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Les Orphelins du roi - Intégrale 3
Les Orphelins du roi - Intégrale 3
Les Orphelins du roi - Intégrale 3
Livre électronique550 pages8 heures

Les Orphelins du roi - Intégrale 3

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À propos de ce livre électronique

Ils avaient tous un point en commun. Mais ce n’était pas celui qu’on leur faisait croire.

La guerre éclate, les masques tombent. Felix doit lutter pour sa propre survie, mais il comprend aussi qu’une autre est menacée: celle du continent entier.
LangueFrançais
Date de sortie30 sept. 2020
ISBN9782897655242
Les Orphelins du roi - Intégrale 3
Auteur

L.P. Sicard

LOUIS-PIER SICARD est un écrivain québécois né en 1991. Après avoir remporté plusieurs prix littéraires, tels que le concours international de poésie de Paris à deux reprises, L.P. Sicard publie sa première série fantastique en 2016, dont le premier tome se mérite la même année le Grand prix jeunesse des univers parallèles. Outre la parution d’une réécriture de Blanche Neige, en 2017, il publie également la trilogie Malragon, aux éditions ADA.

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    Aperçu du livre

    Les Orphelins du roi - Intégrale 3 - L.P. Sicard

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    PROLOGUE

    Ses pas résonnaient comme autant de coups d’un maillet de justice ; Taylor feignait de ne point les entendre, le corps entier rivé vers la fenêtre, au-delà de laquelle la nuit avait pour seule image son reflet ondoyant par la clarté des flambeaux appliqués aux murs intérieurs. Plus le Conquérant s’approchait, plus Taylor grinçait des dents. Sa bourde était impardonnable, il n’avait nul besoin qu’on le lui rappelât. Le seul point positif était qu’il était toujours en vie ; qu’il aurait bientôt tout le loisir de se venger et de faire payer ces jeunes gardiens pour leur insolence.

    Les pas du Conquérant s’immobilisèrent. Taylor releva posément le menton en inspirant longuement. L’heure de son châtiment était venue, il le savait. Taylor aperçut d’abord son reflet sur le vitrail : vêtu de ces mêmes habits amples et gris, son corps légèrement recourbé sous le poids des années s’agençait parfaitement avec la sérénité de son visage. Cette étincelante mais sombre énergie se trouvait toutefois au creux de ses yeux, cette vitalité pénétrante ainsi qu’une braise au chatoiement frémissant ; dans cet éclat mystérieux et avide gisait toute la cruauté du monde. Taylor, qui s’était attendu au sermon le plus cuisant, sursauta presque lorsqu’une main se posa calmement sur son épaule. Les lèvres du Conquérant s’approchèrent tant de son oreille qu’il perçut avec un certain agacement la chaleur de son haleine.

    — Si je n’avais qu’un verre à t’offrir, que voudrais-tu y boire ? s’enquit-il de sa voix dont l’enrouement n’altérait point la clarté.

    Taylor se contenta de demeurer immobile.

    — Voudrais-tu que je l’emplisse de remords, de fiel ou de déshonneur ? poursuivit énigmatiquement le Conquérant. Choisirais-tu le poison ou l’élixir ? As-tu soif de bataille ; es-tu repu de contritions ? Ou encore, t’enivrerais-tu aveuglément de ce que j’y verserais, fût-ce une boisson à la ciguë ?

    Il fit se retourner Taylor d’une pression du bras et tous deux se retrouvèrent face à face. Le Conquérant lui tendit une coupe en or dont le liquide était agité d’ondoiements sous les tremblements de son bras. Taylor ne se fit pas prier pour la saisir. Ses yeux se plongèrent ensuite dans le fluide sombre.

    — Qu’y vois-tu ? l’interrogea le Conquérant.

    — Je…

    Il se tut : au travers des vaguelettes mourantes, seul son propre visage était réfléchi.

    — J’y vois un désir de vengeance, conclut Taylor avec fermeté. L’envie de détruire Élador jusqu’à la dernière brique, jusqu’au dernier hurlement, jusqu’à la dernière goutte de sang.

    Le Conquérant eut l’air satisfait et se détourna.

    — Alors, bois.

    Taylor étudia inutilement le contenu de sa coupe. Se pouvait-il que le Conquérant y eût versé quelque insipide poison ? Souhaitait-il ainsi le punir d’avoir laissé s’échapper deux gardiens alors qu’ils se trouvaient ici, entre les murs d’Émor ? Dans quelques secondes, il se retournerait et considérerait son refus de boire comme un affront. Taylor glissa nerveusement une main dans sa chevelure, puis avala d’un trait sa coupe. Il toussota à quelques reprises. Un goût amer lui picotait la langue.

    — L’émenyme véreuse est une des plantes les plus intrigantes, commença le Conquérant en effleurant distraitement de ses doigts la gravure d’un arbuste sur le mur. Plus d’un s’est vu mourir sans avoir commis la moindre faute, sans blessure ni fièvre ; il faut près de trois mois avant que sa toxine agisse dans le corps humain. Elle est, vois-tu, pareille à cet espion qui se faufile entre les murs d’un château, qui coquette et roucoule ses inutiles paroles à qui veut bien les entendre, recelant dans ses habits une lame aussi courte qu’affûtée. Tous deux frappent lorsque la garde est baissée, tous deux tuent sans cor ni cri.

    Il tourna brusquement les talons et dévisagea profondément Taylor jusqu’à le faire vaciller. Il n’y avait plus la moindre douceur dans ses traits : tout exprimait la froideur et l’implacabilité.

    — Tu disposes de trois mois pour me rapporter la tête de ces gardiens ! hurla-t-il en serrant les poings. Seulement lorsque celles-ci serviront de festin aux corbeaux, saignant au zénith au bout d’une pique ; seulement lorsque leurs pouvoirs se joindront aux miens, seulement là tu auras droit à l’antidote. Tue, si tu souhaites survivre, et meurs, si tu échoues.

