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Cinq tableaux: Roman psychologique
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Livre électronique270 pages4 heures

Cinq tableaux: Roman psychologique

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À propos de ce livre électronique

« On s’en fiche de la photo. Moi, ce que je veux savoir, c’est pourquoi Gustave Léger, fils de collectionneur, a vendu toute la collection de son père, sauf cinq tableaux, les cinq tableaux précisément qu’il a donnés au musée ? »

Quels secrets recèlent ces cinq tableaux ? Bien malgré lui, Marc, guide-conférencier au musée des Beaux-Arts de Lyon, se voit rattrapé par le passé et doit entreprendre une quête de la vérité pour découvrir l’origine de ces toiles. Cinq oeuvres qu’il a bien connues lorsqu’il était étudiant en histoire de l’art et qui ravivent à leur manière, le souvenir de sa soeur retrouvée morte un soir d’automne au pied d'un immeuble abandonné.

Marc parviendra-t-il à faire le deuil de sa soeur à travers l'enquête sur ces tableaux mystérieux ? Réponse dans ce roman psychologique poignant

EXTRAIT

Au milieu des années quatre-vingts, j’ai exercé un métier qui n’a pas de nom. J’écrivais des textes à propos de tableaux puis je les lisais à haute voix. Mon auditeur m’écoutait sans rien dire. Quand j’avais fini, il me tendait une enveloppe où se trouvait mon salaire. J’étais étudiant en histoire de l’art. Une fois par mois, toujours à la même place, je m’asseyais en face de lui et je lisais. Au début mal assurée, ma voix prenait possession du lieu dont la lumière changeait en fonction des saisons, mais, toujours, il était là, face à moi, silencieux, immobile, me fixant de ses yeux grands ouverts qui ne me voyaient pas, les iris tournés vers le plafond. Il regardait quelque chose sur la surface blanche, mais ce n’était qu’un signe de la maladie qui s’installait progressivement. Le contour des objets devenait de plus en plus flou. Les lignes se déformaient. Des taches noires encombraient le centre de sa vision. La première fois, j’avais eu la sensation qu’il me scrutait, mais lorsqu’il s’était levé, ses mains hésitantes avaient palpé le dossier d’un fauteuil. Elles avaient saisi une canne à l’extrémité recourbée et l’avaient dirigée devant son long corps maigre de vieil homme, tapant sur le sol à petits coups rapides. J’étais resté pétrifié sur le divan, incapable de lui porter une aide qu’il ne réclamait pas, alors qu’il marchait vers la porte, enfermé dans la nuit qui s’imposait à lui et interdisait la jouissance des tableaux légués par son père, dont il voulait se délivrer, mais pas avant de les avoir vus une dernière fois, par le truchement des histoires que j’en raconterais. Perdre ses jambes lui aurait été moins pénible, m’avait-il confié un jour. Il perdait la vue, tel un Œdipe puni, mais pour quelle faute ? Il ne le disait pas.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Anne Richet vit près de Lyon. Après un premier roman paru aux Éditions Siloë, elle signe ici un récit dense empreint de sensibilité et de mystère, où chacun de nous est invité à porter un nouveau regard sur les oeuvres d’art en laissant libre cours à son imagination.
LangueFrançais
ÉditeurMarie B
Date de sortie3 mars 2017
ISBN9791093576145
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    Aperçu du livre

    Cinq tableaux - Anne Richet

    fortuite.

    Au milieu des années quatre-vingts, j’ai exercé un métier qui n’a pas de nom. J’écrivais des textes à propos de tableaux puis je les lisais à haute voix. Mon auditeur m’écoutait sans rien dire. Quand j’avais fini, il me tendait une enveloppe où se trouvait mon salaire. J’étais étudiant en histoire de l’art. Une fois par mois, toujours à la même place, je m’asseyais en face de lui et je lisais. Au début mal assurée, ma voix prenait possession du lieu dont la lumière changeait en fonction des saisons, mais, toujours, il était là, face à moi, silencieux, immobile, me fixant de ses yeux grands ouverts qui ne me voyaient pas, les iris tournés vers le plafond. Il regardait quelque chose sur la surface blanche, mais ce n’était qu’un signe de la maladie qui s’installait progressivement. Le contour des objets devenait de plus en plus flou. Les lignes se déformaient. Des taches noires encombraient le centre de sa vision. La première fois, j’avais eu la sensation qu’il me scrutait, mais lorsqu’il s’était levé, ses mains hésitantes avaient palpé le dossier d’un fauteuil. Elles avaient saisi une canne à l’extrémité recourbée et l’avaient dirigée devant son long corps maigre de vieil homme, tapant sur le sol à petits coups rapides. J’étais resté pétrifié sur le divan, incapable de lui porter une aide qu’il ne réclamait pas, alors qu’il marchait vers la porte, enfermé dans la nuit qui s’imposait à lui et interdisait la jouissance des tableaux légués par son père, dont il voulait se délivrer, mais pas avant de les avoir vus une dernière fois, par le truchement des histoires que j’en raconterais. Perdre ses jambes lui aurait été moins pénible, m’avait-il confié un jour. Il perdait la vue, tel un Œdipe puni, mais pour quelle faute ? Il ne le disait pas.

