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Ousselle ou l'itinéraire d'une femme peu ordinaire
Ousselle ou l'itinéraire d'une femme peu ordinaire
Ousselle ou l'itinéraire d'une femme peu ordinaire
Livre électronique377 pages5 heures

Ousselle ou l'itinéraire d'une femme peu ordinaire

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À propos de ce livre électronique

D'Allemagne en Suisse, petite fille fuyant la guerre aux côtés de sa mère, enfance et adolescence tarabustées, puis, son diplôme d'institutrice en poche, la jeune femme est engagée à la cour du Roi Hussein de Jordanie pour s'occuper des petits Princes. Ensuite, Bogota, Lima, et de plus en plus loin dans la jungle amazonienne où elle survit tant bien que mal avec ses enfants. Drogue, terrorisme, invasions, tout y est, mais aussi amitié, entraide, partage et la nature emplie de poésie.
LangueFrançais
Date de sortie26 oct. 2012
ISBN9782312005331
Ousselle ou l'itinéraire d'une femme peu ordinaire

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    Aperçu du livre

    Ousselle ou l'itinéraire d'une femme peu ordinaire - Eveline Gaille

    978-2-312-00533-1

    Chapitre N° 1

    Née fille

    Je suis née fille le 19 décembre 1940 à Leipzig en pleine guerre mondiale. À la grande déception de ma mère : c’est un fils, qu’elle entendait élever. Elle l’aurait appelé « Mario ». Ce fut mon père qui, depuis le front, eut l’idée de me prénommer « Catherine ». Si ma mère avait eu le loisir de réfléchir plus loin que l’arrondi de son ventre, elle aurait sans doute opté pour « Hildegard » ou « Trudel »…

    Ma mère est allemande.

    Mon père, lui, était un méli-mélo de nationalités multiples, déjà euro dans le sang et gitan de surcroît.

    Mes grands-parents maternels m’ont accueillie telle que j’étais. Tout joyeux, ils ont décrété que j’étais le bébé de Noël arrivé un peu en avance.

    Mon père étant utilisé à la guerre, ma mère a dû faire face, seule, ruminant sa déconvenue. Non seulement, elle n’avait pas obtenu le fils dont elle avait rêvé nuit et jour, mais elle se trouvait également sans emploi ni mari. Même lors du mariage civil, mon paternel brillait par son absence, tandis qu’un casque militaire soigneusement astiqué reposait sur la chaise libre à côté de ma mère, représentant solennellement le fiancé qui faisait défaut. C’était un officier allemand qui les a ainsi mariés, ma mère et le casque, à la demande expresse de mon grand-père. Car à l’époque, ça ne se faisait pas de se promener dans la rue le ventre en avant sans un époux dans les parages.

    Entre bombardements et incendies, on vaquait à nos occupations quotidiennes comme on pouvait. Il arrivait que mes grand-parents s’éclipsent durant la nuit, deux ombres dans la campagne, ils chapardaient quelques patates, des betteraves, un chou. Parfois, traversant un poulailler, ils dénichaient deux ou trois œufs, oubliés ça et là. Ils ramassaient du bois aussi. Pour alimenter le vieux fourneau sur lequel mijotait un fond de marmite et autour duquel on essayait de se réchauffer.

    Et ma grand-mère, qui avait été choyée toute sa vie durant, se tenait dans la file, digne et droite, souvent des journées entières, pour récolter au bout du compte trois fois rien en échange de ses tickets de ravitaillement.

    Cela s’appelait survivre.

    Un beau jour, j’avais sûrement cinq ans puisque j’allais déjà au jardin d’enfants avec toujours la guerre à mes trousses, un avion est sorti du ciel. Il est tombé complètement aplati au milieu du parc public, juste en face de notre maison. Heureusement, les sirènes s’étaient mises à hurler avant. Comme ça, tout le monde a pu galoper à la cave ou ailleurs et personne n’est mort dans le parc. Sauf le pilote évidemment. Il avait dû cuire à grand feu dans l’immense gerbe de flammes qui se dressait et essayait encore de manger le ciel.

