Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Pour toi Abby, tome 2: Les retrouvailles
Pour toi Abby, tome 2: Les retrouvailles
Pour toi Abby, tome 2: Les retrouvailles
Livre électronique522 pages7 heures

Pour toi Abby, tome 2: Les retrouvailles

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Après les années mouvementées qui ont suivi l’exil d’Eva en Amérique, la famille O’Hara vit enfin des jours paisibles: avec son mari Hector, Eva s’est bien intégrée à la communauté de Griffintown en Amérique; il ne leur manque qu’un enfant pour que leur bonheur soit complet. Ses parents, Thomas et Agnès, ont quant à eux atteint un statut enviable en Irlande après avoir hérité de l’usine de Noah, le père de Thomas.
Cependant, la malhonnêteté du bras droit de Thomas le séparera de sa famille et forcera sa femme, sa fille Abigaïl et son fils Gilroy à se réfugier à l’asile des pauvres malgré les tentatives désespérées d’Eva de rapatrier sa famille auprès d’elle. Personne n’aurait pu se douter que Molly, une jeune fille rencontrée à l’asile, organiserait les retrouvailles! Mais qui est donc cette mystérieuse jeune femme qui a déplacé mer et monde pour réaliser ce grand exploit?
Une fresque irrésistible qui nous propulse dans le Montréal et l’Irlande des années 1840 au sein d’une famille dont les secrets douloureux seront vaincus par les liens du sang et de l’amour.
LangueFrançais
Date de sortie5 juin 2019
ISBN9782897587406
Pour toi Abby, tome 2: Les retrouvailles
Auteur

Dominique Lavallée

Après avoir grandi à Laval, Dominique Lavallée obtient des diplômes en cinéma, en publicité et en droit. Avocate «défroquée», elle se consacre désormais à l’écriture en collaborant à diverses revues littéraires québécoises et françaises. On lui doit deux recueils de nouvelles: La course folle des spermatozoïdes (Trois, 2003) et Étonnez-moi pas trop (Triptyque, 2004). Pour toi Abby est son premier roman.

En savoir plus sur Dominique Lavallée

Auteurs associés

Lié à Pour toi Abby, tome 2

Livres électroniques liés

Fiction historique pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Pour toi Abby, tome 2

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Pour toi Abby, tome 2 - Dominique Lavallée

    affection

    PROLOGUE

    L’héritage

    1840

    Peu après avoir hérité de Noah, le vrai père de Thomas et le grand-père d’Eva

    Ville de Cork

    Irlande

    Agnès O’Hara, la mère d’Eva, échappe un cri dès que le nouveau valet apparaît devant elle pour lui servir une tasse de thé sur un plateau.

    — Vous m’avez fait une de ces peurs ! bafouille-t-elle, avec un sourire gêné.

    Le domestique lève à peine le sourcil, bien qu’étonné par la réaction de sa maîtresse.

    Parce qu’il sait tenir son rang, il ne relève pas la bizarrerie.

    Tandis qu’elle s’efforce d’être gracieuse en prenant la soucoupe, Agnès lance :

    — Merci, Morris.

    Le visage camouflé derrière sa tasse, elle le regarde à la dérobée quitter le boudoir, sans que ses pas fassent le moindre bruit sur le plancher.

    Je l’entends jamais arriver, celui-là !

    S’habituer à jouir des privilèges que leur a apportés l’héritage de Noah Murphy en rendant l’âme, il y a quelques mois, n’est pas chose facile pour les membres de la famille d’Eva, qui sont restés en Irlande, car rien ne les a préparés à un tel luxe.

    Oui, on peut dire que l’eau a coulé sous les ponts pour les O’Hara depuis 1835 !

    Cette année-là, après avoir été averti que sa femme Hortense et leur fils Patrick Murphy complotaient en vue de l’assassiner, lui et toute la famille des O’Hara, afin d’hériter à sa mort, Noah Murphy s’était empressé de retrouver Thomas, le fils illégitime qu’il avait conçu avec son ancienne maîtresse, pour la prévenir que leur vie était menacée. À son tour, Thomas avait écrit à sa fille Eva, qui habitait le Canada, pour la mettre en garde de la menace qui pesait sur elle.

    Les autorités ont tôt fait de juger et de condamner les fautifs à la peine de mort. Après les exécutions par pendaison, Eva a été enfin libérée de l’homme infâme qu’était Patrick Murphy, qui avait agressé sexuellement sa sœur Abby et l’avait mise enceinte.

    Monsieur Noah Murphy, alors propriétaire d’une florissante usine de malt, trop heureux de connaître un second fils, avait convié Thomas à venir travailler avec lui.

    C’est ainsi qu’à l’automne 1835, Thomas, Agnès, Abigaïl et Gilroy avaient quitté la terre qui les avait nourris pour déménager au cœur de la ville de Cork, dans une jolie maisonnette.

    À cette époque de sa vie, le couple n’avait pas de domestiques. Car même s’il aurait pu se permettre d’engager une bonne à tout faire, grâce au salaire de Thomas, sa femme n’était pas à l’aise à l’idée de se faire servir par des gens qu’elle considérait comme ses égaux. Comment aurait-elle pu les regarder s’affairer en se tournant les pouces ?

