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La folie du roi 01
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Livre électronique609 pages9 heures

La folie du roi 01

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À propos de ce livre électronique

Par une nuit glaciale, dans un sanctuaire reculé de campagne, une femme s’embrase comme une torche. Et dans les yeux d’Ennery Orokien, roi d’Inglend, brûlent déjà les premières lueurs de la Folie du roi. Alors que la riche Frièze et la fanatique Astagne lorgnent avec envie son pays, le roi s’égare un peu plus chaque jour dans une démence destructrice, décuplée par la crainte de l’infertilité de sa reine et les promesses d’une maîtresse ambitieuse. Sentant un vent de changement les menacer et reniflant les affres de la guerre désormais inévitable, les grandes familles de l’Inglend s’entredéchirent au sein des murs de la Tour du roi. Au centre de la Tour, dont les escaliers sans fin colportent des milliers de rumeurs et abritent les larmes et les excès de ses riches habitants, Charles désespère: lui seul connaît véritablement son souverain et le mystérieux mal qui le ronge. Quand Ennery décapite le riche duc de Garrenfield, Charles le libertin se voit contraint d’épouser sa terne héritière pour sauver son roi… et l’Inglend.
LangueFrançais
Date de sortie3 juin 2014
ISBN9782894856406
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    Aperçu du livre

    La folie du roi 01 - Bégin-Robitaille Maude

    5, rue Sainte-Ursule

    Québec (Québec) G1R 4C7

    Téléphone : 418 692-0377

    Télécopieur : 418 692-0605

    www.michelbrule.com

    Distribution : Prologue

    1650, boul. Lionel-Bertrand

    Boisbriand (Québec) J7H 1N7

    Téléphone : 450 434-0306 / 1 800 363-2864

    Télécopieur : 450 434-2627 / 1 800 361-8088

    Impression : Imprimerie Lebonfon inc.

    Mise en page et couverture :Paul Brunet

    Révision : Élaine Parisien

    Correction : Karen Dorion-Coupal, Érika Fixot

    Photographie de la couverture : iStockphoto - Diana Hirsch

    Les éditions Michel Brûlé bénéficient du soutien financier du gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC et sont inscrites au Programme de subvention globale du Conseil des Arts du Canada.

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour des activités de développement de notre entreprise.

    © Maude Bégin-Robitaille, Les éditions Michel Brûlé, 2014

    Tous droits réservés pour tous pays

    Dépôt légal — 2014

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque et Archives Canada

    ISBN : 978-2-89485-639-0

    978-2-89485-640-6 (ePUB)

    Avec les années, la plèbe en vint à appeler ce mal la « Folie du roi ». Aussi étonnant que cela puisse paraître, les pauvres gens de la Cité sous la Tour étaient plus à même que n’importe quel courtisan de déceler ce trouble chez les riches et les puissants. Il leur suffisait de scruter les signes, de remonter en une trame concise les faits rapportés par les lavandières de la Tour du roi. Il est vrai que l’influence perverse de cette maladie avait probablement plus de répercussions directes sur leurs vies simples que nous ne pouvions nous l’imaginer, du haut de nos infranchissables murs et de nos Tours frappant aux portes du ciel. Cette affection pouvait agir sur les ordonnances des magistrats, les paroles des ducs, les sermons et les bénédictions des prêtres corrompus de la Trinité et, surtout, sur les décisions du roi. Notre roi, mon roi, Ennery, celui qui fut l’incarnation même de ce vice, qui lui donna son nom aujourd’hui célèbre, qui vécut, souffrit et mourut par lui. Et toujours cette folie brûlante qui, d’année en année, prenait possession de son âme, gangrenant son cœur déjà érodé par les affres du pouvoir.

    On murmure dans les antichambres que notre souverain contracta la Folie du roi contre le corps soyeux d’une prostituée astagnate, marionnette aux yeux d’ange du roi rival. Je peux vous assurer que cette partie de l’histoire est véridique. Je détiens cette certitude, car je mis moi-même le feu à ses cheveux pâles un soir d’hiver, sous les ordres de mon seul et unique maître, dans la froideur d’un obscur temple éloigné. À mon grand étonnement, elle s’embrasa comme une poisseuse torche d’huile noire. Elle brûla en hurlant pendant de longues minutes, se tortillant au sol, essayant en vain d’échapper aux flammes qui mangeaient sa chair trop blanche. Durant le voyage de la Tour du roi à ce sanctuaire reculé de campagne où vivraient mes cauchemars pour le reste de mes jours, elle n’avait pas prononcé un mot. Elle priait en silence, ce qui mettait le roi en furie. Jusqu’à ce qu’elle se mette à crier sa douleur, je n’avais jamais entendu le son de sa voix. Quand elle se tut enfin, l’odeur écœurante de viande grillée m’attaqua de plein fouet. Sur les dalles rêches et sales, son corps calciné était encore agité de soubresauts. À mes côtés, Ennery, très droit dans la froideur de la nuit, les yeux grands ouverts sur un vide hanté par ses seuls fantômes, fixait le spectacle macabre avec un sourire de vengeance aux lèvres.

    Ce fut la première fois que je vis dans son regard la flamme écarlate de la Folie du roi. Jamais, dans les années qui suivirent, malgré l’intimité que m’accordait son amitié, je ne sus avec certitude s’il agissait sous le joug de son mal ou si ce n’était que son âme qui se recroquevillait un peu plus chaque jour sous le poids de sa couronne d’acier. Il y avait des signes indiscutables, évidemment, mais aujourd’hui je ne peux plus nier le talent d’Ennery pour les subterfuges. Il est donc fort probable que mon ami, l’homme que j’adorais, vénérais et plaignais pour sa maladie, ne fût en fait qu’un tyran qui n’aurait jamais dû régner, un fou aux commandes d’un des empires les plus riches et les plus puissants du monde : l’Inglend.

    Quand nous ressortîmes du temple cette nuit-là, il me sembla qu’il faisait plus froid, que le vent mordait davantage mes joues creuses, que les ténèbres étaient plus profondes qu’avant le passage de la mort. Mais j’étais jeune, alors, insouciant. Cette impression ne perdura que le temps d’un battement de cœur. Il ne me resta après que le dégoût, un goût amer dans la bouche et des cauchemars. À l’infini. Ennery demeura un instant près de la porte du temple, une main sur le lourd battant d’acajou. Silencieux, ses doigts caressaient avec ardeur le matériau sacré. Ses mains étaient noires.

