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Du bout des doigts: Tome 1
Du bout des doigts: Tome 1
Du bout des doigts: Tome 1
Livre électronique668 pages9 heures

Du bout des doigts: Tome 1

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À propos de ce livre électronique

Après un accident qui lui coûta sa vue et sa joie de vivre, Yesun éprouvait la sensation que sa cécité l'avait privé des beautés de ce monde. Il n'avait plus goût à rien d'autre qu'à la musique, si bien qu'il passait ses journées à jouer du piano chez lui en dépit de son handicap. Devenu cassant voire acerbe, son caractère chassait les infirmières qui l'assistaient dans ses tâches quotidiennes. Or, un jour, las de voir ses employées revenir furieuses, ce fut un certain Park Joyeon, jeune homme fraîchement diplômé, que l'hôpital envoya à Yesun et qui semblait renfermer plus de joie de vivre et de ténacité dans l'ongle de son petit doigt que Yesun dans son corps tout entier.
LangueFrançais
Date de sortie17 août 2021
ISBN9782322404063
Du bout des doigts: Tome 1
Auteur

Manon Lilaas

Auteure de vingt-cinq ans, sur Wattpad depuis déjà plusieurs années sous le pseudonyme de Lilaas93, Manon a eu la chance d'être soutenue dans ses projets par des abonnés toujours plus nombreux. Leur bienveillance la pousse aujourd'hui à publier ce recueil de contes. Elle les en remercie sincèrement.

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    J'ai lu l'histoire originale sur Wattpad. J'adore ce qu'écrit Manon Lilaas, en général. Je la suis depuis un moment déjà. Elle est facile d'accès et nous échangeons beaucoup. "Du bout des doigts" est le livre qu'elle a écrit que je préfère. Dès qu'elle a annoncé sa sortie en version papier, je me suis empressée de l'acheter.
    J'aime cette histoire de deux garçons qui se découvre pour l'un et se redécouvre pour le second. Ils doivent combattre leur propre démon avant de pouvoir simplement vivre leur bonheur. Ce n'est pas parce qu'on ne voit plus que la lumière ne peut plus vous atteindre. Yesun s'enfonce dans ses propres ténèbres. Pourtant l'espoir n'est pas loin. Il suffit d'un rayonnant et espiègle infirmier pour illuminer petit à petit son esprit et son cœur.
    Laissez-vous séduire par cette aventure les yeux fermés et les oreilles grandes ouvertes.

Aperçu du livre

Du bout des doigts - Manon Lilaas

Prologue

Au début, il y avait la route, uniquement la route. Il ne la quittait pas des yeux. Le ronflement sourd du moteur de sa moto hurlait à ses oreilles un bruit qui, pour lui, sonnait comme une délicate mélodie. Son casque vissé sur la tête, son blouson de cuir sur les épaules, il était libre, libre comme s’il n’était rien de plus qu’une particule d’air perdue dans l’éther. Le vent qui fouettait son corps mince lui donnait la sensation qu’ouvrir les bras lui permettrait de s’envoler.

La route, uniquement la route.

Le vert du feu tricolore devant lui se reflétait, pâle, sur la visière de son casque. Il passa, entendit un crissement aigu semblable au rugissement de pneus fous. Ensuite, il ne resta que le noir.

Le noir, uniquement le noir.

~~~

Les sourcils froncés, sa tête tournait lentement pour suivre la progression de la jeune femme dont les élégants petits talons claquaient d’une façon insupportable sur le plancher de chez lui depuis déjà deux bonnes semaines. Son ouïe seule lui permettait de percevoir la présence de quelqu’un, si bien qu’à force d’entendre ce qui lui apparaissait comme un véritable vacarme, Yesun allait finir fou.

« Et ne cherchez plus jamais à me contacter ! vociféra-telle pour conclure.

— Ça risque pas, vous en faites pas pour ça. »

L’infirmière jeta un regard dédaigneux à son patient qui ne put le lui rendre. Elle claqua la porte derrière elle, signe de sa fureur. Son interlocuteur serrait les poings en ruminant sa rancœur. Cette garce avait tenu longtemps, sans doute parce qu’elle semblait attirée par lui : ces derniers jours, elle l’avait dragué sans s’en cacher, c’en devenait invivable. Il lui avait donc conseillé d’aller se faire pousser une bite puis de revenir le voir.

Cela avait très légèrement froissé la jeune femme, et s’était ensuite déroulée cette scène pendant laquelle elle lui avait tapé tout un scandale à propos de son homosexualité et de son cynisme, l’un n’ayant pourtant strictement aucun rapport avec l’autre. Il l’avait écoutée en hochant lentement la tête de haut en bas avant de lui demander de façon ironique si elle voulait une tisane pour sa gorge, car à force de lui hurler dessus elle avait probablement mal aux cordes vocales.

Ça ne lui avait pas plu non plus. Elle s’était barrée. Tant mieux.

Yesun expira profondément et, le pas hésitant, il longea le couloir, se traînant au salon en s’assurant d’une main qu’il rasait le mur.

« Putain de conducteur à la con, » grommela-t-il pour la centième fois de la journée.

Cela faisait à présent près d’un an que Yesun se trouvait dans cet état : brutalement renversé par un chauffard alors qu’il se rendait tranquillement au travail à moto, il avait fini à l’hôpital. Pour la plupart, les blessures avaient été sans gravité ; seul son bras avait été légèrement abîmé, ce qui lui avait valu une petite intervention, mais sans plus. En revanche, malgré le casque, c’était son crâne qui avait pris tous les dégâts. Opéré en urgence, il s’en était sorti. Malheureusement, bien que ses yeux n’aient subi aucun dommage, son cerveau ne recevait plus correctement les signaux supposés être envoyés par les nerfs. Yesun était, à la suite de cela, devenu aveugle, probablement pour toujours.

Après avoir passé près de neuf mois à l’hôpital, dont deux dans le coma – car ce n’était pas la seule zone de son cerveau touchée, bien que ce fût la seule à perdre sa fonctionnalité –, il avait pu rentrer chez lui. Or, ses parents, riches qu’ils étaient, avaient demandé à ce qu’il bénéficie de l’aide d’une infirmière jusqu’à ce qu’il sache se débrouiller dans ses tâches quotidiennes.

Attaché à son indépendance et à sa tranquillité, cette idée n’avait pas du tout plu à Yesun qui n’avait cependant pas été en mesure d’empêcher ses parents de lui coller un boulet dans les pattes, alors même qu’il avait à présent vingt-cinq ans. Bien sûr, ce handicap tout nouveau ne lui permettait pas de travailler : il était le comptable de son père au sein de l’entreprise que l’homme avait mis des années à monter. Il ne pourrait donc pas la réintégrer avant de se montrer de nouveau capable de se débrouiller par lui-même. Pour autant, ça ne justifiait pas un quelconque besoin d’aide à domicile. Il trouvait ça terriblement humiliant et se sentait infantilisé d’une façon qui ne l’enchantait guère.

