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La Forge des Maheu
La Forge des Maheu
La Forge des Maheu
Livre électronique399 pages5 heures

La Forge des Maheu

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À propos de ce livre électronique

Le destin entremêlé de deux familles de la belle région des Bois-Francs, à la fin des années 1940. Une histoire remplie d’émotions vécues dans un magnifique décor!


Veuf, Placide Bécotte est le doyen d’une famille d’agriculteurs qui vit sur sa terre : son fils Auguste et son épouse Clara; sa petite-fille Adèle, son mari Jean-Claude et leur fille Gabrielle.

Joseph-Ovide Maheu, lui, est forgeron. Avec son épouse Marie-Alice et leur fils Hyacinthe, il tente de repousser l’échéance de la fermeture de son atelier devant la multiplication des commerces plus «modernes».

Par un dimanche frisquet, à l’occasion d’une randonnée en forêt, les membres des deux familles réunies font une pause dans une cabane déserte pour se réchauffer. Une surprise de taille les y attend: alors que la cheminée fume toujours, un bébé gît, abandonné sur un vieux matelas.

Qui est donc cette enfant? La femme du forgeron, Marie-Alice, s’éprend immédiatement de la fillette, en sachant toutefois qu’elle devra être confiée à l’orphelinat Saint-Vincent-de-Paul à Québec. Quel sort injuste attend donc la pauvre petite? Marie-Alice aurait tant d’amour à lui donner…

Un roman attendrissant et bouleversant sur la justice, la résilience et l’amour absolu.
LangueFrançais
Date de sortie10 juin 2020
ISBN9782897588946
La Forge des Maheu
Auteur

Lucy-France Dutremble

Lucy-France Dutremble est née sur la rue Royale, devenu le boulevard Fiset, à Sorel-Tracy. Elle a travaillé en secrétariat avant de donner naissance à ses deux enfants, puis dans la domaine de la restauration. Auteure de huit romans, elle se consacre aujourd’hui à sa passion pour l’écriture.

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    Aperçu du livre

    La Forge des Maheu - Lucy-France Dutremble

    père.

    CHAPITRE 1

    À la forge

    Janvier 1947

    Construite en 1909, la demeure des Maheu était bien coquette avec son revêtement de bardeaux de cèdre et sa toiture en tôle peinte en bleu. La cheminée d’origine ne fumait que très rarement, car la grosse fournaise du sous-sol chauffait toute la maison percée de grilles dans chaque pièce, et laissait s’échapper une chaleur agréable et apaisante. Cette jolie traditionnelle québécoise avait gardé son cachet d’origine, avec ses cloisons en lambris et son grenier devenu logeable après avoir servi de coin de rangement pour les feuilles de tabac, les avelines cueillies de l’automne et les coffres remplis de souvenirs impérissables.

    — Si on vendait notre maison aujourd’hui, Marie-Alice, on pourrait en tirer un beau huit mille piastres ! déclara fièrement Joseph-Ovide, alors qu’il finissait de s’habiller pour sortir.

    — Et qu’est-ce que tu fais de la forge ?

    — C’est bien certain que le prix serait plus élevé avec le commerce ! observa-t-il, tout en saisissant la clé de la forge accrochée à un clou derrière la porte arrière de la maison.

    — Il faudrait bien que je me décide à fabriquer une plaque décorative en fer forgé avec des crochets pour suspendre ces clés-là.

    — Ah ! Comme on dit, les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés. Puis, je me demande pourquoi tu me parles de la valeur de la maison, ce matin. On est pas des vieux rendus à leur retraite et j’espère qu’on pourra rester ici le plus longtemps possible. Si naturellement le Bon Dieu nous garde en santé encore bien des années.

    — Tu as bien raison, ma femme. Sainte apostrophe, j’ai failli écraser Brutus ! Il est continuellement dans mes jambes, ce petit chien-là, se plaignit l’homme, tandis qu’il s’apprêtait à sortir pour aller attiser le feu dans l’atelier.

    — Viens ici, Brutus, tu dois avoir faim, maman va te servir ton déjeuner.

