A l’aube du Quattrocento
RÉSUMÉ : Au moment des épousailles du doge et de la mer, la fête bat son plein à Venise. Mais Pietro, déguisé en gondolier, surprend Giovanni avec Bianca. Il devient fou et poignarde son adversaire. Toutefois, il ignore encore que ce dernier a été sauvé. Il ne sait pas non plus que la jeune fille qu’il a raccompagnée ce soir-là n’est autre que la sœur de son rival. (Voir Veillées n° 3454.)
Son crime perpétré, Pietro songea qu’il lui restait une chose à accomplir avant la fin d’une nuit qui le conduirait sans doute dans la prison des Doges : sa vengeance contre la perfide Bianca. Mais il n’était pas question pour lui de se présenter à la jeune femme dans son costume de gondolier. Pour cette dernière entrevue, que suivrait peut-être son arrestation, il voulait se montrer dans toute sa magnificence. Il devait donc retourner chez lui changer de vêtements. Il se glissa furtivement dans le palais Assarti et s’enferma dans ses appartements. Là, il sortit d’un coffre un costume d’un luxe inouï, qu’il n’avait encore jamais porté, le réservant pour le bal annuel qui se donnait au palais ducal le soir de Noël : un pourpoint de velours blanc brodé de perles, des chausses de soie immaculées. La blancheur de l’étoffe faisait ressortir de façon saisissante sa sombre et inquiétante beauté. S’enveloppant d’une cape de fine laine bleu foncé, il rejoignit sa gondole amarrée au quai et redescendit le canal, vers le palais Guiberti.
Bianca était seule, assise dans la loggia, un grand lévrier couché à ses pieds. Il la trouva resplendissante. Était-ce l’amour qui donnait un tel éclat à son visage ? Ses longs cheveux roux retombaient en une ondoyante cascade jusqu’à la cambrure de ses reins. Elle portait une robe de soie vert pâle qui exaltait son teint ambré et la couleur de ses yeux de chat. Assise dans un grand fauteuil d’osier, elle se rafraîchissait distraitement avec un éventail de plumes.
En voyant surgir Pietro, la belle indolente ne parut pas ressentir la moindre gêne. Elle lui décocha son sourire le plus enjôleur.
– Pietro ! quelle heureuse surprise me cause votre visite !
Le jeune homme s’avança, le regard dur.
– Je ne doute point de vous causer une surprise. Qu’elle soit heureuse pour vous me surprend davantage. Inutile de mentir, Bianca ! Vous étiez ici tout à l’heure, avec un homme !
L’ombre d’un léger trouble passa sur le ravissant visage, mais se dissipa aussitôt.
– Comment ! vous voilà jaloux, mon cher Pietro ? J’étais avec mon cousin, qui est venu de Florence pour assister à la fête. Ne puis-je recevoir mon cousin sans susciter votre colère?
– Votre cousin, vraiment ?
– Vraiment, Pietro, je vous le jure sur la Madone !
Le jeune homme s’était adossé à la balustrade de marbre rose, un rictus de colère déformant ses traits.
– Alors, vous me voyez désolé, Bianca… prononça-t-il d’un ton sarcastique, car j’ai poignardé votre cousin il y a moins d’une heure, sous les arcades du palais Arnolfini.
Elle s’était levée, toute droite, aussi blanche qu’un fantôme.
– Tu l’as tué ?
– Je vous l’ai dit : il n’y a pas une heure. Je l’ai suivi comme il sortait de chez vous. Mais je ne pouvais deviner qu’il s’agissait de votre cousin. J’avais cru, dans l’ombre, reconnaître Giovanni Scaliger.
Un instant, Bianca demeura immobile, comme pétrifiée. Puis, telle une tigresse feulant de rage, elle bondit sur le jeune homme qui continuait de la narguer.
– Monstre ! tu l’as tué… Tu l’as tué parce que je l’aimais ! Sois maudit, Pietro ! Je te hais ! Disparais de ma vue, ne te montre plus jamais devant moi.
