Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Rusalka: Un thriller déroutant
Rusalka: Un thriller déroutant
Rusalka: Un thriller déroutant
Livre électronique322 pages4 heures

Rusalka: Un thriller déroutant

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Août 2012. Au fond d’une vallée des Alpes valaisannes, le corps sans vie d’un homme est retrouvé par des promeneurs.

Valérien de Roten, jeune officier de police, est envoyé sur place avec ses collègues alors que les rumeurs les plus fantaisistes commencent à courir et que se réveillent les peurs ancestrales dans la vallée du Rhône. S’efforçant de garder la tête froide, Valérien s’emploie à découvrir l’identité de la victime. Jusqu’à la soudaine disparition de sa compagne Éléonore. Valérien, complètement désemparé, abandonne tout pour la retrouver. La piste le conduira jusqu’à Prague. Aidé par Julien Kelsen, l’universitaire munichois des Écumes noires, Valérien va découvrir dans la capitale tchèque les indices reliant les événements valaisans aux heures les plus sombres de la dictature communiste, au lendemain de l’écrasement du Printemps de Prague. Égaré en pays inconnu, à la poursuite de celle qu’il aime et à la recherche de la vérité, Valérien se retrouve confronté à ses propres incertitudes. Connaissait-il vraiment la femme qui partageait sa vie ? Et qui est cette mystérieuse Rusalka dont la présence se dessine lentement aux marges de l’enquête ? Les créatures mythiques du folklore de Bohême ont-elles vraiment leur part dans ce qu’il est en train de vivre ?

Dans ce thriller, Arnaud Maret nous entraîne dans une course contre la montre déconcertante

EXTRAIT

Une fin de journée d’août dans l’été munichois.
Julien Kelsen se renfonça dans son siège et tira une bouffée de la cigarette qui se consumait lentement entre ses doigts. Sur la table devant lui, un verre d’eau minérale. Les bulles montaient doucement, comme un contrepoint à l’averse.
Julien ne faisait rien. Il appréciait simplement la fraîcheur revenue, il goûtait le plaisir de l’inaction, il essayait de ne plus penser à rien d’autre qu’à cette pluie qui s’abattait, forte, obstinée, violente, sur le sol devant ses yeux.
Comme une dissonance dans ce tableau aquatique, un sentiment étrange revenait pourtant, têtu comme l’ondée. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à l’éloigner. Une préoccupation. Une vague impression désagréable.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Arnaud Maret est né en 1986. Valaisan d’origine, il a vécu à Prague, à Strasbourg et à Vienne. Il travaille et écrit aujourd’hui à Fribourg. Ses nouvelles de jeunesse ont été distinguées par le Prix de l’Association valaisanne des écrivains et son recueil de poèmes Terres orphelines a été récompensé par le Prix littéraire de l’Université de Fribourg en 2007. Son premier roman Les Écumes noires, publié aux Éditions de l’Aire, a reçu en 2013 le Prix littéraire des Collégiens de Sion.
LangueFrançais
Date de sortie24 mars 2017
ISBN9782512007203
Rusalka: Un thriller déroutant

Auteurs associés

Lié à Rusalka

Livres électroniques liés

Mystère pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Rusalka

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Rusalka - Arnaud Maret

    maître.

    Prologue

    Munich

    Samedi 11 août 2012

    La pluie tambourinait sur le parasol et l’eau ruisselait ensuite de la toile sur les pavés. Un rideau gris noyait les façades et le petit kiosque, brouillant le vert des arbres au centre de la place, étouffant jusqu’au bruit des voitures sur l’Innere Wiener Straße. Quelques rares étudiants passaient à vélo, trempés jusqu’aux os par l’orage. Plus loin, perdu dans le brouillard d’eau, un couple pressé sous un parapluie noir. Au-delà, rien d’autre que le silence d’une ville comme assoupie.

    Une fin de journée d’août dans l’été munichois.