    — Un jour, murmura-t-il, je te raserai jusqu’au sol. Tu ne seras plus que cendres, tout comme elle. Et il ne restera plus que moi.

    Il fut secoué d’un rire bref, aux accents hystériques, puis essuya ses paumes pleines de suie sur son pourpoint de soie, laissant de larges traces sur le tissu mordoré. Il se tourna vers moi. Malgré les liens d’amitié qui nous unissaient depuis l’enfance, je pus lire ma mort sur son visage.

    — Jamais tu ne répéteras cela à personne, n’est-ce pas, Charles ?

    J’opinai en silence. Il était le roi, et moi, personne.

    L’exécution du duc Bertram Garrenfield avait déjà été reportée trois fois. Le roi ne semblait pas en mesure de décider s’il devait mourir par décapitation, par strangulation, ou s’il méritait tout simplement d’avoir la vie sauve. Ce matin-là, dans l’une de ses vives et incontrôlables colères qui réapparaissaient avec autant de régularité que le soleil, il me cria même qu’il voulait le voir se noyer dans de l’huile bouillante. Puis, il revint aussitôt sur sa décision et passa à deux doigts de signer son pardon. Gilbert Aemon, qui était Chancelier depuis assez longtemps pour connaître les humeurs changeantes de son souverain, retira prestement le parchemin de sous sa plume avant qu’il ne commette l’irréparable.

    — Mon roi, nous en avons déjà longuement discuté. Le pardon n’est pas une solution envisageable.

    — Je sais, Gilbert. Je sais !

    Le duc Garrenfield avait été jugé coupable, par un groupe de hauts magistrats dûment corrompus et achetés, de félonie envers roi et patrie. Il était bien sûr condamnable, mais tout le monde savait qu’à la Tour du roi, la véracité des faits n’était jamais garante du verdict. La pratique du pot-de-vin était profondément ancrée dans le mode de vie des magistrats et des juristes du royaume.

    — Vous devez être raisonnable, Votre Altesse, continua Gilbert en aiguisant vigoureusement sa plume de son petit canif. Le jugement condamnant le duc a coûté fort cher. Il a de nombreux alliés à tous les étages de la Tour et une myriade de familles nobles sous sa régence. Si vous aviez le moindre souci d’économie, vous comprendriez que ce pardon constitue un inacceptable gaspillage de deniers publics.

    Il aurait fallu être sourd et aveugle pour ne pas reconnaître que rendre sa liberté au duc était un acte de pure folie. En effet, outre qu’il maintenait sous sa coupe les familles les plus influentes du pays, il possédait aussi une fortune extravagante. Rares étaient ceux qui pouvaient imaginer la profondeur des poches de ses soyeux pourpoints noirs, mis à part peut-être le Chancelier lui-même. Voilà pourquoi, sitôt son petit discours terminé, il traîna son pied bot vers l’âtre et jeta le pardon du duc entre les flammes crépitantes.

    Pour un ascète ayant l’âge d’être mon grand-père, Gilbert Aemon était étonnamment vigoureux. Ses yeux couleur d’eau claire étaient enfoncés sous une arcade sourcilière aussi fournie qu’expressive. Il était né avec son infirmité et la maîtrisait suffisamment pour qu’elle ne soit pas un handicap gênant, même si les escaliers de la Tour lui donnaient du fil à retordre. Il disait souvent, avec son humour rarement efficace, que le service public lui avait apporté deux choses : des cheveux blancs avant l’heure et de constantes crampes aux mollets.

    — Cela n’était pas nécessaire, exprima le roi. Je suis victime d’un simple élan de sensibilité, rien d’autre. Après tout, Garrenfield hantait les murs de cette tour bien avant ma naissance.

    — Peut-être fait-il déjà tapisserie, Votre Altesse, mais il n’en reste pas moins un traître, répliqua-t-il. Il a été jugé et doit recevoir sa sentence. Ne croyez-vous pas que votre acharnement à retarder son exécution s’avère cruel ? Il attend dans le donjon depuis trois jours. Et le bourreau est payé à l’heure. Très cher.

    Gilbert avait la dangereuse habitude de parler au roi comme à un enfant difficile. Mais puisqu’il avait toujours raison et que depuis son élévation au rang de Chancelier le trésor royal ne s’était jamais aussi bien porté, Ennery lui accordait tout ce qu’il voulait sans en prendre ombrage.

    Je m’approchai du roi, conscient que, sous ses belles paroles, une certaine tristesse suintait d’une plaie à vif.

    — Mon ami, il est allé trop loin, cette fois. Tout le monde sait qu’il est coupable, qu’il cherchait ta mort, commençai-je. Il y a longtemps qu’il ne se gêne plus pour exprimer ouvertement son mécontentement sur ton règne au Conseil privé.

    — On dit même qu’il correspondait régulièrement avec le roi d’Astagne, renchérit Gilbert.

    — Il complotait probablement déjà en tétant le sein de sa mère ! Il rassemblait sous sa bannière tous les nobles qui avaient juré ta perte !

    — Je sais très bien ce qu’il a déjà accompli et ce qu’il est capable d’accomplir. Il mourra, évidemment.

    — Bien ! s’exclama Gilbert. Je vais donner l’ordre au bourreau de ce pas et il sera décédé dans l’heure. Enfin !

    Il sortit d’un pas gaillard, à peine ralenti par son infirmité. Ennery le regarda disparaître, méditatif.

    — Je commence à croire que cet homme aime autant le sang que l’argent.

    — Il a quand même raison ; le bourreau coûte très cher, raillai-je, un sourire aux lèvres.

    Ennery éclata de rire. J’étais heureux de voir sa bonne humeur revenir, lui qui traînait sa tristesse et sa rage comme une chape de plomb depuis l’annonce de la trahison du duc Bertram Garrenfield.

    Le roi était d’humeur changeante, et ses fréquentes colères le rendaient difficile. Jamais il n’apparaissait plus lucide que quand les choses allaient comme il le désirait, sans problème ni retard. À cette époque, je me faisais un devoir de le maintenir dans les meilleures dispositions possible, ce qui voulait dire semer son chemin de belles maîtresses et ordonner fréquemment la tenue de chasses et de fêtes extravagantes. Appuyé par la dizaine de jeunes nobles fringants aux sourires faciles, qui constituaient l’entourage familier du roi, mon seul et unique but au sein de la Tour était de m’assurer de combler ses moindres désirs… et d’assurer sa protection personnelle. J’étais toujours armé et le quittais rarement. D’autres gardes gravitaient autour du roi et gardaient sa porte, mais j’étais le seul à être assez proche pour arrêter la lame d’un assassin. Une m’avait déjà traversé le bras et je montrais cette cicatrice à mes conquêtes avec orgueil. J’étais à cette époque assez vain.