    Il fallut quelques secondes pour que Taylor se tirât de son effroi.

    — Mais, elle, que fera-t-elle ?

    Entre ces deux hommes de connivence, il n’était nul besoin de la nommer pour la désigner.

    — Si l’émenyme est pareille à l’espion, Worganne est pareille à l’émenyme, déclara pensivement le Conquérant. Voilà quatre semaines écoulées depuis son départ. Les plans ont fort changé, mais elle saura s’adapter. Hors de ma vue.

    Laissant choir la coupe de ses doigts moites, Taylor faillit trébucher sur sa cape en empruntant le couloir de ses appartements. Tout son corps était crispé sous l’impuissance et la colère qui l’envahissaient alors. Incapable de contenir sa rage, il dégaina son épée et l’envoya frapper contre la table d’un salon, qui se fendit en deux sous l’impact. Sa folie furieuse se déchargea de nouveau lorsqu’il entailla les deux pattes d’une chaise, transperça un plastron d’ornement et renversa un chandelier éteint sur le plancher de marbre. Par chance, nul ne se trouva en travers de son chemin à cet instant. Incapable de contenir sa fureur, il lança son glaive de toutes ses forces. Celui-ci vola jusqu’à fracasser en mille éclats de verre la fenêtre qui se trouvait là. Un vent des plus froid se mit alors à souffler à l’intérieur du salon. Haletant, Taylor progressa vers la croisée, la vitre crépitant sous son pas, et contempla le royaume enneigé s’étendre devant lui. Depuis la tour où il se trouvait à ce moment, il en avait une vue pittoresque. Indifférent aux flocons qui l’assaillaient de toutes parts, il sentit une puissance indicible s’immiscer en lui. Non, il ne laisserait pas ces gardiens le déjouer ; il ne les laisserait pas le vaincre aussi aisément ! Demain, le royaume d’Émor en entier prendrait la route vers Élador. Demain, au carillonnement du tocsin, tous les hommes prendraient les armes afin qu’Élador ne devînt plus qu’un monticule de cendres et d’ossements.

    Taylor s’appuya sur la bordure glaciale de la fenêtre et laissa le froid lui emplir les poumons. Il ferma les yeux, savourant ce dernier instant de paix avant l’ultime tempête… et il hurla de toutes ses forces, hurla à en déchirer le cœur de la nuit. Alors qu’il tendait le bras vers le zénith enténébré, un éclair dévastateur déchira les nuages sombres et s’abattit sur les flots immobiles de la mer gelée. La guerre qui naissait cette nuit serait la dernière d’Urel, et il ne la perdrait pas !

    I

    LES PRÉPARATIFS

    Felix Vortan entra dans sa chambre comme l’aurait fait un voleur, notant le moindre détail de toutes choses, des pétales desséchés des écheveux décorant la table aux motifs quadrangulaires ornant son couvre-lit. Il lui sembla ne pas avoir mis les pieds dans cet endroit depuis si longtemps qu’il sentit le besoin de vérifier le contenu de ses tiroirs : sa corne des échos ainsi que ses vêtements s’y trouvaient toujours. Il s’empara de son épée de bois, qu’il venait tout juste de reprendre du quartier général des chasseurs, et l’examina de plus près avant de la déposer dans le tiroir : la lame boisée gardait les traces de tous les affrontements auxquels Felix avait participé sur Élador. Sans doute l’une de ces marques était-elle issue de cette fois où il avait vaincu Jonny à l’horlogière, et celle-là, plus profonde que toutes les autres, évoquait assurément son duel contre Bruce, ce dernier combat mené avant que le bois eût fait place au fer entre ses doigts. Les temps avaient durement changé ; heureusement rien n’était à même de vaincre ses souvenirs.

    Le zénith matinal peinait à franchir la fenêtre couverte de givre, aussi la pièce apparaissait-elle plus sombre qu’à l’ordinaire. Les derniers jours ne laissaient nullement présager un retour aux températures normales, et Felix n’aurait d’autre choix que de s’accoutumer à ses pieds et mains gelés en permanence. La seule vue de son matelas moelleux lui donna l’envie de s’y laisser tomber afin de sommeiller longtemps encore, mais il savait trop bien que l’heure n’était pas à la paresse. Il déposa deux cœurs de poire sauteuse sur la table afin de nourrir chaque plant d’écheveu. Sans eux, sa chambre serait par trois fois plus froide. Il n’eut guère le temps de se retourner que les visqueuses langues des végétaux s’emparèrent de leur repas. Avec un certain regret, il quitta son lit des yeux et referma la porte derrière lui, plongeant sa clé métallique au fond de sa poche.

    Ils étaient nombreux à être rassemblés au rez-de-chaussée. Plusieurs l’attendaient, semblait-il, puisqu’on l’observa fixement descendre les escaliers depuis le deuxième étage, comme s’il avait été la reine d’un bal. Dans un flot de murmures, on lui libéra une place sur un canapé situé devant l’âtre fumant. Depuis les évènements des dernières semaines, depuis la trahison du comte Dubreuil, le retour de Gardenoir, l’emprisonnement de Noah et l’identification de Taylor en tant que gardien de la foudre, Felix n’avait pas encore accordé de temps à ces apprentis qui partageaient son logement et, jusqu’à tout récemment, la plupart des formations avec les maîtres des guildes. Il s’avoua néanmoins étonné : il aurait parié que Jonny aurait déjà pris un énorme plaisir à divulguer tous ces secrets au premier venu. Il se rappela alors que son ami avait été absent lors du dernier affrontement, dans la forêt voisine du royaume.

    — Alors, vas-tu enfin nous raconter les détails de cette mission vers Émor ? s’enquit Sam le premier. Comment toute cette histoire s’est-elle terminée ?

    Nicolas, Mike, Jonny, Matt, Jade, Jeanne, Anton, Niki, Emma, et même Bruce se trouvaient assis aux côtés du roux. Tous les apprentis ayant embarqué à bord de l’Abyssal quelques mois plus tôt se revoyaient unis, malgré tous les désaccords et mésententes de naguère. Un toussotement forcé attira l’attention de Felix vers sa droite tandis qu’il prenait place.