    Durant plusieurs années, elle et son mari avaient travaillé pieds nus, les deux mains dans la terre, et vécu dans une humble chaumière. Ils avaient mangé des pommes de terre en quantité, avant de se retrouver, du jour au lendemain en ville, à devoir porter des vêtements de bourgeois et des chaussures ajustées, tout en s’assurant que leurs ongles soient bien curés. C’était déjà un grand changement !

    Mais voilà qu’en cette année 1840, il y a quelques mois à peine, leurs habitudes de vie ont été encore plus bouleversées quand, à l’âge de soixante-seize ans, Noah a été emporté par une crise d’apoplexie, laissant toute sa fortune à Thomas, y compris son usine et sa grande demeure, dans laquelle travaillent plusieurs domestiques !

    Quelle adaptation cela a été pour eux, qui étaient loin de connaître toutes les bonnes manières et les nombreux codes pratiqués par les gens de la haute société !

    De par leur nature simple et enjouée, Agnès et son mari ne savaient pas quelle attitude adopter envers les employés de maison. Au début, c’était plus fort qu’eux, ils se sont montrés trop amicaux.

    Dès qu’une servante s’informait des goûts du couple en matière de plats, l’un et l’autre ressentaient une gêne profonde à l’idée de se faire traiter comme des rois. Même que la première journée, Agnès avait poussé l’audace jusqu’à proposer à la cuisinière de l’aider à préparer le repas !

    Il n’en avait pas fallu plus pour que l’intendante, qui distribuait les tâches d’entretien au personnel féminin de la maison et qui veillait à leur bon déroulement, prenne sa maîtresse à part.

    — Madame, est-ce que je peux vous donner mon avis ?

    — Mais bien sûr, voyons !

    — C’est mon devoir de vous demander… d’essayer de tenir votre rang avec les domestiques.

    Mal à l’aise d’avoir à réprimander ainsi sa maîtresse, l’intendante avait interrompu sa phrase pour toussoter dans sa main.

    — Oh ! n’avait pu s’empêcher de s’exclamer Agnès, honteuse telle une enfant prise en faute.

    — Je veux pas vous manquer de respect en disant ça, madame. Mais quand vous aidez les servantes à faire leurs tâches, vous les insultez. De leur point de vue, c’est inconvenant.

    — C’était pas mon intention…

    — Vous en faites pas, l’avait rassurée la grande femme au maintien impeccable. C’est rien qu’une question d’ajustement. Ils savent que vous êtes pas nés avec une cuillère d’argent dans la bouche, vous et votre mari. Si ça peut vous apporter du réconfort, sachez qu’ils sont aussi heureux que moi de vous servir. Autant qu’on l’a été à servir monsieur Noah Murphy avant vous, avait-elle ajouté. Vous avez notre respect autant qu’il avait le nôtre.

    — J’ai pas de misère à le croire, avait répondu Agnès, en se rappelant la gentillesse de son beau-père.

    — On reçoit des bons gages et on travaille dans des bonnes conditions. On a pas à se plaindre, madame, avait renchéri l’intendante, avec un sourire discret aux lèvres.

    — Je comprends, avait capitulé Agnès. Même si je suis pas habituée à recevoir toutes ces attentions, je vous promets de faire mon possible pour rester à ma place.

    En rentrant de l’usine, Thomas, après avoir embrassé le front de sa femme, vient s’asseoir en face d’elle au salon. On sert un verre de xérès à Agnès et un verre de whisky irlandais au maître de maison, une boisson appelée « whiskey ». Le couple lève la tête vers le plafond quand il entend un éclat de rire d’Abigaïl. C’est sans doute Gilroy qui vient de lui raconter une histoire abracadabrante, en mimant avec exagération chacun des personnages en vedette. Malgré ses vingt-cinq ans, la cadette de la famille agit encore comme une fillette.

    Le couple s’échange un sourire amusé.

    — Dire que notre Eva a connu son petit frère alors qu’il était rien qu’un bébé ! C’est la dernière image qu’elle a gardée de lui quand elle est partie pour Montréal. Si elle le voyait aujourd’hui, elle en reviendrait pas de constater qu’il est aussi déluré ! Il grouille comme un ver à chou, et il a même pas huit ans !

    Thomas rigole.

    — Je comprends donc ! Avec tous les cours privés qu’on lui a fait suivre, il va sûrement devenir avocat ou médecin !

    — En tout cas, c’est beau de le voir grandir. Au fait, en parlant d’Eva, j’ai justement reçu de ses nouvelles.

    — Ah oui ? Qu’est-ce qu’elle raconte de bon ?

    — Toujours pareil. Hector travaille à la Eagle Fundary, près de chez eux. Ça a l’air de bien aller.

    — Tant mieux. Et qu’est-ce qu’elle a répondu quand tu l’as invitée à venir s’installer ici avec son mari ?

    — Elle m’a expliqué qu’ils étaient trop attachés à leur vie au Canada. Ils se sont fait des amis dans le quartier et ils sont bien intégrés à leur communauté.

    — Lui as-tu dit qu’Hector pourrait travailler avec moi à l’usine ?

    — Oui.

    — C’est entendu que depuis le temps qu’ils sont là-bas… conclut Thomas, pour cacher sa déception.