    Accessoirement, j’avais aussi le rang de capitaine de la milice de la Cité sous la Tour, mais je faisais peu de cas de ce titre honorifique. Une fois par mois, je descendais à l’étage des casernes pour m’informer du progrès de mes jeunes recrues : c’était là toute l’étendue de mon engagement. M’occuper d’Ennery était un travail demandant, de jour comme de nuit. Comme la recherche du plaisir était alors ce qui comptait le plus à mes yeux, ainsi que la protection de mon roi, l’existence que je menais à ses côtés me satisfaisait pleinement. J’étais profondément attaché à lui : il constituait l’essentiel de mon univers.

    En tant que proche d’Ennery, aucune porte ne m’était fermée, et malgré mon absence de titre important ou de recettes personnelles, je vivais dans le luxe le plus extravagant. Les femmes se succédaient dans mon lit aussi rapidement que le roi changeait d’humeur et il m’entraînait toujours avec lui dans les aventures les plus excentriques. Je crois qu’il avait peur, à cette époque, de se séparer de moi. J’étais le seul à connaître sa maladie, à être avisé que si, parfois, il agissait hors de tout contrôle, c’était que la Folie du roi lui brûlait l’esprit. Je savais le calmer, l’apaiser, le ramener à la raison ; surtout, je camouflais ses excès quand il en venait au pire. En réalité, la Tour entière et probablement tout le pays avaient entendu les rumeurs de sa maladie. Tout le monde savait, mais j’étais le seul qui avait le droit de soulever la question avec lui. Le dernier médecin qui avait osé suggérer la chose avait été forcé de manger sa propre langue avant d’être écartelé sur la place publique.

    Cette journée-là, les perspectives conjuguées de voir son meilleur ennemi perdre la tête et son trésor considérablement s’accroître le rendaient particulièrement jovial, une fois son idée finalement arrêtée sur la sentence appropriée.

    — Je crois que je vais faire construire un nouveau navire de guerre, dit-il soudain.

    — Tu en discuteras avec le Chancelier, mais je suis certain qu’avec la fortune du duc, tu pourras t’en payer dix, mon ami.

    — Dix… oui, tu as raison, je pourrais en commander une dizaine, cela serait très impressionnant dans le port.

    Un des jeunes pages d’Ennery ouvrit silencieusement la porte du bureau et s’approcha de nous à pas feutrés, nous présentant un plateau d’argent avec deux coupes de vin frais. Le garçon blond ne devait pas avoir plus de dix ans et jetait un regard perpétuellement vide sur le monde qui l’entourait. Auparavant, la famille royale était servie par des membres de la petite noblesse de l’Inglend, qui hantaient les étages inférieurs de la Tour, rôdant toujours autour des escaliers, au cœur de la rumeur. Dans l’espoir de gagner des appartements en hauteur ou d’être enfin reconnus par leurs riches parents, les jeunes bourgeois se battaient pour avoir le privilège de découper un quartier de venaison pour le roi, de l’habiller le matin ou encore de vider son pot de chambre. Les femmes, elles, rêvaient d’impressionner la reine d’une chanson ou d’un poème, dans le but de rejoindre le groupe de ses demoiselles d’honneur, un grand avancement dans la société. Certaines avec moins de scrupules savaient que, pour obtenir autant de faveurs, il suffisait parfois d’ouvrir les cuisses pour la bonne personne.

    Depuis la nuit de plaisir qui avait laissé sa marque indélébile sur l’esprit du roi, Ennery était devenu paranoïaque et ne permettait plus à personne de s’immiscer dans son quotidien. Quand les premiers ragots concernant la Folie du roi s’étaient mis à monter et à descendre les escaliers de la Tour, il était entré dans une colère noire et avait fait arracher la langue de tous ceux qui l’avaient servi depuis le soir fatidique. Depuis, les jeunes pages du roi s’occupaient de lui. Ils remplissaient sa baignoire, amenaient ses draps et ses chemises aux lavandières du huitième étage, goûtaient sa nourriture avant lui et aéraient sa chambre les jours de grand soleil. Mais ils ne colportaient jamais de racontars. Ils étaient tous muets.

    Leur silence et leurs visages désertés de toute émotion étaient pour moi une source constante de malaise : probablement parce que c’était moi qui avais la charge de les recruter. Deux fois par an, des parents anxieux de plaire, souvent désespérés, venaient me présenter leurs rejetons silencieux. La première fois, j’avais eu de la difficulté à trouver ne serait-ce qu’un seul garçonnet sans voix. Le mois dernier, j’en avais refusé une vingtaine. Les temps étaient durs : parfois, une famille ne pouvait nourrir tous ses enfants. Quand la mort commençait à frapper, certains étaient prêts à tous les extrêmes pour quelques piécettes. La rumeur s’était vite enflammée : certains parents arrachaient la langue de leurs fils pour tenter de leur obtenir une place à la Tour. C’était ironique, quand on pensait au sort qui avait été réservé aux nobles servant auparavant Ennery.

    Je me souviendrai toujours de ce garçonnet maigre aux yeux verts qu’une mère décharnée avait poussé devant moi un matin de printemps. Son menton était couvert de sang séché. Derrière lui, la femme essayait tant bien que mal de cacher ses mains rouges dans son tablier crasseux. Il n’y avait aucune honte dans son visage tiré. Je m’étais agenouillé en face de l’enfant et avais essuyé le sang qui coulait encore de sa bouche de mon mouchoir, ainsi que les larmes sur ses joues creuses. Il m’avait jugé longuement, et dans ses yeux, sous la douleur cuisante, j’avais vu de la colère. Une colère froide, dure, qui n’appartenait pas au regard d’un enfant de huit ans. Je l’avais renvoyé à sa mère. Ce genre d’enfants ne faisait pas de bons serviteurs.

    Le garde toujours posté à la porte de la chancellerie entra alors que nous sirotions notre vin, Ennery, perdu dans ses rêves de guerres, et moi, inconfortable dans mes souvenirs.

    — La reine désire s’entretenir avec vous, Altesse, annonça-t-il en s’inclinant.