    Ma mère criait et m’arrachait le bras en courant, car je me retournais sans cesse, retardant notre fuite vers un abri. Cette gigantesque langue de feu derrière moi me fascinait. J’ignorais à cet instant que l’incident resterait gravé dans ma tête et ressortirait la nuit rien que pour m’empêcher de dormir.

    Sous le choc de l’explosion, quelques bâtiments s’étaient écroulés et toutes les vitres du quartier étaient parties en éclats. Mais la vieille armoire que ma grand-mère gardait sur notre balcon tenait encore debout, malgré sa porte arrachée et ses vitres brisées. Heureusement, car ma grand-mère avait la manie de cacher des pommes sur le haut du meuble. On les a tout de suite mangées, elles étaient encore chaudes, presque cuites. Je trouvais cela délicieux. Et quand j’ai suggéré, gonflée d’espoir : « J’espère qu’un autre avion va tomber et cuire encore des pommes ! C’est si bon ! », ma mère a attrapé un fou rire.

    Dans notre maison, nous avions désormais des fenêtres sans vitres en plein hiver. Pour fuir le froid et le vent glacial qui pénétrait dans les chambres, nous nous sommes réfugiés à la cave avec les possessions auxquelles on tenait le plus, entassées autour de nous. On cuisinait tant bien que mal sur de vieux réchauds. Les bougies se consumaient vite. Et il y avait souvent des coupures d’eau.

    À ce rythme-là, ma mère perdait patience.

    Elle décida de s’enfuir avec un convoi qui aidait les victimes de la guerre à rejoindre la zone américaine occupant l’autre côté de la frontière.

    Mes grand-parents ont refusé de nous accompagner. Quitter la ville où ils avaient toujours vécu, c’était comme perdre tous leurs souvenirs à la fois et, sans passé à se mettre sous les yeux pour les jours à venir, ils auraient eu l’impression de ne plus très bien exister.

    Mes grands-parents ne savaient plus rêver.

    Chapitre N° 2

    La fuite

    - Dépêche-toi ! Avance ! Schnell, schnell ! lance ma mère à chaque pas.

    Elle est nerveuse. Elle ne peut pas me tirer par la main. À cause de ses deux énormes valises qu’elle porte avec peine. Alors elle me bouscule, déplorant une fois de plus que je ne sois pas un garçon.

    Nous parvenons quand même à la gare.

    Les quais sont noirs de monde. Nous avançons péniblement, zigzagant entre les innombrables queues de voyageurs, quand soudain, un soldat russe se dresse devant nous et, sans me demander mon avis, m’arrache à la marée de fesses et de ventres dans laquelle je me débats, proche de l’asphyxie. Le brave homme a sans doute voulu par la même occasion me faire entrevoir le monde d’en haut.

    Mais je ne le vois pas de cet œil. Je me tortille dans tous les sens pour essayer de me dégager, et crie :

    - Méchant Russe ! Méchant soldat !

    C’est le refrain à la mode.

    Surpris, le soldat me repose à terre et se rabat sur ma mère. Sans un mot, néanmoins très fair-play, il lui prend ses bagages et nous ouvre le chemin dans la foule jusqu’à notre train ou plutôt l’ombre de celui-ci tellement il est détruit de partout.

    Juchée sur nos deux valises, je serre contre moi mon nounours qui a failli rester sur le carrelage de la cuisine. Ma mère ne voulait pas que je l’emporte. « On est déjà trop chargées ! » gémissait-elle. Mais ce nounours, c’est mon frère, mon ami, je lui ai confié toute ma vie et même si je n’ai que cinq ans, ça fait un bail. C’est peut-être la guerre qui, à force d’animation et d’émotion, fait compter double ou quadruple les années qui passent. Pour finir, grâce à mes grand-parents intervenus en ma faveur, nous sommes parties, ma mère et moi, elle portant stoïquement ses deux malles et moi un sac sur le dos avec dans la poche extérieure toute la responsabilité des papiers administratifs, et bien sûr, mon nounours calé sous un bras. C’était l’essentiel.