    Julien Kelsen se renfonça dans son siège et tira une bouffée de la cigarette qui se consumait lentement entre ses doigts. Sur la table devant lui, un verre d’eau minérale. Les bulles montaient doucement, comme un contrepoint à l’averse.

    Julien ne faisait rien. Il appréciait simplement la fraîcheur revenue, il goûtait le plaisir de l’inaction, il essayait de ne plus penser à rien d’autre qu’à cette pluie qui s’abattait, forte, obstinée, violente, sur le sol devant ses yeux.

    Comme une dissonance dans ce tableau aquatique, un sentiment étrange revenait pourtant, têtu comme l’ondée. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à l’éloigner. Une préoccupation. Une vague impression désagréable.

    Il secoua la tête, comme pour se défaire de cette bizarre idée qu’il avait eu tort – tort de ne pas réagir tout de suite.

    Mais la mauvaise conscience revenait tout de même.

    Et comme si cela n’avait pas suffi, il lui avait également fallu découvrir, tout à fait fortuitement, que cette femme avec laquelle il allait travailler ces prochains mois était… Non, mieux valait essayer de ne pas y penser non plus. C’était d’autres souvenirs, plutôt douloureux eux aussi, qui remontaient à la surface. La jeune femme lui avait semblé plutôt sympathique, elle ne paraissait rien savoir de ce qui avait pu se passer à l’époque. C’était bien ainsi. Et de toute manière, cela remontait à si longtemps…

    Que ces deux moments de son existence lui soient rappelés en l’espace de quelques jours, à lui qui avait toujours eu tendance à enfouir son passé dans les coins les plus reculés d’une mémoire verrouillée à double tour, c’était là une ironie pour le moins étrange. Mais la vie était ainsi faite.

    Il soupira.

    Cette pénible sensation qu’il tentait sans succès de chasser depuis près d’une semaine, c’était une forme de remords.

    Le seul obstacle qu’il n’était jamais vraiment parvenu à surmonter.

    Il revint à sa première idée.

    Quand, deux jours plus tôt, la femme lui avait téléphoné, il n’avait tout d’abord pas compris qui elle était. Puis un nom avait résonné à ses oreilles – un nom que, depuis plus de vingt ans maintenant, il n’avait plus entendu. Un nom qu’il s’était efforcé d’oublier. Celui qui le portait était sans doute l’une des personnes qu’il avait le plus appréciée à un moment de sa vie. Mais cette personne était liée à trop d’images pénibles, à une perte qui jusqu’à ce jour lui avait fait trop de mal. C’est pourquoi il avait essayé de l’expulser de sa mémoire – sans y parvenir tout à fait cependant.

    Et c’était ce nom qu’il avait entendu au téléphone deux jours plus tôt. Une voix de vieille femme, à l’accent à la fois chantant et rocailleux – d’où venait-elle ? de la région de Rosenheim sans doute –, une voix ténue et tremblante avait prononcé des mots qui l’avaient forcé à revenir bien des années en arrière, exercice qu’il cherchait de manière générale plutôt à éviter.

    À chaque fois qu’il avait tenté l’expérience de la plongée dans son passé, il l’avait regretté.

    Il avait raccroché. Sans hésiter. La voix s’était tue. Mais le mécanisme, bien huilé, s’était déjà mis en branle. Obéissant à l’appel, comme une vague puissante, sa propre mémoire s’était élancée vers lui au triple galop, ravageant tout sur son passage.

    Il avait tiré à lui un vieux fauteuil et avait cherché sur l’écran de son téléphone le dernier numéro entrant. Le mal était fait, autant couper court à ce qui allait déferler.

    À la deuxième sonnerie, la femme avait décroché.

    - Hannah Hertling.

    Elle n’avait pas demandé qui appelait. Elle n’avait certainement qu’un vieux combiné aveugle, dépourvu de toute technologie, mais elle ne s’était pas posé la question de savoir qui était à l’autre bout du fil. Elle savait. Cela, Julien en était sûr.

