme.

    — Vous me connaissez, j’aime le travail bien fait. Cette personne-là devait recevoir sa poste aujourd’hui, elle l’aura !

    — Vous êtes trop d’adon, comme votre père l’était jusqu’à tant qu’y prenne sa retraite en 1924 ! Déjà neuf ans ! Ça passe vite !

    — Vous savez qu’il a occupé ce poste durant quarante ans ?

    — Mon Dieu, un saint homme ! Il va bien, votre père ?

    — Comme un homme de soixante-treize ans ! Oui, il se porte correctement, confirma la jeune femme d’un air attendri.

    — Vous avez pris la relève avec brio, mademoiselle Timmons. Je vous lève mon chapeau, même si j’en porte pas ! C’est rare, une femme nommée chef de gare !

    Alice Timmons était la fille de James Timmons, qui avait été chef de la gare de Wickham durant quarante-six ans. Cet homme très apprécié dans la paroisse avait pris sa retraite en 1924.

    — J’avais vingt-trois ans à l’époque. Il faut dire que mon père m’a tout appris du métier.

    — Qu’est-ce vous faites, à part vous occuper du courrier ?

    — Je touche à tout. Toute jeune, j’ai mémorisé le maniement du télégraphe. Mon travail aujourd’hui consiste à vendre les billets de train aux passagers, et je m’occupe de la réception et de la livraison du courrier. Je vois aussi à rédiger les documents pour la livraison de la marchandise, comme le beurre, le foin, les bidons de lait, les poussins vivants et les grosses billes de bois. Quand je travaillais avec papa et qu’il était très occupé, je faisais le ménage et voyais aussi au chauffage de la gare.

    Même si, à l’époque, le métier de chef de gare était réservé aux hommes, les autorités du Canadien Pacifique n’avaient pu faire autrement que d’accorder le poste à Alice Timmons après la retraite de son père. Durant cette période, les premiers trains arrivaient à 6 heures et demie le matin. La jeune femme avait reçu des propositions de travail des grandes villes comme Montréal, offres qu’elle avait toujours refusées, préférant demeurer auprès de ses parents, qu’elle affectionnait tendrement.

    — Je vous remercie beaucoup de m’avoir apporté l’enveloppe, indiqua madame Boulotte. La semaine prochaine, on devrait se voir, on va prendre le train pour aller magasiner à Drummondville.

    — Oubliez pas de venir me saluer, même si c’est pas moi qui serai au comptoir des billets.

    — D’accord ! Revenez nous voir quand vous voulez, j’aime ça faire un brin de jasette avec vous.

    Située au cœur du village, la modeste maison des Bériau, érigée en bois et parementée de clins de bois, s’élevait sur un étage et demi. Une toiture à deux versants tapissée de tôles à baguettes était complétée sur sa devanture d’une galerie couverte, soutenue par de fins poteaux tournés, ornés de boiseries décoratives. La cordonnerie Bériau, avec son entrée indépendante en gravier sur le côté de la demeure, occupait l’ancien salon.

    Louis-Jean venait tout juste de choisir une belle pièce de cuir à traiter afin d’en retirer les imperfections et de l’assouplir lorsque Juliette, sa petite sœur, entra dans l’atelier. L’artisan découpait des formes pour fabriquer une nouvelle paire de bottes de bœuf.

    — Ouf, quelle odeur ! C’est fort, ça pique les yeux !

    — Oui. C’est la mixture de résine qui sent ça. Elle est mélangée à du goudron et de la graisse. C’est pour faire tremper le fil de chanvre.

    — T’as reçu une nouvelle commande pour des bottes ? demanda la jeune fille de dix-sept ans, intéressée.

    — T’as tout deviné, petite sœur ! C’est pour pépère… Chut ! c’est une surprise, il faut rien lui dire ! Je vais les lui offrir pour ses soixante-dix ans, demain.

    — J’étais en train d’oublier sa fête ! s’exclama Juliette, en posant ses mains sur sa tête.

    — Tu oublies toujours les anniversaires, sauf le tien. Petite ratoureuse, va !

    — Pas tout le temps ! Le mois passé, c’était celui de mémère Laflamme. Je lui ai posté une carte à Drummondville, avec des belles marguerites dessus !

    — C’est bien certain que tu oublies jamais de lui envoyer tes vœux ! C’est pour lui demander d’aller passer une semaine chez elle durant l’été.

    — Qu’est-ce tu veux ? Je suis sa préférée ! rétorqua la jeune Juliette en riant.

    — Ouin, ouin… Maintenant, laisse-moi travailler et va aider mémère Alida au jardin. Elle est en train de ramasser les derniers choux et les potirons, et c’est un travail trop dur pour elle.

    — Oui, je vais y aller…

    Juliette resta néanmoins plantée sur le paquet de bois, à regarder son frère se déplacer ici et là dans l’atelier en claudiquant.

    — T’es encore là ? lança Louis-Jean après un moment de silence.

    La jeune femme lui sourit tendrement et le grand frère dut s’avancer pour lui montrer le chemin du corridor qui menait à la cuisine.

    — Allez, petite peste ! Je dois travailler, sinon, je vais être en retard dans mes commandes.

    Cette dernière ne bougea toujours pas. Elle s’accrocha plutôt au cou de son frère et apposa un baiser sur sa joue en riant aux éclats.

    — Juliette… fais pas ça !

    — Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait de mal, encore ?

    — Tu dois arrêter de te coller sur moi, comme si tu étais une petite fille de cinq ans. Tu as dix-sept ans, t’es plus la petite princesse que tu étais après le décès de papa et maman. Tu as grandi et…

    — Et ?

    — T’es en âge de veiller au salon avec un cavalier et tu dois mettre fin à ces câlineries-là. Elles sont plus de ton âge !

    Le regard de Juliette devint de glace.

    — Tu préfères garder ta tendresse et tes mots doux pour Fernande Lachapelle ?

    — Pardon ?

    — J’ai remarqué comment tu l’as regardée quand elle est venue faire coller sa semelle de bottine, la semaine passée.

    — Voyons, Juliette, tu divagues, c’est ton ancienne maîtresse ! Va-t’en, tu m’étouffes avec toutes tes questions.

    — De toute façon, t’as aucune chance, l’inspecteur d’école lui court après. Il est plus vieux que toi, il a trente ans. Toi, t’es trop jeune pour elle… Lui, il s’appelle Léandre Langlois. Et il a…

    — Deux pieds ? lança Louis-Jean avec brusquerie, comme si une flèche venait de lui traverser le cœur.

    Juliette devait tout à ses grands-parents paternels, mais elle vouait une reconnaissance sans borne à son grand frère Louis-Jean, qui s’était occupé d’elle depuis sa naissance. Pour elle, l’enfance ne s’était jamais terminée : à dix-sept ans, elle continuait à se blottir régulièrement contre lui, espérant toujours recevoir tendresse et câlins.

    Elle refusait d’entrer dans le monde des adultes. Elle rêvait encore du jour où, vêtue d’une robe d’un blanc immaculé, elle se rendrait au pied de l’autel au bras de son frère, et que celui-ci l’y embrasserait tendrement pour la première fois. Selon elle, les liens tissés serré depuis plusieurs années ne pouvaient pas se dissoudre.

    Une nouvelle déception la guettait chaque jour qu’elle ouvrait les yeux et qu’elle se

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