    — J’aimerais qu’on soit tous réunis un jour ! Des fois, comme ce soir, je m’ennuie tellement d’Eva que j’en ai le cœur gros ! confie Agnès. Peux-tu imaginer à quel point Abby serait contente de revoir sa sœur ?

    Thomas s’amuse en s’imaginant la scène.

    — Elles seraient plus tenables !

    Une bouffée de tendresse gagne la femme, qui remercie le Ciel de vivre cette belle complicité avec son homme.

    — Mais crains pas ! Elle aussi voudrait qu’on se retrouve tous ensemble. Elle s’ennuie de nous autant qu’on s’ennuie d’elle. Même qu’elle a suggéré que tu vendes l’usine et que tu prennes ta retraite à Montréal, rigole Agnès, qui connaît assez son mari pour savoir qu’il s’estime beaucoup trop jeune, à quarante-six ans, pour cesser de travailler.

    Cette proposition amuse Thomas et le touche. Il s’appuie sur un des bras du fauteuil dans lequel sa femme est assise. Il lui relève le menton, afin qu’elle le regarde dans les yeux.

    — Moi aussi, je voudrais qu’on soit tous réunis. Mon petit doigt me dit que ça va finir par arriver un jour. On va les fêter, nos retrouvailles !

    Agnès sourit et tapote le bras de son mari, pour lui signifier qu’elle l’espère autant que lui.

    Comme cela lui arrive de temps à autre, elle a aussi une pensée pour le bébé qu’Abigaïl a mis au monde plusieurs années auparavant dans un orphelinat tenu par des sœurs.

    Si la même situation arrivait aujourd’hui, avec les moyens qu’on a, on pourrait garder l’enfant et lui donner une bonne éducation. On le ferait passer pour un neveu ou une nièce qui vient de perdre ses parents. J’espère que ce bébé-là a eu une famille aimante.

    Thomas colle sa tête sur celle de sa femme et ils restent ainsi un bon moment.

    Eva et la jeune fille rousse

    Juillet 1845

    Montréal¹

    — Oï ! Qu’est-ce qu’elle fait là ?

    Eva O’Hara s’arrête lorsqu’elle remarque une jeune fille à la chevelure rousse, semblable à la sienne. Elle est assise devant l’une des portes de la basilique Notre-Dame, les épaules secouées par des sanglots.

    Pauvre petite !

    Eva souhaite aller lui parler ; toutefois, elle reste clouée sur place.

    On dirait moi quand j’avais son âge !

    Ressurgit aussitôt une tranche de vie de son passé qu’elle avait enfouie très loin dans sa mémoire.

    Aujourd’hui, alors qu’elle est âgée de vingt-neuf ans, elle se souvient de s’être effondrée, dix ans plus tôt, au même endroit, démunie et désespérée, en plein cœur de l’hiver, alors qu’elle venait de sortir de prison.

    Faussement accusée de vol et de désertion du foyer conjugal par son mari de l’époque, Patrick Murphy, elle apprenait qu’il avait publié un avis dans le journal, indiquant qu’elle avait séjourné à la Pénitencerie. Il n’avait pas manqué de préciser qu’elle était une voleuse de nationalité irlandaise, qu’elle était rousse, boiteuse et qu’elle cherchait à se placer en tant que domestique dans une maison.

    Aussi, dès qu’Eva avait frappé à une porte pour offrir ses services, on l’avait tout de suite reconnue.

    Personne ne voulait d’une voleuse sous son toit…

    Sans espoir, elle avait gravi avec peine les marches glacées de la basilique. Elle s’était recroquevillée, en remettant sa vie dans les mains de Dieu.

    Elle remercie encore le Seigneur qu’une âme charitable l’ait sauvée. Sans le jeune homme, le rabatteur de clients d’une maison close, elle sait qu’elle serait morte.

    Une fois devenue veuve, Eva avait pu s’unir devant Dieu avec Hector. Elle sourit en repensant que l’évêque avait exigé du couple une pénitence, pour « laver » son âme du péché de concubinage, avant que les amoureux puissent s’épouser.

    Depuis 1835, les mariés habitent toujours la petite maison de bois au cœur de Griffintown, un faubourg ouvrier situé à l’ouest de Montréal, à deux pas de l’usine où Hector travaille.

    Eva secoue la tête pour chasser ces images, en constatant tout ce qui s’est amélioré dans sa vie et dans celle de sa famille restée en Irlande. Contente de son sort, elle entreprend de marcher vers la jeune fille.

    Lorsqu’elle aborde la malheureuse, elle a déjà deviné qu’il s’agit d’une Irlandaise, grâce à ses cheveux roux. Elle lui adresse donc la parole en gaélique.

    — Tu es arrivée ici seule, c’est ça ?

    Les yeux dans l’eau, la fille au visage constellé de taches de son acquiesce en silence.

    Eva s’assoit près d’elle.

    — De quel coin es-tu ?

    — Galway, répond-elle, en s’essuyant les yeux, tandis qu’elle esquisse un sourire poli.

    — Où est ta famille ?

    — Comme on est douze chez nous, notre terre suffit plus à tous nous nourrir. Je suis venue chercher de l’ouvrage ici, et mon frère est parti aux États-Unis. On est les aînés.

