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Pour toi Abby, tome 1
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Pour toi Abby, tome 1
Livre électronique522 pages6 heures

Pour toi Abby, tome 1

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À propos de ce livre électronique

Après le viol de sa petite sœur Abby, pourtant placée sous sa surveillance, Eva O’Hara, 15 ans, rongée par le remords et voyant là une solution pour soulager la misère de sa famille, quitte son Irlande natale pour l’Amérique, où tous les espoirs de rédemption et d’une vie meilleure sont permis. Dès son arrivée au port de Québec en juin 1832, les embûches se succèdent jusqu’à Montréal malgré la rencontre du bel Hector qui fera rapidement battre son cœur.

À Montréal, rien ne se passe comme prévu. D’une mésaventure à une autre, Eva se voit aspirée dans une spirale d’épreuves. Accident, mensonges, vengeance, prison même… La vie de la jeune fille prend une tournure inimaginable qui la contraint à se réfugier dans un endroit peu fréquentable.

Au sein de cette société montréalaise aux prises avec une épidémie de choléra, Eva, dont la douce naïveté cède la place à une force peu commune, retrouvera-t-elle le chemin du bonheur? Pourra-t-elle enfin se défaire de la culpabilité ressentie envers sa chère Abby?

Voici le premier tome d’une série mettant en vedette une jeune femme volontaire et attachante qu’on souhaiterait tous prendre sous notre aile.
LangueFrançais
Date de sortie27 sept. 2017
ISBN9782897583682
Pour toi Abby, tome 1
Auteur

Dominique Lavallée

Après avoir grandi à Laval, Dominique Lavallée obtient des diplômes en cinéma, en publicité et en droit. Avocate «défroquée», elle se consacre désormais à l’écriture en collaborant à diverses revues littéraires québécoises et françaises. On lui doit deux recueils de nouvelles: La course folle des spermatozoïdes (Trois, 2003) et Étonnez-moi pas trop (Triptyque, 2004). Pour toi Abby est son premier roman.

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    Aperçu du livre

    Pour toi Abby, tome 1 - Dominique Lavallée

    Québec.

    PREMIÈRE PARTIE

    Grosse Isle

    1.

    EVA

    3 juin 1832

    Embouchure du fleuve Saint-Laurent

    Un passager agite l’épaule d’Eva O’Hara, qui est allongée sur sa couchette, dans la cale du Carrick, un grand voilier à deux mâts.

    — Hé! Réveille-toi! ordonne-t-il en gaélique.

    La jeune fille se redresse aussi vite qu’une détonation, en réponse à cette fin de sommeil abrupte. Elle regarde monsieur O’Neil, le père d’un nouveau-né, dont la femme est morte en couches, lors de ce long périple sur l’Atlantique.

    — Tu faisais un cauchemar, l’informe-t-il.

    Le visage mouillé de sueur, les cheveux en bataille sous son bonnet, dont deux mèches auburn lui collent aux tempes, Eva essaie de prendre pied dans la réalité. Son regard traîne sur les mains de la femme d’âge moyen qui ne cesse de tricoter, alors que celle qui accompagne Eva depuis leur départ d’Irlande renchérit:

    — Tu criais. T’aurais dû te voir grouiller. C’est pour ça qu’on t’a réveillée, précise Breena.

    Oï! s’exclame Eva dans un soupir nerveux, son sentiment d’oppression encore bien présent. Ça avait l’air tellement vrai. C’était horrible! J’étouffais! lance-t-elle, dans sa langue maternelle, le gaélique, pendant qu’elle jette des regards autour d’elle pour se convaincre qu’elle n’est plus en train de rêver et que l’homme qui lui voulait du mal n’existe pas.

    Ses sourcils châtains qu’elle fronce donnent un air grave à ses yeux verts habituellement rieurs.

    Malgré elle, Eva se revoit enfermée dans le monticule de terre et peut jusqu’à sentir l’odeur de moisi. Un frisson la traverse.

    — Je comprends pas pourquoi j’ai fait ce mauvais rêve. Qu’est-ce que ça peut vouloir dire, vous pensez?

    — Inquiète-toi donc pas, la rassure la femme irlandaise. Une histoire de fou pareille, tu sais ben que ça se peut pas pour vrai, voyons, ajoute-t-elle, abandonnant son tricot pour tapoter l’épaule de la jeune fille en guise de réconfort.

    Il en faudrait bien plus pour réconforter Eva, qui refait souvent ce cauchemar depuis le jour où sa sœur Abigaïl s’est fait violer.

    D’habitude, elles étaient toujours ensemble, mais ce jour-là, Eva avait manqué à son devoir de surveillance. Depuis, elle n’avait cessé de s’en vouloir.

    Et c’est bien parce qu’Eva et sa famille ignorent l’identité de cet homme qu’elle ne voit jamais son visage dans ses vilains rêves. Ce qu’elle peut le haïr!