    - Madame, Julien Kelsen.

    - Nous avons été coupés ?

    - Non, c’est moi qui ai raccroché.

    Il avait fait une pause avant de reprendre :

    - Je vous écoute, Madame.

    Long silence.

    - Mon mari voudrait vous voir. Il…

    - Quand ?

    - Vite. Il a fait une attaque cérébrale. Il est au plus mal, il a de la peine à s’exprimer, mais il veut vous parler.

    C’était comme s’il s’était attendu à quelque chose dans ce genre-là. Comme s’il avait déjà deviné ce que cette femme voulait lui dire.

    Il n’avait pourtant toujours rien répondu.

    - Clinique Rechts der Isar. Il vous attend.

    La communication avait été interrompue.

    Il avait alors reposé lentement le combiné et était demeuré assis dans son fauteuil. Longtemps.

    Quand il s’était repris, son appartement était plongé dans la pénombre. Il était tout de même resté, une éternité encore, sans esquisser le moindre geste.

    Il sentit soudainement une vague chaleur entre l’index et le médius. C’était sa cigarette qui, consumée jusqu’au filtre, achevait de brûler entre ses doigts. Il la déposa délicatement dans le cendrier sur la table, avant de boire une longue gorgée d’eau.

    Deux jours.

    Cela ferait bientôt quarante-huit heures qu’il avait reçu cet appel. Et cela faisait autant de temps qu’il était demeuré immobile, refusant de réagir. Hertling se mourait. Et il n’avait pas bougé.

    Comme toujours, devant ceux qui avaient besoin de lui, il avait hésité. Comme toujours, il avait cherché en premier lieu à se préserver. C’était si difficile de rester à l’écoute de ceux qui se tournaient vers lui – alors qu’à lui, depuis des années, personne ne répondait.

    Dès lors, il avait fait comme s’il n’avait rien entendu. Il était allé se coucher, s’était jeté dans le sommeil comme du haut d’une falaise. Le lendemain, avant l’ouverture, il attendait déjà devant la porte de la Bayerische Staatsbibliothek.

    Il avait ensuite travaillé toute la journée, oubliant le temps qui s’écoulait, négligeant les appels étouffés de son estomac qui, soumis depuis des années à des périodes de jeûne irréfléchi, avait fini, comme par lassitude, par se taire.

    Son nouvel ouvrage portait sur le Munich de la fin de la Grande Guerre et du début des années vingt – période qu’il était sans doute le seul à vouloir faire revivre. Comme ses recherches, ses heures d’enseignement à la Ludwig-Maximilians-Universität et la rédaction de ses livres étaient la part de son existence à laquelle il sacrifiait tout le reste, il était même en avance sur ce qu’attendait son éditeur. Ce qui ne l’empêchait pas de travailler comme un forçat, fumant trop, dormant trop peu, ingurgitant des quantités de café qui, parfois, l’effrayaient lui-même.

    Après environ dix heures passées penché sur ses livres, ses cartons d’archives poussiéreux et l’écran trop lumineux de son ordinateur portable, il était finalement ressorti de la bibliothèque en même temps que les derniers étudiants préparant la session d’examens d’automne. Comme il le faisait déjà un quart de siècle plus tôt. Sauf qu’eux travaillaient comme des fous dans le vague espoir de se créer un avenir conforme à leurs rêves ou à leurs ambitions. Alors que lui se contentait d’essayer d’occuper son esprit en vue d’oublier un passé disparu et un présent sans attrait.

    La tête vide, il avait erré du côté de la Theresientraße, avait bu une bière à une terrasse et s’était surpris à apprécier le souffle agréable du soir avant de remarquer à l’ambiance jeune et joyeuse qui régnait dans ce quartier proche de l’université qu’on était vendredi soir. Des étudiants, la sacoche en bandoulière et les cheveux en bataille, Ray Ban sur le nez, déversaient autour d’eux leur joie de vivre et leurs espoirs inexprimés. Un soleil complice caressait tout ce joli monde de ses rayons orange et obliques.