    Ma mère m’ordonne brusquement :

    - Ne bouge surtout pas de là. Je reviens tout de suite !

    Et sans autre explication, elle tourne les talons. Je la regarde qui s’éloigne, mais très vite, d’autres gens la couvrent. Je ne la vois plus.

    Au bout d’un moment, le temps c’est long, surtout quand il faut attendre sans remuer. Je pêche un à un dans mon sac mes petits animaux en bois que je dispose sur les trois marches du wagon stationné juste en face de moi, exactement à la bonne hauteur. Je m’amuse bien. J’en oublie ma mère, certainement perdue dans la cohue à l’heure qu’il est.

    Tout à coup, un bruit strident me vrille les tympans.

    Quand je réalise que c’est le coup de sifflet qui annonce le départ du train à vapeur, il est trop tard. Les violentes trépidations secouent impitoyablement mes petits animaux qui perdent l’équilibre et tombent entre les rails. Au même instant, le train s’ébranle. Je me mets à pleurer. Lorsque le dernier wagon a enfin fini de passer, je me jette à plat ventre sur le quai et plonge les mains dans le vide. La tête en bas, je tends les bras, essaie d’agripper mes jouets. En vain. Désespérée, je hurle. Aussitôt alerté par mes cris de putois, un contrôleur se précipite à mon secours. Vif comme l’éclair, il s’agenouille au bord du quai, glissant ses mains entre les rails, il parvient à attraper quelques rescapés en bois avant que le prochain convoi ne lui écrase les doigts. Il me les rend et me donne un bonbon.

    Je suis quand même contente. Ma mère est revenue et il me reste deux vaches, une chèvre et un mouton.

    - Le cochon, c’est toi ! affirme ma mère.

    Je suis noire de crasse, ça se voit en dépit de la nuit qui est tombée presque en même temps que mon zoo. Quant à mon nounours, il ne vaut guère mieux. Ma mère me gronde juste un peu pour la forme, que je ne perde pas le pli. Elle se sent quand même fautive de m’avoir laissée toute seule. Elle fourre les animaux dans mon sac à dos et c’est elle qui porte mon nounours maintenant.

    Le signal du départ est donné et nous grimpons dans notre wagon qui ne tarde pas à ressembler à une boîte de sardines avec tous ces futurs exilés entassés dedans. Par chance, notre voyage ne dure pas longtemps. Parvenu dans une bourgade, le convoi s’arrête et nous descendons, ma mère et moi, soulagées de nous extraire de cette masse humaine.

    Un passeur nous attend.

    Il se tient là à quelques mètres, déjà entouré d’une poignée de femmes décidées à gagner la zone libre. Comme il ne possède pas un sou de civilité, le sauvage réclame aussitôt son argent. Je pense que c’est vraiment cher, parce que les femmes autour de lui et ma mère aussi se récrient et tentent de marchander. Mais ça n’y change pas une virgule ni un zéro. C’est à prendre ou à laisser, leur fait savoir le passeur, comme si c’était une bagatelle pour lui. Elles doivent s’acquitter du prix qu’il a fixé si elles veulent passer la frontière sans être importunées par les patrouilles russes.