    Habitée d’un mauvais pressentiment, elle cherche une signification à la scène qu’elle a eu l’impression de vivre réellement. Comme Breena et elle ont été assez proches durant la traversée, elle lui fait part de ses questionnements.

    — Le sais-tu, toi, pourquoi un homme m’a enterrée vivante?

    Impuissante, sa compagne de voyage lève à la fois les sourcils et les épaules, sans rien dire.

    Un jeune garçon, qui se trouve près de la couchette d’Eva, se met à tousser à s’en arracher les poumons. Autour d’elle, les passagers lui jettent un regard inquiet et se passent la réflexion qu’il a probablement contracté une pneumonie et que ça ne finira pas bien. Mais tous les gens ont leur part de problèmes après une traversée aussi difficile, sans compter qu’ils n’avaient pas quitté l’Irlande de gaieté de cœur…

    — Pis veux-tu bien me dire pourquoi je devenais une bête? continue Eva, encore secouée.

    Breena hoche la tête, ne sachant pas davantage quoi lui répondre.

    — Crois-tu que c’est un mauvais présage de ce qui m’attend? insiste-t-elle, sentant qu’une vague de désespoir l’envahit, malgré elle. À force de refaire ce rêve, il lui a laissé un arrière-goût de réalité.

    — Jamais de la vie, voyons! finit par décréter Breena, qui cherche à l’apaiser, affirmant néanmoins tout le contraire de ce qu’elle pense, car elle croit dur comme fer au pouvoir des prémonitions.

    Eva s’aperçoit que le vaisseau ne tangue plus.

    En effet, à travers la cloison, on n’entend pas le bruit de l’eau frapper la coque. Le bateau de soixante-seize pieds de long sur lequel elle voyage avec ses compatriotes depuis Dublin a jeté l’ancre.

    — Wouppi! s’écrie-t-elle, soudain animée. On est arrivés au port de Québec!

    La femme qui tricote pousse un soupir, indifférente à son propre sort, les yeux rivés sur son ouvrage, pendant que monsieur O’Neil semble regarder dans le vide.

    — Vous êtes pas contents? demande Eva à l’entourage.

    — Au moins, on aura plus le mal de mer, finit par dire la tricoteuse d’une voix détachée, tandis qu’elle revoit Breena qui gémissait, se levait vivement et courait vomir dans un pot, à l’instar de plusieurs autres passagers.

    En faisant de gros yeux à Eva, Breena lui pose une main sur le bras. Celle-ci comprend pourquoi son amie l’apostrophe ainsi. Elle regrette aussitôt d’avoir montré tant de joie à l’idée d’être arrivée à Québec devant celle qui vient de perdre son fils, et devant monsieur O’Neil, qui n’a plus sa femme, tous les deux ayant perdu la vie au cours de la traversée.

    Depuis que les matelots avaient lancé la dépouille de son fils par-dessus bord, la mère était devenue imperméable à ce qui pourrait lui arriver. Seuls les mouvements prévisibles et répétitifs des mailles à l’endroit et des mailles à l’envers semblent la rattacher à la vie.

    La mort de ce fils rappelle à Eva que les matelots étaient descendus chercher les dépouilles de vieillards et d’enfants, plus fragiles et malades, qu’ils avaient enroulées dans une simple toile et jetées à la mer, sans plus de cérémonie. Au travers de ses cils fournis plus brunâtres que ses cheveux qui assombrissent la couleur de ses iris et rendent son regard plus intense, Eva donne à voir aux gens qui l’entourent un voile de larmes qui se forme dans ses yeux. Loin d’elle l’idée de manquer de respect à ceux qui ont perdu un être cher. Et bien sûr qu’elle ressent de la compassion pour eux.

    S’il fallait que quelqu’un de ma famille me quitte, j’en mourrais de chagrin.

    Elle pose un regard doux sur la femme et sur le père.

    Au moins, leurs chers disparus seront bientôt avec Dieu et le petit Jésus.

    Les affligés doivent penser la même chose qu’elle pour se consoler un peu… Elle embrasse son pendentif, un petit cœur taillé dans le bois que lui a offert sa petite Abby.

    Et dire que près de quarante personnes ont rendu l’âme sur ce vaisseau, dont un charpentier et un garçon de cabine! Non, vraiment, elle n’en peut plus d’être enfermée dans cette cale de malheurs. Le manque d’espace, les odeurs rances et acides que dégage tout un chacun qui ne s’est pas lavé, mélangées aux éructations et aux gaz intestinaux lui ont fait perdre patience plus d’une fois. Eva est si fatiguée depuis qu’elle a quitté la maison familiale. Elle a mal dormi, parce que sa sœur Abigaïl, qu’elle aime par-dessus tout, n’était pas couchée avec elle dans le même lit, comme c’était leur habitude depuis l’enfance. Il y avait eu aussi le roulement des vagues, qui lui avait quelquefois donné la nausée, et les enfants malades qui pleuraient et se lamentaient en pleine nuit. La nourriture fournie par le capitaine n’était pas bonne au goût et s’était avérée insuffisante. D’ailleurs, personne ne mangeait à sa faim depuis des jours. Jamais au grand jamais elle n’aurait cru que ce voyage serait aussi difficile à supporter!