    Depuis que Georgette et Arlène avaient quitté le nid familial, Marie-Alice trouvait la maison bien grande. « Une chance que Hyacinthe est encore avec nous et qu’il souhaite sérieusement reprendre le commerce de son père quand il prendra sa retraite. »

    — Donne-moi un gros bec sucré, comme je les aime, ma femme ! Si je pars à l’ouvrage sans le goût de ta bouche sur la mienne, je vais filer mal toute la journée.

    — Cré beau matou que je t’aime, toi ! Je voudrais pas que tu tombes malade, c’est pas chaud, ce matin ! s’exclama-t-elle en se collant sur le torse bombé de son amoureux. Renfonce ta tuque plus profond. Quand je vois encore tes cheveux blancs, c’est que tes oreilles ne sont pas bien camouflées !

    Après le départ de Joseph-Ovide, Marie-Alice s’empara de sa tasse de café laissée sur le coin du buffet et se rendit dans la salle de séjour que son mari et elle avaient aménagée dans la cuisine d’été, anciennement réservée au stockage des aliments et à la confection des repas.

    C’était aussi l’endroit où la famille se réunissait, devant la longue table à panneaux en bois, quand le poêle à deux ponts ronronnait entouré des murs tapissés de chaudrons en fer, d’ustensiles à cuisson et d’étagères saturées de pots de marinades et de confitures, sans omettre la grosse jarre en grès remplie de cornichons noyés dans la saumure.

    L’hiver, la pièce servait de garde-manger pour conserver les pâtisseries, le beurre, le lait, la crème, et la grande table recevait les plats cuisinés prévus pour les réjouissances du temps des fêtes. Quant aux viandes amassées durant le mois de décembre, elles se retrouvaient au grenier ou sous un monticule d’avoine dans le hangar, à l’abri de la vermine. « Bon, c’est fini le niaisage… il est déjà 6 heures, il faut que je commence ma journée. »

    Bien installée dans la berçante, près de la fenêtre, Marie-Alice se leva à regret et, avant de sortir de la pièce, elle replaça machinalement la couverture à carreaux qui préservait la teinte ivoire de la bergère.

    Au moment même où elle sortit de la salle de séjour, Hyacinthe fit irruption dans la cuisine pour se préparer un café.

    — Ah ! tu es là, dit-il en remplissant la bouilloire d’eau fraîche. Je croyais que tu étais partie te recoucher. T’es pas bruyante ce matin, j’ai rien entendu. As-tu perdu un pain de ta fournée ? Tu as la tête dans les nuages, on dirait. Maman… tu pensais à tes vieux péchés, ou à ceux que tu vas faire ? ajouta-t-il pour se moquer.

    — Bien non, tu sais bien. Je suis juste nostalgique, avoua la mère de famille en sortant le pain tranché de la boîte en bois sur le comptoir. C’est bon de penser aux souvenirs d’antan, ça fait du bien au cœur.

    Puis, elle se dirigea vers le réfrigérateur pour prendre les œufs et le bacon.

    — Reste assise, je suis bien capable de me faire cuire des œufs et de mettre le pain dans le toaster.

    — Laisse-moi faire ! Il est déjà 6 heures et 20, et ton père doit taper du pied à la forge, vu que t’es pas encore à ton poste.

    — D’accord ! Je vais enfiler mon linge d’ouvrage pendant que tu prépares mon déjeuner.

    Hyacinthe posa le pied sur la première marche qui menait au grenier et se retourna pour aviser sa mère :

    — À propos de ta proposition de m’installer dans l’ancienne chambre de Georgette, je voulais te dire que j’aime mieux rester dans la mienne en haut. Il fait plus noir et j’entends aucun bruit. Je dormirais pas aussi bien en bas.

    — C’est comme tu veux, répondit Marie-Alice, affairée à casser trois œufs dans la grande poêle en fonte où le beurre frémissait. Si je peux me décider, je vais faire du rangement en haut. Ça va te donner de l’espace pour t’aménager un beau salon bien à toi.

    À l’extérieur, le paysage était blanc de givre. Dans le rang Chicago, des carrioles s’aventuraient au travers des rares voitures, et les chevaux faisaient un vacarme fou en claquant leurs sabots sur la croûte gelée de janvier.

    La forge était bien chauffée et les vents frisquets bourrassaient tout sur leur passage avant de venir mourir sur les murs de pierres recouverts de chaux.