    Résignées, les femmes s’inclinent. Empochant ses sous, tout content, le passeur prend la tête de la file et nous entraîne au pas de gymnastique à travers champs. Je suis obligée de courir. Au bout d’une heure, l’homme s’arrête pile. Je me dis qu’il a oublié quelque chose et qu’il va falloir revenir sur nos pas. Mais non. Il nous explique simplement la suite du programme. Il ne nous accompagne pas plus loin. Alors ça fait des vagues. Ma mère et les autres femmes se fâchent, crient, puis supplient. Elles encerclent le passeur et essaient de le ramener à de meilleurs sentiments, mais il se dégage brutalement et s’en va. Il n’est déjà plus qu’une ombre dans la nuit et les arbres, lorsque ma mère se rend compte dans quel pétrin il nous a fourrées. Pour moi, c’était clair dès le départ. À l’heure qu’il est, je me trouverais bien au chaud, blottie contre ma grand-mère, tandis qu’elle me raconterait mon conte de fées préféré…

    Découragées, nous poursuivons néanmoins notre route. Ma mère toujours cramponnée à ses deux malles et moi à mon nounours comme si ma vie en dépendait. Nous progressons à vive allure, quand elle me jette brusquement à terre. Nous roulons sous les fourrés et je me retrouve les jambes nues dans l’eau glacée d’un ruisseau.

    Trop, c’est trop.

    Je me mets à pleurer.

    Après tout, je ne suis qu’une petite fille. Et puis j’ai froid, j’ai faim. Je veux rentrer à la maison. J’ai peur aussi. Et personne ne me console jamais.

    D’une voix dure, qui achève de me geler jusqu’aux os, ma mère me chuchote à l’oreille :

    - Tais-toi ! Mais tais-toi donc !

    Elle m'étranglerait.

    À quelques mètres de nous stationnent des jeeps militaires soudain tous phares allumés et gyrophares qui tournoient et fouinent dans l’obscurité.

    Des soldats russes courent dans tous les sens.

    C’est vraisemblablement ce moment-là qu’a choisi l’esprit d’aventure pour se faufiler en moi à mon corps défendant, alors que je rêvais juste d’une soupe brûlante, bien épaisse, et d’un lit douillet avec ma grand-mère me narrant de jolies histoires… Tandis que ma mère jure entre ses dents. Elle réalise que le passeur nous a vendues. D’instinct, je demeure sagement tapie sur le sol froid à l’abri des buissons qui m’égratignent. Beaucoup plus tard, j’apprendrai qu’en ce même endroit ont péri, fusillées en bloc, plusieurs familles que le passeur avait dénoncées aux soldats russes.

    Lentement, les jeeps une à une s’ébranlent. Elles roulent, s’éloignent, emportant les soldats avec leurs fusils.

    Nous nous extirpons de notre cachette. Ma mère reprend ses bagages qu’elle avait lâchés dans l’herbe et se met à marcher d’un pas raide, mais rapide. Agrippée à mon nounours, claquant des dents et tremblant de froid, je chuchote que j’ai besoin de faire pipi.

    - Débrouille-toi et rattrape-moi ! crie-t-elle sans se retourner.

    Du coup, je fais dans ma culotte que je perds tout en trottant, anxieuse de rejoindre ma mère avant que la nuit ne l’engloutisse. Il me paraît plus important dans l’immédiat de ne pas perdre ma mère. J’avance en trébuchant à chaque pas, les jambes ankylosées, les fesses gelées. Et j’ai mon ventre qui me fait mal, tellement il résonne creux.

    Je n’en peux plus.

    Je ne pleure même pas, comme si, abruptement, je me rendais compte que de toute façon ça ne servirait à rien. À moitié endormie, tel un robot, je pousse un pas après l’autre, quand une grange pleine de foin nous offre enfin un moment de répit et une jolie culotte pour moi. Ma mère me la tend après avoir soigneusement refermé la valise.

    Exténuées, nous nous enfonçons dans notre lit de prairie séchée.

    Je continue de claquer des dents et cela m’empêche de dormir. Brusquement, ma mère m’enfouit la tête dans le foin avec sa main collée sur mes lèvres, m’empêchant de respirer. Mon sixième sens déjà bien rodé me souffle de rester bouche cousue et de me faire toute petite, minuscule. Une épingle dans une botte de foin.

    Des pas lourds retentissent autour de la grange. Ils s’arrêtent soudain. Sûrement des soldats russes qui vont nous découvrir d’une minute à l’autre. J’entends leurs voix rogues et, à chaque allumette qui craque, je sursaute, manquant de provoquer un tremblement de terre.