Ainsi, au bout du premier mois, il avait de décidé que quitte à être un enfant, autant s’amuser un peu : il s’était lancé le défi de faire craquer les infirmières le plus rapidement possible.

Bon, il fallait l’admettre, c’était immonde d’agir de cette manière. En revanche, les plus gentilles, il se contentait de les ignorer au point que lorsqu’un autre emploi se présentait, elles préféraient s’en aller plutôt que de rester auprès d’un mort-vivant qui ne leur offrait pas même un « bonjour ».

La pire avait très certainement été cette vieille dame partie deux semaines plus tôt et qui, en plus, avait cette habitude dégueulasse de fumer en sa présence, sans la moindre gêne. Celle-là, il avait bien cru qu’il allait la jeter par la fenêtre. Le problème ? Les fenêtres trop étroites pour cette dinde qui s’empiffrait à chaque repas. Elle devait probablement peser une tonne vu les grincements du canapé quand elle s’y asseyait. Elle avait eu de la chance, pour le coup. Néanmoins, cette femme, il avait suffi à Yesun de lui suggérer de bouger son énorme cul qui puait la clope pour qu’elle s’en aille sans demander son reste, grommelant que les jeunes étaient bien plus polis à son époque… Sans aucun doute parce que les jeunes n’avaient pas à se coltiner cette infâme sorcière à son époque.

De fait, Yesun s’isolait souvent dans sa chambre où se trouvait son piano. Malgré la cécité, il avait fini par retrouver ses réflexes et jouait sans trop de problèmes. Ses doigts étaient parfaitement habitués, avec les années, à l’espacement exact entre chaque touche.

Il se lança dans une douce mélodie qui avait le don d’apaiser ses nerfs, car il le savait : ce soir, son père allait l’appeler, furieux, pour lui faire la leçon quant au fait qu’il devait respecter les personnes qui lui apportaient leur aide. Dès le lendemain matin, une nouvelle infirmière toute pimpante toute souriante allait frapper à sa porte. Et ça, ça le faisait chier, mais d’une force…

Le téléphone sonna deux heures plus tard. Yesun, après s’être explosé l’orteil contre le pied d’une commode, tituba rapidement jusqu’à son portable en dépit de son petit doigt de pied meurtri. Il appuya sur la touche dont il connaissait l’emplacement par cœur et amena l’appareil à son oreille.

« Oui, allô ? »

Bien sûr, il décrochait toujours : il ne pouvait pas savoir qui téléphonait et il n’avait jamais trouvé comment faire en sorte que son assistant vocal lui indique la provenance des appels…

« Yesun ? »

Ah, son père. Son ton calme n’annonçait rien de bon.

« Oui, papa ? Qu’est-ce que tu veux ?

— J’ai eu vent de ton dernier exploit, l’infirmière m’a appelé à l’instant…

— Oh… Bah elle avait qu’à pas venir m’embêter.

— Écoute, on sait tous les deux que tu n’es pas capable de sortir faire les courses seul, de cuisiner seul, de travailler seul, de…

— C’est bon, j’ai compris, le coupa son fils d’un ton froid. Qu’est-ce que tu veux ?

— Simplement te dire que tu as gagné : le mot est passé parmi les infirmières, aucune n’a plus envie d’accepter le job. Nous n’avons plus personne à t’envoyer.

— Oh, c’est vrai ? »

Il se contenait pour que son père n’entende pas le bonheur dans sa voix. Il allait finalement connaître la paix.

« Enfin, tu as de la chance, reprit l’homme avec une pointe de sarcasme. Puisqu’on est en juillet, les nouveaux diplômés ne vont pas tarder d’être embauchés en tant qu’infirmiers, avec un peu de chance quelqu’un voudra bien de toi.

— Ouais…

— Pitié, arrête de les faire fuir, Yesun. On aimerait juste que tu retrouves ton indépendance.

— En m’en privant ?

— Provisoirement, seulement. Leur rôle n’est pas de tout faire à ta place, mais de t’apprendre à le faire toi-même.

— Papa, j’ai plus six ans, je voudrais être capable de me débrouiller seul. L’une de ces femmes a même proposé de m’aider à me laver, t’aimerais savoir comment je me suis senti quand elle m’a proposé ça ?

— Fais attention à toi. Je dois raccrocher, j’ai une réunion. À bientôt. »

Le jeune garçon souffla, dépité, et se rendit dans sa cuisine. Déjà avant son accident, il ne préparait que très rarement ses plats lui-même, mais si en plus il était aveugle, ce n’était plus la peine d’y penser. Un nouveau soupir lui échappa ; il se contenta de manger des gâteaux secs. De toute façon, il n’avait pas très faim.

Il retourna rapidement à sa musique, seule chose capable de le sortir d’un quotidien morne qui avait perdu toute sa beauté à partir du moment où il avait perdu toutes ses formes et ses couleurs.

Le lendemain matin, personne ne vint toquer. Ravi, Ye-sun profita du fait qu’une pièce s’était libérée – car les infirmières l’assistaient jour et nuit, bien sûr – pour y balancer toutes ses partitions qui prenaient bien trop de place dans sa chambre. Elles ne lui servaient plus à rien. À présent, il jouait selon sa mémoire, se fondant sur ce qu'il se rappelait de ces nombreux dossiers remplis de notes qu’il avait mis des années à obtenir. Il tentait vainement de retrouver les joies du piano. Les souvenirs s’effaçaient, de sorte qu’il préférait désormais composer : ça s’ancrait plus facilement dans son esprit.

Du bout des doigts, il frôlait les touches d’ivoire, les frappait sans les voir, et la mélodie sonnait à la manière d’une agréable réponse à ses oreilles. En dépit de sa cécité, la musique ne le fuyait pas, lui-même ne cherchait pas à la fuir, au contraire. Elle seule lui permettait de se sentir comme avant cet accident, comme quelqu’un de normal.

Aujourd’hui, il y avait trop de choses qu’il ne pouvait plus accomplir par lui-même pour se trouver « normal ».

Personne ne pouvait lui venir en aide…

Chapitre 1

Yesun tenta de se charger du ménage. Toutefois, après un premier échec qui s’illustra quand il poussa trop brusquement le pied d’une table avec le balai – acte qui entraîna la chute du verre qu’il venait de poser dessus –, il se dit qu’il ferait mieux d’abandonner. Il fut conforté dans sa réflexion lorsqu’il songea que laver ensuite seul les toilettes avec un produit qui s’avérait potentiellement acide n’était pas l’idée du siècle.

Quand son ventre lui fit comprendre qu’il avait faim, il chercha à tâtons de quoi déjeuner dans ses placards. Malheureusement, ce n’était pas lui qui s'était occupé des courses : il ignorait complètement à quoi correspondaient les paquets et les conserves sur lesquels la pulpe de ses doigts s’attardait. Quel cauchemar, sérieusement !