    Ennery leva alors les yeux au ciel en soupirant et redevint en un instant le jeune homme avec qui j’avais grandi.

    — Déjà ? Faites-la entrer. Charles, reste.

    — Je ne suis pas certain que ce soit…

    — Reste.

    — On m’attend dans la grande salle…

    — Est-ce que je dois le redemander ?

    Ce n’était pas une véritable question. Ennery aimait parfois me rappeler que je n’étais qu’un simple serviteur. J’inclinai la tête et allai me poster dans un coin sombre de la pièce, essayant de me fondre dans le décor. Je ne souhaitais pas assister à la scène qui allait suivre et si j’avais pu disparaître dans l’une des centaines de portes dérobées de la Tour, je l’aurais fait. Comme chaque matin depuis trois jours, notre reine Katalyna d’Astagne allait supplier son mari de gracier le duc Garrenfield et, comme chaque matin, elle allait être sèchement priée de regagner ses appartements.

    La silhouette imposante de notre souveraine passa la porte. Elle s’arrêta sur le seuil, et jeta un œil désapprobateur dans ma direction. Je saluai avec raideur, sans rencontrer son regard continuellement triste. Il est inutile de préciser qu’à ce moment je n’appréciais pas beaucoup la reine. Elle m’intimidait profondément, tout d’abord par son âge, puis par son visage aux traits austères et coupés à la serpe, qui me ramenait en enfance chaque fois qu’elle posait les yeux sur moi. Ses longs cheveux noirs étaient toujours coiffés en un chignon sévère et recouverts d’une mantille. J’entendis le cliquetis caractéristique du rosaire à l’effigie du Père qu’elle triturait toujours de ses doigts potelés, attaché à la ceinture de sa robe. Elle était peu avenante.

    La reine était une dévote, une fervente croyante du dogme du Père, patriarche de la Trinité. Celui-ci était vénéré en Inglend, mais plus fiévreusement chez nos voisins d’Astagne, d’où la reine était originaire ; la Frièze préférait prier le Fils, plus rieur que son auguste paternel. L’épouse du roi avait grandi entre des prêtres aux visages secs et des chapelains aux regards éteints. Elle avait gardé la mode de sa terre natale. Elle était toujours habillée de sordides tenues noires coupées dans les tissus les plus rêches et les plus désagréables au toucher et obligeait toutes ses dames de compagnie à porter les mêmes. Cela m’incommodait profondément : ces robes étaient attachées de dizaines de lacets serrés, emprisonnant les corps qui ne souhaitaient que vibrer sous mes mains expertes. J’avais pris l’habitude de tout bonnement les déchirer, ce qui avait été imité par plusieurs autres jeunes loups fringants de la Tour. Notre groupe de fêtards, composé de jeunes nobles désœuvrés, souvent les cadets d’une trop nombreuse maison, égayait les fêtes du roi, mais n’avait pas particulièrement bonne réputation auprès des pères soucieux de la virginité de leurs filles. Je souriais souvent à la pensée des couturières de la Tour passant leurs journées à raccommoder les corsages des demoiselles de la reine.

    La noble épouse d’Ennery ne se mêlait normalement jamais des affaires du royaume. Elle avait en revanche à cœur de sauver le duc, qui avait été un allié précieux pour elle durant les premières années de son règne, puis son seul défenseur quand elle avait failli à produire un héritier. Le condamné partageait aussi ses croyances, sa famille étant reconnue pour son obéissance aux préceptes stricts du Père. Garrenfield faisait partie des rares, au sein de la Tour, à ne pas voir la foi de la reine comme une tare. C’était pourquoi aujourd’hui elle plaidait pour sa vie.

    — Mon époux, j’apprends que vous avez pris votre décision.

    — Vous avez croisé le Chancelier en chemin, ma reine ?

    Le ton d’Ennery était déjà agacé, ce qui n’augurait rien de bon. Depuis un an, la seule présence de sa femme le mettait en colère et il l’évitait à cet effet le plus possible.

    — Il semblait si heureux, je lui ai demandé pourquoi.

    — Ne le jugez pas, madame, il se réjouit simplement que l’agonie du duc prenne fin. Vous devriez prendre exemple sur son attitude.

    La reine s’avança vers lui. Le rosaire cliqueta.

    — Je vous supplie de reconsidérer votre décision. Le duc est un homme pieux, jamais il ne comploterait contre vous ni n’oserait s’en prendre à votre personne.

    — Et comment détenez-vous cette certitude, madame ?

    — Car jamais je ne pourrais moi-même penser à vous faire du mal. Il partage ma foi, il a été élevé dans la crainte du Père tout-puissant. Il possède en lui le même amour que moi, un amour lié à vous. Il ne pourrait pas plus faire de mal à son roi, sacré par la Trinité, que je ne pourrais en faire à mon mari.

    Il s’agissait du genre de logique par laquelle s’exprimait toujours Katalyna. Je ne faisais pas partie de ceux, de plus en plus nombreux à la Tour, qui reniaient les membres de la Trinité du Père, du Fils et de l’Ombre, mais je n’étais pas non plus, comme elle, obnubilé par l’esprit divin. Ceux qui vénéraient le Père avaient tendance à déceler sa présence dans les moindres recoins, ce qui m’irritait au plus haut point. Ce matin-là, le roi semblait partager mes opinions.

    — Et j’imagine qu’un ange est venu vous susurrer ce beau discours à l’oreille. Que savez-vous des jeux de la politique, madame ?

    — Assez pour savoir qu’il peut s’avérer dangereux de causer la perte d’un des plus influents croyants de ce pays, répondit-elle posément. Les cinq premières familles d’Inglend ont toujours existé ; vous ne pouvez à vous seul détruire l’ordre établi en assassinant l’un des piliers de votre royaume. C’est toute une lignée sur laquelle vous vous apprêtez à jeter l’opprobre et le déshonneur, une lignée qui a de nombreux alliés… à l’étranger.

    — Vous me ressassez le même discours depuis trois jours. Je ne vais pas revenir sur ma décision, dit-il en se détournant, signifiant clairement que la discussion était close.

    — En vous faisant complice de cette mort, en faisant du duc un martyr, vous donnez des armes à tous ceux qui murmurent que votre règne n’est pas marqué par le sceau de la foi !

