Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Alicia
Alicia
Alicia
Livre électronique415 pages5 heures

Alicia

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Dans leur modeste maison située à Saint-Joseph-de-Soulanges (village Les Cèdres), Jacob et Catherine Gabrion élèvent leur famille du mieux qu’ils le peuvent selon leurs savoirs, malgré l’incomplétude de scolarisation. Ces gens bons inculquent à leurs fils Étienne et Jonas l’honnêteté et la discipline tout en leur faisant prendre conscience du privilège de la vie paysanne qui, bien que rude, est cependant riche en bienfaits et abondante en bonheurs quotidiens. Mais voilà qu’en cette journée du 1er janvier 1872 une nouvelle enfant naîtra. Alicia, petit ange gracile, souffrira d’une anomalie à la tête qui bouleversera tous ses proches. Tour à tour privée à 11 ans de son rêve de devenir institutrice par son obligation de soutenir sa famille, puis employée à 15 ans au sein d’une famille riche dont la maitresse de maison la méprise. Plus tard, du haut de ses 18 ans, Alicia, complexé par son défaut que sa magnifique chevelure cache pourtant complètement, est convaincue que jamais elle rencontrera l’amour. Mais c’est sans compter sur ce que le destin a en réserve pour elle…
LangueFrançais
ÉditeurClermont
Date de sortie26 nov. 2013
ISBN9782923899176
Alicia

Lié à Alicia

Livres électroniques liés

Fiction littéraire pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Alicia

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Alicia - Dutremble Lucy-France

    moi.

    PRÉFACE

    Paroisse Saint-Joseph-de-Soulanges (village Les Cèdres).

    Situé dans la municipalité régionale du comté de Vaudreuil-Soulanges au Québec en Montérégie, Les Cèdres (berceau de Soulanges) devrait son nom au Père Jésuite Charlevoix qui, en remontant le fleuve Saint-Laurent en 1721, fut émerveillé par l’abondance de ces conifères appelés aussi « thuyas ».

    Plus vieille organisation de la Presqu’île, l’histoire de ce petit village riverain du Saint-Laurent a débuté en 1700 suite à la signature du « Traité de paix » avec les Iroquois.

    En 1702, Pierre-Jacques Joybert, seigneur de Soulanges, reçut du gouverneur Callières une étendue de terrains comprenant les agglomérations Cascades, Les Cèdres, Coteau-du-Lac et Saint-Clet.

    La première chapelle dédiée à Saint-Joseph, patron du seigneur de Longueuil, fut érigée aux Cascades en 1728. En 1779, le capitaine William Twiss fit creuser le canal des Cèdres alors que d’autres tronçons se trouvaient aux Cascades, Roche Fendue et Coteau-du-Lac.

    En 1833, la fabrique de la circonscription Les Cèdres acheta un lot sur la rue Saint-Paul pour y construire les deux premières écoles publiques. Sept ans plus tard suivit l’inauguration du couvent (Pensionnat), administré par les Seigneurs de la Congrégation Notre-Dame de Montréal.

    En 1854, les seigneurs de Soulanges furent contraints d’abandonner leurs pouvoirs civils aux mains des municipalités et des agents du gouvernement : ce fut l’abolition du régime seigneurial.

    1

    LA FAMILLE GABRION

    Avril 1871

    Dans le rang Saint-Féréol, la demeure des Gabrion est répartie sur quarante arpents de terre. C’est dans cette modeste maison, érigée en 1861, que Catherine et Jacob élèvent leur famille et labourent une partie de leur terroir.

    Depuis ce temps, ils ont défriché et ensemencé un grand potager, bâti une écurie, un poulailler, une étable, une porcherie et se sont initiés à la culture du lin. Ainsi, en saison estivale, le vaste champ se recouvre de milliers de minis fleurs blanches, oscillant sur les petites tiges délicates.

