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La densité de l'instant: Recueil de nouvelles
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La densité de l'instant: Recueil de nouvelles
Livre électronique111 pages1 heure

La densité de l'instant: Recueil de nouvelles

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À propos de ce livre électronique

A la rencontre de quatorze personnages au coeur de ce recueil de nouvelles.

Joséphine marche à travers le Jura, Clarita affronte les remontrances infondées d’un supérieur, Sonia ne sait pas tricoter, Georges conserve trois objets au fond de sa poche, l’horizon de Louis prend les contours d’un sanglier… Quatorze nouvelles qui mettent en scène autant de héros de l’ordinaire confrontés au questionnement que chacun, un jour, rencontre : quelle est ma place dans ce monde ? Si les personnages de La densité de l’instant éprouvent parfois la nécessité de renverser l’ordre des choses pour entreprendre ce voyage vers eux-mêmes, ils nous racontent par-dessus tout, résolument, le désir de vivre.

Découvrez ce recueil de quatorze nouvelles et partez à la rencontre de personnages en voyage vers eux-mêmes tous mûs par leur désir de vivre.

EXTRAIT DE La tache

C’est vrai que cette rencontre avec Barnabé ça avait été quelque chose ; Elle se sourit dans le miroir, se tapote les joues, mouille son doigt pour frotter le Rimmel qui inévitablement coule lorsqu’elle pleure comme ça en cachette. Tourne la tête d’un quart de tour. S’observe. Se sourit. Se tire la langue. Il faut y retourner.
Je m’appelle Mirabelle ; j’ai épousé l’homme que j’ai aimé presque au premier coup d’œil. Je réalise mes rêves. Nos rêves. Le café est accueillant. Cela sent bon. Bé fait un chef épatant. Nos menus sont savoureux. Les frites croquantes. Le filet de bœuf tendre. Le vin abondant.
Dès les premiers mois de leur amour, ils avaient échafaudé des plans : on ferait un café, un bistro. Elle s’occuperait du service, des commandes, de la comptabilité, de l’aménagement, du mobilier. Lui serait aux fourneaux. Et nous serions toujours ensemble !
Le paysage est doux dans le vent de juin ; les noms de villages s’égrènent. Ils roulent en toute paix, se projetant à la rencontre de ce qui sera leur coin. Car ils en sont certains. Cet endroit existe. Il suffit d’aller, d’oser. Ils sont certains qu’ils le reconnaîtront quand ce sera le bon. Ils ont confiance. Ils roulent et se laissent bercer par leur intimité, les mots distillés dans le vent, entrecoupant leurs pensées, leurs rêves. Les légers à-coups de l’embrayage rythment leur réflexion. Ils avancent.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Rédactrice pour le Bulletin du Grand Conseil vaudois, Fabienne Morales vit à Apples. C'est en 2007 qu'elle écrit sa première nouvelle saluée par la semaine du goût. En 2013, lauréate du prix de la Fondation Studer-Ganz, elle accède à un atelier sous le mentorat d'Antoine Jaccoud et d'Eugène. Elle collabore ensuite entre 2014 et 2016 au collectif "Caractères mobiles".
Egalement dramaturge, elle écrit et met en scène deux pièces au théâtre de la Voirie à Pully. En 2016, le théâtre du 2.21 élabore un court-métrage sur la base d'une de ses créations dramaturgique La laisse.
LangueFrançais
Date de sortie7 sept. 2018
ISBN9782883871076
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    Aperçu du livre

    La densité de l'instant - Fabienne Morales

    SAVEUR POMME-GIROFLE

    Je m’appelle Pomme. Ou plutôt, c’est ma mère qui m’a affublée de ce drôle de prénom. Ne craignant ni le ridicule ni les quolibets dont j’allais devenir l’incessante proie, elle m’a bel et bien attribué un nom de fruit. J’ignore si les endorphines lui tournèrent l’esprit au moment de mettre bas ou si tout simplement elle avait abusé de l’eau-de-vie éponyme de mon cher prénom. Face à ma colère adolescente, tourmentée par ceux qui témoignaient du désir de me croquer ou de me réduire en purée, ma digne mère brandissait une théorie dont elle ne semblait pas peu fière : « Pomme, tu as la chance de porter le prénom du fruit qui fit chuter Adam ! » Un rire tonitruant ponctuait son intervention et mettait fin à notre échange.