    Frigorifié, Hyacinthe ferma la grande porte en bois, qui était assez large pour laisser passer une bête ou un traîneau, avec fracas.

    — Tu es en retard ! le sermonna son père, qui faisait tinter l’enclume à coups de marteau, vêtu de son long tablier, les mains protégées par des gants ignifuges.

    — J’ai une excellente raison d’être en retard, j’ai pelleté le chemin depuis la maison. Tu auras pas à enjamber les amas de neige durcie en fin d’après-midi. Tu es déjà tombé et si j’étais pas revenu sur mes pas cette fois-là, tu serais mort gelé.

    — Ah ! Tu es bien avenant, mon gars. Enlève ton capot, y’a de l’ouvrage en masse ce matin. On en a pour une grosse partie de la journée.

    Joseph-Ovide retourna à son travail, lui qui, avec les années, était passé de simple forgeron, à charron, puis charretier, maréchal-ferrant et enfin menuisier. Depuis quelques années, il y avait de moins en moins de carrioles sur les chemins. L’avènement de l’automobile avait obligé Joseph-Ovide à s’intéresser à la mécanique.

    Il fabriquait et réparait tout ce qui était nécessaire pour les fermes avoisinantes : les chaînes pour attacher le bétail, ainsi que les outils métalliques, comme les socs de charrues, les faucheuses et les faneuses. Avec les pièces de bois qu’il réalisait, il bâtissait des tombereaux et châtrait les roues de charrettes dont les propriétaires ne s’étaient pas encore munis de roues à pneus.

    — C’est quoi mes tâches, ce matin, papa ? demanda le jeune homme à la chevelure noire comme l’ébène.

    — On va finir les fers pour la jument de monsieur le curé avant de châtrer les roues de la voiture d’Antoine Galipeau. Imagine-toi qu’Antoine est venu cogner à la maison hier !

    — Un dimanche, le jour du Seigneur ? Il s’est pas gêné, le grand monsieur ! Il doit bien peser trois cents livres, cet homme-là ? Une carrure pas mal impressionnante !

    — J’ignore son poids, mais chaque fois que je le vois dans le cadrage de la porte, je suis toujours impressionné par son allure. Il m’a l’air d’un bon diable. Dire qu’il était tout maigrichon avant, quand il a acheté la maison des Cadieux dans le rang. Il a commencé à grossir quand sa femme Éva l’a laissé pour aller rester avec son amant au Nouveau-Brunswick. Une chance qu’ils ont pas eu d’enfants, parce qu’il a pas l’air d’un gars trop débrouillard.

    — Ouin, c’est un bon travaillant, mais pas vite sur ses patins, comme on dit. Peut-être qu’elle pouvait pas en avoir d’enfants, sa femme ? On peut pas savoir tout ce qui se passe dans un couple.

    — Bien, quand elle est partie, ça faisait juste un an qu’ils étaient mariés. Je pense qu’Antoine a pas encore trente ans.

    — Ouin, c’est toute une épreuve pour un gars de cet âge-là ! Il l’a pas eue facile.

    — En effet. Il est jeune, il a le temps de trouver une femme travaillante, parce que le travail de ferme, c’est du matin au soir, sept jours sur sept. Peux-tu prendre un lopin d’acier puis aller le couper avec la tranche, Hyacinthe ?

    — Je te fais ça tout de suite, le père.

    — Il faut remettre du charbon dans le foyer aussi. La réserve diminue, je vais aller en commander demain, soupira Joseph-Ovide, en abaissant sa lunette de sécurité pour reprendre son travail.

    — Ce qui est positif, c’est que t’as plus à aller chercher du charbon de forge à Princeville depuis que tu peux t’approvisionner dans le rang 2, chez Olivier Chagnon.

    — Oui, mais le charbon de Chagnon chauffe pas aussi bien, rétorqua le quinquagénaire, après avoir retiré la pièce de fer chauffée au rouge pour la déposer sur l’enclume. C’est de la charbonnaille, son stock… Il est peu coûteux, mais moins résistant.

    — Comme on dit, c’est à toi les oreilles. C’est toi qui vas décider si tu préfères retourner l’acheter à Princeville.