    Du haut de mes cinq ans, je comprends déjà qu’au moindre bruit, la mort va nous tomber dessus et nous griller comme le pilote dans le parc.

    Alors je ne bouge pas, je ne respire plus.

    Les soldats sont restés là une éternité à fumer des cigarettes et à attendre dieu sait quoi avant de s’en aller. Nous nous endormons tout d’une masse, ma mère et moi.

    Quand elle me réveille, il fait encore nuit.

    J’ai tellement froid que je ne peux plus bouger. D’une main ferme, ma mère me tire en position verticale et me presse d’avancer. Elle me pousse sans pitié, me chassant devant elle, avec ses satanées malles qui me cognent les mollets. Et comme si cela ne suffisait pas, deux jeunes femmes nous rejoignent en chantant et en riant, inconscientes du danger. Exaspérée, ma mère leur dit de se taire, tandis qu’elle accélère le mouvement dans le but de semer ces deux folles.

    Au bout d’un moment, le silence revient.

    Elles doivent se trouver loin derrière à présent.

    Et j’ignore encore qu’on ne les entendra plus. Victimes de leur imprudence, les deux jeunes femmes sont devenues la proie de la soldatesque. C’est finalement grâce à elles et à leur insouciance que les Russes ont renoncé à nous pourchasser.

    Nous sommes sur le point de toucher au but quand je refuse tout net d’avancer. Je ne veux plus rien savoir. Je n’en peux plus. À bout de forces, je m’effondre. Ma mère se retrouve avec deux grosses valises et une petite fille exténuée à ses pieds. Sans perdre une seconde, elle emporte une malle et court la dissimuler derrière un bosquet. Puis elle revient au pas de charge, m’arrache du sol, me coince sous un bras, traînant de l’autre son encombrante seconde valise. Mon nounours toujours du voyage, pour ne pas tomber sans arrêt finit la tête coincée dans le sac que je porte sur le dos.

    Têtue, volontaire, et courageuse, ma mère nous fait franchir la frontière. Elle me confie aussitôt à une femme parmi d’autres, avale un gobelet de café et, poussée par une force irrésistible, ma mère repasse la frontière en sens inverse. Près du bois, elle repère l’endroit et se baisse pour saisir sa malle. À cet instant précis, m’apprendra-t-elle plus tard, surgissent deux soldats russes. Presque des enfants. Ma mère se sent faite comme un rat. Elle reste là, tétanisée. Elle ne peut plus s’échapper. Les jeunes soldats lui intiment l’ordre d’ouvrir son bagage. Comme à la douane. Elle s’exécute, docile. Les soldats constatent qu’il y a là surtout des vêtements d’enfant. Alors, rudement, ils repoussent ma mère, lui disent :

    - Pour ta petite fille, va-t-en ! Mais tu nous laisses la valise.

    Et d’un puissant coup de pied au derrière, ils renvoient ma mère à la vie et à sa petite fille.

    Forcée d’abandonner sa grosse valise où elle avait serré nos meilleurs habits et qu’elle avait réussi à trimballer jusque-là, ma mère, sans demander son reste, prend ses jambes à son cou.

    Quand elle est revenue près de moi, elle s’est couchée sur le sol, sans un mot. Roulée en boule, me tournant le dos, elle a pleuré toute la nuit.

    Moi, je contemple le ciel avec sa lune et ses étoiles à leur place et je me demande où diable le bon Dieu a-t-il bien pu se cacher dans tout cela…

    Chapitre N° 3

    En Suisse

    À Genève, c’est la Croix-Rouge qui nous accueille. Je me sens honteuse sans même savoir pourquoi. Les gens grognent et chuchotent dans notre dos : « Sales boches ! ». Je me demande ce que ça veut dire. Muette, ma mère garde tout le temps la tête baissée. On a perdu la guerre. Et on est là, un peu comme du bétail. Pas un sourire. Ni un mot gentil. Juste des ordres. Et le claquement des tampons sur les papiers.