    Construite en bois et ceinturée d’une longue galerie, la demeure est surmontée d’une toiture de tôle bleue légèrement inclinée projetant son ombre sur deux lucarnes. Près de la cheminée de pierres, une girouette représente un castor jumelé à une feuille d’érable, symbole de l’éveil national : ce vire-vent s’amuse à suivre la cadence des sautes de vent du mois d’avril.

    À l’intérieur de la maison se trouve un ameublement dépareillé, mais résistant et très utile à tous les habitants de la place. La cuisine au parquet élimé est occupée par une grande table en cèdre et 8 chaises défraîchies. La table est utilisée pour les travaux scolaires des enfants, préparer les aliments, pétrir le pain, et partager les repas en famille. Au dessus du robuste poêle fabriqué à la fonderie de Trois-Rivières, un crucifix ouvragé dans plusieurs morceaux d’os, invite à la piété. Comme dans toutes les maisonnées québécoises rurales, tout près de la porte d’entrée est ancré un banc de « quêteux », pratique pour remiser les tuques et les mitaines. Il sert aussi de « couche » pour les mendiants : ces misérables gens suscitant la pitié et changeant continuellement de village en quémandant la charité tout en profitant d’un gîte chaud pour passer la nuit suite à un copieux repas pris dans le foyer bien chauffé.

    Sur le comptoir usuellement appelé « lave-mains », se trouvent un pichet d’eau, un savon du pays et une tasse en grès.

    Le salon restreint, rarement visité par la famille est réservé aux personnes respectables, dont le curé de la paroisse Les Cèdres, et pour une petite veillée du temps des fêtes où les hommes peuvent s’installer pour siroter un verre d’alcool et fumer le cigare ou la pipe. Il est aménagé d’un grand banc, deux chaises berçantes, une table de centre et d’un crucifix en bois.

    Dans la cuisine, à la droite de la cheminée pourvue d’un manteau de briques de toutes dimensions, un escalier mène à l’étage où se trouvent la chambre des parents et celles des enfants.

    — Jonas ! dit en se retournant vers son fils la mère de famille, coiffée d’un bonnet de coton beige et vêtue d’une robe d’un brun défraîchi, recouverte d’un long tablier bleu, aux poches gueulantes.

    — Oui maman ? répondit en se levant l’aîné de neuf ans aux cheveux châtain clair frisés, tout en continuant son jeu avec un petit bateau en fer-blanc et quelques soldats de plomb.

    — Est-ce que tu pourrais aller dire à ton père de venir souper ?

    — Qu’est-ce qu’on mange ?

    — De la soupe aux pois avec du lard salé et des patates, mon grand.

    — Encore ! Nous en avons eu hier soir ! rétorqua son fils avec une moue de dégoût en se dirigeant vers le seuil de la porte.

    — Regarde, Jonas… nous sommes en avril, tu n’es pas sans savoir que la viande commence à se faire rare en ce temps-ci de l’année. Il faut l’étirer si nous voulons en avoir assez jusqu’à ce que nous fassions boucherie, cet automne.

    — Tu pourrais faire des crêpes ? suggéra le gamin, les pupilles brunes remplies d’espoir.

    — Non, demain matin, c’est ce que je cuisinerai pour votre déjeuner. Allez ! Il est déjà cinq heures et je ne veux pas que nous récitions notre prière du soir à sept heures, tu comprends ?

    — D’accord… Où est papa ?

    — Jette un coup d’œil dans la grange, il devait terminer un meuble en bois. Appelle aussi ton frère Étienne, il est chez les Bapôme à côté.

    — OK ! Mais ça va prendre du temps pour chercher Étienne si je ne le vois pas en avant de la maison de Trefflé. Je vais être dans l’obligation de marcher jusque chez lui. Pourquoi ris-tu, maman ?

    — Oh ! Pour rien, Jonas, répondit sa mère en posant sur lui son regard bleuté.

    — Tu te moques de mon ami, hein ? Moi aussi je trouve ce nom bizarre pour un gars de son âge. Ha ! ha !

    — Jonas… tu ne devrais pas rire des gens.