    Plus tard que n’ai-je disserté : « Les pommes représentent à elles seules l’humanité ; elles sont tour à tour acides, juteuses, généreuses, farineuses et inexorablement flétries » martelais-je, voix pâteuse, autour d’une de ces nombreuses tables de bistro de la cité lausannoise qui sont le bonheur des foules estudiantines. Je tâchais de porter en étendard mon prénom. Ma honte deviendrait une gloire : s’il fallait être la reine, je le serais, avec panache !

    Je m’appelle Pomme et je n’ai pas faim. Ou pas comme il faut. Ou difficile, exigeante, trop gourmande ou seulement gourmande. « Il faut la forcer » constituait l’adage des médecins, pédagogues, psychologues, grands-mères, amis, concierges consultés par mes parents. Il n’y avait rien à faire, j’étais « difficile ». Je refusais d’obtempérer, on m’aurait par la force, à l’usure. Chaque repas était à lui seul le théâtre du grand drame familial : un silence gêné ouvrait le ballet des casseroles et si tout commençait dans la gentillesse (je n’étais pas dupe, on essayait de m’amadouer) cela finissait immanquablement dans les menaces. « Mange, Pomme », commençait alors mon père en déployant le 24 heures par-dessus la toile cirée pour se protéger de ma petite mine triste, effarée devant la montagne d’aliments à ingurgiter. Les minutes s’égrenaient alors plus lentement que mes larmes ravalées, et la bataille pouvait commencer. Il y aurait une heure limite, une heure où mon père se lèverait, replierait son journal et se devrait de retourner « au bureau ». S’il menaçait de me laisser là jusqu’au soir à son retour du « bureau », je savais que la lutte contre ma mère était gagnée d’avance. Elle s’essayerait à un peu de psychologie « alors ma pomme chérie, tu n’aimes pas ce que cuisine ta maman ? » puis de guerre lasse, replacerait le torchon sur son épaule, soupirerait bruyamment et dirait « je ne sais pas ce que j’ai fait au bon Dieu pour avoir une enfant aussi difficile ». J’aurais alors gagné. Je poussais l’assiette vers l’avant et la chaise vers l’arrière. J’étais libre.

    Je n’avais pas faim, ou plutôt pas d’une faim de petite fille ; je n’aime pas les poupées, je n’aime pas les amies de ma mère, je n’aime pas l’école. J’aime les arbres. J’aime baguenauder sous les cerisiers, traîner le nez dans l’herbe, sourire au vent, parler aux fleurs. J’aime avoir de la terre sous les ongles et réveiller les scarabées alanguis sous les pierres. J’aime l’odeur de l’herbe coupée et même la brûlure des orties. J’aime croquer une cerise et renifler les fraises des bois. J’aime boire à la fontaine et sentir le contact du fer contre ma bouche, le bruit de l’eau qui s’annonce dans le tuyau. J’aime tirer sur la queue des carottes, complimenter les salades et jouer à mourir d’amour devant les rosiers.

    Puis grandir. S’habituer à l’insipidité des aliments. « Pousser », fréquenter l’école, suivre des études, réussir quoi. Quitter le « nid » et ne rencontrer mes géniteurs qu’à l’occasion de Pâques, Noël, anniversaires. Si la litanie alimentaire a alors cessé, elle a laissé place à d’autres grandes orgues parentales sur l’air récurrent de pourquoi es-tu toujours seule Pomme ? / Pourquoi ne te maries-tu pas / Tu ne serais pas lesbienne par hasard. Confortés dans leurs convictions, les auteurs de ma vie pouvaient dormir tranquilles : je continuais d’être indéniablement difficile.

    Je ne valais pas un clou.

    Lorsqu’on s’appelle Girofle, on est mal parti. Pomme c’est une chose, mais avec des talons hauts, un peu de rose sur les joues et les cheveux longs, les gens finissent par s’habituer. Girofle c’est une tout autre affaire. On ne peut pas grandir en se souvenant à chaque fois qu’on trace les lettres de son prénom et qu’il résonne « tu n’en vaux pas un » ; cela suffit à expliquer le départ du père, l’absence du père, la mort du père. C’est difficile de répéter aux profs (7 successivement à l’entrée en 5e) que oui il sait bien lire, que non la secrétaire ne s’est pas trompée, que non l’État civil n’a pas fait d’histoires, qu’on s’appelle bel et bien Girofle.