    — Nous te devons tous les trois des excuses, le devança Jade avec une contrariété évidente.

    Elle fit un geste las en direction de Bruce et d’Anton.

    — Nous avons été dupes de nous associer avec Noah, acheva-t-elle en soupirant. Nous avons bien compris que ce regroupement des pacifistes n’était qu’une énorme blague. Nous voulions que tu saches que nous étions de ton côté, à présent.

    Malgré tout son inconfort que trahissaient des gestes nerveux, comme celui de replacer incessamment une mèche de ses cheveux derrière son oreille, sa dernière phrase avait un aplomb qui fit croire à Felix qu’elle ne changerait pas son fusil d’épaule une seconde fois. Jade lui tendit une main, que l’intéressé s’empressa aussitôt de serrer. Le tour de Bruce vint également, lui qui profita de la situation pour adresser à Nicolas et Niki un sourire bêtement désolé, puis, enfin, celui d’Anton, qui n’osa regarder quiconque dans les yeux.

    — Alors ? s’impatienta Sam.

    Felix soupira à son tour. Il n’avait jamais particulièrement aimé être le centre de l’attention. À ce titre, il avait sans équivoque eu le pire cheminement d’apprenti du royaume entier.

    — J’imagine que Jonny vous a tout raconté jusqu’à…

    — Jusqu’au moment où vous êtes débarqués de cet énorme chariot tiré par des bêtes ! acheva Mike, débordant d’intérêt et d’excitation.

    Felix entreprit de leur exposer les évènements manquants au récit, depuis la capture de Nicolas et de Niki, jusqu’à l’arrivée des espions, de Brage, Durem et Lyncée, qui vainquirent à eux seuls des dizaines d’opposants sans être blessés.

    — Ça alors ! s’exclama Jonny en se levant d’un bond de son siège. Lyncée et Durem se sont battus côte à côte et j’ai manqué ça ? J’ai accepté de rester tranquillement ici pendant cette bataille…

    Sa tirade se poursuivit encore longuement, mais à voix si basse que Felix n’en perçut qu’un ronchonnement.

    — Mais, qu’arrivera-t-il, maintenant ? s’inquiéta Emma. Jonny nous disait que la guerre était inévitable.

    — Je crois qu’il a raison. Je suis navré de vous l’apprendre. Émor est en route vers nos murs, il n’y a rien de plus sûr que ça.

    Felix déglutit, comme surpris par le poids de ses propres paroles. Il n’avait pas encore eu la chance de discuter avec la reine ou Durem au sujet des temps à venir, mais il était certain que le royaume ne tarderait pas à être mis au fait. La porte de l’horlogière s’ouvrit avec fracas tandis que trois silhouettes s’y engouffraient l’une à la suite de l’autre dans un tourbillon de vent et de neige. Il s’agissait de Durem, Vleed et Réfys. Tous les apprentis se redressèrent dans un mutisme absolu. Jamais n’avait-on vu le maître de la guilde des combattants, qui plus est accompagné du conseiller de Sa Majesté, débarquer dans leur logis. Durem balaya les adolescents de ses yeux plissés, une main plaquée contre son armure scintillante, puis les arrêta sur Felix.

    — Felix, Nicolas et Niki, la reine vous convie dans son château. Quant aux autres, veuillez demeurer ici jusqu’à nouvel ordre. D’importantes informations vous seront transmises sous peu.

    — Et moi, je ne viens pas ? s’offusqua Jonny en levant les bras de découragement.

    Jade gloussa comme son ex-petit ami faisait la moue. Durem se contenta de secouer la tête. Les trois gardiens se vêtirent en hâte de leurs vêtements d’hiver, mirent leurs bottes qui reposaient sur la pierre avoisinant le foyer et enfoncèrent sur leur tête le bonnet de laine que leur avait confectionné la guilde des artisans. Vleed serra discrètement la main de Felix en lui envoyant son sourire le plus chaleureux. Felix jeta par-dessus son épaule un œil à ses amis qu’il abandonnait à nouveau et, ne sachant se décider sur le faciès à adopter, demeura neutre. La porte se refermant mit un terme à cette inutile contemplation.

    — Ils n’ont pas le temps de raconter leurs aventures qu’ils repartent aussitôt pour une autre ! se lamenta Matt avec autant d’admiration que de déception.

    — Oh, ça va, n’en rajoute pas ! pesta Jonny en se croisant les bras sur le fauteuil. Si je rate un autre combat de Lyncée, je vous garantis qu’ils me le paieront cher !

    Les trois amis furent escortés jusqu’à la salle du trône. Chaque fois que Felix s’y était rendu, c’était pour apprendre une mauvaise nouvelle. Aujourd’hui, il ne s’attendait pas à ce que la tendance changeât. Ses appréhensions se confirmèrent lorsqu’il aperçut le visage distrait de la reine Amanda, absorbée par le royaume enneigé par-delà les fenêtres. Il y distingua une certaine rougeur, comme si elle avait pleuré quelques minutes auparavant, mais ne put en être sûr. Elle occupait son trône, seule dans cette vaste pièce où le moindre son faisait écho. Les gardes s’inclinaient imperceptiblement au passage de Durem, qui tenait au creux de son coude son heaume poli. Ainsi que le voulait la coutume, il s’agenouilla devant Sa Majesté, intimant les autres invités à faire de même. La reine ne bougea point les yeux, froide à cette politesse machinale.

    — Tous les chariots tirés par des bêtes ont sombré au fond de la mer, souffla-t-elle ainsi qu’une lamentation. Confirmez-vous ces faits, gardiens ?

    Il fallut un certain temps à Felix pour comprendre ce dont parlait la reine. Le souvenir de leur évasion d’Émor, les flots glacés se déchirant lui revinrent en mémoire.

