Necromantia : l'invocation des ombres
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Aperçu du livre
Necromantia - Dominique Dutriaux
Necromantia : l’invocation des ombres
Dominique Dutriaux
Necromantia
L’invocation des ombres
LES ÉDITIONS DU NET
22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
© Les Éditions du Net, 2013
ISBN : 978-2-312-01867-6
Trauma
Je me souviens surtout du froid. C’est ce froid que j’ai ressenti en premier, lorsqu’ils ont déchiré mes vêtements. Le froid. Un froid coupant, aussi coupant que les ronces et les feuilles mortes qui formaient cet horrible lit nuptial. J’avais voulu leur échapper très vite et Pes-A-eria, la Forêt Suspendue m’avait semblé une bonne cachette. Il y a, entre la terre asséchée de la Forêt et les racines nues des arbres en suspens, Pes-A-fluctia, l’Espace Flou, cet espace où l’on peut se perdre mais aussi se cacher. Je devais fuir. D’où venaient-ils ? Qui étaient-ils ? Vite, la Forêt ! L’obscurité de la nuit m’envelopperait et ils ne me verraient peut-être pas. Seulement voilà : la ronde lune est apparue, soudain, entre deux gros nuages, et dans l’Espace Flou s’est ouverte une plaie de lumière aveuglante… Ils m’ont tout pris : mon amour propre, ma dignité, la douceur de ma peau qu’ils ont griffée de leurs ongles d’acier, la douceur de mes yeux qu’ils m’ont obligée à garder ouverts, la douceur de mon âme, la douceur de mon sexe déchiré par leurs doigts et leurs pénibles pénis assassins. Il fallait qu’ils tuent une’ !{1}
Le pire, c’est que je savais ce qui allait se produire et ne pouvais rien faire. Quand la vision m’assaille, je ne peux plus rien faire pour arrêter les événements. J’étais transie de froid et de peur ! J’ai couru aussi vite que j’ai pu, j’ai couru… Impression de tourner en rond, de ne pas avancer dans une direction qui m’aurait peut-être sauvée ! J’étais perdue dans Pes-A-fluctia. J’étais là et je ne parvenais pas à sortir de cette forêt cauchemardesque.
« Elle est là ! » Je les entends derrière moi. Je cours. « Par-là, elle est allée par-là ! » J’accélère, je suis poursuivie par des Krispak{2} ! Ce sont ces horribles oiseaux qui me cherchent pour leur montrer où je me trouve et où ils pourront se charger de moi. Comment des hommes peuvent-ils faire cela ? Peut-être n’en sont-ils pas ? Impression d’avancer… « Je la vois ! C’est une ‘ ! Attrapez-la !… Je vais t’attraper ! » Oui je suis une ‘comme on nous appelle, une fuyarde ! Laissez-moi tranquille ! Je tourne en rond, je n’avance pas du tout. Ils se moquent de moi, comme quand j’étais à l’école. Ils rient. Un rire sale. « Petit, petit, petit ! » Je fuis encore, comme toujours mais voilà, soudain, tout s’arrête.
Tout en-haut, là-bas, des yeux sans paupières regardent…
Noir. Je me sens recouverte d’un lourd manteau qui m’étouffe comme un filet pesant. Un lourd manteau noir. Je ne vois plus rien. Le bruit est assourdissant. Des piqûres sur les doigts et les mains. Non, des morsures. Je ne sais pas exactement. Oui, je sais. Des Krispak ! Les Krispak se sont posés sur moi en masse et me dévorent de leur bec de métal la peau des mains, ces mains qui protègent mon visage pour ne pas qu’ils me crèvent les yeux. Je n’entends plus les bruits de pas de mes poursuivants. Je n’entends plus le bruit du vent entre les racines suspendues des arbres. Je ne m’entends pas crier ma douleur. Ils vont me dévorer et il ne restera plus de moi qu’une pauvre carcasse. Je ne regarde rien. Je ne sens que leurs becs stridents et leurs cris pointus comme des poignards. Ils vont me tuer.