Il abandonna et se retrouva, comme la veille, à manger des gâteaux d’une boîte que la précédente infirmière avait sortie pour lui sans la ranger. Il verrait ensuite de quoi il se nourrirait.

La journée passa de façon calme. Quand la rue en contrebas – peu fréquentée – devint parfaitement silencieuse, il devina que la nuit n’allait plus tarder. Ce quartier assez aisé était tout ce qu’il y avait de plus tranquille à cette heure, c’était agréable. Yesun marcha lentement jusqu’à son canapé, les mains devant lui pour s’assurer qu’il n’allait rencontrer aucun obstacle – et surtout pas cette maudite table basse dans laquelle il avait désormais pris l’habitude de se cogner bien trop souvent à son goût.

Les paupières fermées, il ne lui fallut pas plus de quelques minutes avant de s’endormir, et cela même en dépit de la chaleur qu’il faisait.

Yesun crut rêver quand il entendit qu’on frappait doucement à la porte de son appartement, mais c’était pourtant bien le cas. Si c’était encore Yongtae, son abruti de voisin, qui venait lui réclamer en pleine nuit (enfin, il n’était pas bien sûr que ce soit la nuit…) du sucre ou pire, des préservatifs pour copuler en toute tranquillité avec son mec, il allait franchement finir par avoir envie de le jeter par la fenêtre, lui aussi. Agacé à cette simple idée, il mit quelques secondes à trouver la serrure, y planta les clés férocement et ouvrit à la volée :

« Tae, je te jure que si tu me parles encore de cet idiot de…

— Euh… J’ai dû me tromper d’étage, balbutia une voix timide dans laquelle on sentait poindre une touche d’humour.

— Pardon ? Ah, euh, et vous êtes… ?

— Joyeon, se présenta l’inconnu à la voix douce, Park Joyeon¹. Je suis à la recherche d’un certain Lee Yesun : je suis envoyé par l’hôpital, mais malheureusement…

— Connais pas. »

Avec son habituelle froideur, Yesun referma brutalement la porte de sorte à la faire claquer sans même laisser le jeune homme terminer. Ce gosse possédait une voix bien trop fluette pour être un vieil infirmier comme il en avait rencontré, c’était probablement un de ces gamins « fraîchement diplômés ». Sale mioche, comme s’il n’avait que ça à faire de s’emmerder à faire du baby-sitting avec sa cécité…

Après quelques pas, ce fut cette fois-ci la sonnette qui retentit. Yesun se crispa avant d’ouvrir de nouveau.

« Quoi encore !

— Monsieur Lee, je suis…

— Un idiot, compléta Yesun à sa place. Merci, je suis au courant, malheureusement ça ne se soigne pas. Allez, ciao. »

Et une fois de plus, il claqua la porte au nez du jeune garçon venu l’importuner. Un rictus mauvais se forma sur ses lèvres lorsqu’il imagina la tête qu’il avait dû tirer en entendant ça. Il n’allait probablement plus essayer de…

« Merde, quoi encore ! fulmina Yesun quand on sonna de nouveau.

— Monsieur Lee ? lança la petite voix. Je suis désolé d’être en retard, j’étais…

— En train de sucer, je m’en doute, » compléta-t-il encore en retournant à sa chambre.

Aïe, il ne l’avait pas épargné, ce pauvre gamin. Mais c’était la conséquence de cet acte irréfléchi qu’il avait osé commettre : il l’avait réveillé, et un Yesun qu’on réveillait, c’était inévitablement un Yesun grincheux. Même à l’époque où il était quelqu’un de plus ouvert et sympathique, il avait cette fâcheuse tendance à détester quiconque aurait l'audace de le tirer de son sommeil.

Quand son portable sonna, une heure plus tard, Yesun décrocha sans trop de doutes : son père allait encore lui passer un savon.

« Oui, papa ? demanda le jeune homme.

— Décidément, vous allez finir par me confondre avec tout votre entourage, monsieur Lee, plaisanta une voix qu’il reconnut immédiatement.

— Bye, sale gosse. »

Et il raccrocha.

C’est qu’il était tenace, le gamin…

« Monsieur Lee ? »

Non mais… il lui avait téléphoné alors qu’il se tenait encore derrière sa porte ? Yesun crut halluciner : ça faisait à présent presque une heure que ce mec se trouvait là ? Impossible, il avait dû s'occuper autrement entre temps.

« Qu’est-ce que tu fous encore là, toi ? s’énerva Yesun sans prendre la peine d’ouvrir.

— Oh, vous me répondez, maintenant ? s’étonna le jeune garçon d’un ton joyeux.

— Ouais, t’as raison, c’est débile. Je vais dormir, t’as intérêt à me laisser en paix.

— Mais je fais quoi ?

— Rentre chez toi.

— Et mon job ?

— T’en trouveras un autre.

— Pourtant on m’avait dit que vous étiez quelqu’un d’adorable… »

Cette phrase piqua la curiosité de l’aveugle. Sérieusement ? Lui, Lee Yesun, adorable ?

« Et c’est qui l’abruti qui t’a sorti une connerie pareille ?

— Les infirmières avec qui j’ai discuté quand on m’a proposé ce travail. On m’a promis de me payer le double si je réussissais à m’occuper de vous pendant plus d’un mois, alors…

— M’en fous d’ta vie, va te coucher, il est tard.

— Ça, c’est parce qu’on m’a donné la mauvaise adresse, j’ai déambulé dans les rues toute la journée. À ce propos, je voulais vous demander : j’ai horriblement chaud, est-ce qu’il serait possible de…

— Bon, écoute. Moi je suis aveugle, toi t’es sourd, chacun son handicap. Alors je vais répéter plus fort : casse-toi. »

En général, quand il haussait le ton, ça faisait peur aux pauvres petites infirmières toutes fragiles qui ne cherchaient qu’à l’aider. D’ailleurs, c’était drôle à voir quand elles…

« Donc je disais, reprit l’intrus sans se soucier de Yesun. J’aurais au moins besoin d'une douche, et puis j’ai passé trop de temps sur mon portable, j’ai usé mes derniers pourcentages de batterie pour…

— Mater un épisode d’Anpanman, pas étonnant à ton âge, s’amusa encore à compléter Yesun d’une voix cassante. Allez, dégage. »

La fierté, probablement, poussait Yesun à ne pas s’éloigner de son entrée et à désirer avoir le dernier mot de cet échange. Or, Joyeon n’avait pas l’air intéressé le moins du monde par ce qu’il disait. Au contraire, il poursuivit :

« Je les ai utilisés pour vous appeler à l’instant, alors il faudrait que je puisse contacter un taxi pour repartir.

— Mon voisin est débile mais sympa, va lui demander, à lui.

— Mais… Euh, c’est un peu délicat… Il est… enfin…

— Ah, il est déjà si tard ? s’étonna Yesun.