    À cet instant, il avait compris que cet universlà n’était, depuis des éternités déjà, plus le sien, et qu’il était temps de rentrer. Comme un animal nocturne ébloui par la lumière trop vive, clignant des yeux, il avait repris le chemin de sa tanière.

    Le samedi matin, il s’était levé tôt. Il avait cherché à joindre son fils Romain, qui comme d’habitude n’avait pas répondu. Il s’était alors assis à sa table de travail, afin de mettre la dernière main à son principal cours du semestre qui allait commencer en octobre. Chaque année, la rentrée universitaire et le début des cours se faisaient attendre un peu plus. Lorsqu’il levait les yeux, il voyait une lumière lourde écraser la Wiener Platz sous ses fenêtres.

    L’après-midi, il s’était accordé un moment pour écrire un long courriel à un vieil ami du temps de ses études qui vivait à Bruxelles avec sa femme et ses enfants et qu’il ne revoyait presque plus. Ces échanges épistolaires étaient une manière d’éviter que le fil ne se rompe tout à fait. Si la forme avait changé, si au papier qu’ils utilisaient encore vingt ans plus tôt s’était substituée la surface brillante et lumineuse d’un écran, le but recherché et le besoin à satisfaire étaient demeurés identiques.

    Son message envoyé, il avait remarqué que le ciel s’était fait menaçant, couvercle de plomb qui paraissait se refermer sur la fournaise de la ville.

    Il était finalement sorti. À peine la vaste porte d’entrée Jugendstil de l’immeuble s’était-elle refermée derrière lui qu’un sourd grondement s’était fait entendre. Il avait gagné d’un pas rapide la terrasse du petit bar en face de chez lui alors que le tonnerre retentissait une seconde fois, plus inquiétant encore. Par prudence, il avait choisi une place sous un vaste parasol et avait commandé une eau minérale avant de s’allumer une cigarette. Il n’avait pas tiré deux bouffées que la pluie commençait à tomber. Julien avait alors étendu ses longues jambes devant lui pour profiter de la fraîcheur retrouvée.

    C’était là, dans ce moment où enfin il parvenait à ne plus penser à rien de précis, qu’un vague parfum de remords, de tristesse et de honte était revenu le déranger, grinçant quelque part au fond de sa tête.

    De violente et bruyante, l’ondée s’était faite au bout d’une dizaine de minutes plus fine, plus douce, prélude à la fin proche de l’orage. La brume liquide se dissipait déjà et les contours de la place et des rues avoisinantes se dessinaient à nouveau, de plus en plus nets.

    Peut-être que, finalement, la soirée serait belle.

    Julien se leva et déposa quelques pièces sur la table. Il avait pris une décision. Il se dirigea ensuite à grandes enjambées vers la rue, martelant du talon le pavé humide sans chercher à éviter les énormes flaques dans lesquelles un pâle soleil commençait déjà à se mirer.

    Il traversa et fit signe au taxi providentiel qui remontait à tombeau ouvert l’Innere Wiener Straße. La voiture se déporta sur le bord de l’avenue et s’immobilisa dans une gerbe d’eau blanche.

    Rechts der Isar.

    Il avait parlé un peu plus fort qu’il ne l’aurait voulu. Le chauffeur démarra sans répondre, lui jetant un regard dédaigneux dans le rétroviseur. La clinique était à moins de cinq cents mètre de la Wiener Platz.

    Julien, pressentant qu’il avait déjà perdu un temps inexcusable, tentait simplement de gagner quelques minutes.

    Il déposa un billet de vingt euros sur l’accoudoir entre les sièges avant et sortit sans adresser la parole au taximan, lui faisant simplement comprendre d’un geste vague qu’il n’attendait pas sa monnaie. Le chauffeur haussa les épaules et redémarra dès qu’il eut claqué la portière.