    Après une vingtaine de coups de marteau assénés sur le morceau d’acier dans le but de lui donner la forme voulue, Joseph-Ovide le remit sur la braise, afin d’y percer des ouvertures à l’aide de son estampe.

    — Tiens, Hyacinthe, débouche les trous pour qu’on puisse y passer les clous.

    — OK. Après, je vais le fixer au sabot de la jument du curé Cotton.

    — Fais bien attention.

    — Inquiète-toi pas, je sais que les clous doivent être bien espacés pour pas faire éclater la corne du sabot.

    — Tu as tout compris, confirma son père en souriant. Ça servirait à rien de te presser, et risquer de blesser cette pauvre bête.

    Joseph-Ovide avait dû placer la jument du prêtre Cotton dans le bâti, loin des braises de l’âtre, et l’avait attachée avec des sangles.

    L’artisan du fer adorait son travail. Tous les matins, à l’aube, il sortait du lit le sourire aux lèvres. Lorsque les commandes avaient doublé en 1945, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il avait commencé à toucher à tous les métiers. La vieille fonderie était aussi un point de rencontre pour les potineux de Saint-Christophe. Lors des journées froides, un petit verre de caribou était le bienvenu pour les plus frileux, et une partie de cartes ou d’échecs servait de prétexte pour jacasser de politique. Les murs étaient tapissés de pinces à têtes rondes et plates de différentes tailles, et, sur l’établi, reposaient les étaux, les poinçons, la tranche, les chasses, les estampes et les limes. Un nouvel habitant qui venait de déménager à Saint-Christophe n’avait qu’à lever les yeux vers le ciel pour repérer la forge grâce à la fumée abondante qui émanait constamment de la grosse cheminée.

    — La journée fait juste commencer. Il y a le cheval d’Auguste Bécotte à ferrer. Il est dehors, dans le corral. Je vais aller le chercher et je vais installer celui du curé Cotton à sa place. Occupe-toi du soufflet pour pas que la chaleur baisse et ferme pas le coffre à outils, je vais en avoir encore besoin.

    — Bien oui ! lança Hyacinthe d’un air guilleret. Ç’a changé, ici. Avant, on pouvait ferrer une dizaine de bêtes par jour, et aujourd’hui, c’est à peine si on en passe trois ou quatre. Je trouve aussi que les commandes ont baissé, pas toi ?

    — C’est pour cette raison qu’on fait plein d’autres choses, mentionna Joseph-Ovide. Je vais chercher… comment il s’appelle déjà le cheval d’Auguste ?

    — Il a un nom tellement bizarre ! Je me demande pourquoi tu l’as pas encore mémorisé depuis qu’on reste en face de la ferme des Bécotte.

    — Heu… Caillette, Badette, Poudrette ? tenta le forgeron.

    — T’es pas loin papa ! l’encouragea Hyacinthe, le visage rougi par la chaleur ambiante.

    — C’est quoi son nom, coudonc ?

    — Galette ! Ha, ha ! Pauvre bête ! Elle sait pas que les habitants se moquent d’elle dans son dos.

    — Ça doit être à cause de sa robe grise avec des points noirs, comme la farine de sarrasin de Louiseville, plaisanta l’artisan tout en retenant un fou rire.

    Au sortir de la forge, le propriétaire se retrouva nez-à-nez avec l’homme d’Église du village accompagné de son vicaire à la chevelure rousse, Hébert Dionne, âgé de trente-deux ans.

    — Bonjour, monsieur le curé ! lança Joseph-Ovide, en inclinant aussi la tête devant l’abbé Dionne en guise de salutation. Vous vous plaisez toujours à Saint-Christophe, monsieur le vicaire ?

    — J’adore votre petit village ! Les gens sont sympathiques et serviables, acquiesça le rouquin en relevant le col de son manteau.

    — Tant mieux ! répondit le forgeron en s’avançant vers le curé.

    — Je constate que nous arrivons juste à temps, monsieur Maheu. Vous venez de terminer de ferrer ma Blondinette ?

    L’ecclésiastique alla voir sa jument pour examiner ses sabots.