— Comment ça ?

— Le problème c’est que tu les entends baiser, c’est ça ? »

Depuis sa chambre, Yesun avait droit à ce concours de gémissements presque toutes les nuits entre les deux amants. Yongtae et son mec étaient invivables, même s’ils restaient des gens amusants que Yesun appréciait puisqu’ils ne faisaient pas attention à son handicap.

« Euh… oui. C’est gênant, monsieur Lee, et j’ai l’impression qu’ils sont bien lancés. Ça doit faire au moins un quart d’heure…

— Tu sais même pas ce qui t’attend, gamin, parce que quand ces deux-là commencent, bonjour la galère pour les séparer.

— J’aime pas beaucoup parler de ce sujet… Pourriez-vous me laisser entrer ?

— Je réfléchis, le nargua Yesun. Euh… Hum… Non, casse-toi.

— Mais ma maman peut pas venir me chercher, elle sait pas où je me trouve. Je lui ai donné l’adresse qu’on m’avait communiquée et qui se trouvait être la mauvaise. D’ailleurs, je l’ai pas prévenue que je m’étais perdu ; elle doit croire que je suis avec vous depuis ce matin…

— T’as vraiment besoin de t’humilier comme ça ?

— S’il vous plaît, monsieur…

— Attends que les deux accros aient terminé leur affaire. Par contre, tu ferais mieux de te boucher les oreilles : y en a un des deux qui atteint de sacrés aigus quand il jouit. »

Parler avec un langage si cru avait tendance à déstabiliser les gens qui conversaient avec Yesun, mais quitte à dire les choses, autant les dire sans détours, non ?

C’était là sa façon de penser.

« J’entends ça, grommela Joyeon.

— Allez, passe une bonne nuit. »

Son ton ironique n’échappa pas à son interlocuteur. Ye-sun se dirigea vers la chambre d’amis pour se coucher. Il ne souhaitait subir ni les soupirs de Yongtae ni les cris d’Ilseung. Ces deux idiots s’étaient bien trouvés, finalement : tous les deux aussi accro…

Il était donc probablement environ deux heures du matin. Effectivement, ce gosse avait mis du temps avant d’arriver à lui, les infirmières se présentaient rarement après midi.

Et après quelques secondes de bien-être, on toqua de nouveau.

« Mais c’est pas possible, gueula Yesun pour que l’autre l’entende depuis l’entrée. Casse-toi, gamin !

— Je vous ai dit que je pouvais pas ! répliqua-t-il à travers la porte. J’habite à plus de six kilomètres d’ici !

— C’est pas mon problème !

— Est-ce qu’il y a quelque chose que je peux faire pour que vous m’ouvriez ? »

La voix de l’infirmier n’était pas agacée, elle exprimait en revanche toute sa détresse. Il aurait fallu un cœur de pierre pour ne pas être touché…

Et ça tombait bien, puisque Yesun en avait un.

« Ça dépend… Tu te sens capable de crier plus fort que mon voisin ? »

Pas de réaction. Avec cette provocation, Joyeon allait peut-être enfin comprendre qu’il cherchait la tranquillité. Yesun se leva, curieux, et se dirigea jusqu’à l’entrée pour écouter si l’autre s’y tenait encore… Et quand on toqua de nouveau, il crut bien devenir fou.

« Monsieur Lee, je suis épuisé, souffla le garçonnet. J’ai couru toute la journée dans les rues de Séoul pour vous trouver, même le numéro de téléphone qu’on m’avait donné était le mauvais. Heureusement que je suis tombé sur quelqu’un qui vous connaissait dans le couloir…

— Va à l’hôtel, petit, lui dit Yesun à travers la porte. De toute façon, t’aurais fini par partir bien plus vite que ce que tu sembles imaginer.

— Mais j'ai pas assez pour une nuit à l’hôtel, c’est pour ça que j’ai pris ce boulot, surtout si au bout d’un mois je peux gagner le double. »

Il faisait vraiment pitié à Yesun – pas à cause de sa situation, non, ça il s’en foutait complètement, mais plutôt à cause du fait que les infirmières avaient visiblement profité de son manque d’argent et de sa naïveté pour lui refiler ce job ingrat. S’il y avait bien quelque chose que Yesun détestait, c’était la pure méchanceté : lui, il avait une bonne raison de se montrer acerbe, il voulait qu’on lui fiche la paix alors que personne ne semblait comprendre ça. Mais pourquoi ces femmes – supposées compatissantes – avaient envoyé ce pauvre gosse chez lui en le laissant se débrouiller avec une fausse adresse et un faux numéro, lui mentant du début à la fin ? C’était tout simplement minable, même lui n’aurait jamais agi ainsi.

« Mon paillasson est très confortable, renchérit Yesun, t’as le droit de dormir dessus.

— Je vois… »

Enfin Yesun put se réjouir d’entendre des pas dans l’escalier, Joyeon renonçait. C’était dommage, il commençait tout juste à trouver ça amusant de répondre sans cesse à ce gamin. Les filles lui paraissaient moins tenaces – en général.

Il soupira de satisfaction et se rendit à la cuisine où il se servit un fond de jus d’orange qu’il but sans se presser. Il était soulagé, peut-être allait-on finalement abandonner son cas, cette fois-ci. Habituellement, il ne se montrait pas si abject dès la première rencontre, mais jamais personne n’était resté aussi longtemps sur son palier.

Toutefois, il déchanta rapidement quand de nouveau des pas se firent entendre de l’autre côté de la porte, remontant les escaliers descendus à peine quelques minutes plus tôt…


¹ En Corée du Sud, le nom de famille (ici Park) précède le prénom (ici Joyeon).

Chapitre 2

Yesun se redressa, il était sur le point d’aller une nouvelle fois chasser Joyeon quand il surprit le bruit d'une clé tournant dans la serrure, suivi du grincement léger quoique caractéristique de sa porte d’entrée qui s’ouvrait.

« Merci monsieur le concierge, c’est très gentil de votre part de vous être levé à cette heure ! lança Joyeon tandis que son patient entendait qu’il refermait derrière lui. Heureusement que ce brave homme a les doubles des clés de tous les résidents, sourit le garçon en s’adressant à Yesun une fois qu’ils furent seuls.

— Sors de chez moi. Tout de suite, s’impatienta l’aveugle sans pour autant se départir de son calme.

— Monsieur Lee, je suis ici pour vous aider, pas pour me faire lyncher.

— Je pourrais appeler la police.

— Pour leur dire quoi ? Que l’homme de qui vous êtes à la charge a eu peur pour votre état de santé et a préféré demander les clés au gardien ? »

Malin, ce gosse.

« T’as quel âge, le morveux ?

— Vingt-deux ans, monsieur.

— Appelle-moi Yesun, c’est invivable, j’ai l’impression d’être un vieux. Non, en fait m’appelle pas, ce sera encore mieux. Je vais me coucher.