    Les pieds sur le trottoir mouillé, immobile, Julien contempla l’entrée de l’hôpital. Masse de béton rébarbative aux contours hostiles. Cela sentait les années d’après-guerre, la construction vite et mal faite, la tristesse aseptisée, les sanglots refoulés. Même dans l’air frais d’une fin d’après-midi d’été, propre et claire, juste après la pluie.

    Comme il s’y était attendu, il n’avait pu s’empêcher de repenser à sa dernière visite à la clinique. Il s’employa à chasser au plus vite cette idée.

    Vingt-trois ans.

    Vingt-trois ans avaient passé.

    Mais les impressions attachées à un lieu ne meurent pas tant que ce lieu, lui, prolonge sa faction et continue à attendre. Quelque part au point de confluence du souvenir, pieusement et inconsciemment entretenu, et de la réalité immédiate, s’effaçant et se consumant elle-même dans son propre déroulement. L’endroit peut bien changer, se patiner, vieillir, les sentiments qui y sont nés et s’y sont incrustés ne prennent, eux, pas la moindre ride.

    Julien savait mieux que personne qu’il valait mieux éviter ces points géographiques précis où la mémoire venait s’ancrer – si on était à même de les reconnaître, si on était capable de ne pas se laisser surprendre. Il savait aussi que, si l’esquive n’était finalement plus possible, alors venait le temps de se cuirasser contre ce qui allait soudain se réveiller.

    Se protéger. Se mettre à l’abri de la vague.

    Ou au moins essayer.

    Il surprit sur son propre visage l’esquisse d’un sourire et se mit en marche d’un pas paisible vers la porte vitrée. Tout dans son attitude était factice, mais ce n’était qu’en se mentant à soi-même qu’on parvenait à avancer. Cela aussi, il le savait depuis longtemps.

    En passant les portes, il se retrouva confronté à l’image que lui renvoyaient les immenses vitres immaculées. Il tâcha d’oublier au plus vite l’homme que reflétait par hasard ce miroir sans indulgence – cet homme qui avait déjà dépassé le cap fatidique de la cinquantaine et dans lequel il devait bien, qu’il le voulût ou non, se reconnaître.

    Ses semelles mouillées faisaient un bruit de succion sur le linoléum. Parvenu à l’accueil, au fond d’un vaste espace dont le plafond semblait si lointain, il attendit que l’infirmière tout de blanc vêtue raccroche son téléphone pour lever les yeux vers lui.

    - Hertling.

    Il se reprit.

    - La chambre de Georg Hertling, s’il vous plaît.

    La femme tapota distraitement sur un clavier, avant de lever à nouveau son visage vers lui. Beaucoup plus lentement cette fois.

    - Monsieur, je suis vraiment désolée. Georg Hertling est décédé ce matin aux alentours de sept heures.

    Julien ne cilla pas.

    - On ne vous a pas prévenu ? Monsieur ?

    Il avait déjà fait demi-tour et se dirigeait vers la sortie. Les portes vitrées s’écartèrent pour le laisser passer et il se retrouva dans la lumière tiède.

    Alors seulement, il allongea le pas.

    Première partie

    À l’ombre du barrage

    Valais – Fribourg

    Jeudi 16 août 2012 – Samedi 18 août 2012

    I

    Je n’avais jamais cru que ça se passerait bien. Mais je n’avais pas imaginé un tel fiasco.

    Je savais que ce serait un moment peu agréable, que je devrais me retenir plusieurs fois de regarder ma montre. Piloter la conversation sans avoir l’air d’y toucher, afin d’éviter les écueils qui allaient nécessairement affleurer. Me montrer patient – ce qui m’est sans doute le plus difficile. Faire le dos rond, et Éléonore avec moi. Tout cela, je le savais – nous le savions. Et nous avons fait notre possible. Mais cette première rencontre avec mes parents fut un désastre.

    Comme l’avaient été d’ailleurs toutes les présentations de mes petites amies puis compagnes depuis le temps lointain du lycée. Même si elles n’avaient pas été si nombreuses, toutes ces confrontations initiales, sans exception, avaient mal tourné.