    — Tu le fais, toi !

    — Bon ! Va chercher ton père, pendant que je mets la table.

    Par chance, Étienne était en train de s’amuser sur le quadrilatère de la maison voisine. Il se balançait maladroitement sur une vieille planche, attachée à une corde usée suspendue aux énormes branches d’un grand chêne centenaire.

    Jacob quant à lui se trouvait dans la grange en train de « gosser » le bois, comme l’avait indiqué Catherine.

    — Papa !

    — Eh, Bon Dieu ! Ne crie pas comme ça, j’ai failli m’envoyer le rabot en pleine figure !

    — Désolé, papa. Qu’est-ce que tu fais ?

    Jacob ne répondit pas, faisant fi de la question posée par son aîné.

    — Tu construis un nouveau traîneau pour l’hiver prochain ? insista son fils en se rapprochant, l’air curieux.

    — Je ne sais pas, c’est juste un morceau de bois pour l’instant. Qu’est-ce qu’il y a, Jonas ? s’informa l’homme de trente et un ans aux cheveux noirs et au regard verdoyant.

    — Maman veut que tu viennes souper.

    — OK, j’arrive.

    — Ne te presse pas, on mange encore de la soupe aux pois avec du lard salé.

    — Qu’est-ce que tu as contre la soupe aux pois ? questionna son père en fermant la porte de la grange.

    — Et bien, c’est ce qu’il y avait sur la table hier soir.

    — Il y a des gens qui n’auront rien dans leurs assiettes pour se nourrir ce soir… Tu peux remercier le petit Jésus de te permettre de te remplir la panse tous les jours, mon gars.

    — Tu veux parler de la famille Bériault qui reste au bout du chemin, papa ?

    — Exactement, et de bien d’autres enfants qui sont dans le besoin.

    — Tu as raison… C’est vrai que ce n’est pas drôle pour eux. Si la maîtresse ne leur donnait pas de la soupe au dîner, y mourraient de faim, Raoul puis Adéline.

    — En effet, mon gars… cette mademoiselle Sédilot possède un grand cœur. Ce n’est pas toutes les enseignantes qui partageraient leurs repas du midi avec ces pauvres miséreux.

    — Le matin, j’en remarque plusieurs qui arrivent les mains vides à l’école. De plus, c’est sans savoir s’ils ont déjeuné avant de partir de chez eux.

    — Donc…, la soupe aux pois de ta mère sera appréciée ce soir ?

    — Oui papa… elle va être délicieuse.

    — Je vois que tu as tout compris, Jonas, dit Jacob en l’entourant de son bras robuste tout en montant les marches de la galerie.

    * * *

    Comme à tous les repas, la table était dressée avec des écuelles en étain, ces grandes assiettes creuses servant pour le déjeuner, le dîner et le repas du soir. Des ustensiles en fer-blanc et quatre gobelets en grès accompagnaient aussi les bols du souper.

    Au centre de la table, Catherine déposa une chaudronnée débordante de soupe aux pois fumante, une miche de pain, des pommes de terre et des grillades de lard salé.

    — Est-ce qu’il y a du dessert, maman ? osa demander son fils aîné, bien que s’attendant à une réponse négative, n’ignorant pas que sa mère avait passé toute la matinée à pétrir des pâtons de farine.

    — Ouf… toi tu mangerais des gâteries tous les jours, une vraie petite abeille ! Tu peux te prendre du lait caillé avec du sucre d’érable, si tu veux.

    — Encore ! rétorqua Jonas en levant les bras Jonas, face au regard désapprobateur de son père.

    — Jonas ! Est-ce que tu pourrais laisser un break à ta mère ? Tu ne vois pas sur le comptoir tous les pains qu’elle a faits cuire durant la journée ?

    — Désolé maman… tu n’as pas arrêté de travailler, c’est un vrai fourneau dans la maison.

    — Prends de la mélasse avec un croûton de pain, lui offrit sa mère en se levant pour remiser le cruchon de lait dans le grand baril rempli de glace concassée.