— Et où puis-je me laver, Yesun ?

— Arrête de parler comme ça : on dirait que c’est toi, le vieux.

— Du coup, où est-ce que je peux me laver ?

— L’évier de la cuisine.

— Euh…

— Et si tu veux dormir, c’est sur le canapé. Moi je prends la chambre d’amis.

— Mais pourquoi ?

— Parce que la chambre des voisins a un mur mitoyen à la mienne. Quand Ilseung crie, ça me réveille, et je te jure que t’as pas envie de savoir à quoi je peux ressembler quand quelqu’un me réveille. »

Joyeon ne répliqua pas, de toute façon Yesun ne lui en laissa pas le temps. Il s’en alla d’où il était venu pour terminer sa nuit. Quel enfer, cet enfant…

Après s’être allongé dans son lit, un petit sourire se figea sur le visage de l’aveugle : l’eau du robinet de la cuisine coulait, il pouvait l’entendre d’ici. Il trouva amusant que Joyeon obéisse à cette idée stupide. Le canapé émit ensuite un grincement discret et, à peine vingt minutes après son arrivée, Joyeon était déjà couché. Yesun estima qu’il s’endormirait probablement assez rapidement, sa journée semblait l’avoir épuisé. Agacé cependant d’avoir perdu face à un simple enfant, lui qui était plus âgé se jura que de toute façon, il n’allait pas l’épargner, celui-là.

Quand Yesun se réveilla, il demanda à son iPhone l’heure qu’il était – bientôt midi. Son père avait eu la merveilleuse idée de lui acheter ce smartphone quelques semaines plus tôt, mais le jeune garçon ne le maîtrisait pas encore. En vérité, il n’aimait plus passer son temps sur son portable – faute à sa cécité et à son incapacité à faire fonctionner l’assistant vocal. Il n’avait plus goût à rien, en fait. Ses journées se résumaient à de longues léthargies.

Yesun se leva. Immédiatement une douce odeur vint lui caresser les narines : légumes, viande, quelques épices, tout ça sentait divinement bon. Il se dirigea avec une lenteur monstrueuse jusqu’à la cuisine où un Joyeon tout fier de lui l’attendait.

« Yesun ! se réjouit-il. J’ai préparé le déjeuner, t’arrives pile au bon moment et… »

Sans lui adresser le moindre mot, Yesun contourna la table, ouvrit un des placards et en sortit la première chose qu’il y trouva sans savoir de quoi il s’agissait. Au son, il pensa à des céréales.

« Bon appétit, gamin. »

Son paquet en main, il retourna avec toute la dignité qui lui restait jusqu’à sa chambre, se félicitant silencieusement de n’avoir ni heurté le moindre objet ni montré à Joyeon que ce qu’il avait cuisiné lui donnait l’eau à la bouche. Il voulait voir ce garçon partir, ce n’était quand même pas compliqué à comprendre. Pourvu qu’il craque aussi vite que les autres qu’il s’était confié la mission d’ignorer.

« Tu comptes vraiment manger des croutons de pain pour le déjeuner ? » demanda Joyeon depuis la cuisine.

Pas de réponse.

Yesun avait mis ses écouteurs. Il se détendait paisiblement dans son lit, son regard vide tourné vers son piano. Il commençait à en oublier les couleurs, car même s’il pouvait en retracer les contours du bout de ses doigts, il n’était plus en mesure de se souvenir exactement de quel noir brillait son instrument jadis.

Yesun ouvrit le paquet de croutons qu'il entama en dépit du peu de saveur qu’ils devaient avoir en comparaison de ce que Joyeon avait préparé. Le jeune garçon n’avait pas envie de se montrer tendre, et ce caractère grincheux avait fini par faire partie intégrante de sa personnalité.

« Yesun ? »

La voix de son squatteur – oui, il en était un – résonna à la manière d'une fausse note aux oreilles du musicien. Yesun grimaça avant de lever la tête pour lui indiquer qu’il lui accordait toute son attention. L’infirmier était sur le point de prendre la parole quand il fut coupé :

« J’espère que t’as rechargé ton téléphone cette nuit et que ta maman peut venir te chercher. Si tu veux, je mentirai à ces connasses d’infirmières, comme ça tu fais le mort pendant quelques mois, t’as ton fric, et moi ma tranquillité. »

Si c’était là une solution profiter du calme pendant si longtemps, Yesun se montrerait volontiers prêt à l’aider.

« Désolé, même si elles m’ont joué un sale coup, je changerai pas d’avis. J’aimerais être digne de ma rémunération.

— Et moi je demande juste à ce qu’on me foute la paix.

— Je peux comprendre.

— Hein ? s’étonna l’aveugle d’un ton méfiant.

— T’as un fort caractère, ça se voit, et j’imagine que tu te sens rabaissé quand quelqu’un veut t’apporter son aide. Moi, à ta place, j’accepterais les mains qu’on me tend, mais je peux comprendre que si on a une fierté aussi exacerbée que la tienne, on a pas envie de demander de l’aide.

— Hum…

— Alors j’ai un marché à te proposer…

— T’as déjà trop parlé, gamin. Accouche. »

Après un soupir désespéré par le comportement de son aîné, Joyeon reprit :

« Je reste ici, on fait notre vie chacun de notre côté comme t’as l’air d’en avoir envie. De cette façon, si t’as besoin de moi pour quoi que ce soit, je serai là, en revanche si tu m’appelles pas, j’insisterai pas et je te laisserai ton espace. »

Yesun hésita quelques instants : c’était la première fois qu’on lui proposait le calme, et puis si cet intrus le dérangeait trop, il pourrait toujours trouver un moyen de le renvoyer comme les autres. En attendant, s’il pouvait avoir ne serait-ce que deux ou trois jours de paix en plus, il ne dirait pas non, c’était évident. Ce gamin stupide n’était finalement peut-être pas si stupide.

« Ok, ça marche, mais t’as intérêt à te faire tout petit.

— Pas de problème. T’auras ta tranquillité, ton aide si besoin, et moi la certitude d’un travail fait à peu près correctement et un bon salaire. »

Joyeon saisit la main de Yesun, comme s’il venait de conclure un pacte. L’aveugle sentit que sa peau était douce, encore juvénile, et ses doigts bien plus courts que les siens.

« T’es pianiste ? » s’étonna Joyeon.

Yesun le lâcha immédiatement. Il s’étendit de nouveau sur son lit en râlant avant de remettre son MP3 en route sans répondre.

« Parce que t’as de longs doigts fins, de vraies mains de pianiste… et parce qu’il y a un piano juste à côté.