    À cause de mes parents, j’étais bien obligé de le reconnaître. À tel point que je me demandais pourquoi, à vingt-sept ans, je m’infligeais encore cet exercice vain dont je connaissais d’avance l’issue. Peut-être à cause du vague espoir que cette fois-ci serait la bonne ? Espoir déçu en tout cas, une fois de plus.

    Lorsque nous avons passé la porte de la maison, après deux heures de supplice, j’étais furieux. Contre eux. Et surtout contre moi.

    Constatant une fois de plus que la diplomatie était avec eux de peu d’effet, j’avais décidé d’écourter la visite avant que des mots désagréables ne fussent échangés. J’étais parvenu à grand-peine à garder mon calme, mais je bouillonnais intérieurement. Et surtout, je n’osais pas regarder Éléonore, tellement j’avais honte de ce que je lui avais imposé.

    Il m’était arrivé plusieurs années auparavant de devoir consoler ma fiancée de l’époque, en larmes après l’épreuve de la première entrevue avec ma famille. J’étais alors jeune étudiant en droit. J’en avais gardé un souvenir plutôt coupable. L’avais-je assez défendue ? N’avais-je pas trop cédé à mes géniteurs tyranniques ? N’avais-je pas été lâche ? J’avais peur de devoir recommencer aujourd’hui à essuyer des larmes dont j’aurais été en grande partie responsable. J’avais peur de devoir me poser à nouveau des questions désagréables quant à mon comportement du jour, alors même que j’estimais cette fois avoir fait preuve d’une fermeté aussi grande que l’autorisait mon sentiment de piété filiale.

    Timidement, j’ai levé les yeux vers Éléonore. Je ne savais tout simplement pas quoi lui dire.

    Et elle, elle riait. Elle pouffait, en se retenant pour ne pas éclater de rire sur le perron.

    Son sourire effaçait tout.

    J’ai compris alors que c’était pour cela que je l’aimais tellement. Et, sans même devoir me forcer, toute ma colère contre moi et contre les autres s’évaporant à l’instant, je me suis mis à rire moi aussi. Tant il était vrai que tout cela n’avait, en définitive, pas la moindre importance.

    - Je t’avais prévenue…

    - Tu exagérais. Je m’en remettrai. Le plus dur était seulement, à certains moments, de ne pas rire. Je suis désolée, mais j’ai dû plusieurs fois me retenir.

    - Si tu arrives à le prendre comme ça, tant mieux. Moi, je n’y parviens pas.

    J’ai grimacé.

    - Peut-être parce que ce sont mes parents.

    - Excuse-moi, je ne voulais pas te blesser.

    - Tu ne me blesses pas, au contraire. Je suis heureux que ça ne te touche pas trop. Ils peuvent être presque méchants, sans le vouloir – ou du moins, je l’espère. Et ils ne s’améliorent pas avec l’âge. Mais au moins, tu sais maintenant à quoi t’en tenir. Et tu comprends pourquoi je limite les contacts avec eux au strict minimum.

    - Tu ne devrais pas. Je pense qu’ils tiennent à toi. Même s’ils ne savent pas bien l’exprimer.

    - Comme quand ils demandent à la femme que j’aime et qu’ils rencontrent pour la première fois si elle envisage de cesser bientôt de travailler pour s’occuper des futurs petits-enfants que nous ne manquerons pas de leur donner dans les plus brefs délais ?

    - Ils sont un peu cathos – plus que moi, je veux dire. Et alors ?

    - Tu comptes laisser tomber ton job ?

    - Non.

    - Eh bien tu vois, ça, ça n’entre pas dans leur vision du monde.

    - Ils en changeront.

    - J’en doute.

    - On verra bien… De toute façon, tu l’as dit toi-même, on ne les reverra pas avant Noël.

