Le fils de la Voyageuse des neiges: Le fils de la Voyageuse des neiges
Par Catherine Fisher
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Aperçu du livre
Le fils de la Voyageuse des neiges - Catherine Fisher
Rachel
PROLOGUE
La porte se trouvait tout au bout du couloir.
La lumière vacillante de la flamme léchait la lourde chaîne de fer qui la barrait. Année après année, le métal s’effritait chaque fois qu’on déverrouillait la porte. Aujourd’hui, la terre battue sur laquelle ils marchaient était rouge de poussière de rouille.
Le gardien accrocha sa lanterne sur un clou, prit la clé qui pendait à une cordelette sale nouée autour de son cou et la fit glisser dans la serrure. Il jeta un œil derrière lui.
— Allez ! grogna l’homme corpulent. Laisse-moi voir ce qu’elle cache là-dedans.
Le gardien arbora un sourire sardonique en entendant la peur dans la voix de l’homme. De ses deux mains, il tourna la clé dans la serrure, puis tira brusquement la chaîne, produisant un nuage de rouille. Il poussa enfin la porte qui s’entrouvrit à peine en grinçant, révélant des ténèbres et laissant s’échapper une odeur humide de renfermé.
Le gardien fit un grand pas en arrière, tendit la lanterne à l’étranger et, d’un signe de la tête, l’invita à entrer dans la pièce. Il ne pouvait souffler mot puisqu’elle lui avait coupé la langue. Elle voulait être certaine qu’il ne dévoilerait jamais ses secrets.
L’étranger hésita. Un courant d’air fit bouger ses cheveux, et il jeta un long regard au corridor de pierre derrière lui, comme si soudainement la lumière et la chaleur lui manquaient.
« Et d’après ce que j’en sais, pensa le gardien, tu ne feras plus jamais l’expérience de l’un ou l’autre. »
Il prit la lanterne et poussa la porte. Le gardien fixait intensément l’homme plongé dans
la lumière rougeâtre. Sa grande main agrippa la pierre qu’il portait au cou en guise de porte-bonheur. Il entra lentement dans la pièce, et la porte se referma derrière lui.
Le gardien attendait, aux aguets. Aucun son ne lui parvenait de la pièce, dont il n’osait s’approcher. Depuis les six dernières années, il ouvrait la porte et la verrouillait, ne laissant entrer que la sorcière Gudrún et le vieux nain sournois qui l’accompagnait. Eux seuls étaient entrés dans cette pièce. Mais ce jour-là, le gros homme bourru à la barbe rousse avait osé y pénétrer.
Depuis six ans, il laissait des repas devant la porte pour les ramasser plus tard, à moitié mangés. Il avait déjà entendu des bruits, perçu des mouvements, mais il n’avait jamais osé regarder. Sauf une fois, il y avait environ un an de cela, où il s’était retourné à mi-chemin. Dans la pénombre, il avait vu une main, fine comme une serre, saisir l’assiette.
Tout à coup, la porte s’ouvrit et le gardien se raidit, la main sur son couteau. C’était le costaud qui, de ses deux bras, portait quelque chose de lourd, enveloppé dans des peaux d’ours. La créature remua dans ses langes et émit un son grave, indéchiffrable et mystérieux.
L’homme avait changé. Son visage était blême et sa voix n’était plus qu’un murmure.
— Dis-lui que son secret est en sûreté auprès de moi, maugréa-t-il, les dents serrées. Je le garderai mieux qu’elle n’a su le faire.
Il poussa brusquement le gardien et s’engouffra dans les ombres du tunnel faiblement éclairé par des torches.
Le gardien attendit que se taise l’écho lointain des chaînes et des portes. Puis il glissa furtivement sa lanterne dans l’embrasure de la porte et put voir pour la première fois la pièce qui se cachait derrière.
Il s’agissait d’une petite chambre, pratiquement une cellule, qui ne comptait qu’une étroite fenêtre ornée de glaçons, placée tout en haut du mur, un lit bas posé sur de la paille et un foyer rempli de cendres. Avec méfiance, le gardien fit un pas dans la chambre. De vieux bouts de pain jonchaient le sol çà et là, mais rien n’indiquait quelle sorte de créature avait vécu en ces lieux.
Il s’apprêtait à déguerpir quand son regard tomba sur un motif inusité. Sur la pierre humide des murs étaient griffonnées d’innombrables rangées d’étranges petites spirales blanches.
UN
Celui-là seul sait
Qui voyage au loin
Et a parcouru maint pays.
Quelle trempe
A quiconque
Possède savoir et sagesse¹ !
Le château était vide.
Jessa s’aventura à l’intérieur, marchant sans but précis. Elle remonta l’épais col de fourrure de son manteau. Elle était arrivée trop tôt.