— Tu me rappelles ce dont on a parlé à l’instant ? le railla l’aîné. Tu te souviens, au sujet de ma tranquillité ? »

Joyeon soupira en lançant un regard désabusé au garçon en face de lui. Des cheveux noirs en bataille qu’il ne savait visiblement pas coiffer – pourtant cette coiffure lui allait bien –, des yeux sombres en amande qui semblaient toujours contempler un quelque chose que nul autre ne pouvait saisir, des traits délicats, un visage maigre et un corps qui, sous de larges vêtements, paraissait l’être tout autant. Il trouvait Ye-sun mignon en dépit de ce mauvais caractère dont il témoignait.

Le petit infirmier repartit à la cuisine sans demander son reste.

« Eh, gamin ! l’appela alors Yesun depuis la chambre.

— Oui ?

— Tu feras le ménage et les lessives, moi je galère.

— Yesun, l’idée c’est pas que je le fasse pour toi, c’est que je t’apprenne à…

— Fais pas chier, fais juste le ménage. »

Joyeon souffla en gonflant les joues – attitude qui lui donna un air boudeur –, mais acquiesça. Il avait besoin de ce travail pour prouver à ses proches qu’il pouvait s’en sortir, même s’il n’était pas devenu un brillant médecin mais un « simple » infirmier. Lui ne trouvait rien de mal à cette profession, cependant ses parents, derrière leurs encouragements, ne pouvaient pas cacher leur déception à l’idée qu’il aurait pu être un docteur respecté. Lui, il s’en moquait, tout ce qu’il espérait, c’était mener une vie paisible. Un peu comme Ye-sun, mais en moins renfermé.

Revenu à la cuisine, Joyeon termina ce qu’il avait dans son assiette, s’occupa de la vaisselle et, puisqu’il avait du temps libre, il alla à sa valise. Il demeura quelques instants devant en s’interrogeant sur la façon dont allaient se dérouler les jours à venir. Visiblement, Yesun avait décidé qu’il resterait dormir au salon, et même si le canapé se révélait confortable, son cadet ne se voyait pas vivre un mois dans de telles conditions. Tant pis, il demanderait ce soir à son patient s’il l’autorisait à prendre la chambre d’amis, quitte à la lui restituer les nuits où les voisins s’aimeraient de manière bruyante. Joyeon s’imaginait mal sans espace personnel.

De même, il jugea qu’il pourrait troubler la tranquillité de Yesun trois fois par jour, jamais plus de peur de le mettre en colère. Il n’avait pas envie de se retrouver à se faire crier dessus comme un enfant, car il n’avait pas envie de lui-même s’énerver et devenir impoli avec celui dont il s’occupait. Il l’avait dérangé déjà deux fois depuis son réveil ; ce soir il lui demanderait une chambre.

Joyeon avait bien compris que Yesun, par fierté, ne souhaitait aucune aide, même si l’aveugle ignorait complètement ce qui était rangé dans ses propres placards. C’était son problème, après tout, s’il refusait les petits plats que son infirmier s’évertuait à cuisiner. À partir de maintenant, Joyeon ne s’occuperait que de lui-même et du ménage, un peu comme s’il vivait en colocation avec un fantôme. Bien sûr, il n’avait pas du tout imaginé que les choses tourneraient ainsi – oh ça non. Toutefois, puisqu’il se trouvait là, autant accomplir son travail. Son job, c’était se charger de Yesun et l’épauler pour qu'il retrouve son autonomie. En revanche, si son patient s’estimait assez autonome, eh bien soit ! Le jeune diplômé attendrait qu’il s’aperçoive que c’était faux.

Joyeon avait remarqué ses gestes hésitants, Yesun paraissait souvent perdu. Si ce dernier n’était pas prêt à reconnaître cela, alors il n’était pas prêt à accepter son aide. Tant pis. Joyeon n’était pas décidé à abandonner si rapidement, d’autant plus que son « colocataire » ne lui semblait pas mal intentionné, au fond. La veille, il avait bien entendu dans sa voix qu’il s’était adouci quand il avait appris le faux numéro et la fausse adresse que les collègues du petit infirmier lui avaient transmis. C’était fourbe de leur part, pour autant Joyeon ne leur en voulait pas – même s’il ne comprenait toujours pas leur geste.

Il passa son après-midi à s’occuper avec un peu de nettoyage. Il avait commencé à prendre ses marques dans cet appartement sobre mais agréable. La décoration s'avérait particulièrement simple, dans des tons clairs, et le jeune homme avait trouvé sans problème les produits ménagers. Tout était parfaitement rangé, probablement du fait de la précédente infirmière.

Parce que Yesun avait perdu sa journée à écouter de la musique en somnolant, Joyeon avait pu se rendre compte de la quiétude de cet endroit. Même s’il appréciait la convivialité, le silence avait du charme.

Joyeon s’installa en fin d’après-midi sur le canapé, devant la télévision, et jeta rapidement un coup d’œil à son smartphone pour connaître le programme. Il zappa sur une émission de divertissement tout en s’affalant dans un soupir.

« Bon, murmura-t-il pour lui-même, si c’est comme ça le premier mois, ça devrait le faire… »

Chapitre 3

Joyeon avait pour habitude de se coucher et de se lever tôt, de fait il se rendit aux alentours de dix heures du soir dans la chambre d’amis où s’était endormi Yesun. Il paraissait serein, aussi paisible qu’un enfant. D’ailleurs, il avait l’air d’en être un : une fois dans le monde des songes, ses traits étaient complètement détendus. Joyeon trouvait sa moue attendrissante.

Le jeune infirmier éteignit le baladeur de son patient et lui retira les écouteurs des oreilles tout en veillant à les laisser dans sa main, de sorte qu’il ne les cherche pas en ouvrant les yeux. Il remonta avec douceur la couverture malgré la pénombre de la chambre (bien sûr, pourquoi Yesun éclairerait-il la pièce, après tout ?) et il décida que pour cette fois, il pourrait dormir au salon. Il n’avait pas le courage de réveiller ce pauvre garçon alors que dans son sommeil, il pouvait enfin songer à autre chose qu’à son handicap et celui qui essayait de l’aider à le surmonter.

Retourné au séjour, Joyeon alluma la lampe et rangea un peu avant d’aller chercher dans cet appartement un endroit où il pourrait se laver – l’évier de la veille lui avait laissé un mauvais souvenir. Il évita les deux chambres, trouva un placard et, finalement, il ouvrit la porte qui faisait face à la chambre d’amis, découvrant une élégante petite salle de bains au sol carrelé de blanc. Il cligna quelques instants des yeux puis referma soigneusement derrière lui, se déshabilla et alla sous la douche. Il voulait se coucher le plus rapidement possible.

« Joyeon ?

— Yesun ! »

L’infirmier se sentit immédiatement honteux. Il sortit la tête de la cabine pour regarder son aîné qui venait d’entrer sans qu’il ne s’en rende compte dans la pièce.

« Qu’est-ce que tu fais ici ? paniqua Joyeon. Je croyais que tu dormais !

— Eh, du calme, je te rappelle que je peux pas te voir, crétin… »

Ah oui, effectivement.