    — Il n’y en a plus Catherine, l’informa alors son mari.

    — Quand j’ai serré le beurre, il en restait dans le pot juste à côté.

    — Heu…, dit le père de famille en prenant un air coupable : je l’ai terminé hier soir, je veux dire la nuit passée. J’avais un léger creux…

    — Hi ! hi… tu ressembles à un petit repentant, Jacob. Nous en rachèterons demain.

    — Il n’y en a plus au magasin général.

    — Ah bon ! s’étonna-t-elle en s’emparant des assiettes achevées sur la grande table.

    — J’ai été au commerce de monsieur Proulx, cet après-midi… il n’en avait pas encore reçu.

    — Ah ! Voulez-vous que je vous fasse bouillir une chopine de lait ?

    — Pourquoi ? s’enquit Étienne, le fils cadet.

    — Pour y mettre des morceaux de pain et du sucre d’érable, ça ferait votre affaire ?

    — Oui !

    * * *

    À six heures trente, suite à la récitation de la prière du soir et vu le climat appréciable, Catherine et Jacob s’installèrent dans les berceuses sur la véranda.

    Au loin, sous le soleil couchant, un rideau de mouettes et d’autres oiseaux, chantaient leurs rituelles mélodies avant que naisse le crépuscule pour s’assoupir jusqu’à l’aube.

    — C’est vraiment une belle veillée…

    — Oui en effet… Oups…

    — Que se passe-t-il ? questionna Catherine en se tournant vers son mari tout en enlevant son bonnet de coton, pour laisser retomber sa longue chevelure brune sur ses épaules.

    — Il va falloir que je retourne au magasin général pour acheter une poignée de tabac, j’en ai juste assez pour bourrer ma pipe.

    — Ah ! N’oublie pas de demander à monsieur Proulx si il a reçu de la mélasse.

    — Oui, ma femme. Est-ce qu’il te manque des choses dans la cuisine ?

    — Rapporte-moi une poche de fleur. J’ai fait le pain pour deux semaines et demain, j’aimerais faire un gâteau.

    — Je peux bien te ramener de la farine, mais ton dessert, tu le feras quand le temps sera plus frais. La cabane était assez réchauffée aujourd’hui. As-tu à te servir du poêle pour préparer le souper demain ?

    — Non. Je peux faire la pâtisserie en avant-midi tout de suite après le déjeuner, le fourneau va être encore assez chaud. Pourquoi as-tu ce petit sourire sur les lèvres, mon mari ?

    — Ah ! Je pensais à Jonas lorsqu’il est venu me rejoindre dans la grange. Il croit que je suis en train de faire un nouveau traîneau à patins pour l’hiver prochain.

    — Il est en parfait état celui que nous avons !

    — Oui, je sais. Mais je ne pouvais pas lui avouer que j’étais en train de faire un berceau, tout de même !

    — Oh ! C’est bien certain. Jonas et Étienne apprendront la venue du bébé lorsque les sauvages seront passés à la maison.

    — Tu as raison… ils sont trop jeunes pour qu’on leur explique, le mystère de la procréation. Quand va-t-il naître, cet enfant-là ?

    — « Il » ou « elle » sera avec nous à la fin décembre, ou début janvier.

    — Ce serait le fun, à Noël !

    — Nous verrons, répondit sa femme en posant affectueusement sa main sur son ventre, là où le petit être se préparait à faire son entrée dans la vie. À quelle heure vas-tu aller au magasin général demain Jacob ?

    — Juste en après-midi. J’ai beaucoup d’ouvrage ici. Tu veux rendre visite à tes parents ?

    — J’aimerais leur apprendre la nouvelle. Tu sais… même si le voisinage le remarquera seulement quand j’aurai une grosse bedaine, eux peuvent être mis au courant.

    — C’est certain, ma femme. Changement d’à-propos… avec le superbe temps que nous avons, je sens que nous profiterons d’un bel été qui nous donnera une cueillette abondante.