    Lorsque j’avais fini, je rassemblais mes feuillets et je grimpais sur mon vélo. Je m’en allais de l’autre côté du cours Albert Thomas. Du haut de mon balcon, je braquais mes jumelles en direction de sa maison et je tentais d’apercevoir, à travers les grands arbres qui la cachaient en partie, par-delà la fenêtre ouverte de son bureau, l’indice d’une présence : sa silhouette sombre se déplaçant le long des murs, le mouvement d’un rideau, mais je ne voyais rien, condamné à l’imaginer dans le lieu que je venais de quitter, dans la seule pièce où j’avais eu le droit d’entrer, sur les murs de laquelle étaient accrochés les tableaux, chacun à sa place, tableaux qu’il ne pouvait plus voir, seulement sentir à côté de lui, avec leurs grands corps démesurés, leurs femmes immobiles, leurs couleurs ternies. Les aurait-il touchés qu’il n’aurait perçu que des surfaces rugueuses, sèches, cassantes, faites de colle et de pigment, frustré de ne pas retrouver au bout de ses doigts la douceur des soieries, le modelé des visages, tout ce que ma voix avait eu le pouvoir de faire renaître de ces univers clos et figés, où rien ne changeait, où chaque objet, chaque corps, chaque ombre avaient été placés une fois pour toutes, là où le peintre l’avait décidé, la femme nue à côté de la colonne, le vieillard à côté de la femme, l’enfant devant la porte, les petits cadres sur le guéridon, le bouquet de roses sur la table, la fumée de cigare soufflée sur les grosses joues de l’enfant, les anémones sur la cheminée et le perroquet vert sur le doigt de la religieuse. Du haut de mon balcon, à travers le verre grossissant de mes jumelles, je le cherchais derrière son bureau, devinant ses mains posées à plat, son corps droit et rigide dans son complet-veston étriqué, vieillot, comme étaient vieillots les rideaux, les tapis, le divan de velours rouge, le fauteuil aux bras en forme de lion où il s’asseyait, face à moi, derrière une table basse sur laquelle étaient posés de petits gâteaux secs à la cannelle ou au cumin. Il se taisait. Il m’écoutait. Je lisais et à la fin il me disait qu’il aimait ma voix. Elle avait le pouvoir de lui rendre ce qu’il avait perdu. Ses intonations basses et lentes faisaient vibrer l’air d’une façon particulière, comme celles des acteurs qui tout à coup dans le noir de la scène se mettent à parler et font jaillir, de leurs paroles, un monde clair, lumineux, compréhensible d’où brusquement le chaos se retire.

    Parfois, je l’apercevais marchant dans son jardin, une femme à ses côtés, en blouse bleu ciel, plus très jeune. Elle n’était pas sa femme, mais son aide-ménagère. C’était elle qui m’ouvrait la porte puis surveillait mon entrée dans le bureau. C’était elle qui m’épiait à travers la caméra mobile située au-dessus du portillon, à un angle qui lui permettait d’observer toute la rue. La caméra se déplaçait au gré de mes mouvements. Inexpressif et froid, l’œil de l’objectif s’arrêtait net sur moi, alors que je ne faisais rien d’autre que d’attacher mon vélo à un poteau, à l’aide d’un hypothétique cadenas qui avait davantage le rôle de me rassurer que celui de me garder des voleurs. Mais qui aurait voulu d’un vélo rafistolé maintes fois avec des rustines de fortune, dont je pensais, chaque fois que je le prenais, que sa simplicité rudimentaire tenait un rôle essentiel dans ma vie. Lequel précisément ? Je l’ignorais. Peut-être de me faire sentir, toucher du doigt, combien était précaire l’équilibre de mon existence ; un petit choc, un seul accroc sur mon parcours et je pouvais basculer à gauche, à droite, je pouvais chuter, comme étaient précaires les deux jambes flageolantes de Gustave Léger, marchant sur l’allée de gravier, accompagné de la femme en blouse bleue, petite, maigre, fragile, dont les regards me transperçaient jusqu’au cœur. Que faisait-il sur cette allée ? De l’exercice physique, quelques mouvements des jambes qui lui permettaient d’éviter l’ankylose ? Il n’allait jamais très loin, s’arrêtait au portillon donnant sur la rue puis rebroussait chemin jusque dans sa maison où il disparaissait de ma vue.

