Au Château des Loups Rouges
Par J.-H. Rosny
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Aperçu du livre
Au Château des Loups Rouges - J.-H. Rosny
J.-H. Rosny
Au Château des Loups Rouges
SAGA Egmont
Au Château des Loups Rouges
Image de couverture : Shutterstock
Copyright © 1929, 2021 SAGA Egmont
Tous droits réservés
ISBN : 9788726948745
1ère edition ebook
Format : EPUB 3.0
Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l'accord écrit préalable de l'éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu'une condition similaire ne soit imposée à l'acheteur ultérieur.
Cet ouvrage est republié en tant que document historique. Il contient une utilisation contemporaine de la langue.
www.sagaegmont.com
Saga Egmont - une partie d'Egmont, www.egmont.com
Au Château des Loups Rouges
I
— Il est près de huit heures, dit la vieille Catherine, Monsieur aura certainement dîné quelque part… Mademoiselle devrait se mettre à table.
Avec son visage basané, ses prunelles de feu noir, une chevelure tordue, couleur de goudron, et sa bouche enveloppée de poils rudes, Catherine évoquait les vieilles sorcières.
Celle qui l’écoutait semblait une fée blonde, une fée des forêts gauloises, ou encore une jeune druidesse à la faucille d’or. Une lueur s’élevait d’elle, de la chevelure tissée de lumière d’aurore, de fils de la Vierge, de cocons dorés. Elle tournait vers la vieille servante un visage de perle et d’églantine, des yeux de flamme bleue, pleins de la candeur des belles filles du Nord.
L’endroit semblait presque fantastique, une vieille gentilhommière de granit, une large cour aux murailles crénelées, un parc de rouvres et de hêtres rouges, puis un cercle de collines boisées dont les échancrures s’ouvraient à tous les méandres du rêve, à toutes les invitations au voyage.
L’heure était magique, l’heure aux ombres longues où la lumière n’est pas encore rouge. Un vent léger, qui avait passé sur des fleurs et des feuilles sans nombre descendait de l’Orient ; des tilleuls invisibles répandaient leur odeur trouble, enivrante et nostalgique.
— Pas encore ! soupira Denise.
La vieille bougonna et disparut comme si elle s’était évaporée.
Denise regarda longtemps le ciel, les collines, les arbres. Le crépuscule fut proche, avec ses menaces sourdes, sa tristesse faite d’on ne sait quelles tristesses accumulées à travers les siècles des siècles.
La vieille servante reparut :
— Monsieur sera mécontent si Mademoiselle n’a rien pris, insista-t-elle… Puis-je servir ?
— Je veux bien ! répondit Denise avec indifférence.
Elle mangea vite et mal. Les nuages l’éclairaient de leurs lueurs cuivre, soufre et émeraude. L’inquiétude de Denise croissait avec l’accroissement des ombres.
— Gérard de Morneuse était un homme si exact que le moindre retard ou la moindre négligence avaient une signification. Ici, la signification était grave… Pour qu’il ne fût pas revenu, alors que la jeune fille et la vieille Catherine étaient seules, une force majeure avait dû intervenir.
— Qu’a-t-il pu arriver… sinon un accident ?
Denise vit tout ce qu’une imagination jeune et vivace suggère. Elle était sensitive : des crises d’angoisse la saisissaient à la gorge, suivies d’affreuses palpitations.
Depuis un moment le chien aboyait et grondait par intervalles. Ce n’était pas un animal craintif ni étourdi. Il signalait les passants d’un aboi bref ; il insistait quand quelqu’un pénétrait dans la cour. Catherine l’avait déchaîné, Denise le voyait rôder autour de la muraille de clôture et flairer au bas de la porte. C’était un chien trapu, au pelage jaune, aux babines épaisses, un peu lourd, un peu vieux. Il avait le nez encore bon et l’ouïe très fine. Son agitation était visible.
La jeune fille descendit dans la cour et dit, à mi-voix :
— Qu’y a-t-il, Jaguar ?
Jaguar vint poser son mufle contre la jupe de Denise. Il levait vers elle des yeux sauvages et fidèles. Elle lui caressa le crâne…
— Eh bien, Jaguar ?
Il donna un large coup de langue sur la main fine et retourna vers le mur, puis vers la porte.
— Il y a certainement quelque chose ! se dit Denise.
C’était l’avis de Catherine. Elle était venue rejoindre sa maîtresse, ses yeux de feu noir épiaient la nuit.
— Un de ces vagabonds ! murmura-t-elle… Ils sont bien tourmentants… Ils veulent dormir dans le parc…
— Peut-être un braconnier ? suggéra la jeune fille.