    — Craignez rien, on en a pris bien soin. Avant de clouer les fers, on a enlevé l’excédent de corne avec le boutoir et le rogne-pied. Les dessous sont nettoyés avec la racinette, puis on a limé les côtés avec la râpe.

    — Je n’étais pas inquiet du tout, rectifia d’un ton satisfait l’homme d’Église.

    Il sortit son porte-monnaie de cuir de la poche de sa soutane, attaché à une longue chaîne d’argent.

    — Non, serrez votre argent. Pour vous, c’est gratis, s’empressa d’énoncer Joseph-Ovide, en reculant vers la porte d’entrée du commerce pour poursuivre le travail de la journée.

    — Une minute ! l’apostropha l’imposant prêtre en le suivant jusqu’à l’intérieur de la forge, laissant derrière lui son vicaire à l’extérieur. Je… tiens, je vais te tutoyer si tu veux bien, Joseph-Ovide.

    — Ah ! ça fait bien mon affaire, Marc-Aurèle ! Rentrez donc faire un brin de causette, en dedans.

    Dans l’habitacle surchauffé, l’ecclésiastique tira un baril sous la table à cartes et s’installa, en croisant ses bras sur son ventre proéminent.

    — Écoute, Joseph-Ovide… je vais te tutoyer, mais toi, tu continues de me dire mon père ou monsieur le curé.

    — Ah ! Je crois que je vous avais mal compris. Je pensais que j’avais le droit de vous appeler par votre prénom aussi. Désolé.

    Occupé à activer le soufflet en cuir, Hyacinthe fut pris d’un rire incontrôlable en voyant le vicaire du curé grelotter par la fenêtre de la forge.

    Le prêtre le fixa, les yeux agrandis.

    — Pourquoi ce rire idiot, Hyacinthe ? l’interpella l’homme d’Église, exaspéré, tandis qu’il acceptait une tasse de café des mains de Joseph-Ovide.

    — Si vous faites pas rentrer l’abbé, il va devenir raide comme une barre à clous. Il est pas habillé pour affronter le climat qui sévit à l’extérieur. Des plans pour qu’il attrape un rhume de poitrine !

    — Il est fait fort, mon vicaire, ne vous inquiétez pas pour lui. Il en a vu bien d’autres, comme on dit.

    Lorsque Marc-Aurèle Cotton cria au prélat de rentrer se réchauffer, celui-ci se précipita devant le foyer en claquant des dents.

    — Je vais profiter du bon feu avant que nous repartions au presbytère, si cela ne vous dérange pas, monsieur Maheu.

    Auguste Bécotte, le voisin d’en face, surgit dans la forge en claquant la porte.

    — Hé, Auguste ! le salua Joseph-Ovide.

    — Ouin, fut la réponse du cultivateur. Je viens chercher Galette.

    En entendant le nom du cheval, Hyacinthe se retourna et pouffa à nouveau.

    — Qu’est-ce que tu as à rire comme un pas fin, toi ? interrogea Auguste.

    Hyacinthe se figea aussitôt et partit quérir la carafe en laiton sur le poêle à bois.

    L’ecclésiastique de la paroisse toussota et prit la parole :

    — Voyons, messieurs ! Vous êtes des gens civilisés, à ce que je sache. Calme-toi, Auguste, il n’y a pas de quoi en faire un plat !

    — Quand on s’attaque à mon cheval, je deviens mauvais, répliqua ce dernier. Ayez pas peur, j’ai pas de roches dans mes poches, mais quand il s’agit de se gausser de ma Galette, je grimpe dans les rideaux, monsieur le curé ! On rit pas des animaux comme ça, vous saurez.

    En entendant le nom de Galette à nouveau, le prêtre but une gorgée de café pour cacher le rictus apparu au coin de ses lèvres. Quant au vicaire, il jeta une œillade à Hyacinthe et vit dans le regard du fils du forgeron qu’il luttait pour ne pas éclater de rire à son tour.

    — Puis, il est prêt mon cheval, Maheu ? demanda encore Auguste. Ah, et puis laisse donc faire ! Je me demande pourquoi je te pose cette question stupide-là, il est encore dans le corral. Ça doit être parce que t’as pas encore commencé l’ouvrage, hein ?