    « Décrivez-vous ! » m’avait-il ordonné la première fois. « Vous êtes trop jeune. Vous ne saurez pas faire. Je serai déçu. Est-ce que vous comprenez ce que je vous demande ? »

    Je ne le comprenais pas. Mais la perspective de gagner de l’argent sans avoir à dire des choses idiotes au téléphone ou prendre à la file des commandes dans un fast-food me semblait préférable à tout ce à quoi étaient destinés les étudiants fauchés comme moi. Je n’avais aucune idée de la façon dont j’allais procéder. J’étais reparti avec quelques billets en acompte, qui me permettraient de tenir une ou deux semaines jusqu’à ce que je trouve une solution. Et cette solution, dans mon appartement vide du quatrième étage du cours Albert Thomas, je finirais bien par la trouver. J’avais l’inconscience de la jeunesse.

    Les uns après les autres, j’observais les tableaux. Ils défilaient sur le mur blanc de mon salon, sous forme de diapositives qu’il m’avait laissé prendre afin de faciliter mon travail. Je réglais le projecteur pour obtenir la netteté maximale mais parfois je ne le faisais pas et les images restaient floues devant mes yeux, comme elles l’avaient été pour lui lorsque la maladie avait montré les premiers signes. Quelque chose se préparait. La lumière se retirait lentement. Désormais dans sa vie il faisait toujours sombre. Il ordonnait que les rideaux soient tirés, les volets, ouverts, les lampes, allumées. Que la lumière entre à flot dans son bureau, dans sa chambre, dans chaque recoin de sa maison, qu’on fasse venir mille lampes, mille spots et qu’on éclaire tout, d’une lumière rageuse, violente, afin que les objets de nouveau apparaissent dans leur netteté coupante, tranchante, mais peine perdue, l’obscurité était là, tapie dans ses yeux. Il n’y avait pas d’issue. Les larmes coulaient sur ses joues rêches. Il ne les retenait pas. Il abhorrait les jours de grand soleil. Lui, le fervent amoureux des lumières d’été, il était soulagé lorsque l’aide-ménagère annonçait une journée grise. Ce n’était pas ses yeux. C’était le temps d’automne. En cette saison, la lumière se raréfie. Elle est moins éclatante, moins triomphante. Ce mensonge puéril lui procurait un moment de répit. Il se tournait vers ses tableaux. Quelqu’un, la nuit, avait recouvert chaque toile d’un vernis sombre pour l’empêcher de voir. Il ne distinguait les détails qu’à l’aide d’une loupe qu’il approchait au plus près pour retrouver ce qui l’avait tant de fois réjoui, les boutons de nacre de la jeune mariée, oui, ils étaient bien là, il pouvait encore les compter, les plis de la longue robe rouge du vieillard amoureux, il en distinguait encore le soyeux, et les pattes crochues du perroquet vert, elles étaient bien crochues, posées sur le doigt mince de la religieuse. C’était pour ces détails qu’il aimait ses tableaux, ces toutes petites choses de rien du tout que seul un observateur attentif repère, qui le réjouissent parce qu’elles excitent en lui le plaisir toujours neuf de la découverte, ces détails qu’il avait tant de fois examinés et qu’il ne voyait plus. Disparus. Engloutis. De ces tableaux tant de fois contemplés afin que chaque contemplation apporte la surprise d’une chose qu’il n’aurait jamais vue, le bonheur illusoire de l’œuvre inépuisable, il ne restait que de grandes masses sombres, où de loin en loin il se rappelait qu’à cet endroit il y avait eu un pied, l’ombre d’un parapluie sur un parquet ciré, une joue ronde et rouge comme une pomme rebondie. Sa mémoire défaillait. Capable, il y a quelques mois, de faire surgir, lorsqu’il fermait les yeux, des bribes d’images, elle ne lui livrait plus que de pâles lambeaux décolorés. Lentement je réglais la mise au point. Les visages reprenaient leurs formes. Les couleurs retrouvaient leur vivacité, les objets, leur précision. C’était ainsi qu’il me demandait de travailler. Je devais réussir par la force de mes textes à recréer de façon éphémère la netteté de ses tableaux afin qu’il puisse une dernière fois leur dire adieu et s’en détacher.