Cette idée rassura presque la vieille.
— Peut-être. Alors, i’ va filer… le chien le gênera.
Un aboiement plus long, suivi d’un souffle rauque, fit sursauter les deux femmes. Puis, une pause ; Jaguar semblait plus calme.
— I’ s’en va ! fit la vieille pour rassurer Denise, plutôt que pour se rassurer elle-même.
Quoique Jaguar donnât encore quelques signes de trouble, sa physionomie était à peu près normale. Il flairait avec moins de fréquence, il cessait de montrer les dents.
— Rentrons, fit la jeune fille.
— Je vas fermer les volets et ben barricader la porte, dit Catherine. La maison est solide… Faudrait de rudes outils pour y entrer.
— Si nous emmenions le chien ?
— Pour ça non, Mademoiselle… ça serait pas à faire. C’est dehors qu’i peut être utile… Y en a pas encore beaucoup qui se risquent dans une cour quand le chien est en liberté…
— Dix minutes plus tard les volets étaient clos, les deux portes solidement verrouillées. De fortes lampes électriques éclairaient le petit salon où Denise s’efforçait de lire le Moulin sur la Floss. Par intervalles, Catherine montrait sa tête basanée.
Et pendant une demi-heure un calme profond régna dans le domaine. Jaguar ne bougeait plus ; étendu devant sa niche, il semblait rêver dans les cendres du crépuscule.
— Une fausse alerte ? se demandait Denise.
À travers les phrases de Georges Elliot, elle en lisait d’autres aussi précises, sur la bande qui dévastait le département voisin. En un an, elle avait dévalisé vingt maisons, assassiné dix personnes. Toutes les poursuites demeuraient vaines.
Elle pratiquait une violence d’une férocité hideuse. Des vieillards étaient tués à coups de talon : on violentait toutes les femmes, même les vieilles ; ceux qu’on soupçonnait de cacher leur fortune avaient les pieds rôtis, les ongles arrachés, le visage arrosé de vitriol.
Dans la solitude, l’ombre tassée sur le château et sur les collines, les images devenaient plus précises. Avec ses nerfs affinés, son âme aux nuances délicates, Denise tremblait devant tout ce que la vie même quotidienne comporte de rudesse et de brutalité. Puis, elle était heureuse, elle apercevait un avenir aussi captivant que l’avait été son enfance… L’attente dans la nuit en était plus terrible…
Catherine s’était assise près de la porte, sur une chaise basse. Elle tendait l’oreille. Il y avait encore en elle l’esprit ancien, quand le paysan redoutait éternellement l’aventure, les châtelains, les soudards, les bandits pareils à des fantômes. Elle aussi avait peur, mais non la peur qui désarme.
— Y a un revolver, la hachette, le sabre à Monsieur, et même le fusil de chasse ; je sais comment on le charge, Mademoiselle…
Un aboiement furieux, frénétique, l’interrompit, puis le rauquement de la bête qui attaque… Enfin, un hurlement aigu, un hurlement d’agonie…
— Jaguar est mort ! chuchota Denise.
Elle s’était levée ; elle tremblait de tous ses membres. Elle n’avait aucun doute : Jaguar venait de périr.
Catherine aussi en était sûre. Elle dressait une silhouette belliqueuse ; ses yeux d’ombre ardente ressemblaient à des yeux de louve.
— Ils sont dans la cour… Ils viennent… ils viennent ! soupira la jeune fille. Et aucune grâce à attendre !…
Subitement, elle se vit entre leurs mains ; aux tortures se mêlait cette chose ignoble dont elle ne se faisait aucune image et qui en semblait plus épouvantable.
— Faut se défendre ! dit Catherine.
Elle ouvrit la porte, elle traversa le vestibule avec l’allure d’une bête des bois ; et elle reparut bientôt avec la hachette, le sabre, le revolver et le fusil de chasse :
— Nous avons douze balles ! dit-elle… On peut tirer à travers le judas… et s’ils ne sont pas atteints, il y a chance pour qu’ils aient peur.
Quoiqu’elle n’eût point les nerfs rustiques de Catherine, Denise n’était pas lâche. Elle accepta le revolver tout chargé, tandis que la servante armait la carabine… Ensuite elles se remirent aux écoutes.
Le silence était absolu. La brise même avait cessé.
— Des pas ! murmura enfin Denise.
Son ouïe surexcitée les entendait distinctement, quoiqu’ils fussent aussi étouffés que des pas de fauves. Puis il y eut un grattement presque imperceptible.
Catherine s’était élancée.