    Un silence suivit. La reine ne haussait que rarement la voix, mais quand cela arrivait, ce n’était jamais sans conséquence. Ayant été élevée entre les murs de la Tour du roi d’Astagne, où les jeux politiques étaient encore plus subtils et meurtriers qu’ici, elle était probablement plus au courant des affaires du monde que le roi. Au début de leur mariage, Ennery écoutait même ses avis et les trouvait souvent fondés. Quels que fussent ses états d’âme à son sujet aujourd’hui, Ennery savait pertinemment que rien de ce que sa femme énonçait ne devait être pris à la légère. Dans le cas présent, c’était tout particulièrement vrai. Je connaissais moi-même les rumeurs qui foisonnaient chez les gens du peuple, comme au sein des cinq grandes familles de la Tour. Il se murmurait dans certains cercles qu’Ennery, dans toute son inconstance, n’était pas croyant. À l’époque, cela ne le préoccupait guère.

    Il visitait les temples des trois membres de la Trinité avec régularité, faisait des offrandes sans vraiment compter, mais tout cela n’était qu’une façade, et personne n’était dupe. Le vernis parfaitement entretenu de la dévotion à la Tour du roi commençait à s’écailler doucement, révélant un fond rouge sang. De ce fait, même si les dires de la reine étaient empreints de vérité, c’était l’une de celles que mon souverain ne souhaitait pas entendre.

    — Que voulez-vous dire par là, madame ? Auriez-vous parlé à votre père récemment ?

    — Oui, j’échange des lettres avec mon père, qui sait guider ma foi comme aucun de vos prêtres n’en est capable. Il dit voir la pauvreté morale de votre Tour, il sait que vous vous entourez de gens sans titre ni prestige, que vous écartez les bonnes familles dévotes de vos proches et que vous vous complaisez dans la luxure.

    — Il dit cela, votre royal père ? Vraiment ! Croyez-vous sincèrement que cela me dérange le moins du monde ?

    Le ton commençait à monter et je me préparai à intervenir. Je le connaissais assez pour savoir qu’il venait d’atteindre l’une de ses nombreuses limites. La reine l’aurait vu aussi si elle n’avait pas été aussi désespérée de sauver l’un de ses derniers alliés.

    — Mon amour pour vous me porte à parler. Je crains pour votre âme.

    Ennery se mit à s’égosiller, levant un doigt menaçant vers elle.

    — Je n’ai rien à faire de mon âme ou de ce que pense votre père : qu’il vienne, s’il est si outragé, avec ses navires et ses hommes ! On verra bien si son dieu le sauvera ! Je n’ai rien à faire de votre foi, vous m’entendez, et je n’ai surtout rien à faire de votre amour ! Si vous m’aimiez, il y a longtemps que vous m’auriez donné un fils !

    La reine tomba instantanément à genoux, ses jupes se répandant autour d’elle comme une flaque d’encre. Elle eut la présence d’esprit de ne rien dire, de lui laisser une chance de se calmer, de reprendre son souffle affolé, de revenir à la réalité. Elle connaissait le roi aussi bien que moi. Quand les poings crispés d’Ennery se détendirent, elle se mit à murmurer.

    — Vous m’importez plus que tout au monde…

    — Sortez. Maintenant.

    — Je prie chaque jour le Père pour qu’il m’envoie une vie à vous offrir.

    — On ne fait pas d’enfants avec des prières, madame.

    — Oui, il serait bon que vous vous en souveniez.

    — Charles, laisse-nous.

    Contrairement à la reine, il n’eut pas à me le répéter deux fois. Je filai vers la porte avec une courbette. J’en avais suffisamment entendu pour me mettre mal à l’aise ; cette conservation ne se terminerait pas bien.

    Je refermai doucement la porte du bureau du Chancelier derrière moi et me retrouvai, dans l’antichambre, face à trois des dames de compagnie de la reine, qui attendaient patiemment. J’avais été l’amant de ces trois femmes, celui des deux plus jeunes en même temps ; j’étais en territoire hostile, ce qui un autre jour m’aurait amusé. Je les saluai d’une révérence parfaite, mais un peu raide, et traçai mon chemin vers la sortie. Arrivé aux grands escaliers, centre de la vie de la Tour du roi, j’inspirai un grand coup, heureux d’avoir quitté l’odeur de papier moisi et d’encre qui saturait toujours l’étage de la chancellerie.

    Ici, au pied des marches, les fumets exquis de volaille rôtie et de pain doré montaient directement des cuisines, enveloppant l’air de leurs saveurs réconfortantes. Ici, tout était bien et beau, pensai-je alors, loin des cris du roi et des pleurs de la reine, loin des regards outragés, humiliés ou vengeurs de ses dames de compagnie, loin des affaires pressantes d’un pays qui se mourait à petit feu. Je pris le chemin des riches appartements des plus hauts étages de la Tour, laissant tout cela derrière moi, sans aucune pensée pour celui qui, dans sa cellule, voyait la mort arriver à grands pas.

    J’aime les femmes, ce n’est un secret pour personne. En ces temps où le roi et moi étions encore jeunes et inséparables, quand le monde n’avait pas encore chaviré, j’aimais toutes les dames de la Tour du roi avec la même fougue. J’étais l’esclave de mes passions et aucune ne m’était refusée. J’avais la chance que les femmes m’aimassent en retour. J’étais de belle constitution.

    Mes courts cheveux bruns étaient toujours maintenus dans un désordre étudié et mes yeux bleus changeaient de couleur dans la lueur du feu d’une chambre chaude. J’avais un visage harmonieux et doux qui contrastait avec une mâchoire carrée couverte d’une barbe de quelques jours. Dans une foule, on me remarquait immédiatement. Les nombreuses chasses auxquelles me conviait le roi m’avaient donné un ton hâlé plutôt rare, les courtisans préférant éviter le soleil pour se donner un air cadavérique très en vogue. Quant aux exercices guerriers de la Tour, auxquels je m’adonnais presque tous les jours avec Ennery depuis mon enfance, ils m’avaient sculpté un corps mince aux muscles saillants dont rêvaient le soir les plus belles demoiselles de la Tour.