La nuit avait été glaciale. De la neige s’était infiltrée sous la porte et s’était répandue sur le sol. Quelqu’un avait renversé du vin sous la table et la petite flaque était congelée telle une plaque de verre rouge. Elle y donna un petit coup du bout du pied ; la flaque était dure comme un pavé. Même les araignées étaient mortes sur leurs toiles qui tremblaient dans un courant d’air.
Jessa se dirigea vers le gigantesque pilier de chêne qui trônait au milieu de la grande salle. Sur sa surface étaient gravés des symboles magiques et d’anciennes runes, maintenant presque effacés par une nouvelle gravure plus profonde représentant un serpent effectuant maintes contorsions et s’enroulant sur lui-même en de blanches spirales. De sa main gantée, elle gratta le givre qui le recouvrait. Le serpent était le symbole de Gudrún. Le symbole d’une sorcière.
Elle attendait, réduisant de la glace en poudre sous son talon.
La lumière se fit peu à peu. On pouvait maintenant deviner des coins de table et des tapisseries. Dehors, une charrette passa en grondant, et le cri de son conducteur résonna jusqu’au plafond. Jessa frappa du pied les braises congelées du foyer. Pourquoi n’était-elle pas arrivée en retard, d’un pas nonchalant tandis que le comte attendait, pour lui signifier qu’elle ne se préoccupait pas de ce qu’il pensait et qu’il ne pouvait pas lui donner des ordres ? Il était trop tard pour cela maintenant.
Cinq longues minutes passèrent.
Puis on souleva une étoffe, et un esclave fit son apparition. Il se mit à ouvrir les volets et, ce faisant, du givre craqua et tomba au sol. La bise glaciale s’engouffra dans la pièce et fit onduler les tapisseries.
L’esclave ne l’avait pas aperçue, ce qui énerva Jessa. Elle traîna du pied pour se faire remarquer, et l’esclave se retourna brusquement, blême d’effroi. Mais quand il la vit, sa terreur s’évapora instantanément. Cela énerva encore plus Jessa.
— J’attends Monsieur le Comte, nous devons parler, déclara-t-elle sèchement. Je suis Jessa fille d’Horolf.
Son ton était celui qu’elle réservait aux servants, un ton froid et distant. La vieille Marrika, sa nourrice, lui disait autrefois que c’était la voix de l’orgueil. Elle se demanda ce qu’était devenue Marrika.
L’homme hocha la tête et s’en fut. Jessa s’impatientait. Elle détestait cet endroit. Tout le monde y semblait effrayé. Les gens étaient couverts d’amulettes et de porte-bonheur, et jetaient des regards autour d’eux avant de prononcer la moindre parole, comme si quelqu’un les écoutait en permanence. Gudrún. L’étrange femme du comte. La Voyageuse des neiges. On racontait qu’elle pouvait lire dans les pensées, même quand on se tenait devant elle. Jessa frissonna.
L’homme revint et s’agenouilla devant l’âtre du foyer. Elle vit enfin la lueur des flammes et se précipita vers la chaleur pour se réchauffer les mains et les frotter sur son visage jusqu’à ce que ses joues picotent. L’esclave jeta une bûche dans le feu et s’en alla. Jessa ne lui adressa pas la parole. Apparemment, les servants du comte étaient tous muets. Peut-être était-ce faux, mais le fait est qu’ils ne parlaient jamais.
Accroupie devant le feu, Jessa laissa couler son regard le long de la pièce. Des chevalets et des tabourets étaient renversés un peu partout sur la paille. Tout au fond, des chaises rembourrées de coussins rouges et une table encombrée de plats à moitié mangés dominaient une estrade. Jessa alla y prendre un pichet d’étain. Le vin qu’il contenait était gelé. Un claquement sec retentit quand elle le reposa.
Elle se tourna et vit que l’on tirait l’une des tapisseries se trouvant derrière l’estrade pour laisser entrer un homme âgé suivi d’un garçon. Elle reconnut le garçon immédiatement. C’était Thorkil fils d’Harrald, son cousin. On l’avait amené ici il y avait environ trois mois de cela. Ses vêtements étaient très raffinés, pensa Jessa avec mépris. Tout comme lui.
L’homme qui le devançait était le comte Ragnar. Il était encore grand, mais ses épaules se voûtaient. Amaigri, il semblait flotter dans ses superbes habits de molleton bleu. Il avait l’air d’un homme aride, duquel on avait retiré l’essence de la vie. Ses yeux étaient petits et froids.
Elle lui fit une révérence désinvolte.
— Vous avez hérité des manières de votre père, lui dit-il avec ironie.
Sans répondre, elle regarda Thorkil traîner deux tabourets et la chaise du comte. Il croisa son regard et lui fit un pâle sourire. Il semblait troublé, mais ravi de la voir. Naturellement. Il avait beau porter des vêtements raffinés, il n’en était pas moins un prisonnier pour autant.
Ils s’assirent. Le regard perdu dans les flammes, le comte prit la parole.