    Eva lui prend la main dans les siennes.

    — C’est très courageux. Ma famille est encore à Cork. Je sais que c’est pas facile.

    — Oh ! Toi aussi, tu es partie de chez vous pour aider les tiens ?

    — Oui. Et aujourd’hui, je vais bien et je mène une belle vie avec mon mari. Moi, je m’appelle Eva. Toi ?

    — Caitlyn, répond la jeune fille, qui se sent maintenant plus en confiance.

    — Tu dois avoir faim ?

    — Oui.

    — Es-tu assez forte pour marcher ? Je voudrais juste t’emmener pas loin d’ici.

    — Oui, je crois que oui, fait la jeune rouquine, en amorçant le mouvement pour se lever, tandis qu’Eva l’aide à y parvenir.

    Avec précaution, elles descendent l’escalier de la basilique.

    — Tu as plus à t’en faire maintenant. Je vais t’accompagner jusqu’à une auberge où tu pourras dormir et manger. Une fois que tu seras sur pied et en état de travailler, tu auras seulement à demander où sont situées les agences qui s’occupent de placer des filles en service dans des bonnes maisons. Tiens, voici de quoi te dépanner.

    Le regard reconnaissant, la jeune fille accepte le don de pièces en se laissant conduire, à présent tout à fait rassurée.

    1 Aujourd’hui, le Vieux-Montréal.

    PREMIÈRE PARTIE

    Les coups du destin

    CHAPITRE 1

    Jeudi 28 août 1845

    Jeux olympiques de Montréal²

    Pavillon Saint-Pierre

    À midi pile, les deuxièmes Jeux olympiques de Montréal débutent avec le discours de l’organisateur, suivi de celui du maire de la ville, monsieur Georges Ferrier. Ce dernier tire un coup de pistolet dans les airs.

    Au son des tambours, la foule innombrable scande des slogans pour accueillir les athlètes, qui se présentent sur l’estrade en courant les uns à la suite des autres, tout en envoyant la main aux spectateurs. L’un d’eux est nul autre qu’Hector Légaré.

    Malgré qu’il ne soit pas un athlète professionnel, comme la majorité des autres participants, le mari d’Eva veut tenter sa chance, les compétitions étant ouvertes au grand public. L’épreuve à laquelle il s’est inscrit est le jet du marteau pesant, une discipline qui tient ses origines des celtiques irlandais.

    Je suis si fière de lui !

    Tout excitée, Eva sautille d’anticipation.

    Madame O’Keefe, son amie et voisine immédiate dans Griffintown, se tient à côté d’elle. C’est une femme de vingt-cinq ans, aux cheveux couleur carotte, qu’elle porte en boudins serrés de part et d’autre de son visage aux grosses pommettes roses. Elle est venue avec ses deux enfants les plus grands, qui sont déjà partis à la course au milieu de l’essaim de gens, tandis que le plus petit reste accroché à sa main.

    — On voit que tu l’aimes, ton homme ! lance-t-elle, en souriant à Eva.

    Les activités se tiendront aujourd’hui et demain, soit jeudi et vendredi. Afin d’y assister, plusieurs habitants ont pris une ou deux journées de congé à leurs frais. C’est le cas de certains voisins d’Eva et d’Hector, flattés qu’un homme de leur quartier ait assez de courage pour se mesurer aux plus grands.

    — C’est dommage que mon Ailfrid puisse pas se permettre de manquer une journée d’ouvrage. Tu sais bien qu’avec trois enfants à nourrir, c’est impensable, ajoute madame O’Keefe.

    Son époux est un des compagnons de travail d’Hector à la Eagle Foundry.

    — Je comprends, assure Eva, alors qu’elle serre la main à son amie. Tu as pu venir, c’est ça l’important.

    Les amies regardent avec tendresse le petit Jérôme, qui vient de commencer à marcher.

    — À quelle heure a lieu la compétition du jet de marteau ? demande à Eva monsieur Clark, un petit gabarit de trente-deux ans, arborant un sourire éternel au visage. Chanteur, conteur et violoneux de métier, il vit à l’envers de l’horaire de tous les autres hommes de Griffintown, car il se produit le soir dans des auberges. Par pure excentricité, il porte un chapeau rond, qui semble vissé à sa tête en permanence. Sauf bien entendu à l’église, au point où certains se posent même la question s’il ne dort pas avec.

    — Dans moins d’une heure, précise Eva.

    — Il est mieux de gagner quelque chose, parce que j’ai parié sur votre mari ! précise l’artiste, moqueur.

    — Vous avez bien fait, rétorque une Eva confiante.

    Hector fend la foule pour rejoindre sa femme.

    — Il fallait que je vienne te voir avant d’aller me préparer ! Je veux que tu me portes chance en me donnant un beau bec !

    Sans se faire prier, son amoureuse lui accorde sur-le-champ un long baiser.

    Les jumeaux Kennedy lancent en même temps un « bonjour » à la ronde. Ce sont deux vieux célibataires maigres aux visages longs, âgés de quarante ans, qui partagent une cordonnerie et un logement. On parvient seulement à les différencier à leur manière de s’exprimer : Will chuinte et Barry zozote. Une malformation congénitale est à l’origine de leurs défauts d’élocution.