J’attends…
Ils veulent m’arracher des bouts d’ongles : c’est ce qu’ils préfèrent. Alors je ferme les poings. Ils se contenteront des os de mes mains fermées.
Ils s’attaquent à mes doigts, en arrachent la peau puis essaient de les écarter pour atteindre leur extrémité. La douleur est assourdissante. Je vois leurs ailes frapper le vent, je sens leurs yeux de braise percer la nuit, j’entends leurs pattes crochues déchirer la terre. Ils vont me tuer alors j’attends mais tandis que ma volonté commence à défaillir, je les entends s’envoler dans un grand fracas noir…
Quelques nuages s’écartent laissant passer quelques rayons de lune. Je vois toute la scène comme elle va se passer. Il m’a touchée ! Eux se sont envolés mais c’est pour mieux faire place à leurs maîtres. Je sens comme un piège d’acier enserrer ma cheville. Ça y est ! Mon visage s’enfonce dans l’épais tapis de feuilles mortes qu’a pleuré cette Forêt Suspendue. Elles me griffent la peau. Je ferme les yeux trop tard : une petite branche s’insère entre les deux paupières de mon œil gauche et je sens une douleur insupportable. Il y a du sang, des larmes de sang entre mes yeux et le monde. « Tiens-lui les mains dans le dos. Elle remue trop, cette ‘ ! » Je sens un grand coup de poing dans le dos qui paralyse quelques instants ma colonne vertébrale. Je sais que c’est un coup de poing d’Humurek, le Giganta{3} préféré du Rega. Humurek ! Premier né de deux jumeaux mâles, les Andreok. Il est progéniture d’une ‘A-sombra, une Mère-Suiveuse inconnue et d’un Wita, un reproducteur inconnu aussi. Je sais que c’est de lui que me vient ce coup parce que quelques minutes avant, comme dans un flash insoutenable, je l’ai vu faire. Il l’a fait et a crié son nom avec fierté : « Humurek venge le Rega ! Vengeance pour le Rega ! » Je pleure comme une forêt d’automne car je sais ce qui va se passer ensuite, et je ne peux rien faire ! Humurek s’allongera sur moi et enfoncera violemment son pénible pénis dans mon sexe pendant que Violante me tiendra la tête en l’air et me crachera dans la bouche pour étouffer mes cris inutiles. Je les hais mais ça ne change rien. Jamais ma haine n’a changé quoi que ce soit en ce monde, jamais ! Alors je pense à la Vieille Dame, car je sais aussi que je la rencontrerai le soir même. Je sais tout cela et le temps me paraît trop long. Pourquoi ? Pourquoi moi ? Qu’ai-je donc fait ? Est-ce que je le mérite ? Pourquoi ce genre de choses ne m’arrive qu’à moi ? Ou bien, cela arrive-t-il à toutes les ‘k qui ont échappé au Gynocide ?
Je ne saigne plus maintenant.
Humurek et Violante y sont passés tous les deux pendant qu’un troisième regardait et il riait, il riait en criant « Vengeance pour le Rega ! Derrière un écran de brouillard, j’ai eu le temps de remarquer qu’ils avaient, tous trois, du sang autour de la bouche. Leurs rires ont éveillé un aigle, un Obsida de la Forêt aux Bêtes{4}. Ils l’ont vu foncer sur eux, ont pris peur et m’ont asséné un dernier coup sur la nuque et tout s’est effacé.
Quand je me suis éveillée un peu plus tard, la nuit était profonde et avec elle, un épais brouillard rendait la vision des choses qui m’entouraient très difficile. De toutes façons, je ne voyais que très mal les choses alentour. J’ai tenté de me relever une première fois mais tous mes membres semblaient tétanisés. Je suis restée un moment dans la position du viol, la position de la victime que j’étais. Mon œil gauche n’y voyait plus, je le savais, et de toute façon, je n’arrivais même plus à l’ouvrir. Ma nuque était douloureuse, mon dos était douloureux, mon sexe était douloureux, ma tête était douloureuse. J’étais figée dans cette attitude, pétrifiée comme une forêt en hiver. La nuit était profonde comme un gouffre sans fin quand j’ai tenté à nouveau de me relever. La lune était ronde, si ronde !
