Petits plats dans les grands: Recueil
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEURE
Amoureuse du texte court et de la nouvelle, genre dans lequel elle a déjà publié sept recueils, Dominique Costermans est aussi l’autrice d’un roman, Outre-Mère, et de plusieurs livres sur l’environnement, la santé ou le développement durable destinés aux enfants.
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Aperçu du livre
Petits plats dans les grands - Dominique Costermans
Avant-propos
« Maman, pourquoi ne notes-tu pas tes recettes dans un cahier ? Toutes les mères font ça. Pourquoi ne fais-tu pas comme les autres mères ?
— Mais toutes les recettes sont sur Internet, aujourd’hui ! Pourquoi s’embêter à les noter ?
— Non, les recettes de famille ne sont pas sur Internet. Pas celles qu’on se transmet. Toutes les mères font ça, et à leur mort, les filles trouvent le cahier avec les recettes de famille. »
Marmiton.org a-t-il sonné le glas des carnets de recettes ? Sûrement au sens où le décrivait Marie Delcourt, celui « que nos mères enrichissaient pieusement depuis le jour de leur mariage jusqu’à celui de leur mort. À côté de chaque titre figure souvent un nom propre, celui de l’ami ou du parent qui a bien voulu livrer le secret d’un ragoût ou d’une timbale ». La disparition de ces carnets sera surtout celle de leur charme. Car ils sont bien plus que des carnets de recettes ; leurs pages marquées par maints effeuillages de travail, aux coins cornés, aux traces graisseuses, aux notes indéchiffrables (dates des repas, petits aménagements, noms des convives…) sont ce qui en fait non seulement une archive historique et sociologique, mais un journal intime qui ne dit pas son nom.
J’en prends pour célèbres exemples celui de Claire Lejeune et celui de Marguerite Duras, auxquels j’ajouterai celui de Marie Delcourt, citée plus haut. Trois femmes de lettres, trois femmes « attentives aux gestes quotidiens », comme le souligne Yves Namur à propos de Claire Lejeune, poète, essayiste et féministe (1926-2008), elle qui « avait des gestes de lavandière pour parler philosophie ou cuisine » (Marcel Moreau). Sa Cuisine¹, ouvrage posthume, rassemble ses recettes « transmises de mères en filles, recueillies telles quelles […], les recettes des carnets, aujourd’hui en lambeaux, de ma mère et de la mère d’Edgar, et celles, transmises oralement, de Mémère Odile ». « En moi, écrit-elle en exergue de ce cahier destiné à ses filles, le goût de cuire, de faire à manger, précéda celui d’écrire, mais la popote et la poète ne cessèrent jamais de faire bon ménage, d’échanger leurs recettes, leurs tours de main. » C’est ainsi que le carnet de recettes se trouve entrelardé et farci d’extraits poétiques.
La cuisine de Marguerite² – aujourd’hui interdit de diffusion et vendu sous le manteau – est à l’aune de ce que l’on goûte dans l’œuvre de l’immense écrivaine (1914-2008) : un certain exotisme, une étrangeté opaque, de l’énigme. « C’est difficile, écrit-elle de l’omelette vietnamienne. Il faut un feu très doux et du temps. Le secret c’est la patience. […] Il m’est arrivé de rater ce plat et je n’ai pas compris pourquoi. Les œufs devaient avoir trop cuit. Il m’est arrivé aussi de le réussir au-delà de ce que j’avais cru possible, je ne sais pas non plus pourquoi. »
Marguerite est la plus alchimiste de ces trois cuisinières-écrivaines. La cuisine (le lieu) est un creuset ; « on voudrait désapprendre aux gens à [y] manger et c’est là qu’ils se retrouvent, qu’ils vont tous le soir venu, c’est là qu’il fait chaud et qu’on reste avec la mère qui fait la cuisine ». Cuisiner, écrire sont deux expressions de la transformation, de l’œuvre au noir. Avec Marguerite, ne vous attendez pas à ce que les listes d’ingrédients soient précises et quantifiées, ni les étapes de la préparation d’un plat expliquées dans le détail. On lira la recette des Boulettes à la façon de la Grecque Melina pour l’histoire de Melina Mercouri et de Jules Dassin, et de leurs gouvernantes qui faisaient la cuisine grecque dans une chambre du Georges V. Et du fou rire entre Melina et Marguerite à Madrid, alors que Delon était venu les saluer. Et puis, « écoutez, pour le riz, écrit-elle, voilà comment il faut le faire, une fois pour toutes retenez ce qu’on vous dit ». Où l’on apprendra qu’il faut rincer le riz entre quatre et sept fois, entre autres considérations triviales sur les marques américaine et française, mêlées aux évocations parfumées de la cuisson du riz en Indochine. Quant au steak, « ça se rate toujours comme la tragédie ».