Joyeon se détendit tandis qu’un sourire prenait forme sur les lèvres de Yesun. C’était drôle, cette réaction pudique, alors que, concrètement, il n’avait nul besoin de se cacher des yeux d’un aveugle…

« Tu… Tu cherchais quelque chose ? bégaya Joyeon sans oser lever son regard vers lui.

— Non, je venais juste te dire de prendre un bain la prochaine fois, ce sera moins bruyant…

— Oh… Désolé. Mais ça veut dire que je peux utiliser la salle de bains au lieu de l’évier ?

— Ouais, grogna Yesun, t’as de la chance que je me sois réveillé avec mes écouteurs entre les mains. »

Sans le voir, le jeune garçon put deviner le petit rictus qui devait s’être formé au coin des lèvres de Joyeon.

« D’ailleurs, reprit ce dernier, est-ce que je…

— Une concession c’est déjà bien, gamin, sois pas trop gourmand. »

Yesun s’en retourna à son sommeil sans un mot de plus ; Joyeon attendrait le lendemain avant de lui demander une chambre, tant pis. Il termina rapidement sa douche et, après avoir mis son short, il alla se coucher sur le canapé, amenant une fine couverture sur son torse nu. Il avait beaucoup trop chaud pour dormir autrement, depuis la mi-juin les températures devenaient invivables à Séoul – et ce malgré la climatisation de l’appartement qui rendait l’atmosphère plus agréable. De toute façon, comme l’avait si justement remarqué Yesun, il se moquait de sa tenue. Il ne risquait pas de voir grand-chose dans son état.

Au moins, le jeune garçon plaisantait de sa cécité, c’était déjà une bonne chose. Il ne percevait pas totalement cela comme un drame et avait su conserver une pointe d’humour.

Le lendemain, Joyeon se réveilla peu après l’aube. Il était environ sept heures, il décida de se préparer rapidement à manger. Il lui faudrait aller en courses dans la journée, car avec Yesun qui venait grignoter n’importe quoi dès qu’il avait une petite faim, la nourriture ne durait pas très longtemps ici.

Vers neuf heures du matin, Yesun dormait encore, du moins Joyeon n’avait entendu aucun bruit s’échapper de sa chambre. Par conséquent, il résolut de se rendre au supermarché, attrapant le double du trousseau que lui avait fourni le concierge. Il espérait simplement que son patient ne se révélerait pas assez fourbe pour fermer la porte et y laisser ses propres clés, sinon quoi il ne pourrait plus rentrer et serait coincé sur le palier.

De même, il s’inquiéta à l’idée que Yesun ait tout à coup besoin de lui alors qu’il était absent… mais de toute façon il lui avait donné son numéro de téléphone, il n’aurait qu’à l’appeler.

Décidé, il poussa un long soupir alors qu’il quittait le petit appartement. Il aurait bien voulu essayer de faire plaisir à celui dont il supportait la charge, malheureusement Yesun s'avérait si peu bavard qu’il ignorait complètement ce qu’il pouvait aimer manger ou non. Il se contenta donc de prendre de quoi grignoter pour son aîné et de quoi préparer des repas légers pour eux deux, au cas où Yesun viendrait à changer miraculeusement d’avis.

Le caissier lui offrit un joli sourire et fit défiler les articles un à un le long du tapis, la cadence rythmée par les réguliers bips émis par son scanner. Les sacs étaient lourds, par chance Joyeon n’eut que peu de mal à les soulever – sans compter que l’épicerie ne se situait qu’à cinq minutes à pied.

Cela faisait environ trois quarts d’heure que l’infirmier était parti en courses. Lorsqu’il entra dans l’immeuble, il croisa un jeune homme qui semblait avoir son âge, du moins il ne devait pas y avoir beaucoup de différence entre eux.

« Un nouveau voisin ? s’enquit l’inconnu d’un l’air jovial.

— Oh non, je suis l’aide personnelle de monsieur Lee.

— Ah, le type qui s’égosillait devant sa porte cette nuit ?

— Euh… oui. Vous êtes un résident ? »

Un sourire d’une forme étrange quoiqu’absolument irrésistible se forma sur les lèvres du garçon aux cheveux châtains et au visage délicat.

« Ouaip, le voisin de Yesun. D’ailleurs, d’après ce que j’ai pu saisir de votre conversation hurlée dans tout l’immeuble, il faudrait peut-être que je demande à mon copain de taire ses gémissements… »

Joyeon vira au rouge quand il comprit qu’il se trouvait face à l’un des deux jeunes gens qu’il avait entendus la veille. Immédiatement, il baissa la tête et s’inclina avant de s’excuser.

« T’inquiète pas, je peux pas nier de toute façon. Et ton petit nom, c’est… ?

— Joyeon, compléta-t-il, Park Joyeon.

— Enchanté, Joyeon, moi c’est Yongtae. Et mon copain à la voix de fille, c’est Ilseung.

— Je… Euh… Enchanté.

— Haha, t’es trop mignon ! Yesun va te bouffer tout cru, mon pauvre ! rit-il d’un ton qui demeurait bienveillant.

— Comment ça ?

— Fais pas genre que t’es pas au courant : réussir à faire fuir sept infirmières en un mois, ça fait rapidement le tour de l’immeuble, surtout quand elles partent en hurlant.

— Il a fait fuir… sept… en un mois ?

— Un vrai champion ! affirma Yongtae. Je savais qu’il avait son petit caractère – ça fait quand même bientôt un an et demi qu’on se connaît –, mais depuis cet accident, y a que ses parents, mon copain et moi qu’il supporte. Tous les autres, il les envoie chier.

— J’avais remarqué…

— Ah oui, c’est vrai. Sérieux, t’as attendu combien de temps sur son palier ?

— Environ une heure et quart, peut-être plus.

— Et il t’a ouvert ?

— Je suis allé demander au gardien le double des clés.

— Pourquoi tu l’as pas fait plus tôt ?

— Ça m’est pas venu à l’esprit, et puis j’étais convaincu qu’il m’ouvrirait. J’étais sur le point de partir quand j’ai vu un panneau qui indiquait que le concierge avait le double des clés de tous les résidents.

— Ah oui, rit Yongtae, ce panneau m’a toujours été très utile, je suis du genre à jamais faire attention où je range mes clés… Mais j’y pense : ça va, t’as pas besoin d’aide avec ces sacs ? Ça a l’air lourd !

— Non, merci, souffla Joyeon. De toute façon je vais me dépêcher. Ça va bientôt faire une heure que je suis parti, et on a beau faire notre vie chacun dans notre coin, je préfère être là au cas où il voudrait que… »

À cet instant précis, son téléphone qui sonna dans sa poche coupa la conversation. Yongtae acquiesça et lui souhaita une bonne journée avant de s’éclipser pour le laisser décrocher. Joyeon posa ses sacs au sol sans attendre afin de tirer son smartphone de son jean. Lorsqu’il lut sur son écran que c’était Yesun qui l’appelait, il éprouva un vague sentiment de panique.