    J’ai embrassé Éléonore sur la joue, et je l’ai entraînée vers la rue. Nous sommes partis en direction du centre-ville, d’un pas plus léger peut-être que lorsque nous avions fait le chemin en sens inverse, un peu plus de deux heures plus tôt.

    - Merci pour ta patience. Je t’aime.

    - Je prends tout chez toi. Y compris ta famille – tant que tu ne me forces pas à la voir trop souvent. Tu as des parents, disons… difficiles. Je n’en ai pas eu. Je ne sais pas ce qui est mieux.

    Éléonore ne parlait jamais de ses parents disparus. Je n’ai pas insisté.

    J’ai passé mon bras autour de son épaule et, tout en marchant, je l’ai serrée contre moi, pendant que mon regard se portait au loin sur les collines qui se dressaient face à nous, écrasées par le soleil d’août qui plombait la ville. Tourbillon et son château en ruine, Valère et son église fortifiée. Comme toujours depuis que j’étais en âge de me poser cette question, je me suis demandé si mon foutu prénom avait un lien quelconque avec cette basilique austère, perchée sur son éperon rocheux.

    Valérien. Comment mes parents avaient-ils pu m’infliger ça, en plus du reste ? Alors qu’il leur aurait été si facile de me trouver un prénom commun, simple à porter. Sans aller puiser leur inspiration dans l’histoire antique, la mythologie scandinave, ou que sais-je encore ?

    Valérien. Le nom d’un empereur romain persécuteur de chrétiens, en plus. Qui avait fini lamentablement, mort en captivité chez les Perses. Un beau paradoxe pour une famille catholique pratiquante, comme l’avait relevé un jour Éléonore.

    J’avais de toute manière renoncé depuis longtemps à chercher la signification de ce choix. Je me contentais d’en assumer les conséquences. Comme par exemple lorsqu’on me demandait, une fois sur deux, de répéter mon prénom, comme si l’on croyait à peine possible d’en affubler un être humain normalement constitué.

    - À quoi penses-tu ?

    - À rien. Ou plutôt au fait que je ne parviendrai sans doute jamais à comprendre mes parents.

    - Tu crois être le seul dans ce cas ? On ne comprend jamais complètement ceux qui nous sont proches.

    Un instant, je me suis demandé si ce qu’Éléonore disait se rapportait aussi à nous. À notre relation. Puis j’ai chassé cette question de mon esprit. Ce n’était pas ce à quoi je voulais penser à ce moment. J’étais en congé, il faisait chaud. Comme tout officier de police, il me fallait garder mon portable allumé, mais tout laissait croire que la fin de semaine serait calme et qu’on n’aurait pas besoin de moi. Rien ne devait en principe troubler la quiétude estivale de Sion, capitale assoupie d’un canton en vacances.

    - Allons boire quelque chose. Pour nous remettre, ai-je proposé.

    - Ce n’est pas de refus.

    Éléonore m’a embrassé à son tour. L’épreuve était derrière nous et je me disais que plus rien ne s’opposait à ce que nous profitions pleinement du week-end à venir.

    Ce en quoi je me trompais lourdement.

    Une fois redescendus de Gravelone, qui s’étirait sur le coteau au milieu des vignes, nous avons piqué droit sur la vieille ville et la rue du Grand-Pont, dont les terrasses paraissaient attendre notre venue. La température dépassait les trente degrés.

    À peine étions-nous installés à l’ombre d’une façade ancienne que mon téléphone s’est mis à vibrer. J’ai hésité à répondre. Au bout de cinq sonneries, j’ai décroché avec un soupir.

    C’était Lucas Lamon, un collègue. Nous étions entrés à la PJ en même temps mais il était un peu plus jeune que moi, qui avais musardé quatre ans sur les bancs de l’université avant d’obtenir un master en droit et d’opter finalement pour la police. Nous partagions le même bureau.

    - Val ? Il faut que tu rappliques au plus vite.

    - Que se passe-t-il ?

    - Le tout gros machin. Un cadavre,

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1