Demain, je la verrai.
Au loin, des yeux sans paupières scrutent l’horizon. Le Rega voit tout.
2
Le feu de la cheminée s’était éteint subitement et l’obscurité inonda la pièce, s’engouffrant dans ses moindres recoins. La Vieille Dame était en train de préparer une de ses potions et pour ne rien verser par terre et ne rien perdre du précieux liquide, elle resta figée un instant, à la manière d’une statue. Après quelques secondes, ses pupilles se dilatèrent à leur maximum et elle aperçut la silhouette floue des quelques meubles qui remplissaient son salon. Voilà, elle pourrait poser ses vieilles casseroles et se rapprocher de l’âtre froid pour y lancer un peu de sa Poudre d’Etincelles. La Vieille Dame fit quelques pas en direction de la cheminée mais s’arrêta devant la fenêtre par laquelle elle perçut un mouvement rapide et syncopé. Quelque chose vint se placer derrière la vitre empoussiérée et ne bougea plus.
Il ne fallait pas sortir sur le devant de sa porte à la nuit tombée ! Et il ne fallait surtout pas y rester immobile plus de quelques secondes car un nuage de poussière venait vous recouvrir entièrement pour vous figer à jamais.
La Vieille Dame balayait tous les jours le devant de sa porte.
Elle hésita un moment puis décida de sortir voir de quoi il retournait. Elle s’enroula dans une vieille couverture pour s’abriter de la fraîcheur de la nuit. Le Mois des Froids{5} était bien entamé et il ne fallait pas sous-estimer ses griffes d’acier qui vous déchirait le dos. Elle prit une de ses grosses bougies et en frotta la mèche entre le pouce et l’index de sa main gauche. Une petite étincelle se produisit alors, crépita et s’enflamma, éclairant soudain son visage froissé. Un instant, les sillons creusés de sa peau blanche semblèrent onduler comme les plis de l’eau aux prémisses d’une tempête. Elle s’avança vers la porte, saisit son balai sous l’aisselle puis ouvrit et entoura la jeune flamme de ses mains ridées pour la protéger de la Poussière de Vent. La forme floue qui s’était posée sur le rebord de la fenêtre tressaillit et sembla s’élever dans les airs quelques instants puis retomba lourdement sur le sol. La Vieille Dame posa la bougie à terre, s’approcha doucement tout en passant en va-et-vient son balai sur le sol, se pencha pour mieux voir la forme puis s’accroupit tout en faisant passer le poids de son corps d’un pied sur l’autre pour ne pas rester statique et attirer ainsi la Poussière de Vent. Elle approcha la lueur de la flamme vers la silhouette maintenant immobile et sourit en découvrant le petit corps transi d’une Strida{6}. La pauvre bête était blessée. De son œil gauche perlaient quelques gouttes d’un sang rouge vif et ses pattes semblaient déchirées. La Vieille Dame prit la bête contre elle et balayant rapidement devant chacun de ses pas, rentra très vite dans la maison. Dans sa cheminée, elle jeta une pincée de sa Poudre d’Etincelles et un feu vigoureux s’alluma aussitôt. Elle s’assit devant l’âtre et posa la hurleuse sur ses genoux pour soigner ses plaies.
« Demain, elle viendra »- se dit-elle.
3
Ils sont partis. Envolés, les Ecorcheurs. Enfuis, les Géants. J’ai cru voir un Obsida mais je ne suis plus sûre du passé. Ce dont je me souviens, c’est de ce qu’il doit m’arriver maintenant. Je tente de me relever difficilement. Ici, la nuit est noire et le jour, une obscurité blanche règne. Je parviens à me mettre à genoux. Il n’y a aucun bruit si ce n’est celui que font ces énormes racines tentaculaires qui pendent des arbres suspendus et qui me rappellent les grincements de cordages d’un vieux navire à l’abandon. En regardant vers le haut, on peut apercevoir leurs ombres gigantesques qui se balancent au gré du vent. Je ne regarde pas vers le haut. J’ai toujours eu peur des ombres. J’essaie de me relever complètement et perdue au milieu de ce brouillard épais, j’avance droit devant moi. C’est par là.