    — Oui, il n’y en avait que trois, et seul celui que nous avons volé demeure intact, confirma Niki, le devançant.

    La reine tourna alors son menton vers le duc Réfys, qui tressaillit.

    — De combien de jours disposons-nous encore ?

    Elle inspira douloureusement et sembla sur le point de défaillir.

    — Où allons-nous ? D’où venons-nous ? se plaignit-elle sans lui laisser l’occasion de répondre. Il me semble tenir cet éprouvant discours pour la centième fois. Cette guerre aura-t-elle donc lieu, afin d’un jour s’achever ? Que nous périssions ou vainquions m’importe peu ! Mais battons-nous enfin, que cette agonie cesse !

    — Majesté… Majesté, balbutia Réfys.

    — Ne vous en faites pas, accourut Durem en lui baisant la main, tout un royaume vous appuie et vous encourage. Tenez bon, ma reine.

    Cette intervention aussi simple que naïve contribua néanmoins à lui redonner un semblant de vitalité. Elle s’éclaircit doucement la voix avant de poursuivre :

    — Combien de jours, Réfys ?

    — Une vingtaine, tout au moins, répondit le conseiller. L’hiver ne fait que s’aggraver ; dans un tel climat, un bataillon ne peut aller plus rapidement sans s’affaiblir.

    Felix commençait à se questionner sur les raisons motivant leur participation à cet échange.

    — Ceci nous offre un délai raisonnable, affirma Vleed en inclinant respectueusement le tronc. Si Votre Altesse le souhaite, nous partirons vers Filane dès la nuit tombée. Vous pourrez espérer notre retour dans moins d’une semaine. Peu importe ce qu’est cette arme légendaire qui se trouve au-delà des murs de cette mystérieuse tour, nous la rapporterons ici, entre vos mains.

    L’on désirait donc découvrir le mystère de la Tour d’Émerose ! Felix sentit son cœur faire un bond : sa propre vie, ainsi que celle de tant d’Éladoriens, avait été risquée pour ce seul objet. L’arme qui s’y trouvait, comme le lui avait dit Barbemousse à travers le murmureur, était assez puissante pour plonger Urel entier dans l’ombre. La reine acquiesça silencieusement à la requête du chef des espions, qui se redressa l’échine. Amanda, se cambrant sur l’accoudoir de son trône, se releva sans adresser un mot à son assistance et s’approcha d’une des fenêtres de la pièce, comme à son habitude lorsqu’elle prenait les décisions les plus poignantes.

    — Chaque fois que je regarde ce royaume, commença-t-elle d’une voix rêveuse et mélancolique, mon cœur se gonfle à la fois d’amour et d’impuissance. Que pouvons-nous contre la horde impitoyable du Conquérant ? Que peut un peuple paisible contre la soif de violence, la cupidité mariée au fer et la tyrannie ? Ces mots ne font guère partie de son langage ; il ne sait parler que par la paix, il ne veut que pêcher, cultiver ses terres, s’éblouir de ses enfants qui grandissent…

    Elle se retourna vivement vers Durem, auquel elle lança un regard presque suppliant.

    — Je les imagine jusque dans mes cauchemars, je les entends marcher, je perçois la vibration de leurs tambours… Il nous a fallu près d’un mois pour ériger une muraille qui ne nous procurera que quelques heures de résistance ; à quoi nous servira un entraînement militaire de 20 jours ?

    — Ayez confiance, Amanda, intervint Durem avec autant d’autorité que la situation le permettait. La défaite prend racine dans la peur. Ressaisissez-vous, ces gardiens porteront justement leur titre ; il ne s’agira pas d’une armée ordinaire.

    Le maître combattant se tourna alors vers ses apprentis.

    — Vous vous chargerez d’entraîner une troupe de 100 hommes et femmes selon les pouvoirs que vous possédez. Je ne vous demande pas si cette tâche est trop ardue, je vous demande de la réussir. Prenez votre courage et votre détermination en main ; le peuple vous chérira et vous obéira ; leur survie repose en vous. Felix, l’interpella-t-il en obtenant immédiatement toute son attention, tu iras près du quartier de Brage avec ton groupe. Nicolas, tu occuperas la grève ; et Niki, je te réserve la zone près de l’horlogière. S’il vous faut du matériel, demandez et vous recevrez. Moi qui suis maître me retrouve à votre service, gardiens.

    — Attendez une minute, s’interposa Nicolas. Vous voulez que nous entraînions 100 guerriers ? Mais comment ? Je ne connais rien à la guerre !

    — Qu’importe ! s’emporta Durem. Ce qu’il te faut connaître, ce sont tes pouvoirs ! D’anciens esclaves m’ont rapporté la manière dont tu parviens à déchirer le sol d’un seul sortilège. Que te faut-il de plus ?

    Des pas provenant de derrière interrompirent la discussion. Florence, un air de détermination habitant ses traits plissés, s’immobilisa à quelques mètres du groupe.

    — Et moi, où me retrouverai-je ?

    Durem parut aussi étonné qu’enjoué de cette irruption.

    — Dans le jardin royal, princesse.

    Durem pivota de nouveau vers la reine avec insistance.

    — Majesté, laissez-nous seulement tenter le coup, et je vous donne ma parole que cette guerre n’est pas perdue d’avance. Nous en avons déjà longuement discuté : avec l’aide des gardiens et de la clé d’émerose, toutes les chances seront de notre côté.

    La reine ferma les yeux.

    — Faites, Durem, faites à votre guise. Je n’ai désormais pour vous que mon entière confiance.

    Felix, qui aurait volontiers pris un peu de temps pour poser toutes les questions qui lui passaient par la tête, prit conscience qu’il ne s’était pas trompé en s’imaginant entraîner une centaine d’individus à lui seul. Durem, aidé de maints messagers, convoqua tous les volontaires du bourg et de l’horlogière l’après-midi même. Des lettres décachetées furent déposées sur les comptoirs des commerces ; des ordonnances furent placardées sur toutes les surfaces ; le mot se propagea de bouche à oreille, si bien que le royaume entier fut mis au courant de l’extraordinaire réunion qui se tiendrait quelques heures plus tard au centre même du royaume.