    — Vous êtes venus finalement ? questionne Hector. Vous avez fermé boutique ?

    Il s’est adressé aux jumeaux en gaélique, la langue qu’il a apprise par nécessité, à force de vivre auprès d’Eva et de travailler avec des Irlandais.

    Les Kennedy n’ont pas le temps de répondre. Au porte-voix, un homme annonce que l’épreuve du saut à la barre sans élan est sur le point de commencer. Il invite les gens intéressés à y assister à se déplacer vers la droite.

    Le site, qui se trouve à côté de l’emplacement des courses de chevaux, est assez loin de Griffintown pour qu’Eva, Hector et leurs voisins, tous des Irlandais de souche, aient dû s’y rendre en calèche.

    Les hommes souhaitent le meilleur à Hector et lui donnent des tapes d’encouragement viriles sur l’épaule.

    Madame O’Keefe prend son plus jeune dans ses bras, parce qu’il commençait à pleurnicher. Afin de le calmer, elle le berce en l’agitant doucement.

    Madame Burns, une femme de soixante-cinq ans, est connue dans la paroisse autant pour aider ses semblables que pour se tenir au courant des potins. Arborant une chevelure clairsemée, elle se coiffe avec un tel doigté qu’elle parvient à créer une illusion de volume. De sa charmante voix, elle s’adresse à Hector, en brandissant sa canne devant lui :

    — Je compte sur vous, jeune homme, pour faire la fierté de notre coin ! Avec la charpente que Dieu vous a fournie, ce serait un péché de pas tourner ça à votre avantage !

    — Inquiétez-vous pas, madame Burns ! Mais tuez-moé pas avant que j’aye pu lancer mon marteau ! l’avertit-il en ricanant, tandis qu’il baisse la canne.

    — Ché quoi les autres dischiplines qui figurent au programme, à part le jet du marteau et le shaut à la barre ? demande Barry.

    — Le tir à la carabine, le jet de boulets, la grande course à pied et le jet de la balle de cricket, énumère Hector. Quoi d’autre, donc ?

    — La marche de deux milles et la course à barrière, enchaîne Eva.

    — Le saut en longueur pis celui en hauteur, les parties de crosse entre les Sauvages pis les membres de la Société du jeu de crosse de Montréal, reprend son mari.

    — Z’aime bien voir arriver les gars qui font la grande course, enchaîne Will. Z’espère que ze vais pas les manquer, parce qu’on va assister au zet de la balle de cricket cet après-midi, commente-t-il à l’intention de Barry.

    On entend des cris de joie au loin quand l’homme au porte-voix annonce les trois vainqueurs de l’épreuve du saut à la barre sans élan, parmi les cinq compétiteurs qui y participaient : J.A. Cushing obtient la première place et H. Duclos, la deuxième. Personne n’entend le nom de celui qui a obtenu la troisième place.

    — Bon, c’est mon signal ! déclare Hector, fébrile. Souhaitez-moé bonne chance ! lance-t-il encore à la volée, en retraversant la foule pour se rendre à l’endroit qu’on lui a précédemment indiqué.

    — C’est toi le meilleur !

    Comme une bonne partie des spectateurs, Eva et ses voisins se déplacent vers la portion de terrain où aura lieu la compétition. Quelques minutes plus tard, l’homme au porte-voix crie :

    — Approchez, mesdames et messieurs ! Les athlètes sont prêts à rivaliser au jet de marteau pesant !

    Il y a davantage d’Écossais, d’Anglais et d’Irlandais que de Canadiens français qui participent aux différentes disciplines.

    Sous un soleil splendide, Eva voit s’avancer Hector, qui sera le premier à lancer. Les yeux clos, il se concentre un moment avant de se pencher et de saisir le manche de bois mesurant trois pieds au bout duquel est fixée une boule de vingt livres. Ses muscles saillent lorsqu’ils se gonflent et se tendent sous l’effort. Sa femme, leurs voisins et la foule lui crient des encouragements à tue-tête. Il commence par tourner l’engin deux fois au-dessus de sa tête et continue à prendre de l’élan en pivotant sur un seul talon tandis que, de ses bras tendus, il exécute quatre rotations sur lui-même, avant de projeter le boulet le plus loin qu’il le peut. Ce faisant, il est un instant déséquilibré, avant de se stabiliser. L’athlète cherche à reprendre son souffle, pendant qu’il regarde où va tomber l’objet. Il croit avoir fait une bonne performance.

    D’après moé, j’ai dû me rendre à quatre-vingt-cinq pieds.

    Hector se tourne vers les spectateurs en cherchant sa femme du regard. Elle fait de grands gestes pour se faire voir. Dès qu’il l’aperçoit, il lui montre son pouce levé.

    Il est satisfait de sa performance ! C’est mon homme !

    Avec ses mains, Eva lui lance des baisers.

    Le deuxième participant s’exécute. Le marteau se retrouve dangereusement proche de celui d’Hector.

    Monsieur Clark est contrarié.

    — D’où on est, on voit pas qui a lancé le plus loin !

    Les huit autres athlètes lancent à leur tour.