    Mais comment faire ? Lorsque je me laissais enfermer dans des descriptions trop précises, que je me perdais dans mes recherches pointilleuses sur tel ou tel courant de peinture et que, seul, arpentant mon salon, je lisais à haute voix les textes que je venais d’écrire, de mon écriture fébrile et désordonnée, ceux-ci me semblaient sans consistance. Ce n’était pas ce qu’il voulait. Je devais aller plus loin, fouiller en moi, laisser tomber mes résistances, accepter que des histoires adviennent. Je regardais les femmes. L’imposante Bethsabée vêtue de son drap bleu, la jeune lectrice brune et sa compagne blonde, la sévère religieuse dans sa longue robe noire, la gentille jeune mariée, la femme en jaune. Toutes, elles me regardaient. Elles m’observaient. Elles attendaient. Elles n’étaient pas pressées, curieuses pourtant de savoir ce que j’allais raconter. Cela les amusait. Elles attendaient depuis si longtemps. Lorsque Gustave Léger serait assis devant moi, il faudrait que je me lance. De quoi aurais-je peur ? Ce serait comme un jeu. Tu te rappelles, Marianne, comme nous aimions jouer, toi et moi, dans le grand jardin de l’enfance, disparu lui aussi sous les strates de la vie.

    Ma première lecture avait mal commencé. Mes yeux se posaient de façon anarchique sur les mots que pourtant je connaissais par cœur. Je savais où ma voix devait devenir descendante. Je savais où je pouvais reprendre mon souffle. Je discernais parfaitement les virgules, les points. Plusieurs fois je m’étais exercé, dans mon grand salon vide, debout, marchant comme un acteur, les feuillets à la main, mais là, dans le bureau de Gustave Léger, je ne reconnaissais pas ma voix. Bredouillante, trop basse, elle n’était pas à la hauteur. Mes yeux restaient rivés sur les lignes dont le sens se perdait. Puis un toussotement, un frottement de pied, un raclement de gorge m’avaient averti que quelqu’un m’écoutait. J’avais levé les yeux, réajusté mes feuilles et regardé mon auditeur. Il se tenait dans une concentration totale, les mains sur les genoux. Ma voix était devenue plus chaude, plus grave. J’avais tourné les pages les unes après les autres. Ma voix s’était raffermie. J’avais pris confiance. Je m’étais détendu.

    J’étais allé jusqu’au bout et lorsque je m’étais arrêté, le silence s’était fait. Il était resté sans réaction, puis il avait souri et m’avait dit : « C’est exactement ce que je voulais entendre. Un jour, moi aussi, je vous raconterai l’histoire de ces tableaux. Vous saurez comment ils sont parvenus jusqu’à moi. »

    Pensif, il s’était levé. À l’aide de sa canne, il s’était dirigé vers eux. Il avait fait ce qui est strictement interdit dans tous les musées du monde, ce que chacun, pourtant, brûle de faire, toucher, sentir sous ses doigts le grain du tableau, comme si le toucher pouvait nous rendre plus vivants, plus proches, plus humains les visages, les peaux, les regards. Les uns après les autres, il avait passé délicatement ses doigts sur les grandes surfaces peintes, comme s’il voulait, encore une fois, les posséder. « Donner mes tableaux à un musée, c’est une catharsis nécessaire, avait-il dit, la façon la plus radicale de mettre ma vie en accord avec ce que je suis devenu. » Puis il avait ajouté à propos du tableau de Bethsabée : « Alors, vous aussi, vous voyez quelqu’un derrière la fenêtre grillagée. J’ai toujours été le seul à le voir. Nous sommes deux maintenant. »