    Ses parents et elle ne vivaient pas dans le luxe, mais elle n’avait jamais connu un tel état de décrépitude et de misère humaine. Combien de fois son cœur s’était-il serré en réalisant que la vie qui l’attendait serait peut-être aussi imprévisible que ce qui s’était déroulé depuis son départ d’Irlande?

    Pour le moment, son désir le plus profond est de sortir d’ici.

    Je refuse de croire que l’avenir sera aussi pénible.

    Le geste de toucher le petit cœur suspendu à son cou raffermit son courage. Elle redresse les épaules, l’air défiant, et dit entre ses dents:

    — Qu’elle essaie donc de m’emporter, la mort, pour voir! Elle saura vite à qui elle a affaire! Il est pas question que je meure avant d’avoir pu envoyer l’argent que j’ai promis à ma famille.

    — Qu’est-ce que tu marmonnes? demande Breena, qui a mal entendu.

    Eva balaie l’air de sa main sans répéter son commentaire.

    Son amie comprend qu’elle ne veut pas se livrer et détourne le regard, l’air boudeur.

    Ce n’est pas la première fois que Breena essuie les revers d’impatience d’Eva. Bien entendu, dès qu’elles s’étaient rencontrées, à Cork, le cœur gros d’avoir quitté leur famille respective, les jeunes filles avaient voulu devenir les meilleures amies du monde.

    Eva s’était prise de compassion pour la situation familiale de Breena. Elle aussi s’expatriait en vue d’être servante pour aider son père, qui n’était que cordier, à faire vivre une fratrie de douze enfants. Le coup du destin avait frappé durement cette grande famille, dont la pauvre mère venait de mourir de tuberculose. Ses deux sœurs les plus âgées s’occupent maintenant des plus jeunes tout en s’acquittant des tâches ménagères.

    Au début du voyage, Eva et Breena s’étaient empressées de se raconter les grandes lignes de leurs vies et s’étaient trouvé des points d’intérêt communs. Mais leur relation s’était vite dégradée.

    Malgré les efforts d’Eva pour s’armer de patience quand son amie se mettait à lui raconter le menu détail d’anciennes conversations qui s’étaient tenues entre elle et une copine de Cork, se résumant à «Elle m’a dit ça; je lui ai répondu ça» à propos de sujets qui ne l’intéressaient guère, elle ne pouvait s’empêcher de rouler des yeux d’agacement. Breena ne s’en apercevait même pas tant elle était absorbée par ses récits. Eva, qui avait une personnalité plus mature que son âge, ne prenait aucun plaisir aux sujets enfantins dont sa compagne de voyage l’entretenait. Au moins, elles pouvaient échanger en gaélique et se confier leurs craintes et leurs espoirs.

    Eva avait eu beaucoup de chagrin lorsqu’elle avait quitté sa famille, surtout sa sœur Abigaïl, plus jeune qu’elle d’une année, qu’elle nommait affectueusement «Abby». Le soir venu, allongée dans sa couchette de planches de bois, elle sanglotait. Or, si elle souffrait de l’éloignement, elle ne devait s’en prendre qu’à elle-même, car personne ne l’avait obligée à s’expatrier. Certainement pas ses parents. Et ce constat l’irritait.

    Comme Breena et elle étaient suffisamment différentes dans leur nature pour qu’Eva ne se sente pas toujours bien en sa présence, et puisqu’elles s’étaient crêpé le chignon à quelques occasions, Eva s’était aussi ouverte à ceux qui vivaient près d’elle. D’abord à la mère qui avait perdu son fils et qui venait au Bas-Canada parce que son mari était décédé quelques mois auparavant. Et aussi à monsieur O’Neil, qui avait quitté l’Irlande avec sa femme après avoir été chassés du lopin de terre qu’un propriétaire anglais leur louait et qui avait décidé cette année de faire dorénavant paître des bestiaux à la place de la leur laisser cultiver. Le couple s’était embarqué dans l’espoir de se refaire une vie.

    Eva n’avait pu se retenir de leur raconter que sa petite sœur Abigaïl s’était fait violer à l’âge de treize ans, même si c’était un sujet tabou.

    Pile au-dessus de leurs têtes, des coups de talons résonnent. Les passagers sont attentifs. L’écoutille de bois s’ouvre et la brutalité de la lumière éblouit Eva quelques instants avant qu’elle puisse distinguer le visage du capitaine à la peau burinée par le soleil.

    — On est arrivés dans la colonie, annonce-t-il.

    — C’est bien ce que je pensais: on est arrivés à Québec, se réjouit Eva, dont les grands yeux verts se remettent à pétiller.

    Des cris d’allégresse s’élèvent à la ronde et des casquettes volent au-dessus des têtes, obligeant le capitaine à hausser le ton pour se faire entendre.

    — Attention! J’ai pas dit qu’on était au port de Québec!