    C’est au marché que je l’ai rencontré. Un stand maigrichon tranchant avec la gaieté bonhomme de Girofle. J’ai acheté 38 samedis des carottes fripées, des salades flétries, des tomates maussades. 38 j’ai compté, c’est 52 samedis moins les vacances (2), ma grippe annuelle (1), mes gueules de bois (8) et l’hypersomnie automnale (3). C’est vrai qu’il me souriait, cet homme. Mais j’imaginais plutôt un sourire de gratitude devant mon projet d’achat. C’est vrai que c’était un projet, poétique en plus. Acheter quelques légumes dépressifs me laissait croire en un monde meilleur. J’accomplissais mes humanités en sauvant de l’indifférence quelques légumes. Je serais l’Amélie Poulain des étals maraîchers ! Quelle destinée enviable ! De sourire en sourire, de salade estropiée en radis rachitiques, et peut-être un peu par la complicité du mauvais tour de prénom joué par nos parents respectifs, nous nous sommes retrouvés devant un déci de Calamin au Café Romand, puis deux, puis trois, transformés en un dîner. Une invitation, une vraie.

    La tournée de Calamin transformée en invitation à dîner (chez lui) s’est alors muée en une nuée d’angoisses qui ont fondu sur moi comme l’armée des carottes que j’avais délaissées enfant dans mon assiette. Elles se vengeaient. Qu’est-ce qu’il cuisinerait ? Et si je n’aimais pas ? Et si je n’avais vraiment pas faim ? Et s’il faisait une fondue ? Et si je m’étouffais ? Et si je n’avais pas faim ? Le 5e déci de Calamin m’a rendu le courage nécessaire et j’ai articulé : « Vous savez, Girofle, je n’ai jamais très faim » ; « moi si ! », a-t-il dit, « tout le temps ». Et comme s’il s’agissait d’une bonne blague, il a éclaté de rire, plissé les yeux, penché la tête et en s’inclinant a murmuré : « je ferai très peu ». Un double mouvement s’est alors emparé de mon cœur fruitier : systolique : apaisé par ses paroles, diastolique : affolé par sa voix.

    Le rendez-vous était pris. J’avais dit oui. J’irais. Avec l’angoisse, avec la peur d’être qui je suis. C’était décidé, j’irais.

    En m’approchant de la petite maison au bout du chemin, j’ai reniflé l’odeur du feu de bois. Rassurante. Girofle est là. Simple. Souriant. Sans tarder, il me tend une coupe de champagne. Brut, annonce Girofle en m’invitant à trottiner autour de la maison, pieds nus dans l’herbe. Le champagne et sa horde de bulles s’insinuent dans mon gosier comme l’herbette entre mes doigts de pied ; autant de brindilles qui me chatouillent, le premier contact de la plante sur l’humus, surprenant comme ce liquide doré épouse le palais et le picote à la fois. On lampe notre breuvage tout en arpentant le jardin, tout en sentant progressivement nos pieds s’habituer, se détendre dans l’herbe, devenant eux-mêmes herbe. Et la douce allégresse du breuvage s’immisce dans mes veines, mon corps, ma tête, mon sang. Surgit le moment de passer à table. Trois langoustines. Comme une comptine. Déposées dans mon assiette. Grillées au feu de bois, dont la chair a été parée d’ail doux. Le ventre de la bête a été délivré par d’astucieux coups de ciseaux et c’est tout naturellement que le corps cède devant l’assaut de ma fourchette. Girofle, encore une fois me sourit. Gentiment. Comme s’il comprenait. Les années d’angoisse devant les plats, la douleur de ne pas avoir faim. D’être en vie dans une vie ponctuée par les repas. Et le crustacé tendre et savoureux me rassure, se laisse apprivoiser par moi, ma langue, ma bouche. Et sans ciller, chaque langoustine ponctuée par une gorgée de champagne descend

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