    Toujours souriant, je savais trouver le mot juste pour provoquer le rire ou le désir. J’étais d’une compagnie agréable et j’animais toujours les délirantes fêtes de la Tour de mes frasques. Mes paroles étaient rarement retenues par la gêne, mais je savais manier les armes des courtisans avec maestria. Je dormais rarement seul, mais, une fois mon plaisir conquis, la rumeur me voulait irascible. Je devenais rapidement distant, je fuyais toutes complications. C’était presque trop facile alors de combler mes envies : je m’adonnais à tous les excès. Je considérais à ma portée tout ce que la vie avait de plus beau à offrir. Je n’irais pas jusqu’à dire que j’étais une mauvaise personne à cette époque, mais bien peu de choses dans mon existence creuse portaient à conséquence. J’avais peu d’empathie envers les femmes que je prenais, puis perdais. Je m’arrêtais rarement à penser aux autres. Seul Ennery comptait. Il comptait plus que tout au monde. Il était la cause de toutes mes joies et de tous mes malheurs. J’étais entièrement dépendant de lui.

    Il ne me ressemblait guère. Bien que de la même taille que moi, il était beaucoup plus imposant, par la largeur de ses épaules, son cou de taureau et sa voix puissante et grave, à même de faire trembler autant une foule colérique que les membres de son Conseil privé. Ses mains immenses étaient aussi agiles pour écraser ses ennemis que pour entretenir ses douces maîtresses. Nos cheveux étaient d’une couleur marron semblable, mais il possédait une barbe rousse fournie, qu’il laissait rarement pousser, préférant se raser chaque matin avec une minutie toute militaire. Ses yeux étaient le trait le plus marquant de son apparence : souvent seuls miroirs de ses véritables pensées, ils étaient anormalement noirs, trop profonds.

    Vivre dans le sillage du roi avait pour avantage que rien n’était inaccessible, des plus insignifiants fantasmes aux plus débridés abus. Sa lumière était si aveuglante que pendant les longues années où je vécus à ses côtés, je ne vis rien, rien de ce qui se tramait autour de moi, rien de ce que l’Inglend devenait peu à peu. Notre pays profondément divisé par les puissantes familles ancestrales et trois religions trop dissemblables sombrait lentement, mais je ne connaissais rien à la vie. Il y avait Ennery, et c’était tout. Mon ami et mon maître. J’étais son confident, sa plus proche oreille, son meilleur ami, mais j’étais aussi, dans une réalité crue que je refusais de regarder en face, son esclave.

    Ce matin-là, cette réalité que j’avais jusqu’alors toujours brillamment réussi à occulter allait m’être rappelée de la plus brusque des manières. Ma vie allait prendre un tournant. Comme il en est souvent le cas avec les jours les plus fatidiques, ceux où tout commence, je ne me doutais de rien. C’était une journée comme toutes les autres. Je me revois encore, riant au lit avec ma dernière maîtresse. Nous avions peu dormi et l’appétit dans ses yeux était encore vivace. Je l’avais de prime abord crue prude, mais elle avait été la première à m’attacher les mains au poteau du lit. C’était une fille de bonne famille, au sourire doux. Pourtant, rien dans les marques qu’elle avait laissées sur mon corps n’était tendre.

    Au sein de la Tour, personne ne croyait plus depuis longtemps à la pureté du corps, ni même à celle de l’âme, mis à part quelques puritains qui s’accrochaient farouchement à leurs désillusions sur le sujet. Les jeunes filles que leurs pères voulaient vraiment protéger, celles qui étaient réservées dès la naissance aux princes et aux rois de ce monde, étaient maintenues loin de la décadente Tour du roi et de ses dangereux attraits. Ici, les grands vivaient de secrets et d’intrigues, dans un monde toujours en mouvement, où les alliances se faisaient et se défaisaient au gré des humeurs des princes. C’était un univers hypocrite, empli de gens qui disaient le bien et faisaient le mal, qui feignaient l’ingénuité pour mieux s’ébattre dans les couloirs sombres. Les amants s’embrassaient en silence dans des alcôves dissimulées aux regards, jouissaient dans un murmure à peine plus audible que le frottement de la soie, puis se séparaient en silence par des portes dérobées pour s’en retourner prier avec la plèbe de la Cité sous la Tour.

    Le Chancelier Gilbert m’avait fait quérir, envoyant l’un des jeunes pages du roi me tirer de ce lit très agréable à une heure très désagréable, pour une raison inconnue. L’enfant silencieux m’avait fait signe de le suivre. J’avais été surpris quand il n’avait pas pris le chemin de la chancellerie, mais bien une porte dérobée à même mon étage. Ne pas emprunter l’escalier principal ne voulait dire qu’une chose : la rencontre qui allait avoir lieu était entourée du plus grand secret. Ma surprise augmenta quand je trouvai Ennery présent avec Gilbert. Il paraissait particulièrement énervé de si bonne heure.

    — Asseyez-vous, Charles, commença Gilbert en se raclant la gorge, nous devons discuter.

    Si je n’étais pas là pour une question d’argent ou de femme, ou encore pour calmer le roi dans l’une de ses colères, la chose devait être grave. J’essayai de me remémorer toutes les offenses morales commises durant les dernières semaines et le nombre de filles de familles nobles dont j’avais volé la virginité. Je n’arrivai pas à me souvenir d’une seule qui s’était plainte.

    — Comment allez-vous, Chancelier ? Ennery, j’espère que ton sommeil fut agréable ?

    — Non, répondit-il sèchement. Nous avons un problème, Charles. Je me suis torturé l’esprit toute la nuit, mais j’ai finalement trouvé une solution brillante. Tu vas adorer.

    Gilbert s’approcha et se pencha vers moi. Son pied racla le sol de bois dur.

    — Vous vous souvenez du duc Bertram Garrenfield, Charles ?

    — Comment l’oublier ? répondis-je, toujours intrigué. Il est mort avec dignité… Il est bien mort, non ?

    — Oui, mais il me cause autant d’ennuis que s’il était encore en vie ! s’exclama le roi. Dis-moi, Charles, pourquoi faire décapiter quelqu’un dans le but ultime de récolter toute sa fortune si le moindre centime de cet argent n’est pas à ma portée ?

    — Je ne te suis pas, Ennery.

    — Ce sale traître, continua-t-il en m’ignorant, il doit bien rire en pourrissant dans sa tombe !

    Je me tournai vers Gilbert en haussant les sourcils de manière significative. Celui-ci me répondit avec calme, alors que le roi se mettait à faire rageusement les cent pas.

    — Il semblerait que le duc Garrenfield ait légèrement retravaillé son testament avant sa condamnation.

    — Son testament ?

    — Ayant senti venir le repos éternel, il a pris ses… précautions pour que sa fortune ne quitte pas les mains des Garrenfield après sa mort.