    Des «chou» et des «ah» de déception se font écho pendant qu’Eva claque du pied, déçue et exaspérée par l’attente, qui semble s’étirer à outrance.

    Le capitaine poursuit.

    — On est seulement rendus à l’embouchure du fleuve Saint-Laurent. Y’a un capitaine du pays qui vient de nous aborder pis qui connaît ben les eaux du coin. C’est lui qui va nous conduire au large d’une île.

    Il interrompt sa phrase, renifle et se racle la gorge puis crache à terre.

    — C’est la Grosse Isle, comme y disent icitte, précise-t-il. Y’é ben possible qu’on soye obligés de camper dessus quèques jours. L’île est à vingt-huit milles de Québec.

    — Quelques jours? Manquait plus que ça! dit Eva, haut et fort.

    Puis, sur un ton décidé, elle ajoute:

    — Bon. Là, ça suffit! J’ai assez perdu de temps. Moi, je monte sur le pont pis je vais me jeter à l’eau. C’est évident que j’arriverai à Québec plus vite à la nage que sur ce maudit rafiot!

    — Mais Eva… dit Breena, qui la retient par l’avant-bras.

    — Sais-tu au moins nager? demande la tricoteuse, l’air d’en douter sérieusement.

    Déstabilisée, Eva ne peut que lui répondre d’un ton hésitant.

    — Euh… non.

    Breena rigole et la femme lui fait un sourire indulgent en se rappelant l’impétuosité de sa propre jeunesse.

    À l’annonce décevante du capitaine, tous hochent la tête et lancent une main vers lui, l’air de dire: «Bah! Si c’est pour nous annoncer des mauvaises nouvelles, on préfère pu t’entendre!» Et alors que tous, y compris Eva, se demandent ce qu’ils vont aller faire sur une île, l’écoutille se referme dans un claquement.

    Après l’aveu d’impuissance d’Eva selon lequel elle ne sait pas nager, elle adopte un air renfrogné et croise les bras, humiliée.

    Eva sent qu’elle doit se justifier.

    — Non, mais, il faut que ça finisse par finir à un moment donné, ce voyage-là. C’est pas suffisant d’avoir enduré un gros mois en mer dans une cale sombre pis puante qu’on doit s’arrêter en plus sur une île? Elle a dit cela les mains sur ses hanches. J’ai pas acheté un billet pour faire le tour du monde, moi! J’ai rien fait d’autre que ronger mon frein depuis qu’on est partis. Maintenant, je dois attendre ceci et cela; j’en peux plus à la fin!

    Elle serre les poings en frappant à nouveau du pied sur le plancher. Sa jeunesse lui fait perdre de vue que tous les autres passagers ressentent la même frustration.

    La tricoteuse délaisse son ouvrage et saisit la balle au bond.

    — On le sait que t’es pressée de te trouver de l’ouvrage pour envoyer de l’argent à ta famille. Tu nous as assez cassé les oreilles avec ça tout le long du voyage. Mais là, je te conseille de modérer tes transports.

    Vexée, Eva pince les lèvres, se sentant rabrouée dans son élan de révolte, tandis que la femme, nullement intimidée, continue sur sa lancée:

    — Si tu tiens tant que ça à réaliser la promesse que tu as faite à tes parents, montre-toi donc un peu plus patiente, parce que je peux te garantir qu’avec ton vilain caractère, tes futurs maîtres te garderont pas longtemps sous leur toit.

    — Vous êtes pas ma mère! ne peut s’empêcher de répliquer Eva, elle qui n’aime pas se faire dire ses quatre vérités.

    — Hon! fait Breena, outrée par un tel manque de respect envers une femme plus âgée.

    Celle-ci hoche la tête.

    — Tu vois pas que j’essaie de t’aider? Je dis ça pour ton propre bien. Tu connais rien de la vraie vie. Le temps arrivera bien assez vite où tu seras servante, va! Alors, tu te plaindras de travailler comme une esclave. Tu sauras me le dire!

    Au fond d’elle, Eva sait que cette femme a raison et se doute bien qu’elle devra apprendre à contrôler son impulsivité si elle veut décrocher un poste de domestique et surtout, si elle souhaite le conserver. Mais derrière son envie de travailler pour subvenir aux besoins de sa famille réside un désir bien plus grand: vouloir se racheter de ne pas avoir surveillé sa sœur comme elle aurait dû le faire.

    C’était une faute irréparable qu’elle avait commise et qui avait engendré plusieurs conséquences dramatiques.

    Dans un coin de sa pensée, alors qu’elle n’en est pas encore consciente, elle serait soulagée de retrouver un peu l’estime d’elle-même qu’elle a perdue depuis cet évènement qui l’a tant marquée. Mais pour le moment, le sujet est beaucoup trop sensible, et la plaie de sa meurtrissure, encore trop vive pour qu’elle se montre raisonnable.

    — On dirait que vous comprenez pas que c’est à cause de moi que ma petite sœur sans défense s’est fait violer! Violer! explose-t-elle.