    J’ai retrouvé les textes, empilés sur une étagère au fond de ma bibliothèque. Le papier a jauni. Il exhale une odeur désagréable de moisi. J’ai reconnu la typographie de l’Olympia qui m’a servi de machine à écrire mais les mots que ma main avait rajoutés à certains endroits, d’une écriture épaisse et brouillonne, me semblaient avoir été écrits par quelqu’un d’autre. Ma mémoire objective me disait que c’était moi. Je revoyais les circonstances. Mais quand mes yeux s’arrêtaient au hasard de phrases, je ne me rappelais rien. Tout était oublié. Je me trouvais dans la situation d’un personnage de film auprès de qui le metteur en scène se plaît à faire surgir celui qu’il était une vingtaine d’années plus tôt. Je savais que le jeune homme avec ses cheveux ébouriffés, ses jambes maigres serrées dans un jean sans style qui marchait dans une pièce désertée par ses anciens occupants était moi, mais j’avais du mal à l’admettre. L’une après l’autre, je tournais les pages. Je me laissais happer par des mots, des passages, des noms de personnages. Certaines comparaisons me semblaient mieux trouvées que d’autres. Remontait à la surface celui que j’étais à cette période de ma vie. Des souvenirs réapparaissaient. J’ai replacé les textes là où ils n’avaient pas bougé depuis vingt-cinq ans.

    Mes parents m’avaient laissé dans cet appartement avec le strict nécessaire pour vivre. Je devais assurer les visites de sa mise en vente. J’occupais le fond du grand salon, où était déposé, sur le sol, un matelas, à côté de grands morceaux de bois d’une bibliothèque démantelée, seul vestige des quinze années qu’ils avaient vécues dans ce lieu. Les autres pièces étaient vides. Pour une raison que j’ignorais, les visites se faisaient de plus en plus rares. La fin du délai fixé par mes parents approchait. Lorsqu’ils m’appelaient au téléphone, leurs soupçons à mon égard se confirmaient. Je ne faisais aucun effort pour présenter les choses. Je manquais des occasions. Ils me menaçaient de venir eux-mêmes. Mais j’étais sûr qu’ils n’en feraient rien. Ils ne remettraient plus jamais les pieds ici.

    « Il y a quelqu’un derrière votre histoire, m’avait dit Gustave Léger, à la fin de ma première lecture. Une femme. » Puis il avait tourné son visage dans ma direction et c’était comme si j’avais senti le feu de son regard entrer à l’intérieur de moi.

    Je n’avais pas réagi. Mon vélo, sur le macadam brillant de la nuit, avait tangué plus que d’habitude. Chez moi, j’avais baissé tous les stores électriques. Allongé sur mon lit, j’avais écouté les battements irréguliers de mon cœur puis je m’étais endormi. Le lendemain, je m’étais rendu dans mon club de gymnastique. La fille à queue-de-cheval qui donnait les cours du soir, auxquels seules des femmes assistaient, était là. À la fin de chaque séance, elle mettait une musique douce. Elle éteignait les lumières. Les corps allongés sur le sol, dans leurs vêtements assombris par la pénombre de la salle, avec leurs bras en croix, leurs jambes en diagonale, avaient l’air d’être morts. Lorsque j’arrivais pour la séance suivante, je les observais derrière la baie vitrée. Je me demandais à quel moment ils allaient se redresser, reprendre part à la vie. Parfois le doute me prenait. C’étaient des corps de femmes mortes qui ne se redresseraient jamais.

    Deux ou trois fois par semaine, je venais dans ce lieu pratiquer, avec d’autres, des exercices de musculation, du saut à la corde, des abdominaux. Ils me libéraient pendant une heure de la sensation d’oppression qui me comprimait les poumons. Mes douleurs à la tête s’apaisaient. Je n’avais plus de crampes intercostales. Ensuite je me douchais puis j’écrivais mes textes, laborieusement, sans joie, pour de simples contingences financières.

    Et voilà que je les ai retrouvés, ces textes, soigneusement rangés dans des chemises dont chacune porte un titre, un nom, une date, cinq minces dossiers reliés par un élastique, comme ceux qu’on classe dans les caves des administrations et qui contiennent une part archivée de nos vies.

    Bethsabée au bain, Paolo Véronèse, 1575.

    La Lecture, Henri Fantin-Latour, 1877.

    Vert-Vert, François Fleury-Richard, 1804.

    Une Noce chez le photographe, Pascal Dagnan-Bouveret, 1879.

    Fleurs sur une cheminée au Cannet, Pierre Bonnard, 1927.

    Cinq tableaux qui font aujourd’hui partie de la collection permanente du musée des Beaux-Arts de Lyon, dont je suis l’un des conférenciers.