— Vos pères étaient deux frères. Je les croyais loyaux à mon égard, jusqu’à ce qu’ils prennent part à la dernière bataille insensée des Wulfing. Tous mes ennemis y ont pris part. Quel dommage qu’ils soient morts tous les deux dans la neige !
Jessa lui lança un regard furieux.
— La sorcellerie de votre femme est responsable de la neige. Elle a remporté toutes vos batailles pour vous.
Ces propos ulcérèrent le comte, mais Jessa s’en moquait.
— Les seigneurs de ce comté ont toujours été des descendants des Wulfing. C’est pourquoi ils se sont battus contre vous. Vous n’avez aucunement droit au titre de comte.
Thorkil lui jeta une œillade nerveuse, une tentative d’avertissement, mais le mal était fait. Elle avait osé dire la vérité. Son visage s’empourpra, ses mains tremblaient.
Le comte fixait toujours âprement les flammes.
— La lignée des Wulfing est presque éteinte. Ceux qui restent se cachent dans des fermes et des étables, leurs femmes et leurs enfants passent pour des esclaves, et ils se
réfugient à l’intérieur chaque fois que passent des visiteurs. Gudrún le sait. Elle les voit. Je les chasse, un à un. Leur chef, Wulfgar, a été capturé il y a deux jours. Il est dans un cachot sous vos pieds, avec pour seule compagnie la glace et les rats. Et il y a vous deux.
Il frotta ses mains sèches comme du papier l’une contre l’autre.
— Je vous avais laissés tranquilles jusqu’à présent. Vous pouviez vivre sur vos fermes, je vous nourrissais, vous étiez libres. Or, vous êtes désormais en âge d’être dangereux.
Jessa tentait d’attirer l’attention du comte, qui était toujours absorbé par les flammes. Elle aurait voulu qu’il la regarde, mais il n’en fit rien.
— Vos terres seront données à des hommes qui me sont loyaux, et vous vivrez dans un nouvel endroit.
— Ici ? demanda Thorkil.
— Non, ailleurs, loin, rétorqua le comte en soulignant sa réponse d’un bref sourire.
Jessa était satisfaite. Deux jours passés dans cet endroit lui avaient suffi. Mais le sourire du comte ne lui inspirait pas confiance.
— Où irons-nous alors ?
Le comte remua, comme s’il eût été soudainement mal à l’aise. Les amulettes d’argent et les pendentifs représentant le marteau de Thor qu’il portait autour du cou tintinnabulèrent.
— Je vous envoie vivre avec mon fils.
L’espace d’une seconde, ils ne comprirent pas ce que le comte voulait dire. Puis Jessa se sentit nauséeuse, son dos se couvrit de sueur froide. Lentement, sa main se saisit de l’amulette que Marrika lui avait remise.
Thorkil était livide.
— Vous ne pouvez nous envoyer là-bas, soupira-t-il.
— Taisez-vous, je n’ai pas terminé, ordonna Ragnar l’œil brillant d’une jouissance cruelle. Vos pères étaient des traîtres qui ont essayé de me renverser. Nombreux sont ceux qui s’en souviennent. Vous espérez peut-être que je vous donne des fermes, des troupeaux de rennes et des dots d’argent ?
— Pourquoi pas ? Ce serait nous rendre ce que vous nous avez pris, murmura Jessa.
Le comte rit.
— Considérez-vous comme des exilés et soyez-en reconnaissants. Au moins, vous avez la vie sauve. Vous partirez pour Thrasirshall demain matin, dès les premières lueurs de l’aube. Je vous fournirai un bateau ainsi qu’une escorte, jusqu’à Trond à tout le moins. Je ne pense pas que mes hommes acceptent d’aller plus loin.
Jessa vit que Thorkil tremblait. Elle savait qu’il ne pouvait croire ce qu’il entendait, qu’il était terrifié. Sa voix résonna telle une longue plainte désespérée.
— Je n’irai pas ! Vous ne pouvez pas nous envoyer là-bas, auprès de cette créature ! cria-t-il.
Rapide comme l’éclair, le comte se leva et de son gant frappa le visage de Thorkil de toutes ses forces. Le garçon tituba sous le choc et tomba de son tabouret. Jessa voulut l’aider, mais il la repoussa. Des larmes de rage brillaient dans ses yeux alors qu’il se relevait péniblement.
— Voyez votre cousin et tirez-en une leçon, siffla le comte. Affrontez votre destin. Je vous croyais plus fort, mais je vois que vous n’êtes encore qu’un enfant.
Avant qu’il ne puisse protester, Jessa agrippa le poignet de Thorkil. Il valait mieux garder le silence pour le moment.
Le comte les scruta.
— Gudrún a raison. Les traîtres engendrent des traîtres.
Puis, il s’assit lentement et se caressa la joue d’un air las.
— Ce n’est pas tout.
— Quoi d’autre ? demanda froidement Jessa.
Il plongea la main dans son manteau et en ressortit une épaisse peau de phoque qu’il leur tendit. Jessa put distinguer les veines bleues sous la peau du comte.
— Il