    — Parle moins fort, malheureuse! chuchote la femme alarmée pendant qu’elle jette un regard à la ronde pour voir si quelqu’un l’a entendue.

    Eva constate d’un rapide coup d’œil qu’à part Breena, les gens sont indifférents à leurs échanges tellement ils ruminent leurs propres problèmes.

    Le remords qu’elle traîne depuis ce jour tragique lui pèse et provoque des séances de larmes qui reviennent comme un ressac. Elle cache son visage dans ses mains.

    Oh! Abby! Pourquoi ne t’ai-je pas protégée?

    Elle se sent responsable de tout. De ne pas l’avoir mieux surveillée, du viol, de la grossesse qui s’était ensuivie, du chagrin et de l’inquiétude que cette situation avait causés à ses parents. C’est pénible d’y repenser. Chaque fois, la douleur est aussi intense.

    Bouleversée par ce cri du cœur, la femme, qui, jusque-là, n’avait versé que quelques larmes à la mort de son fils unique tant elle était sous le choc, se met elle aussi à pleurer de façon incontrôlable.

    Le chagrin étant contagieux, Breena, qui voit non seulement sa compagne de voyage dans cet état, mais aussi cette mère, sent elle aussi ses yeux devenir humides.

    Au bout d’un moment, les trois femmes s’essuient les joues du revers de leur main ou à l’aide de leur mouchoir de tissu. Elles reniflent et se font de petits sourires de connivence, apaisées d’avoir été complices dans la peine malgré la souffrance ressentie. Chacune prend une longue inspiration pour chasser tout à fait le serrement qu’elles ont au cœur.

    C’est au tour de monsieur O’Neil de donner libre cours à une émotion qui vient de prendre le dessus sur son sentiment d’abattement: la colère qui fait suite à l’annonce du capitaine.

    — V’là autre chose! lance-t-il. Combien de temps encore va-t-on nous laisser croupir dans ce trou à rats, sacré nom de Dieu?

    Les cris perçants de son poupon résonnent comme dans un tambour et rebondissent sur les murs de la cale, mettant à l’épreuve l’endurance des passagers qui sont déjà malmenés par les vicissitudes de ce long voyage. Une mère, qui lui sert de nourrice, implore le père de la relayer, puisque le nouveau-né, trop malade, se désintéresse de son sein et pleure avec force. Les autres bébés qui entendent ses cris deviennent inquiets et geignent à leur tour. Le père saisit l’enfant avec impatience. Eva et Breena, qui l’aident à prodiguer les soins nécessaires au nourrisson depuis qu’il a perdu sa femme au milieu du voyage, tendent leurs bras, mais le père fait «non» de la tête. Le poupon s’égosille. La tension générale monte d’un cran.

    — Je vous prierais, monsieur, de surveiller votre langage! s’écrie un jeune prêtre à l’intention d’O’Neil, indigné au plus haut point par son insolence.

    — Ah! Vous! Sauf tout le respect qu’on vous doit, on vous a pas sonné les matines! Contentez-vous de prier pour qu’on s’en sorte vivants! Regardez donc mon petit qui risque de trépasser, rongé qu’il est par la fièvre. Il va peut-être mourir du même mal que tous ceux qu’on a jetés à la mer. Je vous avertis que s’il va pas mieux et que le capitaine persiste à nous laisser ici, je répondrai plus de mes actes. Que m’importe d’aller en Enfer!

    — Hon! fait le prêtre, qui s’empresse de se signer.

    Le bébé hurle maintenant à s’en époumoner. Le père, à bout de nerfs, pousse un soupir audible. Cette fois, Eva prend l’enfant, dont les pleurs s’atténuent dès qu’il se retrouve collé contre sa poitrine chaude et confortable. Mais, au bout de quelques secondes, tremblant d’une fièvre dévorante, il recommence à vociférer de plus belle. Eva ne réussit à le calmer qu’après de longues minutes, gagné qu’il est par les douces caresses, la voix qui chante en sourdine et le va-et-vient des bras qui le bercent. À présent, il hoquette, le visage mouillé et cramoisi d’épuisement. Eva souffle légèrement sur son petit front pour le rafraîchir. Elle a beaucoup de chagrin et trouve insupportable de voir le bébé aussi diminué.

    Pauvre oisillon! Il est sans défense…

    Comme ma sœur

    Une larme tombe sur une des joues du tout-petit, creusée par la maladie.

    Néanmoins, le prêtre, qui déborde de ferveur, est incapable de la moindre retenue dans les circonstances.

    — «N’entretenez aucun souci», nous dit saint Paul.