    — Tu as raison, je viens de finir de m’occuper de la jument de monsieur le curé, confirma le forgeron. Et quand tu es arrivé, j’allais la chercher pour l’attacher dans le bâti. Elle va être parée d’ici la fin de l’après-midi.

    — Heille, Maheu ! Je suis venu te la porter il y a deux heures, hostique ! Tu es donc bien branleux ! le tança Auguste.

    — Sainte apostrophe, le voisin ! J’ai juste deux mains, je suis pas une machine !

    — Puis toi, Hyacinthe, poursuivit l’homme en colère, es-tu ici dedans juste pour te marrer du monde ou bien pour travailler ?

    L’homme ne répondit pas et se retourna pour saisir des outils accrochés au mur.

    — Fais-moi pas des grimaces dans le dos, mon jeune. Je vois encore clair, tu sauras !

    — C’est pas ce que vous croyez, monsieur Bécotte. Je préparais l’attirail pour enlever les vieux fers de Galette.

    Et le fou rire éclata à nouveau.

    CHAPITRE 2

    Les Bécotte

    Mars 1947

    Le début du printemps constituait la saison divertissante de l’année pour les cultivateurs. À part s’adonner au train journalier et déblayer les chemins couverts de neige, ils voyaient les journées couler doucement. Les soirées passaient à jouer une partie de cartes au coin du feu lors de rassemblements agréables.

    — Vous m’avertirez, le beau-père, quand les Maheu vont arriver. Je vais aller en haut finir de mettre les draps sur les lits que j’ai lavés ce matin, déclara Clara.

    La femme d’Auguste fixait Placide. Ce dernier était bien installé dans sa berceuse, l’air songeur. Il était plongé dans son petit monde, celui où il avait vécu des jours heureux auprès de sa Philomène.

    — Coucou, le beau-père ! M’avez-vous entendue ?

    — Qu’est-ce que tu dis ?

    Clara lui sourit tendrement en déposant la literie sur le coin de la table. Elle tira une chaise et s’installa face au vieil homme.

    — J’aurais aimé ça vous enlever le chagrin que vous avez sur le cœur, monsieur Bécotte.

    — T’es ben fine, mais j’ai pas encore trouvé le remède pour guérir ce qui me travaille en dedans. Ça fait deux ans qu’elle est morte, ma femme. Pourtant, on dirait que ça vient juste d’arriver, vérasse ! Après avoir vécu tant d’années avec elle, y’a pas une journée où je pense pas à elle.

    C’est le 8 mai 1945, le jour marquant la fin de la Deuxième Guerre mondiale, que Placide apprit le décès de sa femme. Il revenait de la pharmacie, où il venait d’acheter du sirop, des pastilles et de l’aspirine. Philomène souffrait d’une mauvaise grippe qui la tenait alitée depuis une semaine.

    Il était rentré à la maison en pensant intérieurement :

    « Avec ce sirop puis ces pastilles Valda, elle va arrêter de s’époumoner, ma pauvre femme ! »

    Son fils Auguste lui avait barré l’accès à la chambre de son épouse en posant doucement la main sur son épaule. Placide avait compris en voyant la douleur dans le regard de son garçon que Philomène venait de rejoindre les bras de Dieu.

    — Je trouve pas les mots pour t’expliquer l’inexplicable, le père, avait déclaré Auguste tristement. Maman m’a demandé de soulever son oreiller, parce qu’elle courait après son souffle.

    — Elle est pas morte, elle a juste perdu conscience parce qu’elle est ben faible, avait supposé l’homme abattu.

    — Non, elle a arrêté de respirer… elle est décédée, avait murmuré son fils avec les larmes aux yeux.

    Placide s’était étendu aux côtés du corps inerte de sa femme et lui avait pris la main, doucement… très doucement.

    — T’aurais pas dû me faire ce coup-là pendant que j’étais parti te chercher des remèdes pour te guérir, ma Philomène ! Je suis en maudit, mais je peux te dire que même si je pourrai plus jamais te regarder et t’envoyer des clins d’œil en te faisant étriver, je vais penser à toi pareil tous les jours, jusqu’à ce que je meure et que j’aille te rejoindre. Puis, Placide avait posé sa tête au creux de l’épaule de Philomène et s’était endormi.