    Du cours Albert Thomas jusqu’à l’avenue Rockefeller, nous n’avions pas eu à nous déplacer longtemps. Le corps de Marianne avait été découvert près du mur encerclant la réserve d’eau, puis transporté à huit cents mètres de là, à l’intérieur du bâtiment de la médecine légale. Personne ne nous a accueillis. Nous avons attendu dans un vestibule aux murs couverts de carreaux blancs. Derrière une porte vitrée, un bureau vide, des affiches colorées. Qui nous avait appelés ? Un homme ? Une femme ? Papa n’avait pas eu besoin de réveiller maman. Elle avait tout de suite été debout, près de lui, cherchant à comprendre les mots de l’inconnu à travers le combiné. Que disait-il ? Marianne. Un corps avait été retrouvé. Il n’était pas certain que ce soit elle. Elle avait disparu. Le corps devait être identifié. Comme tous les corps trouvés sur la voie publique. C’était la loi. Tous les trois, côte à côte, petit groupe d’humains resserré dans le vestibule vide. On l’avait amené vers cinq heures du matin. Était-ce pour laver plus facilement les traces de sang que tout était recouvert de ces petits carreaux blancs qu’on pose aussi dans les toilettes des écoles ? La lumière du soleil passait à travers la fenêtre du bureau. Elle donnait une clarté froide à ce lieu où nous ne savions que faire, agissant par réflexe, étrangers à nous-mêmes. Nous avions pris place dans un monde qui était fait de carreaux blancs, de portes fermées, d’odeur de chlore et de silence. Il n’était pas huit heures du matin. Pourquoi nous avoir fait venir si tôt ?

    « C’est pénible à voir » a fait remarquer à mes parents un homme en sarrau bleu et chaussures en papier — l’homme du téléphone ? Le médecin ? Un agent de la médecine légale ? — Il ne s’est pas présenté. J’étais jeune. Pour l’identification, mes parents suffisaient. J’ai insisté. Il préférait m’avertir. C’était facile à comprendre. Nous sommes entrés dans une pièce blanche dont la fenêtre principale donnait sur l’avenue Rockefeller. Les voitures défilaient les unes derrière les autres, sans qu’on n’entende le bruit des moteurs. J’imaginais les conducteurs les mains posées sur le volant. Sur un lit métallique, le corps était dissimulé par un drap bleu. Derrière les fenêtres fermées, les voitures étaient trop rapides pour qu’on distingue autre chose que leur mouvement ininterrompu. Devant le drap relevé, maman a dit : « Ma fille. Mon enfant. Mon bébé. » Puis elle a sangloté contre l’épaule de papa. Je suis resté derrière eux. Je ne me suis pas approché. Le corps de Marianne était nu. Il m’a semblé intact. La poitrine se soulevait. Marianne respirait. J’ai regardé le visage. Je me suis mis à pleurer, tandis que l’homme au sarrau bleu a de nouveau couvert le corps. Les vêtements de Marianne et son sac étaient sous scellés. Il nous était interdit de les emporter. Une enquête était ouverte. Les vêtements seraient transmis à la police scientifique. Il était le médecin désigné pour pratiquer l’autopsie.

    Quand nous sommes revenus dans le vestibule, le bureau était ouvert. La lumière du soleil éclairait violemment un pan du mur. Une femme derrière la porte vitrée arrangeait son maquillage. J’ai regardé maman. Elle s’était habillée à la va-vite, jogging sans forme, vieille paire de baskets, pas coiffée. Son rouge à lèvres avait coulé. Sous ses yeux, deux lignes noires de rimmel. Elle ressemblait à un clown égaré d’un cirque ou échappé de l’hôpital psychiatrique dont les grilles n’étaient pas loin de là. La femme a présenté des documents à mes parents. Elle leur a demandé de les lire puis de signer, s’ils étaient d’accord. Pour le résultat de l’autopsie, il faudrait écrire au magistrat chargé de l’enquête. C’était la loi. On nous l’avait déjà dit. On est parti le long de l’avenue Rockefeller. On a cherché la voiture. Papa et maman se sont disputés, faisant jaillir l’un contre l’autre des paroles de colère qui ne les quitteraient plus, comme ne quitteraient plus ma mère, les jours de dépression, son jogging sale et ses chaussures avachies, qu’elle met pour arpenter la ville, dit-elle, le long du Rhône ou de la Saône, dans les lieux qui échappent à la vigilance et où elle craint chaque fois de tomber sur un corps, un corps de jeune fille, faisant du footing toute seule le long d’un fleuve, quelle imprudence, on ne laisse

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