    Moment de flottement. On surveille la réaction de monsieur O’Neil qui, après avoir tenté de se contenir en serrant les lèvres, lance un regard si méchant à l’ecclésiastique qu’il glace tout net son bel enthousiasme. Ébranlé, le prêtre recule et recule… jusqu’à ce que sa soutane se prenne à un clou. Ainsi coincé, il se tortille tel un ver à chou, dans l’espoir de dégager son vêtement. Et quand il y parvient enfin, c’est non sans d’abord le fendre d’un bout à l’autre dans un grand bruit qui fait scrrrratch! Ce que les passagers voient les laisse bouche bée. Devant eux, le prêtre essaie de cacher de ses mains son linge de corps d’un blanc douteux, du fait qu’il l’a porté tout au long du voyage. Après la stupéfaction, un rire général éclate. Certains, trop respectueux, rient dans leur barbe; d’autres dissimulent leur bouche derrière leur main. Eva et Breena s’esclaffent tellement qu’elles pleurent et ont des crampes au ventre. Le pauvre homme, humilié jusqu’au tréfonds de son âme, se recroqueville, se referme sur lui-même comme un hérisson menacé, sans oser ajouter un mot. Peu à peu, les rires cessent et les visages reprennent leur expression de lassitude extrême. Même si ce n’était pas très gentil de se moquer ainsi de quelqu’un, à plus forte raison d’un prêtre, ce moment de franche hilarité a fait du bien à Eva, qui est maintenant plus détendue.

    Ce qui vient d’arriver rappelle à Eva les fois où sa sœur qui, par sa manière bien enfantine de voir les choses à cause de son retard mental, lui passait des remarques qui ne pouvaient que la faire sourire. Elle se souvient d’une journée où le soleil frappait particulièrement fort et qu’Abigaïl s’était exclamée: «Eva, je veux rentrer à la maison parce que le soleil me donne des coups de pied dans les yeux!» Ou la fois où elles contemplaient les étoiles et qu’Abigaïl, déroutée par le quartier de lune, avait lancé: «Regarde, Eva, la lune est brisée!» À ces doux souvenirs, Eva embrasse avec tendresse le cœur de bois qui pend à son cou, comme elle aurait déposé un baiser sur la joue de sa sœur.

    Revenant aux remarques pertinentes et cruelles de vérité émises par le veuf, Eva entend dans la foule des variantes de «C’est vrai, ça. Qu’on nous fasse sortir avant qu’on tombe tous malades!».

    Lorsqu’elle avait exprimé son intention de quitter l’Irlande à ses parents, elle ignorait que les conditions qu’elle connaîtrait sur le voilier seraient à ce point épouvantables.

    S’ils avaient su, ils m’auraient défendu de partir. Même moi, je suis pas sûre que je serais partie

    Eva se sent aussitôt mal d’avoir eu cette pensée alors qu’elle s’est engagée à tenir sa promesse, au nom de sa sœur. Puis, l’intensité du stress causé par le mélange des sentiments qu’elle vient de vivre fait s’évanouir une culpabilité naissante. Eva est trop lasse pour se condamner une fois de plus. La mauvaise odeur de ses vêtements monte jusqu’à ses narines et fait plisser de dédain les traits de son visage. Un peu détachée, elle laisse errer son regard sur ce qui se passe autour d’elle.

    Compte tenu de la dimension de la cale et du nombre élevé de gens présents, chacun ne jouit que d’une longueur de bras pour se délier les membres. Entassés, des enfants pleurent, d’autres courent en zigzaguant à travers les voyageurs sur qui ils rebondissent; des passagers sucent un quignon de pain dur; la majorité des gens, par manque d’espace, occupent les couchettes superposées au lieu de se tenir debout. On en a attribué une ou deux par famille. Si on est plus nombreux, on s’y étend à tour de rôle et les autres dorment par terre.

    Eva pose son regard sur les seaux dans lesquels elle et les autres se sont vus contraints de faire leurs besoins devant tout le monde. Personne n’avait pu se laver autrement que de façon sommaire et tous avaient dû porter les mêmes vêtements durant le voyage. Ces réflexions lui arrachent un soupir.

    Sur le plancher gisent des ballots de linge et des assiettes sales. Même à la faible lueur des quelques lanternes à l’huile de suif, l’épreuve de la traversée est palpable. Les gens ont les traits tirés, des cernes bleutés et profonds soulignent leurs yeux fatigués. Ils sont affamés; certains sont malades, d’autres pleurent ceux qu’ils ont perdus durant le voyage. L’air est vicié et chargé de misère.

    Il ne reste à Eva qu’une galette au gruau salé que sa mère lui avait préparée avant son départ. Les rations d’aliments fournis par le capitaine ont diminué au point de ne plus rassasier les passagers. Quant à l’eau de sa gourde, elle aussi une gracieuseté du capitaine, sa qualité est si douteuse qu’aucun bedeau n’oserait la verser dans les bénitiers.

    Ce qui affecte le plus la jeune fille, c’est le fait qu’elle ait sous-estimé la déchirure occasionnée par la séparation d’avec sa famille. Résultat, tout le monde lui manque: Thomas, son père, Agnès, sa mère, son petit frère Gilroy, mais, surtout, sa petite Abby. Une vive douleur prend son cœur en étau. Par chance, Eva avait pu au moins partager avec Breena la souffrance causée par l’éloignement.