La grande helléniste Marie Delcourt (1881-1979) aurait pu être leur mère. Sa Méthode de cuisine à l’usage des personnes intelligentes³ s’inscrit à la fois dans tous les codes du genre et de l’époque – ces « livres de cuisine [qui] sont des enfilades de recettes qu’il faudrait appliquer à la lettre, sans chercher à comprendre le pourquoi d’aucun des gestes qu’elles décrivent » – et les transgresse avec une féroce jubilation. Car le manuel n’a pas été écrit pour les praticiens de la cuisine, mais « pour des femmes et des hommes qui, tout en exerçant un autre métier, se trouvent amenés tous les jours, ou fréquemment, ou quelques fois, à préparer leurs aliments ou ceux de leur entourage ». Un livre féministe avant l’heure ? Assurément. Car, « à part quelques femmes particulièrement douées et gourmandes, ravies de consacrer l’essentiel de la journée aux travaux gastronomiques, nous sommes toutes beaucoup trop occupées pour donner le meilleur de notre temps et de nos pensées à la préparation des repas. Aussi lisons-nous avec une stupeur consternée, dans les livres de cuisine de nos grands-mères, celle de la confiture de Bar, qui commence ainsi : Prenez deux livres de groseilles rouges. Enlevez avec une plume d’oie taillée en cure-dent les pépins de chaque groseille, en blessant le grain le moins possible. » N’y a-t-il pas de quoi, se demande Marie, être dégoûté des groseilles pour le restant de ses jours ?
La lecture de cette Méthode est un régal d’impertinence et d’esprit. Prenez par exemple l’article consacré à la confection des cannelloni farcis. La farce est un art périlleux, que vous dressiez les cannelloni à partir de la feuille (la replier, essayer d’en souder les bords) ou à partir des petits tubes (les remplir sans les briser). « Dans les deux cas, écrit Marie, c’est une besogne insupportable […]. Quand vous êtes chez vous, faites plutôt des spaghettis et, pour manger des caneloni [sic], profitez de ce que vous êtes dans un restaurant italien. »
Ce qui fait le plaisir de feuilleter ou de lire les Cuisines de Claire et de Marguerite et la Méthode de Marie, outre l’écriture et la langue – et ce n’est pas rien ! –, c’est leur inscription dans une époque, celle où ces femmes écrivaines devaient aussi assurer le couvert de la famille – un temps dont Marie Delcourt pressent et espère la fin prochaine, dans un élan visionnaire : « Dans le monde à venir, tout donne à penser que, de plus en plus nombreuses, les femmes mariées⁴, semblables à celles d’Utopie, auront un métier à l’extérieur. Pour augmenter la durée du loisir, on raccourcira le temps consacré au repas de midi. »
Il me fallait donc répondre à la double exigence de ma fille : nourrir et transmettre. Mais que transmettre quand on est née dans une famille où la transmission fait doublement défaut ? Du côté de ma mère (née en 1939), ni mère (disparue pendant la guerre) ni grand-mère (morte en couches), et aucun carnet de recettes. Aucune histoire de nourriture, sinon quelques souvenirs pénibles d’interminables heures passées devant une assiette de rutabagas sous l’Occupation. Du côté de mon père (né en 1912), une enfance bruxelloise