    — Malgré l’ennui qui se colle à vous, je salue votre grand courage, souffla Clara pour reprendre la conversation avec son beau-père qui, depuis quelques minutes, était retourné dans son passé.

    — J’espérais ben être le premier à partir. Jamais j’aurais pensé que je puisse la perdre, ma femme ! Pourquoi quand c’est le jour de mourir pour un vieux, il pourrait pas amener l’autre avec lui ? Ça a l’air que le Paradis sera jamais sur la Terre ! Je serais pourtant bien avec elle en haut, maudit vérasse !

    — La raison, c’est qu’il faut que l’un des deux reste encore auprès des siens. Auguste a eu mal quand sa mère a trépassé. Imaginez si vous étiez parti en même temps qu’elle, je l’aurais ramassé à la petite cuillère. Songez aussi à Adèle, votre petite-fille.

    — Je veux ben être là pour Adèle, Clara, mais elle a pas besoin de moi, à trente-huit ans. Elle a son mari pis leurs enfants.

    — Dites pas ça ! Ils vous aiment, ces deux-là. Pensez aussi à vos arrière-petits-enfants. Ces jeunes-là vous respectent et apprennent beaucoup de vous.

    — Comment ça ? s’exclama Placide, en fixant sa bru.

    — Vous êtes un livre ouvert pour eux. Quand vous leur racontez votre vécu, ce qui s’est passé il y a bien des années, ils se lassent pas de vous écouter. Ils veulent toujours en savoir plus. Vous êtes comme leur professeur.

    — C’est-tu vrai, ça ? questionna Placide avec fierté.

    — Certain ! Vous êtes le pilier de la famille. Il y a personne qui connaisse mieux que vous l’histoire de la lignée des Bécotte. Même si mon nom de fille est Marchand, je me considère de votre rang, vu que j’ai marié votre fils Auguste.

    — Je t’apprécie ben gros, Clara, glissa l’homme, ému. Par contre, parmi mes petits-enfants, y a Sébastien qui se montre moins attentif. Je vois ben que je l’intéresse pas pantoute.

    — Sébastien parle pas beaucoup, c’est vrai. Il est un peu renfermé sur lui-même…

    Après que Clara fut montée à l’étage avec la literie, le vieillard l’interpella du bas de l’escalier :

    — Tu peux redescendre, Clara, la visite est arrivée, l’invita-t-il en allant ouvrir la porte aux Maheu.

    ***

    Malgré les prises de bec entre Joseph-Ovide et Auguste, la soirée était ponctuée d’anecdotes et de taquineries. Les deux voisines, elles, s’entendaient à merveille.

    — Mon torrieux, tu avais tout le cœur ! vociféra Auguste, en jetant ses cartes sur la table.

    — Bien oui, sourit le forgeron, fier comme un paon. La dernière fois, c’est toi qui avais gagné les parties. Il faut laisser sa place de temps en temps.

    — Tu as été chanceux, c’est juste un hasard.

    — Tu veux dire que j’ai bien joué, Auguste, c’est pas pareil ! lança Joseph-Ovide, en dissimulant ses pouces sous les bretelles accrochées à son pantalon.

    — Arrêtez de vous obstiner ! intervint Clara. Vous commencerez pas à vous crêper le chignon pour une simple partie de cartes, saint sicroche ! Dégagez la table, je vais mettre les assiettes puis les tasses à café.

    — Je te donne un coup de main, Clara, offrit Marie-Alice en se levant.

    — Toi, tu restes où tu es, ma chère. Vous êtes nos invités.

    Clara servit les galettes à la mélasse et déposa une tarte aux pommes bien dorée et aromatisée de cannelle au centre de la table. Puis, elle commença à couper de grosses pointes, qu’elle nappa de crème glacée.

    — On va manger, puis après, le beau-père va pouvoir nous rejoindre pour une partie de bluff.

    Placide laissa sa berceuse et s’avança d’un pas feutré vers les personnes attablées.

    — Vérasse ! C’est un repas du jour de l’An !

    — Bien non. Comme on dit, il faut chauffer le champion avant d’aller dormir. On passe pas un soir sans manger, sinon, on dort mal.