    Mais qu’est-ce que tu fais là, Eva O’Hara? Tu t’apitoies sur ton sort? Tu ne désires plus aider tes parents? Veux-tu que par ta lâcheté ils tombent dans la misère noire? Comment oses-tu te plaindre alors qu’Abby, elle, n’a pas eu la chance d’être normale? Allez! Secoue-toi!

    Elle referme une main avec force sur son pendentif.

    Abby, ma petite Abby, si je pouvais retourner en arrière, tout le mal que je t’ai causé disparaîtrait. Me pardonneras-tu jamais? Je t’aime tellement! Regarde, ça y est: je me suis déjà ressaisie. Je sais que je suis venue ici exprès pour me racheter. Tu vas voir que je te laisserai plus tomber. Je te promets de lutter contre mes peurs. Par amour… Pour toi, Abby.

    Eva relève la tête, l’air déterminé, et se répète intérieurement deux affirmations, comme si elle récitait un chapelet: je vais devenir servante et je vais aider ma famille.

    C’est le serment qu’elle s’était juré et elle l’accomplirait.

    Coûte que coûte.

    2.

    ÉCHANGES

    Août 1835

    Prison

    L’homme fait deux pas dans un sens, deux pas dans l’autre, au son des cliquetis de la chaîne à gros maillons qui lui serre la cheville et le limite dans cette cellule. Les mains croisées derrière le dos, il déambule en frappant le sol avec ses talons, qui soulèvent la poussière. Il affiche une mine préoccupée à son codétenu. Le geôlier qui fait sa ronde lui donne envie de lui sauter à la gorge. Il détourne le regard pour couper court à la tension qui l’habite.

    — Moé, je t’ai ben dit pourquoi cé faire que j’étais icitte, pis toé, t’avais commencé à me conter ta raison. Continue donc, invite l’autre détenu arborant un sourire carnassier. Ça m’intéresse, ton histoire de viol.

    — Pas envie. Je t’ai déjà dit de ne pas me tutoyer. À ce que je sache, on n’a pas élevé les cochons ensemble.

    — Ah ben, dit l’autre, ne s’expliquant pas le changement d’attitude chez son partenaire de cellule, lui qui tantôt se prêtait pourtant volontiers à la discussion. Furtivement, il regarde l’homme pour tenter de repérer des indices non verbaux qui l’aideraient à mieux le décoder.

    Or, même au bout d’une longue attente, l’homme demeure fermé, avant de se mettre à bouger la tête comme s’il dessinait le signe de l’infini «∞» en marmonnant.

    Voyant cela, l’autre lève un sourcil étonné et inquiet, puis décide qu’il est plus prudent de jouer la carte d’une amitié feinte, question d’essayer de le gagner et, disons-le franchement, de se protéger. Le jeu en vaut la chandelle, car il préfère converser plutôt que penser à son exécution imminente.

    — T’as envie de parler de quoi d’abord? Euh, je voulais dire «vous».

    Silence.

    L’homme a cessé d’effectuer son curieux mouvement de tête et fixe maintenant le mur comme si un être animé s’agitait devant lui. L’autre en conclut qu’il devra vivre les quelques jours qui lui restent en compagnie d’un déséquilibré instruit. Il ne sait pas trop de quelle façon le qualifier autrement.

    Son compagnon de cellule se tourne et lui jette un regard méprisant. L’autre est si effrayé qu’il se met à triturer les anneaux de sa chaîne pour faire diversion. Mieux vaut ne pas le regarder dans les yeux, pour éviter de le provoquer.

    Ce que je peux détester tout le monde, à part ma mère! Ils ne sont que de pauvres humains prévisibles, ennuyeux et si naïfs! Celui-là, avec sa physionomie repoussante, sa voix désagréable, il pue tellement la sueur que ça me lève le cœur!

    C’était avec une aisance déconcertante que l’homme parvenait à lire dans le regard de chacun ses états d’âme, et, par quelques flagorneries bien placées, au milieu d’une conversation, qu’il obtenait d’eux ce qu’il voulait. Les échanges entre sa mère et les invités que son père conviait à la maison tandis que lui, le fils, restait caché dans les marches de l’escalier, lui avaient appris à adopter les mêmes méthodes pour manipuler les gens qu’il avait rencontrés par la suite.

    — Qu’est-ce que vous avez? Un rat vous a-tu mangé la langue? s’aventure l’autre, qui commence à s’ennuyer et qui a beaucoup de mal à s’empêcher de parler, tout en nerfs qu’il est de nature.

    — Un chat.

    — Quoi?

    — On dit: «Un chat vous a-t-il mangé la langue?»

    — C’est ni un rat ni un chat qui vous l’a mangée, votre langue, on dirait, ricane l’autre, une dent manquante en alternance, faisant ressembler sa bouche aux touches noires et blanches d’un piano.

    — Petit malin.

    — Vous disiez qu’elle était pas fine-fine, vous savez, la fille à qui vous avez déplumé sa virginité… avance l’autre, soulagé que l’homme recommence à se comporter normalement.