    Je suis triste.

    Heureusement, un vieux douanier s’en aperçoit. Il vient vers moi avec un bon sourire mais du chagrin dans les yeux, comme ça, on se comprend tout de suite mieux. Il glisse dans la poche de ma petite jupe une grosse pièce d’argent, tandis qu’il me donne une tablette de chocolat. D’emblée, il m’apparaît comme la personne la plus douce et la plus gentille sur terre, après ma grand-mère. Et surtout, ce vieux douanier me laissait ainsi un joli souvenir à me rappeler en attendant des jours meilleurs.

    Après être passées au travers du crible des questions, des produits décapants et désinfectants, la Croix-Rouge nous expédie avec l’impression d’être aussi nues que des vers chez mon oncle.

    Mon oncle, c’est le beau-frère de ma mère et le frère de mon père toujours pas revenu de la guerre. Avec tous ces titres, il aurait dû être ravi de nous recevoir. Mais cela ne semble pas le cas. Il a déjà une femme et deux enfants, Arlette et Christian, qui sont un peu plus âgés que moi. En plus, ma mère et moi, nous ne parlons pas un traître mot de français.

    Nous faisons vite figures d’étrangères.

    Dans ces circonstances-là, bon gré mal gré, on nous parque dans un coin de la maison au fond du couloir à gauche, comme si nous étions des pestiférées.

    Ma grand-mère me manque. Sans sa tendresse, je me dessèche. Et puis là-bas au moins, c’était chez moi avec plein de cousins et de cousines et d’avions qui tombent du ciel pour cuire mes pommes.

    Le jour où je croise ma tante pour la première fois, j’ai un choc.

    Je dois faire un effort et prendre sur moi pour ne pas hurler de terreur et m’enfuir à toutes jambes. Comble de l’ironie : bijoux en toc, cigarette au bec, lèvres rouge baiser et la figure fardée par couches supplémentaires, se tient là face à moi, le genre de femmes tout de suite montrée du doigt chez nous et que ma mère, épaulée de ma grand-mère, m’interdisait sévèrement de seulement regarder. Du coup, je reste là, pétrifiée, les yeux en éventail, n’en croyant pas ce qu’ils me montrent.

    Au fil du temps, ma tante s’avère pire qu’une sorcière. Elle boit du rouge, me pince tous les jours et me traite de sale boche en me tapant dessus. Et j’ignore toujours ce que veut dire ce mot, mais ma peau multicolore avec une prédominance de bleu semble avoir trouvé la traduction.

    Je ne me plains pas.

    Ma mère ne dit rien non plus. De toute façon, elle est tombée de trop haut pour réagir aussitôt. Dans l’immédiat, elle nettoie du matin au soir de fond en comble. C’est son nouveau statut. Boniche. Et moi je l’aide comme une potiche.

    Exténuée, ma mère s’endort sans avoir même le temps de me souhaiter une bonne nuit. Et au petit matin, quand la femme de mon oncle rentre enfin, c’est à chaque fois le même cirque. Dès que ça commence, j’enfouis ma tête sous l’oreiller. C’est aussi violent que les bombes qui tombent, lorsqu’on n’a pas l’habitude des voix qui explosent de tant de haine et de colère. Terrorisée, je n’ose bouger et je suis sûre que c’est à cause de moi que mon oncle et ma tante font tout ce vacarme.

    Je rêve de m’enfuir.

    Je rêve d’une vie autrement.