    Les mains d’Eva, jointes en prière, sont appuyées sur ses lèvres. Le dernier concurrent a lancé plus loin qu’Hector. Le cœur de l’épouse bat à tout rompre.

    Madame O’Keefe se retient de tout commentaire, afin de ne pas contrarier l’espoir de son amie.

    Le juge parcourt le terrain pour aller mesurer la distance atteinte par chacun des marteaux et inscrit les données dans son petit carnet. Il marche tranquillement en revenant à son point d’observation.

    — Ça lui prend donc du temps ! constate madame Burns. Est-ce que c’est lui qui marche avec une canne ou bien si c’est moi ?

    Puis, l’officiel crie le résultat de l’épreuve à l’aide du porte-voix.

    — Les vainqueurs au jet du marteau pesant sont : monsieur P. McDonald, qui remporte la première position !

    S’élèvent alors les cris de victoire de ses supporteurs.

    Le juge poursuit :

    — La seconde place va à monsieur Shaw !

    Autres acclamations.

    — Enfin, la troisième place revient à monsieur Hector Légaré !

    Celui-ci lève son poing en signe de fierté, après que le juge lui a passé au cou une médaille fabriquée en véritable argent.

    Oï !

    Eva est folle de joie ! Elle pousse des « la ! la ! la ! lalère ! », en dansant avec madame O’Keefe.

    En délire, une bonne partie des spectateurs, dont les partisans de Griffintown, lancent leurs chapeaux et sifflent.

    Monsieur Clark crie à qui veut l’entendre :

    — J’ai gagné mon pari ! J’ai gagné mon pari !

    — Oui, je le connais TRÈS bien ! C’est mon voisin, vous savez ! se vante madame Burns aux gens qui viennent ou non de son quartier. Remplie de fierté, elle gonfle la poitrine en recevant les éloges, comme si c’était elle qui venait d’accomplir l’exploit.

    Après sa victoire, Hector se dirige droit sur sa femme, avec un sourire qui lui fend le visage d’une oreille à l’autre. Il la prend dans ses bras. Elle l’assaille de baisers et ne cesse de lui répéter qu’elle est fière de lui.

    Ses voisins et même des inconnus l’accueillent en héros.

    Gagnés par l’enthousiasme général, dans un désir de soulever le vainqueur à bout de bras, les frères Kennedy déstabilisent Hector quand Will lui saisit les jambes et que son frère Barry le prend sous les aisselles. Mais avant que monsieur Clark ait pu venir à leur rescousse, Hector tombe sur le sol. Il se relève en vitesse, s’époussette les vêtements et tapote les épaules des jumeaux avec le sourire.

    — Ça va, les gars. Y’a pas de mal, les rassure-t-il, alors qu’ils se confondent en excuses.

    Maigrichons comme ils sont, ché pas comment y comptaient me lever, ces deux-là ! Aussitôt que le vent se lève, leurs pieds décollent tout seuls du plancher des vaches ! Hé ! Hé !

    Tout le monde est étonné qu’Hector ait ravi la place à des athlètes professionnels, qui s’entraînent régulièrement, alors que cette épreuve nécessite une force importante, de la vitesse, ainsi qu’une motricité et une souplesse exceptionnelles. Nul doute que c’est à la fois grâce à une constitution qui l’a favorisé à la naissance et à son travail, qui requiert de soulever de lourdes pièces de métal, qu’il a pu maintenir sa force à son sommet. Avec ses muscles bien découpés, Hector possède un corps qui n’accuse pas de surplus de graisse ni sur le ventre ni sur les flancs.

    — Bravo, voisin ! On dirait Samson ! déclare madame O’Keefe. Sur les entrefaites, ses deux plus grands arrivent à la course.

    — Est-ce que c’est vrai que c’est monsieur Hector qui a gagné ? questionne l’aîné.

    — Oui, c’est bien lui ! confirme Eva, en pressant son corps contre celui de son mari.

    — Voulez-vous voir ma médaille ? propose le vainqueur.

    Les gamins se l’arrachent pour l’examiner et vont jusqu’à la mordre, en imitant des grandes personnes qu’ils ont déjà vues faire ainsi avec des pièces d’argent.

    Tous rigolent.

    L’atmosphère est festive.

    Après avoir assisté aux autres disciplines de la journée, on remonte en calèche en direction de Griffintown en chantant à tue-tête des airs anciens venus d’Irlande. Tous se rendent célébrer dans une auberge du coin, sauf madame Burns, qui prétend qu’elle a passé l’âge de ces folies. On lève son verre au champion, on chante encore, on est heureux. Plus tard dans la soirée, les yeux d’Eva pétillent. Elle enlace Hector et hume son odeur, ce qui déclenche aussitôt un désir pressant en elle. L’exploit incroyable de son mari et l’effet de l’alcool aidant, elle est tout émoustillée. Prenant les devants, elle suggère d’une voix câline à l’oreille de son homme : « On retourne à la maison ? » Ce dernier l’enlace et elle éprouve alors un émoi aussi puissant que ce qu’elle avait ressenti dans son corps au début de leur relation, à l’été 1832. Le couple s’excuse avec politesse et annonce qu’il va rentrer. Les voisins échangent un sourire entendu. Le héros du jour remercie chacun de son soutien moral et salue les gens rassemblés à la ronde. Il est comblé.