« Allô ? Yesun, tout va bien ?

— T’es où ?

— En… en bas, avec les courses, bégaya le jeune homme surpris de la question.

— Ah merde…

— Pourquoi ?

— Je croyais que t’étais définitivement parti et que t’avais simplement oublié ta valise dans mon salon. »

Pas de réponse.

« Je sais, c’est beau de rêver, ironisa l’aveugle. Bon, me dérange pas en remontant.

— Euh, ouais, à tout de suite. En fait, je revenais des courses, mais… »

Les bips à répétition lui indiquèrent que Yesun avait raccroché.

Joyeon soupira une fois de plus, dépité. La cohabitation promettait de se révéler houleuse ; comment s’occuper de quelqu’un qu’on ne pouvait pas même approcher ? Il était supposé permettre à Yesun de devenir autonome en lui proposant des ateliers qu’il préparerait dans le but qu’il retrouve un quotidien banal tout en étant privé de la vue… et là, ce n’était pas gagné…

Il gravit lentement les escaliers, tenant à bout de bras les sacs de courses. Joyeon montait les marches deux à deux malgré le poids de ses achats, il s’épuisait rapidement parce qu’il ne souhaitait pas faire attendre Yesun plus longtemps. Enfin arrivé au bon appartement, il franchit à pas de loup la porte d’entrée. Il hésita à appeler le locataire mais se ravisa et préféra ranger sagement ce qu’il venait d’acheter. L’infirmier tria tout avec soin et en silence : Yesun avait tendance à passer sa journée à écouter de la musique, mais mieux valait s’assurer de ne pas troubler sa précieuse tranquillité.

Dès lors qu’il eut terminé sa tâche, il s’attela à la préparation d’un potage consistant pour le déjeuner. Joyeon espérait secrètement réussir à convaincre son colocataire – il le considérait désormais ainsi – à manger avec lui.

Il profita de la lente cuisson de son plat pour s’occuper du ménage. Une fois le sol lavé, l’heure du repas approchait. Sachant pertinemment que Yesun ne supporterait pas qu’il le dérange pour ça, Joyeon laissa le fumet alléchant appeler le jeune garçon. Il se crut victorieux en entendant la porte de la chambre s’ouvrir, néanmoins il déchanta rapidement quand l’aveugle arriva pour fouiller le frigo à la recherche de quelque chose qu’il pourrait grignoter.

Peu à l’aise, l’infirmier le regarda faire tandis qu’il stoppait la cuisson de son potage et s’en servait un bol. Il ne parvenait pas à quitter Yesun des yeux, probablement à cause de ce charisme qu’il dégageait chaque fois que…

« Je vois rien, mais je le ressens toujours quand un idiot me fixe, et c’est emmerdant. »

Joyeon sursauta, brusquement tiré de ses pensées. Il murmura aussitôt des excuses avant d’enfourner une cuillérée dans sa bouche, ce qui ne lui permit pas de lire l’amusement sur les lèvres de Yesun qui trouvait drôle de le savoir si gêné en sa présence.

Il en viendrait presque à croire qu’il s'était montré un peu trop sévère avec ce gamin, alors que c’était faux : il n’avait jamais été aussi sympathique avec ses infirmières… mais à l’inverse, aucune infirmière n’avait un jour été aussi conciliante. Joyeon se pliait à la moindre de ses exigences, simplement parce qu’il avait compris que Yesun, lui, ne plierait pas. Lui, il avait besoin de ce travail, il savait que son patient avait besoin d’aide et, paradoxalement, qu’il avait également besoin de tranquillité. C’était pour cette raison qu’il s’efforçait de lui apporter les deux.

Pour l’instant, l’un était bien décidé à accepter le caractère de l’autre, mais ça ne durerait pas. Du moins, Joyeon avait conscience que d’ici quelques jours à peine, il finirait par en être découragé : il n’avait quand même pas poursuivi de telles études pour devenir l’homme de ménage d’un aveugle, et ce n’était sûrement pas pour ça qu’on le payait.

Chapitre 4

« Un aveugle et un muet, c’est la cohabitation la plus surprenante que j’aie jamais vécue, ironisa Yesun.

— Chaque fois que je parle, tu me casses et tu me dis de la fermer, rétorqua Joyeon en avalant une nouvelle cuillérée de son potage. Alors forcément, j’essaie de pas…

— Non mais je t’ai pas demandé d’explications, gamin, continue de manger.

— Et toi, tu vas manger quoi ?

— Qu’est-ce que je tiens dans la main ? l’interrogea l’aveugle d’un ton cynique.

— Euh… un pot de confiture à la fraise que j’ai acheté en pensant faire des toasts…

— Ah bon ? Merde, je croyais que c’était autre chose. »

Joyeon voulut rire mais s’en retint devant le visage à la fois étonné et agacé de Yesun. En vérité, ce n’était pas de l’énervement, non, mais de la lassitude : il en avait marre de se tromper, de confondre un objet avec un autre. Les nouvelles technologies ne l’aidaient pas dans son quotidien, il se sentait mis à l’écart de la société à laquelle il appartenait pourtant.

Yesun rouvrit le frigo et y reposa le pot de confiture au hasard avant de se tourner vers Joyeon :

« Tu peux pas prévenir quand tu chamboules toute l’organisation de mon frigo ?

— Y a pas eu grand-chose à chambouler, il était presque vide, ton frigo.

— Y avait ce qui m’était nécessaire pour vivre seul, nuance, et si tu te prends pour un sauveur parce que t’as fait les courses, détrompe-toi : j’ai l’habitude de me faire livrer, t’avais pas besoin de t’en occuper.

— Et toi t’as pas besoin de te montrer désagréable toute la journée, Yesun. Je t’ai dit que je partirais pas, mais qu’en échange je te laisserais tranquille ; j’aimerais que t’en fasses autant.

— Oh, tu veux que je te laisse tranquille ?

— À choisir entre ça ou me faire rabaisser par un crétin méprisant, je préfère encore que tu m’évites, oui.

— Parfait, dès que je trouve un truc à bouffer, je te laisse.

— Y a un bol de potage sur la table.

— Je parle d’un truc bon, Park, pas de ton potage de grand-mère.

— J’en étais sûr… Y a des biscuits dans l’un des placards : si tu mets la main sur le paquet, tu peux les avoir.

— Tu te fous de ma gueule, c’est ça ? râla Yesun.

— Bah oui, je les ai posés sur le plan de travail.

— Ok, cool.

— Même pas un merci ? s’enquit Joyeon en suivant Ye-sun du regard tandis que l’autre se dirigeait lentement jusqu’à l’endroit indiqué.

— Visiblement, non.

— Ça m’apprendra à avoir le cœur sur la main.

— Alors

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