    — C’est ce que j’ai dit.

    — Allez! Soyez pas chiche, pis contez-moé donc toute l’aventure. À part de d’ça, c’est pas comme si on avait ben ben d’autres choses à faire icitte pour s’occuper.

    D’emblée, l’homme n’a aucune envie de répondre à cet individu d’apparence crasseuse, qui n’est pas issu de son milieu. D’ailleurs, il ne s’explique pas ce qui lui a pris, la veille, de se vanter de son viol. Probablement qu’il a voulu lui montrer de quoi il était capable pour le tenir à distance. N’empêche. Il doit avouer qu’il a tout de même ressenti une certaine fierté à lui raconter le début de son histoire. Une histoire qui avait pourtant si bien commencé… Jusqu’à ce qu’il atterrisse en prison.

    — Je n’ai point eu besoin de forcer mon corps contre le sien, il m’a suffi d’être gentil avec elle, relate l’homme, qui a décidé, tout compte fait, de poursuivre son récit. Je l’ai d’abord amadouée et je lui ai fait croire que je l’aimais en étant doux avec elle pour ne pas l’effrayer. Si je l’avais rudoyée, elle se serait mise à crier et sa sœur Eva l’aurait entendue et serait venue à la rescousse, ce qui aurait tout gâché. Ça a été une affaire de rien puisqu’étant une simple d’esprit, elle ne s’est pas méfiée de moi un seul instant.

    — Ah ben moé, ça m’est jamais passé par la tête de m’enfiler ce genre de fille… Une idiote-née. C’est une idée comme une autre, remarquez ben.

    — Il m’a suffi de la faire rire et de lui répéter qu’elle était jolie comme une poupée et gentille comme un chaton. Elle m’a même dit qu’elle me trouvait beau, tu te rends compte?

    L’homme est soudain animé d’une fébrilité qui se traduit par un mouvement constant de sa jambe droite, celle qui est enchaînée, de sorte qu’un bruit agaçant de maillons qui s’entrechoquent donne un aspect sinistre à ses interventions.

    — Ça doué être un coup facile, hein?

    — Une fois seul avec elle, oui, mais avant d’y arriver, j’y ai mis le temps, tu peux me croire. J’ai dû m’y prendre par trois fois avant de pouvoir entraîner la sotte avec moi.

    — Ah, ouain? Comment ça?

    À mesure que l’homme parle et que l’autre l’écoute, l’air épaté, son sentiment de valorisation disparaît au profit d’une excitation sexuelle visible, plongeant l’autre homme qui partage sa cellule dans un grand désarroi. Par pur réflexe, ce dernier lance des coups d’œil nerveux autour de lui pour voir si le gardien n’aurait pas eu par hasard l’idée de venir traîner dans le coin.

    Ragaillardi, l’homme redresse l’échine et décroise les mains de son dos afin d’accompagner son récit de différentes gestuelles.

    — Racontez-moé donc ça! continue l’autre, s’assurant ainsi de ne pas montrer qu’il s’est aperçu de quelque chose d’anormal, dans l’espoir que l’homme «calme ses ardeurs».

    — À cause de sa sœur, pardi! Cette petite garce d’Eva demeurait à l’affût alors que je les guettais, tapi dans l’ombre.

    — Son chien de garde.

    — Tu parles! Ces deux-là s’amusaient toujours ensemble. Il fallait les voir collées l’une à l’autre comme des moules gluantes. Dès que l’idiote s’éloignait le moindrement pour chasser un papillon ou uriner accroupie derrière un muret, hop! Eva se raidissait dans une position fixe en alerte, le museau levé tel un chien de chasse.

    — Ouain, m’a dire comme toé, euh! «vous», c’est pas si facile.

    Animé par le plaisir que prend son interlocuteur à l’écouter, l’homme serre et desserre les doigts avec une satisfaction évidente, à mesure qu’il revit le déroulement des évènements.

    L’autre continue à jeter des regards discrets sur le pantalon de l’homme. On n’est jamais trop prudent…

    — J’aurais juré qu’elle humait les odeurs charriées par le vent, à la recherche d’une éventuelle menace. Même que, peu avant de déflorer sa sœur, j’ai cru un instant qu’elle m’avait repéré, tant elle regardait avec insistance dans ma direction. Mais non.

    — Y’a rien de plus tentant que de faire ce qui est défendu, reconnaît l’autre en se frottant les mains. Pis, la folle, est pas allée toute conter à sa sœur, toujours?

    — Non. Une fois l’acte accompli, je lui ai fait promettre de ne pas dire qu’elle m’avait vu, ni à ses parents ni à sa sœur, si elle voulait qu’on se rencontre à nouveau. Elle a cru que j’étais son amoureux parce que je lui ai dit que je l’étais. Pour me revoir, elle s’est assurément fermé le clapet.

    — La p’tite y a pris goût?

    — Et comment! J’ai lu dans ses yeux qu’elle m’avait

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