    Le moment venu, s’y rassemblèrent un demi-millier d’hommes et de femmes de tous âges, qui entourèrent progressivement le maître combattant et les quatre gardiens d’Élador. Plus la foule s’accroissait, plus Nicolas paraissait nerveux. Felix fit plusieurs tours sur lui-même : il reconnut Jasmine, Garrel et Marielle, qui lui envoyèrent la main, de même que Jonny et le reste des apprentis de sa cohorte. Bientôt, le regroupement fut complet, et l’on n’attendit plus un autre volontaire. Durem n’eut qu’à lever un bras afin de faire taire les quelques-uns qui discutaient à voix basse. On n’entendit alors que les semelles mordre faiblement la neige tandis que certains sautillaient dans l’espoir de réchauffer leurs membres engourdis.

    — Nous voici réunis, peuple d’Élador ! s’écria-t-il vigoureusement. Il n’y aura plus un seul secret, plus une ambiguïté : je serai entièrement franc avec vous.

    Durem laissa planer un silence tendu, au cours duquel il inspira si profondément que sa cuirasse métallique se souleva de sa poitrine. La fébrilité du peuple était palpable.

    — L’armée émorienne atteindra notre muraille d’ici une vingtaine de jours. Les rumeurs que vous avez entendues sont fondées. Cette guerre n’est plus hypothétique ; elle est bien réelle, et les guerriers que vous affronterez alors le seront tout autant.

    S’ensuivit un foisonnement de murmures inquiets ou affolés. Felix aperçut des femmes enlacer leurs maris et leurs enfants ; d’autres se couvrir le visage d’un mouchoir voletant au vent. Au cours du dernier mois, bien que les Éladoriens aient érigé une barricade en vue de cette guerre, plus d’un avait secrètement nourri l’espoir de ne jamais avoir à s’en servir.

    — Bien sûr, Émor a 10 fois plus d’hommes que nous, je ne vous mentirai pas en affirmant le contraire, poursuivit Durem d’une voix tout aussi puissante. Oui, ils seront plus armés que nous. Mais ne nous concentrons pas sur nos faiblesses ! Car nous avons de ces forces uniques, ajouta-t-il hargneusement en désignant les Tétradors de sa large main. Ces gardiens, qui n’étaient que des apprentis, ont désormais en eux une force inégalable. Ils vous apprendront comment la mettre à notre avantage. Nous diviserons tous les gens ici présents en quatre groupes. Chaque jour, jusqu’à l’éclatement de cette guerre, vous vous entraînerez avec votre gardien respectif. Lyncée le ménestrel et moi-même nous chargerons également de l’entraînement des volontaires restants.

    Felix échangea un regard incertain avec les autres gardiens.

    — Nous avons toute la nuit pour y penser, le rassura Niki à voix basse. Dès le zénith couvert, rendez-vous dans ma chambre, à l’hologière, afin de tout planifier.

    — Y a-t-il des gens qui s’opposent à cette méthode de fonctionnement ? voulut s’assurer Durem en scrutant les alentours.

    Lorsqu’il demanda plutôt à la foule qui était d’accord avec la méthode, les Tétradors ne virent que des poings se lever progressivement dans les airs. Ils furent plus qu’étonnés de constater que ces femmes qui s’épanchaient en larmes un instant plus tôt furent les premières à se redresser dignement l’échine. On procéda aussitôt à la division des groupes : les Tétradors s’éloignèrent les uns des autres tandis que la foule se séparait pour choisir un gardien. Felix, voyant la masse s’agrandir autour de lui, aperçut non loin d’où il se trouvait un baril sur lequel s’élever. Niki le remarqua du coin de l’œil et, trouvant cette initiative ingénieuse, grimpa sur la bordure large de la fenêtre d’un bâtiment, s’appuyant à la toiture basse pour garder son équilibre. De cette position, les deux gardiens avaient une vue plus nette des Éladoriens qui seraient désormais sous leur tutelle. Au loin, il vit Nicolas, qui semblait plus nerveux que jamais, et Florence les imiter peu après. Felix attendit que les derniers volontaires, parmi lesquels se trouvaient notamment Jonny, Sam et Mike, soient répartis avant de prendre la parole :

    — Bonjour, bonjour à vous tous ! lança-t-il un peu maladroitement. Tout ce qu’il vous faut savoir, pour l’instant, c’est que notre point de rendez-vous sera, chaque jour, près du quartier général des chasseurs.

    Il chercha le regard de Durem en quête d’approbation, mais le trouva fort occupé avec Lyncée le ménestrel, qui venait d’arriver sur la place publique. Il remarqua que son cœur battait anormalement vite ; s’adresser à autant d’individus l’indisposait considérablement.

    — Nous nous donnerons rendez-vous dès 10 heures chaque matin. Prenez un bon petit-déjeuner et habillez-vous chaudement. Si vous en avez le temps et le besoin, il vous sera possible de passer par les forges afin de vous munir d’une véritable épée. Je vous dis donc « à demain ! » et compte sur votre participation pour gagner cette guerre !

    On l’applaudit aussi fortement que le permettaient des mains gantées. Finalement, ce discours s’était déroulé cent fois mieux qu’escompté ! Malgré le brouhaha et la multitude, les quatre gardiens éloignés parvinrent à échanger un regard : plus que jamais, les prochains jours risquaient de les tenir grandement occupés !

    Des clochettes tintèrent lorsque Vleed pénétra dans la demeure de Vixen. Cette mesure de sécurité, quoique d’une simplicité naïve, contribuait à sécuriser l’espionne ainsi qu’à lui permettre de dormir plus confortablement. Vixen accueillit son hôte avec un étonnement manifeste, bien qu’il fût l’un des seuls à pouvoir entrer chez elle sans au préalable avoir frappé à la porte.

    — Vleed ? Oh, je ne m’attendais pas à te voir ce soir !