    — Bien oui, Jacob… Tu te rappelles l’année 1867 ?

    — Bien sûr que je m’en souviens… Le printemps était arrivé très tard et nous avions eu de mauvaises récoltes. Nous avions étiré nos légumes tout l’hiver pour ne pas en manquer. Une chance que nous avions des patates et des pommes et que nous fabriquions notre beurre, sinon nous aurions crevé de faim, cliff !

    — Le beurre était monté à dix cents puis les patates à trois cents la livre !

    — Ouin… sans compter que nous n’avions pas le choix d’acheter la farine qui était rendue à cinq piastres la poche de soixante livres. J’ai même songé à aller rejoindre les sauteux de cage pour que nous ayons de la nourriture sur la table.

    — Une chance que nous avons pu nous arranger avec ce que nous avions ! J’aurais été trop inquiète de te savoir sur ces embarcations dangereuses sur les courants de Coteau des Cèdres ou des Cascades.

    — Ce n’est pas si préoccupant, ma femme… C’est risqué, mais seulement quand le vent est contraire.

    — Tu ne t’es jamais servi d’une perche pour sauter les rapides ! En plus pour livrer à Montréal ! J’aurais toujours été angoissée par peur que tu ne reviennes pas.

    — Eh que tu m’aimes, toi ! Je ne sais pas si j’aurais réussi à bien dormir dans les tentes, sur ces radeaux… sans parler de tous les célibataires qui font le métier de sauteux de cages. Quand ils sont à Montréal, ils se tiennent dans les tavernes puis les bicoques où on vend n’importe quoi comme alcool… et après, ils se retrouvent malades comme des chiens.

    — Mon Dieu, mon Dieu ! Comment peux-tu être au courant que ces hommes fréquentent ces endroits à Montréal ?

    — J’en ai rencontré un cageux à la forge de mes parents, l’autre jour. Il s’appelle Cléophas… mais son nom de famille…

    — Il demeure ici, à Les Cèdres ?

    — Non, il arrivait de Pointe-des-Cascades.

    — Ah bon ! Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?

    — C’est un célibataire, alors tu comprends qu’à Montréal il chasse les jeunes créatures. Il se tient dans les auberges pour…

    — Tu as toute une souvenance, Jacob !

    — Ce n’est pas que j’aie une bonne mémoire, Catherine… Cléophas doit l’avoir répété au moins dix fois. Il affirme qu’il y rencontre des femelles bien tournées… Il s’époumone à le raconter à tous les clients. Ha ! Ce ne sont pas ces filles-là qu’il va ramener à Pointe-des-Cascades pour fonder une famille, c’est certain !

    — Qu’est-ce qu’elles ont ces femmes ?

    — Ce sont des prostituées qui couchent avec tout le monde pour faire de l’argent.

    — Mon Dieu, mon Dieu ! Une chance que tu n’es pas devenu un cageux !

    — Bien voyons ! Jamais je ne t’aurais trompée !

    — Ces personnes n’ont aucune tempérance face à l’alcool. La boisson mélange les esprits.

    — Je prends juste une rasade de caribou au temps des fêtes, ma femme.

    — C’est quand un homme en ingurgite un de trop qu’il est incapable de s’arrêter, Jacob. Regarde mon frère Xavier, c’est un bon père avec le cœur sur la main, mais aussitôt qu’il touche un verre il perd son identité.

    — Xavier Daoust ne sait pas boire. Il n’a jamais supporté l’alcool, objecta Jacob en se levant dans la pénombre du soir pour adosser sa chaise berçante contre le mur de la maison.

    — C’est sa femme Malvina qui reçoit toutes les insultes et les taloches qu’il lance en gesticulant. Pauvre elle, en plus, elle est en famille de son quatrième bébé.

    * * *

    Jacob Gabrion et Catherine Daoust s’étaient rencontrés un mois de décembre 1860 sur le parvis de l’église Saint-Joseph-de-Soulanges située sur la rue Principale.