    Petit à petit, ma mère se ressaisit. Elle essaie, laborieusement, d’apprendre le français. En ce qui me concerne, ça vient tout seul. À mon âge, on retient vite. Le jour où elle parvient à aligner quelques mots, ma mère se met en tête de reprendre sa profession d’avant. Dessinatrice de mode. Sans hésitation ni délai, les autorités refusent de lui accorder un permis de travail. Alors, ma mère improvise. Elle chemine, de porte en porte, présente ses créations, offre ses services… Seulement voilà, dès qu’elle ouvre la bouche, on lui claque le battant au nez. Dame, son français n’est pas parfait, mais surtout, il n’est pas comme il faudrait. Avec son indécrottable accent teuton, pas l’ombre d’un doute ne plane : cette belle étrangère nous vient d’Allemagne.

    Et quand ma mère revient de sa tournée d’immeubles, d’échecs, et d’humiliations, elle perd son ultime raison de lutter : mon père est soi-disant mort dans un hôpital militaire en Sibérie, où il a été fait prisonnier. C’est du moins ce qui est écrit dans la lettre sans autre forme d’emballage ni de tampon officiel, qui semble avoir bien voyagé et que nous montre mon oncle. Je ne veux pas y croire. Sinon, qui viendrait nous sauver ?

    Les jours passent, mais rien ne se passe.

    Ma mère, peu à peu, glisse comme une enfant abandonnée qui tient un livre d’images, sans plus tourner les pages. Et moi, alors ? Je veux rentrer chez nous. Me blottir dans les bras si doux de ma grand-mère. Jouer à cache-cache ou même à la guerre avec mes cousins là-bas.

    Ma mère veut qu’on reste.

    - On n’a qu’à s’adapter, répète-t-elle, lasse.

    Je parle le français aussi bien que les autres enfants de mon âge, mais on continue de me traiter de sale boche.

    J’ai cinq ans révolus et je suis gonflée d’amertume. J’en veux au monde entier. Et à ma mère surtout, qui me cherche des poux quand ses nerfs la pincent. Mais je veux croire aussi qu’elle m’aime, puisqu’elle n’a personne d’autre que moi, pas d’amie, ni le moindre copain, rien. Mon oncle lui interdit toute sortie. Elle reste en dépit de tout la femme de son frère.

    Il faut que ça change.

    Un drôle de jour, complètement ivre, ma tante s’envole avec un amant de passage et abandonne ses enfants. Ça ne lui pose aucune sorte de problème, nous sachant avec eux, moi et ma mère, en duo indéfectible.

    Du coup, mon oncle s’offre un véritable chagrin d’amour. Il se laisse aller, ne se lave plus et en profite pour se soûler à son tour. Quant aux cousins, ils refusent tout bonnement d’obéir à ma mère, l’insultant sans vergogne. Heureusement, ils passent leurs journées à l’école. Et quand ma mère ne me demande pas à tout propos de lui prêter main-forte, je joue tranquillement dans leur chambre. Ces petits bouts d’enfance volés me donnent parfois l’illusion de ce que je suis réellement : une petite fille.

    De fil en aiguille mon oncle devient mon « beau-père », tandis que ma mère se retrouve cul et chemise dans son lit. Peut-être parce qu’il lui rappelle de loin son mari qui n’est plus très près ?

    Mon « beau-père » a fait l’acquisition d’un parc avicole, tandis que ses enfants partent finalement vivre avec leur mère et son amant. Désormais, ils passent juste le dimanche avec nous. Et pour me punir, c’est en général ce jour-là qu’on choisit. Il faut bien que quelqu’un reste à la maison pour garder les poussins, leur donner à manger, à boire, faire attention qu’ils n’aient pas froid. Tandis qu’ils s’entassent tous dans la Fiat que vient de s’offrir mon « beau-père », je demeure assise au milieu du poulailler avec ma révolte qui culmine chaque fois que mon « beau-père » m’oblige à cirer les chaussures de ses enfants et à frotter jusqu’à ce que ça brille.

    Au retour, ma mère ne manque jamais de me raconter par le menu les gâteaux, les glaces, les tours en carrousels et tout le tralala que j’ai manqué. Ensuite, je dois aider à laver la voiture et gare à ne pas égratigner la peinture. Après, je brosserai le chien, un brave berger allemand, l’étrillant sans pitié.