    J’aime ça me sentir autant désiré par ma rousse !

    Hector se réjouit qu’Eva se montre encore plus affectueuse depuis qu’il s’est distingué aux Jeux olympiques.

    À la maison, ils goûtent des moments de passion et de volupté. Les amoureux soupirent d’aise. Dans un élan de tendresse, la belle femme rousse se blottit contre celui qu’elle admire.

    Le lendemain matin de cette nuit d’amour, elle sourit avec discrétion quand elle surprend son mari qui traverse la cuisine, le torse encore bombé de fierté.

    Un vrai coq !

    Comme une traînée de poudre, la nouvelle a fait le tour de Griffintown. À compter de ce jour, Hector est porté au rang de légende vivante dans le quartier, dont les habitants en auront pour des semaines à se vanter au marché que le fameux Légaré vit bel et bien près de chez eux !

    2 Journal La Minerve, 1er septembre 1845, page 2.

    CHAPITRE 2

    6 septembre 1845

    Samedi

    Maison d’Eva et d’Hector

    Griffintown

    Oï! Grand saint Patrick ! Qu’est-ce qui lui prend de faire autant de bruit ?

    C’est ce qu’Eva lance lorsqu’elle entend la porte s’ouvrir et cogner avec fracas contre le mur. Des larmes séchées, mais encore bien visibles, soulignent ses traits fatigués d’avoir attendu le retour de son mari. Elle veut lui annoncer ce qu’elle a appris plus tôt dans la journée.

    — Je me demandais quand tu reviendrais, commente Eva, alors qu’elle penche la tête au-dessus de la rampe d’escalier pour s’assurer que c’est bien lui qui arrive. Tu as bu plus que de raison, constate-t-elle.

    — Mais on, ma bèèle rou…quine d’amour ! Chus pas saoul pan…toute, lui répond mollement Hector, qui se maintient debout grâce à son épaule, qui glisse le long du mur, jusqu’à ce qu’il vienne s’effondrer au bas de l’escalier. T’es la plus belle femme du pays, mon cœur ! Viens que… que je te donne un beau bèèèc, ajoute-t-il en s’endormant à demi.

    En temps normal, que son mari veuille l’amadouer alors qu’il peine à rester debout soutirerait un sourire à Eva. Or, la terrible nouvelle qui l’a mise à l’envers l’empêche de se laisser aller à une quelconque gaieté. Elle pousse un soupir bruyant, alors que, précédée d’une lampe à l’huile, elle descend les marches en claudiquant³, un châle sur ses épaules, la froidure de la nuit la faisant grelotter jusqu’aux os. En jetant un coup d’œil en direction de la cheminée, elle constate que le feu s’est éteint. Elle claque la langue.

    Dès qu’elle aura aidé Hector à se mouvoir jusqu’au salon, elle ira raviver les tisons dans l’âtre et y ajouter des bûches. L’état d’ivresse avancée de son mari ne lui permettra pas de rejoindre le lit conjugal, situé à l’étage.

    Il va dormir sur le plancher, près de la chaleur des flammes. À défaut d’avoir un lit, au moins, il aura chaud.

    Eva se rapproche du corps inerte, qui bave de béatitude. Elle sourit un peu de la chose.

    Toutefois, lorsqu’elle le retourne vers elle et constate que son visage est tuméfié et ensanglanté, elle étouffe un cri.

    Jamais il est revenu à la maison amoché comme un matou !

    — Ma foi du Bon Dieu, mais tu t’es battu !

    Folle d’inquiétude, elle se penche sur son mari et examine les dégâts.

    — Es-tu correct ?

    Hector se contente de fouetter l’air de la main, signifiant qu’il ne souhaite pas en discuter.

    L’alcool l’empêche de sentir la douleur.

    Eva s’empresse d’aller chercher un linge à la cuisine et l’imbibe d’eau. Elle revient et se met à genoux. Elle nettoie les plaies sur le visage de l’être aimé, puis, avec tendresse, elle passe l’envers du linge sur son front.

    Une chance que c’est pas grave !

    — Veux-tu bien me dire ce qui s’est passé pour que tu me reviennes arrangé de même ?

    Puisqu’il comprend qu’il ne s’en sortira pas sans s’expliquer, Hector déploie un grand effort de concentration.

    — Ouais, je me sus battu. Si tu veux toute savoir, admet-il, les yeux mi-clos et la tête qui dodeline.

    Ça, je l’avais deviné !

    — Est-ce que je peux savoir pour quelle raison tu t’es conduit en sauvage ?

    Un peu plus réveillé, Hector devient un cran plus cohérent.

    — J’étais toujours ben pas pour me laisser faire ! fulmine-t-il, en faisant de grands gestes des bras, dans un sursaut d’énergie, alors qu’il se rappelle le sentiment d’indignation qu’il a connu plus tôt dans la soirée.

    Puis, il s’affaisse à nouveau, ferme les paupières et retombe dans le sommeil.

    — Ah ! Parce qu’en plus, c’est toi qui as commencé la bataille ! souligne Eva, tandis que son mari somnole sans réagir. Hector ! Pourquoi tu t’es battu ? insiste-t-elle, tout en continuant de le brasser comme une poupée de coton malmenée par un chien, jusqu’à ce qu’il rouvre les yeux.