    Le chef des espions retira son pardessus enneigé et le suspendit à la patère. Le teint de Vixen rosit délicatement tandis qu’elle replaçait ses cheveux et balayait inutilement sa longue jupe de ses mains afin de la lisser.

    — La reine a accepté ma requête, expliqua-t-il en prenant place sur une chaise. Nous partons demain en direction de Filane.

    — Tu as donc la clé ? questionna-t-elle, saisie d’un intérêt soudain.

    Pour toute réponse, Vleed se contenta de tapoter doucement la poche saillante de sa chemise, à l’endroit où battait son cœur.

    — Je me chargerai de mettre Volt au courant, poursuivit le chef. Nous pourrons utiliser le chariot et les bêtes afin de progresser plus rapidement ; ils ne leur seront d’aucune utilité pour les semaines à venir. Sauras-tu te charger de nos provisions de nourriture ?

    — Bien sûr, tu peux toujours compter sur moi…

    Sa phrase se termina sur une note étrange, comme si elle avait cherché à la poursuivre, mais n’avait pas trouvé les mots nécessaires. Elle haussa les sourcils, se retourna vers une armoire, comme pour momentanément fuir le regard de son invité, et en ressortit une bouteille de vin.

    — À ce départ, alors ?

    Vleed esquissa un de ses rares sourires par les temps qui couraient. Il s’y trouvait cependant un certain air désolé.

    — Ce sera pour une autre fois, Vixen, refusa-t-il poliment. Il y a trop à prévoir, trop à penser en ce jour pour embrouiller mon esprit.

    Elle parut extrêmement dépitée, bien qu’elle tentât de ne montrer aucun signe de sa déception. Vixen déposa le vin sur la table et joignit ses deux mains en haussant les épaules.

    — À demain, alors.

    — Oui, à demain, répondit Vleed en reprenant en main son long manteau noir.

    L’espionne, en le voyant ainsi s’apprêter à la quitter, en vint à se demander pour quelle raison il avait pris la peine de retirer son pardessus, s’il n’avait prévu de rester à l’intérieur qu’une vingtaine de secondes. L’avait-elle indisposé ? Des doutes s’insinuant dans son esprit lui confirmèrent qu’il n’y aurait, en ces temps difficiles, nulle place laissée aux petits plaisirs et, surtout, que le tapage violent du fer et de la pierre enterrerait chaque murmure des cœurs.

    Les feuillages affaissés des arbres s’échouaient sur la surface du lac, comme autant de chutes immobiles aux couleurs diaprées. Il s’agissait de ces endroits inégalables où la nuit retenait son averse, où l’on pouvait s’imprégner de tous ces charmes nocturnes, du vent doux, de la tiédeur lénifiante et de l’obscurité rassérénant les âmes tourmentées. Là, même l’hiver ne pouvait plonger ses griffes glaciales dans les terres ; il y régnait un mysticisme protecteur que les plus grands esprits n’auraient su expliquer. Les genoux à demi enfoncés dans un sable soyeux, les yeux clos et la respiration ample, Iris laissait les vaguelettes des flots clairs lui caresser les hanches, ne se souciant pas plus de sa gaze mouillée que de l’heure tardive. La brise agitait mollement ses cheveux d’ombre tissés, sa poitrine, que sa posture droite avançait, se soulevait au rythme lent de sa respiration, alors que son visage, éblouissant de son éternelle jeunesse, témoignait d’une sagesse égale à sa beauté. Depuis plusieurs mois, voire quelques années, elle ne s’était pas retrouvée dans cet étang ; elle ne s’y obligeait que lorsque venait le temps de prendre les plus pénibles décisions qu’une reine ait à prendre, que lorsque la nécessité de réfléchir à s’en épuiser s’imposait. Il lui arrivait, dans ces instants de placidité tendus, semblables aux quelques secondes de silence précédant la tombée de la faucheuse sur le bois de la justice, de fredonner ces airs que seul son peuple connaissait ; la musique avait un indescriptible effet pour conduire les réflexions jusqu’à la plus accessible sortie des profondeurs idéelles.

    Le son de pas s’enfonçant dans le sable à quelques mètres d’elle, inaudible pour quiconque n’aurait bénéficié de cette sensibilité qu’accordent les transes, la tira de sa transcendance. Iris devina, sans même se retourner, que sa servante venait lui transmettre les informations demandées.

    — Sont-elles toujours aussi indisposées à m’écouter ? s’enquit la reine avirie de sa voix cristalline.

    Comme chaque fois que Phodèle avait une indésirable nouvelle à annoncer, elle se tordit bras et jambes et maintint un moment de silence avant de lancer :

    — Leur confiance en vous, ma reine, est toujours entière, mais il faudra leur prouver d’une manière ou d’une autre que ce conflit les concerne. Quelques-unes m’ont fait savoir que la paix passait par la réclusion, et non par l’affrontement.

    Si Iris trouva cette nouvelle désespérante, elle n’en montra pas un signe. Elle ne fit que hocher la tête de cette manière qui fit comprendre à Phodèle que la reine la remerciait pour le service rendu et n’avait plus besoin d’elle. La servante, sans un mot de plus, se retira. Iris demeura longtemps encore près de l’étang de sa forteresse secrète avant de se relever. Il lui restait encore une chose à faire avant d’enfin se reposer.

