Le bois de la discorde
Jeanjean avait guetté toute la journée sa soirée douillette, le coin de son feu, sa pipe et son journal, et voilà que quelqu’un s’était apparemment incrusté chez lui. Quelqu’une plutôt. C’était en effet Lucie Dubreuil, l’ancienne institutrice du village, qu’il trouva attablée avec Jeanine devant un verre d’eau-devie. Pas étonnant que Jeanjean ait entendu les éclats de voix depuis l’extérieur. Car Lucie Dubreuil était une « forte en gueule ». Hommasse, grande et rouge, elle avait toujours mené son monde à la baguette, y compris ses élèves, dont Aurore avait fait partie. Mais son autorité et sa rigueur avaient eu pour contrepartie, car elle était en retraite depuis cinq ans, l’excellence de son enseignement. Restée célibataire, elle avait consacré sa vie à son métier et, à présent qu’elle avait quitté le logement de l’école, elle vivait seule dans une petite maison où elle recevait parfois la visite d’anciens élèves qui avaient sué sous ses dictées ou problèmes, mais reconnaissaient après coup ses mérites. Cependant, elle le disait haut et fort : elle s’ennuyait à cent sous de l’heure, et Jeanjean apprit bientôt qu’elle venait tout simplement proposer ses services sur la liste de Thouvenot, histoire de reprendre langue avec ce village qu’elle adorait et qu’elle voyait « bien mal barré avec l’autre zigoto ». « Rien que ça ! » se dit aussitôt Jeanjean, contrarié.
Devant son silence embarrassé, Lucie Dubreuil se récria, devinant les réticences de Jeanjean. C’est parce qu’elle était une femme, n’est-ce pas ? Il dut bien avouer que oui et qu’on n’avait jamais vu ça à Remancerey. C’était vrai qu’à cette époque, un très faible pourcentage de femmes faisait partie des conseils municipaux.
– Et pourquoi pas ? intervint Jeanine.
Oh ! l’ancienne institutrice avait dû bien lui monter le bourrichon, à sa femme ! pensa Jeanjean.
– C’est quand même un peu grâce à moi que votre gamine est arrivée là où elle est !
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