    En chutant, les flocons givrés de la nuit précédente s’étaient entassés pour s’étaler sur les pâturages comme un édredon imprégné d’étoiles miroitantes.

    Ce matin-là, durant la cérémonie de la messe dominicale de sept heures prêchée par l’ecclésiastique Damase Brodeur, les petits nuages cotonneux colorés de mauve se poursuivaient à la queue leu leu à l’extérieur, tandis que du clocher de la Sainte Abbatiale, une sonnaille fredonnait en sourdine dans le ciel pommelé. Lorsque Jacob avait croisé le regard de Catherine, une infinie tendresse avait empli son cœur.

    Après être montée dans la voiture et avoir déposé ses pieds sur les briques tiédies, Catherine s’était glissée sous la « robe de carriole », cette épaisse couverture de laine et de fourrure destinée à se protéger du froid durant la randonnée en sentiers.

    — Papa ! Qui est-ce ? s’était informée Catherine en feignant l’indifférence.

    — De qui veux-tu parler ! ? questionna son père Madore.

    — Madore Daoust ! répliqua alors son épouse, en fourrant ses mains dans son chauffe-manchon. Depuis cinq minutes tu n’arrêtes pas de promener ta tête d’une carriole à l’autre. On était prêts à partir, puis quand tu as vu ce jeune se tourner vers ta Catherine, tu as fait appuyer ton cheval Roméo sur son acculoire.

    — C’est ben commode ces harnais-là, hein ma femme ? se moqua l’homme rondelet, vêtu de son manteau de fourrure et chapeauté de son casque en peau de mouton.

    — Vas-tu nous le dire, c’est qui ce gars-là ? Toi ma fille, cesse de bicler.

    — Je ne louche pas, maman ! C’est lui qui n’arrête pas de me regarder, se défendit la jolie brunette aux yeux couleur azur. Tu l’as déjà rencontré, papa ?

    — Je le croise à l’occasion. Son père a une boutique de forge sur la rue Sainte-Geneviève.

    — Je ne suis jamais allée sur cette rue Sainte-Geneviève, désolée.

    — C’est que tu ne t’en souviens pas, Catherine. Quand j’ai fait ferrer Roméo, tu étais avec moi.

    — Ah bon ! s’exclama Catherine, surprise.

    Puis elle reprit la parole :

    — Est-ce que cet homme travaille avec son père ?

    — Oui ; mais lorsque je le regarde manier le fer, je remarque ben que ce n’est pas son domaine. Il préfère gosser le bois que de frapper à répétition sur une enclume. Et puis, son paternel le cherche continuellement. Quand il n’est pas en train de bâtir un banc ou une armoire, il aide des voisins à faire leur train. Un ben bon bachelier, ce gars-là !

    — Voyons, Madore ! répliqua Charlotte. Malgré qu’il détienne une réputation « d’homme à marier », cela ne signifie pas qu’il aimerait se rendre au pied de l’hôtel dans les mois à venir. Peut-être qu’il veut devenir vicaire ou prêtre ?

    — Oh ! Je ne pense pas, moi… pas de la façon qu’il reluque notre belle Catherine.

    — Voyons, papa ! Qui te dit que moi, je le trouve à mon goût ?

    — Tu as les deux yeux dans la graisse de rôti de porc, ma fille ! Pis ce n’est pas parce qu’il n’aide pas son père que c’est un berlandeux ! C’est un excellent ouvrier. Allez, hue Roméo ! On retourne à la maison.

    * * *

    Le samedi suivant, Jacob Gabrion posait les pieds sur le paillasson de la maison des Daoust, faisant pivoter dans ses mains fébriles un chapeau défraîchi. Il avait pris soin de dépoussiérer le veston gris que son père Eusèbe lui avait prêté, après que sa mère ait sorti ses doigts de fées pour retourner le bas des manches et y faire un « ourlet provisoire ». Face au regard enchanté de Catherine, il avait demandé à ses parents la permission de fréquenter leur fille bien-aimée.