    Iris s’engagea dans un corridor de son castel qu’elle se refusait d’ordinaire d’emprunter. On ne pouvait y progresser qu’avec difficulté : les racines, le lierre envahissant et la mousse épaisse avaient contribué, au rythme des années, à obstruer le passage jusqu’à l’obliger à y marcher accroupie. De plus, ce passage à l’étroitesse accentuée était entièrement plongé dans l’obscurité ; Iris n’avait nul besoin de lumière pour retrouver son chemin. Elle arriva enfin devant une porte massive en bois que rongeait une mousse grisâtre. Il n’était pas nécessaire d’être perspicace pour deviner qu’on ne l’avait pas ouverte depuis plusieurs années. Elle glissa dans la serrure oxydée une clé tout aussi vieille avant d’actionner le lourd loquet de sa main libre : la porte s’ouvrit sur une grande pièce renfermant une lourde odeur d’humidité ferreuse. Où que se posât son regard, celui-ci tombait une des armes composant un arsenal parmi les plus extraordinaires : cette salle abritait toutes les armes ayant jadis été utilisées lors des antiques guerres auxquelles avaient participé les Aviris, à l’époque où les conflits des hommes étaient également les leurs. Iris fit glisser ses doigts sur l’arme fétiche des Aviris, dont elles seules connaissaient le secret : un projectile circulaire formé de trois lames courbées, minces et tranchantes, qu’on utilisait à la manière d’un boomerang. En son centre, du cuir avait été greffé au fer afin de permettre à la main de rattraper l’arme sans y laisser ses doigts. Les restes d’un sang évaporé dans une marque de rouille maculaient le trilame qu’elle empoigna avec une prestesse que n’avaient altérée les décennies d’absence. Elle fit un mouvement gracieux en le faisant onduler au bout de ses lestes doigts, puis le reposa dans le cercueil de poussière où il gisait à son arrivée. Outre les armes, il se trouvait dans cette pièce d’anciens traités de paix, rembrunis par les âges ; des cartes couvertes de gribouillis au fusain ; ainsi qu’une couronne en or abîmée dont les cavités vides rappelaient ses pierres volées. En l’apercevant, Iris posa une main agitée de tremblements sur son cœur. Ses yeux se fermèrent d’eux-mêmes tandis que ses souvenirs lui dessinaient le visage sanglant de sa sœur mourant sur un champ de bataille. Elle eut un frisson et rouvrit les paupières ; de ses prunelles noires s’écoula une larme qu’elle laissa choir de ses joues violettes à ses pieds.

    II

    À MON SIGNAL

    Le vent sibérien leur fouettait les joues tout en leur rappelant, avec une précision certaine, la moindre imperfection de leurs habits de neige par où le froid parvenait à s’immiscer. Le chariot filait à vive allure, longeant la côte du continent vers le royaume de Filane. Vleed, rênes en main, avait choisi de partir plusieurs heures avant l’apparition du zénith. De cette façon, ils bénéficieraient d’un plus grand nombre d’heures de clarté lorsque viendrait le temps de s’engouffrer dans la forêt, car il ne suffisait pas, pour atteindre le royaume détruit lors de la guerre des Lames, de franchir la mer gelée ; celui-ci était à l’abri, loin dans la profonde forêt. Le port le plus rapproché de l’endroit où était jadis situé le château de Filane se trouvait à une dizaine de kilomètres de ses murs. D’ailleurs, il était hors de question pour le chef des espions de dormir dans le chariot lorsque la nuit suivante et ses flocons tomberaient : cette position les aurait rendus extrêmement vulnérables à la fois au vent et à la vue de quiconque serait tenté de les espionner. Vleed avait été clair à ce sujet : l’imminence de la guerre et les multiples trahisons dont Élador avait été victime le contraignaient à être sur le qui-vive en permanence. Cet état d’alerte lui conseillait vivement de trouver refuge dans la forêt dès le recouvrement du zénith par ses nuages gris.

    Vixen et Volt, recroquevillés dans un coin de l’habitacle à aire ouverte, tentaient de conserver le peu de chaleur qu’il leur restait. À ce titre, comment Vleed parvenait à garder ses mains aux courroies de cuir et sa position debout demeurait pour eux un mystère. Assurément, ses doigts devaient avoir perdu toute sensibilité sous l’emprise de la basse température. Malgré tout, il était demeuré sourd à l’offre de Volt de le remplacer à la barre. Sa concentration et son assiduité à la tâche étaient en effet exemplaires. Vleed savait pertinemment que le sort du royaume entier reposait entre ses mains : le contenu de la Tour d’Émerose, si présente dans le folklore des trois royaumes, allait jusqu’à hanter chacun de ses rêves et cauchemars.

    Il devait être 22 h lorsque Vleed avoua enfin avoir besoin d’une pause autour d’un feu. L’ordre fut donné aux bêtes de cesser leur course dans une anse calme. Les trois espions purent se dégourdir les jambes après avoir offert aux montures attelées des morceaux de viande crue qu’ils avaient apportés à cet effet. À l’aide d’une corde au diamètre impressionnant, ils attachèrent le chariot au tronc de l’arbre le plus massif et entreprirent dès lors de se séparer les tâches en vue de la prochaine nuit.

    — Volt et Vixen, occupez-vous d’abord de chercher des branches pour notre abri. Entre-temps, je me charge du feu. Il nous fera un grand bien de nous réchauffer les mains.

    Vleed savait d’expérience que de nombreuses heures étaient nécessaires pour construire un abri suffisamment fourni afin de passer la nuit dans un confort relatif. Il lui arrivait fréquemment de poser une main sur sa poitrine afin de s’assurer que la clé d’émerose s’y trouvât toujours. Nul autre que lui ne connaissait mieux tous les risques encourus afin de s’emparer de ce seul objet.

    Trouver du bois sec s’avéra plus difficile qu’on l’aurait cru : la neige et la glace s’étaient déposées partout. Vleed parvint néanmoins à amasser quelques brindilles, écorces et branches, suffisamment pour créer un petit monticule, en dessous duquel il étala de petites traînées de poudre depuis une fiole. Il frappa deux pierres l’une contre l’autre, et des étincelles transformèrent le tout en un brasier chaleureux. Pendant ce temps, Vixen et Volt avaient réussi à former une sorte d’abri, à l’intérieur duquel ils étalèrent des branches de lumarba au sol en guise de tapis lumineux. Comme le bois était frais, une faible chaleur s’en dégageait toujours. Cette nuit serait sans doute plus confortable que prévu, tant qu’aucun ennemi ne se trouvait dans les parages.