    — C’est impossible, lâchai-je prosaïquement, il n’a aucun héritier mâle. Sa lignée est éteinte. Son argent doit revenir aux coffres de l’État. C’est la loi, non ?

    Je ne m’y connaissais pas beaucoup en loi, mais je savais qu’il ne restait plus grand-chose du nom de Garrenfield depuis que cette famille avait failli à tuer Ennery en même temps que son frère. Leur coup d’État avorté, le duc avait uniquement réchappé de la purge qui avait suivi en payant le prix du sang : le bourreau s’était régalé des hurlements de deux frères et de trois cousins. Il avait vendu toute sa famille sans sourciller.

    — Le duc a joué avec les clauses de son testament, fort adroitement, je dois l’avouer, continua Gilbert. Je vais vous épargner les détails très techniques de la chose. Pour résumer, il a fait passer tous ses avoirs aux héritiers mâles putatifs de sa fille.

    — Garrenfield n’a pas de fille, dis-je fermement, sachant très bien que cela était le cas puisque je connaissais intimement presque toutes les filles de grands ducs de la Tour.

    — Malheureusement pour nous, si. Il l’a enfermée au couvent quand elle était très jeune et elle n’en est pas ressortie depuis, sauf pour retourner périodiquement chez elle, derrière les infranchissables murs du Mor, la forteresse Garrenfield. C’est une sainte paraît-il, continua Gilbert alors qu’une moue dégoûtée se dessinait sur son visage. Elle est fiancée en secret depuis le berceau à l’un des innombrables fils du duc Aubray. Il semblerait que les deux familles projetaient une alliance depuis un bon moment, une alliance qui aurait été assez puissante pour mettre en péril le trône et le clan de Sa Majesté.

    En effet, l’alliance des deux plus grandes familles d’Inglend aurait suffi à mettre à la disposition de leurs chefs suffisamment de ressources et d’hommes pour fomenter un coup d’État. J’étais surpris, en revanche, d’entendre que les deux ducs avaient été capables de mettre assez longtemps de côté leurs querelles ancestrales pour écrire et signer un tel contrat de mariage. D’un autre côté, Éloy Aubray était le dirigeant le plus retors à ne jamais avoir été placé à la tête de la plus sournoise des cinq familles d’Inglend.

    — Donc, essayai-je de résumer, toute la fortune du plus riche homme du pays sera déposée entre les mains d’une jouvencelle cloîtrée dans un couvent depuis sa naissance. Et pire encore, cet or finira dans les poches du duc Aubray quand il la forcera à épouser l’un de ses dégénérés de fils ?

    — Exactement ! s’exclama Ennery dans un souffle.

    — Et nous ne pouvons pas briser ce contrat ? L’annuler ? Le rendre caduc ?

    Le Chancelier secoua la tête et le roi se mit à taper rageusement du pied.

    — Je te dis, Charlie, nous avons déjà pensé à tout. Gilbert a épuisé toutes les options à notre disposition.

    — Ne pourrions-nous pas tout simplement faire décapiter le fils Aubray en question ? demandai-je, comme si cela était une évidence.

    — Et déclarer ainsi la guerre à un autre clan ? Cela serait suicidaire, répondit sans attendre Gilbert. Le fragile équilibre de la Tour a déjà été suffisamment ébranlé par la mort du duc Garrenfield. Nos coffres seront bientôt vides, la Frièze s’agite et regarde vers nous avec envie ; nous n’avons pas besoin d’une guerre civile en plus !

    C’était un fait avisé. Tout le monde savait que la décadente Frièze ne cherchait qu’une excuse pour traverser le détroit qui la séparait de nos collines. Seule la couardise légendaire de leur roi avait jusqu’alors maintenu l’Inglend dans une précaire sécurité.

    — Qu’allez-vous faire, alors ?

    — Gilbert, expliquez-lui ! s’exclama Ennery, excité comme un enfant.

    — Vous savez bien sûr, par expérience, que les demoiselles d’honneur de la reine ne peuvent être données en mariage que par le roi.

    — Oui.

    Une partie du plan des deux complices commença à m’apparaître. C’était en effet extrêmement simple.

    — Vous voulez en faire une compagne de la reine pour ensuite la donner à qui vous voudrez ?

    — Et le meilleur te concerne.

    — Ennery ?

    — C’est toi qu’elle va épouser !

    Mon premier réflexe fut de me dire qu’il n’était pas sérieux. Malheureusement, seul un silence répondit à mon petit rire de dérision. J’eus alors la vive impression de recevoir une gifle. Aujourd’hui, je réalise que c’était probablement la vie qui me rattrapait enfin.

    Je fus inapte à parler pendant quelques secondes et totalement incapable de saisir la portée exacte de ce que cette affirmation impliquait : la richesse, les titres, les responsabilités, les intrigues et, surtout, le danger. Mais d’une chose j’étais certain : ces paroles venaient d’avoir raison de l’illusion de liberté que je m’étais délecté à chérir toutes ces années. Je me complus un moment dans le silence, ayant soudainement conscience de la froideur de la pièce et de la lueur bleutée des rayons du soleil à travers les vitraux lourdement ouvragés. Je le savourai aussi longtemps que je le pus, sachant que quand je retrouverais l’usage de ma langue, il n’y aurait qu’une seule réponse valable, et qu’elle scellerait mon destin à jamais.

    Les deux hommes me fixaient. Je me retournai à nouveau vers Ennery ; il avait perdu son air amusé. Je me levai et m’inclinai bien bas.

    — Comme il plaira à Votre Altesse.

    La Tour du roi est un endroit fascinant. Ses cinquantes étages la propulsent vers le ciel, projetant une ombre gigantesque sur l’Inglend et sur la Cité sous la Tour, à ses pieds. Elle est le pivot de la vie politique, culturelle et économique de notre si insignifiant coin du monde ; c’est une ruche bourdonnante, où chaque niveau, vibrant au son de sa propre musique, occupe un rôle précis dans un immense engrenage. Des froids et lugubres sous-sols aux chauds et riches appartements des étages supérieurs, des milliers de gens vivent, meurent, désespèrent et aiment en son sein. Alors que les murs des hauteurs résonnent aux bruits des tambourins, des flûtes et des rires, ceux des donjons absorbent les cris des suppliciés et suintent la mort. On peut en un instant y disparaître, ou au contraire être sûr d’y être vu ; on peut y vivre et y mourir.