    Auguste prit la parole :

    — Voyons, ma femme. On dit pas ça, la visite va penser qu’on veut les mettre dehors !

    — Bien non, mon homme ! Tu sais bien qu’ils pensent pas ça de nous autres.

    — Hyacinthe devait pas venir jouer aux cartes avec nous, Joseph-Ovide ? demanda Clara, en coupant toujours des pointes de tarte.

    — Oui, mais il a décidé d’aller veiller chez Ferdinand Quesnel à la dernière minute, répondit le forgeron.

    — Ah ! Il fréquente toujours la belle Geneviève ? Ça va finir par un mariage, cette histoire d’amour-là, ricana Auguste.

    — Je sais pas, reprit Marie-Alice. On dirait qu’il sait pas où se brancher, notre gars. L’été passé, il se pavanait avec Lisianne Côté, et depuis l’automne, on les a plus revus ensemble. On va voir comment vont se dérouler les journées avec sa nouvelle conquête.

    — Ah ! la jeunesse, lança Auguste en plongeant sa fourchette dans l’assiette que sa femme venait de déposer devant lui.

    — La petite Quesnel est institutrice à l’école dans notre rang, reprit la femme de Joseph-Ovide.

    Le dessert servi fut délicieux et Clara se leva ensuite pour desservir ses invités.

    Alors qu’elle déposait la vaisselle dans l’évier, elle s’écria :

    — Ah bien, saint sicroche !

    — Qu’est-ce qu’il y a ? souffla son mari, qui venait de s’allumer une cigarette.

    — Jules a bouffé le restant de la tarte aux pommes !

    La maisonnée pouffa, sauf Placide.

    — Moi qui étais certain de déjeuner avec de la tarte, demain matin. Mon chien est mort, c’est le cas de le dire, maudit verrat !

    — Désolée, s’excusa Clara. Toi, l’hypocrite, va te coucher dans ton coin, mon espèce de voleur !

    Le berger allemand traversa la cuisine, la queue entre les pattes, et se laissa tomber sur le tapis tressé à côté du foyer, l’air triste, mais la panse bien remplie.

    En fin de soirée, après avoir endossé leurs manteaux et leurs tuques et chaussé leurs bottes, les Maheu remercièrent leurs hôtes.

    — La prochaine soirée sera chez nous, insista Marie-Alice.

    — On va être là avec le père, soyez pas inquiets, affirma Auguste en entourant les épaules de sa femme.

    — Demain, il va faire assez doux. On fait notre promenade en carriole en après-midi, comme prévu ? s’informa Joseph-Ovide en mettant son chapeau de laine.

    — Oui, confirma Clara.

    Elle donna son foulard à Marie-Alice sur le pas de la porte.

    — On en avait parlé ce matin. Je vais aussi téléphoner à Adèle en me levant, demain. Elle sera de la randonnée avec Jean-Claude et leur fille Gabrielle, car ça me surprendrait que Sébastien, Samuel et Guillaume soient de la partie. Ils sont jamais à la maison le dimanche. Ils traînent au village toute la journée avec leur gang d’amis. Auguste va sortir la carriole à trois sièges de la grange, hein ?

    — Pour une promenade en famille, je suis toujours partant ! affirma ce dernier.

    Depuis que Dame Nature avait peint le décor en blanc, les conifères coiffés d’un lourd chapeau moelleux avaient plié l’échine, et les cours d’eau gélifiés invitaient patineurs, raquetteurs et adeptes de la pêche blanche. Le froid mordant avait ralenti le quotidien des animaux de ferme, et les habitants se vêtaient chaudement pour profiter du paysage féerique, en couvrant soigneusement leurs visages et leurs mains. Ils chaussaient aussi des bottes doublées de laine de mouton pour prévenir les engelures.

    Dans le rang Chicago, des enfants s’amusaient à glisser sur les monticules glacés, munis de pneus, et des adolescents déambulaient sur la croûte craquelée du lac.

    Marie-Alice avait préparé un panier de sandwichs et un thermos de café, qu’elle avait déposés dans la carriole rustique, jadis propriété de ses parents. Joseph-Ovide avait retiré les roues au début décembre pour les remplacer par des patins de bois, et il avait ajouté le pare-neige.

    — Je l’ai toujours trouvée

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