    Ennuyé qu’elle le harasse ainsi, il la repousse. Avec l’émotion encore présente à sa mémoire, il lui répond, dans un regain de vitalité :

    — J’avais pas le choix ! Un gars de l’usine m’a crié après, devant toés autres : « Légaré ! Pourquoi c’est faire que t’as pas d’enfants ? Depuis le temps que t’es avec ta rousse ! Y a-tu quelqu’un qui t’a coupé les génitoires, coudonc ? »

    Dès qu’elle entend ces paroles, le cœur d’Eva se crispe de douleur. C’est un sujet qui l’affecte beaucoup. Elle a aujourd’hui vingt-neuf ans, son époux, trente-quatre, et cela fait dix longues années qu’ils espèrent fonder une famille. Ils partagent ce désir avec une égale intensité. Les sentiments qu’Hector éprouve pour elle sont aussi forts que la première fois qu’il l’a rencontrée, à l’auberge le Neptune, à Québec, à l’été 1832. La rendre la plus heureuse possible, c’est tout ce qui lui importe. Il l’aime et il ne veut surtout pas être la cause de ce grand manque dans leur vie.

    Combien de fois lui a-t-elle confié qu’elle mourait d’envie de tenir leur bébé dans ses bras ! Hector ne souhaite rien de moins pour que leur amour se déploie. Encore aujourd’hui, ils ignorent la raison de leur échec à procréer. Est-ce en effet, comme le prétendent ses compagnons d’usine, sa faute à lui ? Cette question le taraude depuis qu’ils essaient de concevoir un enfant. Pourtant, quand il s’observe dans le miroir, il voit que, malgré son âge, il sait autant qu’avant attirer le regard concupiscent des autres femmes. Malgré cela, souffrirait-il d’infertilité ?

    Eva comprend mieux qu’il se soit battu et qu’il ait bu plus que de raison, maintenant qu’il lui a fourni une explication.

    Il est si impulsif et fier !

    Lorsqu’elle passe ses mains sous les bras d’Hector, elle constate qu’il est mou comme de la pâte à pain, et il lui semble peser bien plus que sa masse réelle. Déjà qu’il constitue une bonne pièce d’homme !

    — Tu dors ! se désole-t-elle. Mon amour, tu dois t’aider un peu. Je suis pas assez forte pour te déplacer toute seule ! Force-toi, on va aller devant le feu. Hector, m’entends-tu ?

    Il faut qu’il se réveille ! J’en peux plus de garder cette mauvaise nouvelle pour moi ! Si je lui dis pas, j’ai le sentiment que je vais exploser de chagrin !

    Or, l’homme ivre ne bouge toujours pas. Son épouse pousse un soupir et le fixe un moment en silence.

    Lorsque Eva se trouve dans cet état d’inquiétude importante, par exemple quand la voisine, madame Burns, lui fait de vilaines remarques, Hector attire sa femme contre lui et sait la rassurer avec les mots justes : « Je comprends que cette langue sale t’a encore fait mal avec ses mots, pis que t’es fâchée de pas avoir su quoi lui répondre pour la remettre à sa place. Laisse-la donc parler toute seule, celle-là ! C’est rien qu’une jalouse pis une médisante ! Tu sais ben que tu vaux plus qu’elle. Ça te ferait-tu plaisir si j’y volais sa canne ? » Quand il exagère ainsi, Eva s’esclaffe et retrouve un peu de sa bonne humeur.

    Grâce à la coopération d’Hector, sa femme parvient à le traîner sur le plancher, jusque devant le foyer. Elle part chercher deux bûches dans la boîte située à côté de la porte arrière. De loin, elle peut entendre son mari ronfler. À l’aide du tisonnier, elle retourne les morceaux de bois encore incandescents et y pose les nouvelles bûches, qui commencent aussitôt à brûler. Elle serre son châle plus près de son corps, attrape une couverture laissée sur une chaise et la pose sur la silhouette de son amoureux. Elle lui caresse la joue. Dans quelques minutes, une belle flamme les réchauffera tous les deux.

    Malgré l’envie de sommeil qui le reprend de plus belle, Eva insiste pour lui parler.

    — Je t’en supplie, dégrise un peu ! J’ai quelque chose d’important à te dire !

    Hector n’ouvre toujours pas les yeux, ayant déjà déployé des efforts surhumains quand il lui a répondu plus tôt.

    Eva s’affole. Bien décidée à ce qu’il lui prête une oreille un tant soit peu attentive, elle va à la cuisine chercher un bol d’eau froide, dans lequel elle plonge son linge. Elle l’imbibe et l’applique sur le visage de son mari, dans l’espoir de le réveiller.

    — Quoi ? Qu’essé ? lance-t-il en se redressant, tandis que, d’un air hébété, il cherche une explication autour de lui, le cœur saisi par la froideur du linge.

    Bouleversée, sa femme annonce :

    — C’est épouvantable : ma famille est ruinée !

    3 Eva s’était brisé la jambe en 1834 lorsqu’elle travaillait en tant que domestique chez les Laverrière. Onze ans plus tard, une légère douleur persiste, qui la fait encore boiter.

    CHAPITRE

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1