    Felix n’avait pu cacher son épatement de voir apparaître, malgré le froid et l’heure hâtive, la centaine d’Éladoriens qui l’avaient rejoint le jour précédent. Comme prévu, tous s’étaient rendus au point de rendez-vous, situé près du quartier général, mais cette fois vêtus d’une tenue d’entraînement et armés d’une épée fraîchement forgée, d’une hache de guerre ou d’une masse d’arme. La nuit précédente, comme convenu avec Niki, les quatre gardiens s’étaient rencontrés dans la chambre de l’apprentie afin de planifier les séances d’entraînement. Florence, à ce titre, avait réussi à obtenir l’assentiment de sa mère, à condition que deux gardes demeurent postés à l’entrée de l’horlogière durant toute leur conversation. Les apprentis, dans une admiration générale, s’étaient étonnés de la présence de la princesse d’Élador dans leur logis, et leurs discussions, alors qu’ils étaient réunis autour d’un foyer, eurent pour sujet principal les cheveux, les habits et, surtout, les intentions de Sa jeune Majesté. Les Tétradors mirent près d’une heure pour convenir d’un plan d’action : Nicolas, qui était jusqu’alors peu enthousiaste à l’idée de diriger plus de 100 miliciens, eut un regain d’énergie. Felix, ayant bien en mémoire les détails de l’entraînement à venir, avait pensé à emporter tout l’équipement nécessaire : une dizaine de boucliers en fer légers, d’arcs et de flèches ; une poche emplie d’abats de bétail encore frais ; ainsi qu’un panier de petits boulets de canon, dénichés dans le quartier général des navigateurs, que Cynthia avait empilés en guise de décoration.

    Il ne fallut que cinq minutes avant que son corps commençât à frissonner. Chacun avait de la neige jusqu’au genou. Mieux valait se dégourdir les jambes dès maintenant pour permettre au sang de mieux circuler et à ses membres de se réchauffer. D’ailleurs, il vit, d’après les bras croisés et le souffle glacial qu’expiraient les volontaires, que leurs pensées abondaient dans le même sens. Il fut inutile de demander le silence, comme le froid enlevait à chacun l’envie de discuter.

    — Bonjour à vous tous ! les salua Felix, qui avait gardé quelques mètres de distance avec le reste du groupe. Tout d’abord, laissez-moi vous féliciter d’avoir respecté l’heure de notre rendez-vous.

    Il croisa le regard de Jonny parmi la petite foule. Ce dernier semblait impatient de découvrir ce que son ami leur avait préparé et, surtout, de montrer aux autres ce dont il était capable.

    — Je vous rappelle, poursuivit le gardien de l’eau, que vous êtes réunis ici afin que nous puissions nous préparer pour la guerre qui approche à grands pas et, plus particulièrement, afin de vous initier aux pouvoirs que je possède. De cette manière, il nous sera possible de les utiliser plus efficacement et d’accroître l’avantage qu’ils nous procureront sur le champ de bataille.

    Son cœur battait plus rapidement qu’à la normale. Malgré tout, il fut étonné de sa propre éloquence.

    — Je crois qu’en premier lieu, il faut que je vous montre en quoi consistent mes pouvoirs. Sachez que je demeure ouvert à toutes les questions et propositions. Nous formons une équipe.

    Felix fit dos au groupe avant d’élever un bras. Pour sa première démonstration, il avait déjà fait son choix : le sortilège de destruction.

    — Desto !

    Une vague prit forme au bout de ses doigts, se mut en remuant la neige puis déferla bruyamment sur les arbres de la forêt. Des exclamations retentirent derrière lui. Une telle démonstration confirmait l’existence de phénomènes surnaturels et confondit les quelques sceptiques qui demeuraient. Il entreprit ensuite de faire la démonstration des autres sorts : la protection, par laquelle une barrière de pluie compacte vint former un demi-cercle autour de lui ; la métamorphose, qui lui conféra l’apparence extraordinaire d’un humanoïde pourvu de nageoires acérées et de branchies ; et enfin, l’invocation, faisant se matérialiser, sous l’œil ahuri des spectateurs, l’énorme et redoutable dyrdimon armé de son trident. La créature profita de son incarnation pour se ruer vers les Éladoriens, qui eurent tout juste le temps de dégainer leur épée avant que Felix annulât le sortilège.

    — Désolé pour ça, je n’ai pas eu le temps de l’apprivoiser tout à fait, lança-t-il, un peu mal à l’aise. Mais… vous avez eu un excellent réflexe de dégainer. Justement, passons au premier entraînement.

    Sa diversion porta ses fruits : la peur encore présente dans la foule laissa place à une curiosité énergique. Felix s’empara d’un arc enfoncé dans la neige folle et empoigna de son autre main une flèche ordinaire.

    — Cette bête que vous avez aperçue est connue sous le nom de dyrdimon, commença-t-il comme un conteur déclame le début de son histoire favorite. Inutile de tout connaître de cette créature pour savoir qu’elle est extrêmement agressive et a l’air, manifestement, difficile à entraîner. Si nous parvenions à dompter le dyrdimon de telle sorte à le diriger droit sur l’ennemi, nous risquerions de perdre bien vite le compte des têtes qui s’empileront au bout de son trident !

    Quelques rires s’élevèrent des volontaires. Le sourire de Felix s’élargit.

    — Pour ce faire, nous aurons besoin d’un seul outil : de la nourriture !

    Il fit signe à Mike de lui apporter le seau empli d’abats. Celui-ci fit une grimace en le soulevant à bout de bras. Felix le remercia d’un hochement de tête avant de poursuivre son enseignement.

    — Vous devinez probablement ce qui va suivre, s’exclama-t-il en embrochant un foie de poulet sur la flèche qu’il tenait. Aussitôt que le sort d’invocation sera lancé, les archers désignés auront pour tâche d’approcher la viande du nez de la bête, puis de la tirer vers les lignes ennemies. L’odeur suffira à l’attirer jusqu’à

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