    Les tourtereaux s’unirent par les liens sacrés du mariage le mercredi 9 octobre 1861. De cette alliance, le 8 mai 1862, Catherine donna naissance à Jonas, et Étienne se manifesta le 4 juin 1864.

    2

    LA FAMILLE CHAMBÉRY

    Avril 1871

    Sur la route Principale, le site du manoir Chambéry s’étale sur cinq hectares et le domaine est assis sur une solide fondation de pierres. La charpente de la toiture à comble raide est percée de lucarnes et la devanture de la résidence est ornée de trois imposantes colonnes grecques supportant le grand balcon. Le domicile des Chambéry est entouré d’un grand terrain paysagé planté de feuillus, de conifères, d’arbres fruitiers, sans oublier le grand jardin à l’Anglaise d’où se dorent au soleil les premières fleurs d’avril. Par ailleurs, une grande fontaine et un sentier bordé de cèdres invitent à la randonnée pédestre. Le domaine est ceinturé d’une clôture de fer forgé et un plan d’eau en forme d’équerre niché au fond d’un bosquet sert d’habitacle aux canards et aux oiseaux de passage. Ce coin champêtre aménagé d’allées plantées de tilleuls et brodées de buis incite les promeneurs à s’embaumer des différentes essences florales des épicéas et des tulipiers de Virginie qui dansent au gré du vent.

    Dans le luxueux salon réservé aux réceptions mondaines, des boiseries de style baroque recouvrent les murs. Suspendu au plafond, un lustre monumental est réhaussé de bougies de couleur crème et reflète son image sur des glaces fixées aux deux cheminées aux manteaux monolithes ornées de crossettes. Les cloisons verticales sont tapissées de toiles d’artistes comme les célèbres Alfred Beau et Carlo Dolci ayant signé l’œuvre La Piéta à la fin du 17e siècle. Il faut mentionner également la collection de faïences, ces objets de céramique faits de pâtes argileuses recouvertes d’un vernis. Aussi, un imposant mobilier de style Renaissance est assis sur le plancher de marbre étincelant.

    Le domaine compte huit chambres, dont celle des maîtres meublée en érable clair, incluant un boudoir et un cabinet muni d’une grande bibliothèque et d’un secrétaire Wooton. Pour les déplacements du notaire Joseph Chambéry à l’extérieur du manoir, une écritoire se transformant en bureau portatif est adossée au pied de la lucarne.

    Dans la salle à manger gouvernée par Joséphine Chagnon, les murs sont décorés de tableaux de chasse. Le notable aime se retirer dans les bois pour débusquer l’orignal, l’ours brun et le petit gibier. Un buffet d’inspiration flamande renferme un service à thé composé de fines tasses en porcelaine assorties de couverts en argent. Victoria Chambéry aime exhiber ces pièces de valeur sur une petite table en papier mâché enjolivé de brindilles fleuries et d’incrustations de nacre lorsqu’elle reçoit les femmes bien mises de son entourage, pour l’heure du thé.

    — Joseph !

    — Qu’est-ce qu’il y a, Victoria ? lui demanda le notable en sortant de son bureau d’où il venait de signer des documents concernant les obsèques prochaines d’un certain Narcisse Archambault décédé il y a deux jours, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans.

    — Simon a encore ignoré mes directives ce matin. Il est allé jouer avec le petit Auclair.

    — Qui ?

    — Jésuite Auclair ! Le fils de Louis Auclair.

    — Voyons ! Les membres de cette famille sont de gentils paysans et leurs enfants sont bien élevés. Ce n’est pas parce qu’ils élèvent des porcs…

    — Joseph ! Ils ne sont pas de notre classe, tout de même ! Que penseraient nos voisins les Cadot en voyant notre fils Simon avec ce jeune sans éducation ? s’énerva la maîtresse de maison, vêtue d’un ensemble violet à veston tailleur.