    Et le soir, allongée dans mon lit, je cherche un moyen de me venger. Que ce soit cruel. Aussi cruel, que tout ce que je dois endurer dans cette famille, qui n’est même pas une vraie famille, puisque ma mère vit à la colle avec son beau-frère et qu’en plus, à l’école, on me méprise à cause d’eux.

    Par un dimanche particulièrement ensoleillé, mais frais, je me retrouve comme d’habitude de piquet à la maison avec la consigne de surveiller le poulailler et le petit fourneau à l’intérieur. Je sais que je dois veiller à ne pas faire tomber la braise sur la paille ou le plancher. Tout est construit en bois. Piquée au vif cette fois-ci par un vrai démon, je ne me soucie guère des brandons qui finissent sur la paille, lorsque je recharge le poêle de charbon. Il y a bien mille poussins là-dedans qui couinent et attendent leur repas. Je n’en ai cure. Je m’en vais jouer à la poupée dans la chambre de ma cousine. Je n’ai pas le temps de me donner bonne conscience en me récitant toutes les petites phrases qui pourraient me conforter dans ma revanche. Lorsque je jette un coup d’œil vers la fenêtre, je hurle de terreur. Le poulailler n’est plus qu’un immense brasier. Mon Dieu ! Je n’en demandais pas tant ! Lui qui ne m’accorde jamais rien, il a mis le paquet, là ! Mais je ne voulais pas ça ! Seigneur ! On s’est mal compris.

    Dehors, ça fait du foin.

    Tout un tintamarre. Affolés, les gens crient, s’agitent. Les pompiers arrivent. Mais c’est trop tard. Tout est détruit. Les poussins ont péri.

    C’était une vengeance cruelle.

    Pendant que les voisins arrosent les façades de leur maison avec des seaux d’eau, je me sauve en douce et cours me réfugier dans la cave d’une voisine. Quand celle-ci me découvre, toute recroquevillée dans ma cachette, elle a pitié de moi. Elle me tire doucement par la main et m’entraîne dans sa cuisine. Elle essaie de me réconforter avec un chocolat chaud. Je suis en état de choc. Terrifiée, je ne veux plus rentrer chez moi.

    La gentille dame me raccompagne à la maison. La police est là en train de sermonner ma mère et mon « beau-père ».

    - Aussi, a-t-on idée de laisser une petite fille toute seule avec pareille responsabilité ! conclut un brave homme en uniforme.

    Avec un tel allié tombé du ciel, je reprends du poil de la bête et m’empresse de jurer par tous les dieux et tout ce qui me passe par la tête que je n’y suis pour rien. Mais, une fois les forces de l’ordre repliées, sans autre formule, on m’expédie au lit, privée de repas. Alors je me dis, philosophe, tout comme Louis XIV que je n’ai pas l’honneur de connaître : « Après moi le déluge ! » et à la place du diable, c’est le sommeil qui m’emporte.

    La vie continue.

    Mon « beau-père » boit comme un trou. Afin de lui faire entendre raison, ma mère lui crie dans les oreilles et, pour bien montrer qu’ici c’est lui le maître, l’Ivrogne hurle encore plus fort. Si bien que les voisins s’en mêlent, aboyant à leur tour que nous dépassons les bornes. Les décibels explosent au-dessus du seuil de tolérance.

    Il est temps pour nous de vider les lieux. D’autant que l’Ivrogne a cessé d’acquitter le loyer depuis qu’il a démoli l’auto en voulant la faire passer à travers la porte du garage.

    À la Chapelle-sur-Carouge, j’aime tout de suite le verger un peu sauvage au bout du terrain. Il y a plein d’arbres avec des corneilles et des corbeaux qui font un vacarme incroyable. Et un peu plus loin s’étend une clairière. Des vagues de jonquilles y poussent au printemps. Il y a aussi un chêne centenaire. Très haut dans les branches, j’ai ancré ma cabane. Je m’invente une existence dans la forêt au bord

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