    C’est aussi un haut lieu de l’intrigue, où chaque parole est teintée de prudence et où chaque mot, le plus insignifiant soit-il, porte en son sein l’évocation de dizaines d’émotions et de milliers d’allusions. La Tour du roi est une idée, un univers fugace, coupé du monde par ses épais murs de marbre et de pierre rouge. Vivre entre ses bras traîtres, c’est laisser son lien avec la réalité s’amenuiser, c’est s’abandonner à une atmosphère qui vous fait oublier le sens du temps, ou tout simplement le malheur si proche, qui fleurit au pied même de la Tour, dans la Cité. Rien n’y est palpable, tout y est conceptions, images, manigances. Rien n’y est vrai, mais tout semble réel. La Tour du roi est ainsi, suspendue dans le temps. Et pour moi, à cette époque, rien d’autre n’existait.

    Personne ne savait véritablement comment avait été construite la Tour ou pourquoi ses murs ne s’effondraient pas sur eux-mêmes les soirs de tempête. Elle avait toujours été là. Tout au bas, le plancher de marbre, blanc et froid, recouvrait la terre. La salle, immense, au plafond haut comme huit hommes, résonnait du pas des voyageurs : là, gardes et bureaucrates accordaient ou refusaient l’entrée aux plus élevés étages. Au nord, à l’est et à l’ouest, trois prodigieuses statues, représentant la Trinité du Père, du Fils et de l’Ombre, jugeaient aussi bien les manants que les princes. La colossale porte, au sud, qui menait à la cour ensoleillée où les marchands installaient dès le lever du jour leurs centaines d’étals multicolores, était faite de bronze massif. L’ouvrir chaque matin nécessitait l’effort d’une bonne quinzaine de gardes, et autant pour la refermer le soir, enfermant les hommes avec leurs intrigues.

    La Tour en elle-même était un cauchemar d’architecture. Tout y était circulaire. Le grand escalier, assez large pour que dix hommes puissent s’y tenir de front, crevait la Tour en son milieu, spiralant vers le haut. Chaque palier, immense et plein de vie, s’ouvrait tout autour des marches branlantes. Des dizaines de portes et de corridors accessibles du palier permettaient de s’enfoncer dans les étages, sauf aux niveaux réservés aux grandes familles, qui préféraient conserver leurs secrets derrière un seul portail lourdement gardé, gravé de leur blason. Finalement, tout en haut, l’escalier débouchait sur la salle du trône, qui occupait tout l’avant-dernier étage de la Tour. En arrière du massif siège de chêne recouvert de coussins ouvragés, une simple porte nue cachait une ultime volée de marches jusqu’aux luxueux appartements de la famille royale, au sommet du monde.

    Avant qu’Ennery, dans ses ultimes années, ne bouleverse à jamais notre mode de vie, les derniers niveaux de la Tour avaient toujours été strictement réservés à la famille royale et aux cinq clans fondateurs du royaume : les Garrenfield, les Grégois, les Aubray, les Sargon et les Orokiens. Ceux-ci possédaient leurs étages personnels à la Tour depuis des générations, bien qu’ils disposassent tous de châteaux en province, sur leurs terres ancestrales. Mais c’était entre les murs de la Tour que la vie politique de l’Inglend se mouvait, et s’en tenir loin trop longtemps pouvait être dangereux. Les grandes familles, bien que toutes à un niveau ou à un autre liées par le sang, s’engageaient plus souvent qu’à leur tour dans des luttes meurtrières, où elles entraînaient dans la mort les fratries nobles de moindre importance qui vivaient sous leur coupe.

    Il n’y avait pas que les grandes familles qui faisaient commerce de la mort : partout au sein de notre demeure, clans, guildes et marchands luttaient pour leur place au sein des murs de pierres sanglants. Les marchands empoisonnaient leurs compétiteurs, les servantes glissaient des charmes sous les oreillers de soie de leurs maîtres pour quelques piécettes, les cuisinières et les lavandières s’affrontaient depuis vingt ans pour mettre la main sur quelques pièces vides du cinquième étage. Chaque mois, un événement sanglant secouait un étage jusque dans ses fondations. La rumeur montait, rapide, le long des escaliers. Ce n’était pas une place pour un enfant. Pourtant, j’y avais grandi.

    Je n’ai presque aucun souvenir de mon enfance avant la Tour du roi. Des images, parfois, viennent hanter mes rêves : elles sont vives et éclaboussées de rouge sur un fond noir de suie. Rien de plus. Je n’ai aucun souvenir de ma famille, du lieu de ma naissance, je ne sais pas si j’ai un jour eu une mère pour me serrer contre son sein. Pour dire vrai, tout ce qui précède Ennery est dans mon esprit nappé de brumes. Mon premier souvenir clair est d’ailleurs de lui.

    Je me souviens des larmes salées qui coulaient à torrents sur mes joues et de la goutte à mon nez. Je l’épongeais continuellement de ma manche de toile élimée jusqu’à la trame. J’étais seul. Devant moi trônait un cercueil en bois grossier où une femme énorme aux seins gras reposait. L’un de ses bras débordait du cadre mal cloué. J’essayais de glisser la main potelée contre le corps bleu trop lourd, mais j’avais peur que de grosses échardes de bois effilées se glissent sous la peau de la morte. Je savais que la vie avait quitté son corps, que sa douleur était depuis longtemps éteinte, mais mon esprit enfantin était entièrement obnubilé par ma peine. Je poussais et tirais, encore et encore. Je n’étais pas assez fort pour la soulever, j’étais trop petit, et maigre, tellement maigre.

    Ennery était apparu silencieusement derrière moi et avait posé une main sur mon épaule. J’avais sursauté, violemment, cessant mes pauvres efforts.

    — Arrête, ce cercueil est trop petit, avait-il dit sans me regarder.

    Il m’avait entraîné à l’écart et j’avais pleuré, encore et encore, toutes les larmes de mon petit corps. Lui ne pleurait pas, il fixait d’un visage de marbre le corps abominablement boursouflé par le poison, les lèvres noires et les profondes griffures rouges sur le cou. Il n’avait que trois ans de plus que moi, mais il était déjà majestueux dans ses épais vêtements de brocart. Je me souviens des cercles bleus sous ses yeux écarquillés et de ses joues empourprées.

    Après un moment, il avait tourné son visage dur vers moi.

    — Tu la connaissais ? m’avait-il demandé.

    — Je crois que c’était ma mère.

    Elle ne l’était pas, évidemment, mais à l’époque, elle était tout ce que je connaissais d’une mère.

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