    Victoria Chambéry tenait dans ses mains un éventail pliant orné de broderie qu’elle venait de récupérer dans le salon des dames. Dans cette pièce étaient rangées toutes les choses qu’elle portait dans son coeur, ses petits objets favoris : livres et cadeaux reçus de son époux, achetés lors de leurs voyages en bateau ou en voiture à Montréal.

    — Dites-lui de venir me voir dans mon cabinet quand il va rentrer.

    — Pourquoi ? À quoi servirait-il de vous l’envoyer ? Lorsqu’arrive le moment de le diriger dans le droit chemin, vous baissez les bras. Il y a une courroie dans le tiroir de votre secrétaire dont vous n’avez fait usage que quelquefois.

    — Quel chemin, Victoria ? la questionna l’homme de 34 ans en sortant une petite clef de métal pour remonter sa montre. Je vous signale que notre fils Simon à 4 ans. Nous ne pouvons exiger de lui de mettre ses amis au rancard. Lorsqu’il étudiera au privé, ici à la maison, ce sera un environnement différent.

    — Il sera trop tard, Joseph.

    — Voyons, Victoria… Ses copains sont…

    —… des enfants de cultivateurs, voulez-vous dire ?

    — Les fermiers sont riches ! Ils vivent de leurs récoltes et de leur bétail. Ce sont des gens travaillants avec un grand cœur. C’est grâce à eux si les matins nous pouvons manger des œufs, nous procurer de la viande fraîche et donner du lait frais à nos enfants. À ce propos, où sont Laura et Pierre-Jacques ?

    — Laura est avec Madame Joséphine dans la cuisine et Pierre-Jacques dort dans le jardin.

    — Pierre-Jacques est seul dans le jardin ?

    — Non ! Le jardinier va le ramener dans la maison quand il se réveillera.

    — Ah bon ! À quelle heure les Bourget viennent-ils souper ?

    — Six heures… Je vais voir la gouvernante pour me m’assurer qu’elle a mijoté le menu que je lui ai fourni ce matin. La semaine dernière, je lui avais dit de cuisiner de l’orignal avec des fruits, de la sauce et des pommes de terre pilées et elle a préparé des pâtés de crêtes de coq !

    — Mais c’était un bon plat !

    — Par chance ! Madame Joséphine est obstinée. C’est une domestique attentionnée pour les enfants, mais pour les repas, elle n’en fait qu’a sa tête.

    — Elle n’aurait pas un petit côté Victoria, quelques fois ?

    — Joseph ! Je suis une bonne mère pour nos enfants.

    — En effet… sauf…

    —… sauf ?

    — Laissez tomber… Il est déjà 5 heures et j’ai un travail à terminer.

    Victoria Villeroy affectionnait son noble titre de « Madame Joseph Chambéry ». Elle confiait les tâches du manoir à ses domestiques. Ce sont ces derniers qui préparaient le repas, assuraient la surveillance étroite des enfants et veillaient à ce que la résidence soit d’une propreté exemplaire aux yeux des invités.

    Quant à Joseph, sa profession de notaire à Les Cèdres occupait une grande partie de son quotidien. Son cabinet était meublé d’une bibliothèque remplie d’archives notariales, de volumes concernant les traités de droit et de dictionnaires de jurisprudence. Joseph Chambéry rédigeait des actes authentiques : contrats de mariage, testaments, actes de vente et d’achat. Il n’exploitait pas la terre ancestrale. Une fois semaine, le jardinier prodiguait les soins nécessaires à l’extérieur du manoir. Ses divertissements ? Les auteurs classiques des XVIe et XVIIe siècles : La Fontaine, Molière et Racine. Il était par ailleurs le personnage de premier plan de la circonscription ecclésiastique Les Cèdres et il entretenait des discussions orageuses avec le clergé de l’église concernant le domaine de l’éducation. Mais il était aussi un mélomane né. Il rêvait de former des ensembles musicaux amateurs, comme une fanfare et

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1