Mes pieds traînent par terre. Je ne parviens pas à marcher plus vite et le bruit qu’ils font en frottant contre les feuilles mortes me rappelle cette nuit… Mon œil gauche me fait terriblement mal. Je ne peux plus l’ouvrir. Je me souviens : cette nuit, j’ai vu que la Vieille Dame le soignera. Sa demeure m’attend. Elle est par-là.
J’avance dans ce brouillard aveuglant et ses gouttelettes grasses et nauséabondes caressent mon visage et le recouvrent d’un film sale. Je voudrais pouvoir l’essuyer mais cela ne servirait à rien. J’avance et je me sens engluée, enveloppée de la tête aux pieds. Prisonnière immobile. Il ne faut pas que j’aie peur de ce brouillard ni que je pense que je risque d’étouffer car alors, à coups sûrs, j’étoufferai. Si je veux avancer sans peur, il me faut trouver du courage. Et j’en ai justement dans le petit sachet que je porte toujours autour de mon cou. Ils ne s’en sont pas préoccupés et ne me l’ont pas pris. Je parviens laborieusement à dénouer les liens de corde qui le ferment avec mes doigts blessés, puis je prends quelques feuilles séchées d’Herbe de Corda{7}. Je n’ai aucun moyen d’allumer du feu pour les brûler alors je décide de les mâcher. L’effet sera le même. Quelques secondes passent et je sens alors un souffle froid sortir de mon cœur. Je me redresse. Je n’ai plus peur. Je ne peux plus étouffer. J’avance péniblement sur le chemin de ma libération. C’est par-là.
Chaque fois que je faiblis, je trébuche et mon corps s’affale sur le sol. Mes mains ensanglantées prennent alors le devant et me protègent. Chaque fois que je tombe, je me relève en sachant que je tomberai à nouveau. Et je me relèverai encore. Tel sera mon voyage. Une suite de chutes et d’efforts pour me relever.
Le jour s’est levé depuis quelques heures. La pleine lune est passée, je ne peux donc plus sentir le futur et cela me rassure. S’ils doivent revenir, au moins, je ne le saurai pas. Je ne peux qu’écouter ce qui se passe autour de moi, mais cet endroit est si particulier ! Je crois n’avoir jamais entendu que quiconque soit passé par ici sans y être mort étouffé ou épuisé. Mais je n’ai pas peur. Je sais qu’il faut que je quitte cet endroit et je sais que je vais le faire car je l’ai vu.
J’ai vu la fin du brouillard, la Croisée des Chemins, la Poussière de Vent et enfin, la Vieille Dame et son balai. J’avance donc. C’est par là.
Un craquement. Un fracas incommensurable. Au loin, un des arbres suspendus s’est écroulé à terre.
4
Je suis née, paraît-il, la première, à trois heures, un matin. J’aurais dû être offerte au Rega et ma jumelle, éliminée dans le Gynocide. On ne peut garder tout le monde. Ma chevelure rousse a fait hurler ma génitrice, bien plus que les douleurs de l’enfantement. Alors elle nous a échangées et la seconde est devenue première jumelle, ‘wita, femme offerte au Rega. Moi, j’étais destinée à mourir comme toutes les deuxièmes jumelles. Je vois tout avant tout le monde mais je suis pourtant inévitablement tournée vers le passé. Je sais ce que tu vas me dire, Vieille Dame, qu’il ne faut pas avoir peur du passé et qu’il faut l’accepter comme il est pour apprendre à s’accepter soi-même. J’aime autant ne pas te l’entendre dire puisque je sais que tu vas le faire, mais je ne peux pas changer cela ! Je n’ai aucun contrôle sur l’avenir ! Je suis née, donc… Rousse et fille ! Quel échec ! Elle me le fera payer toute ma vie, même dans ma famille d’adoption et jusqu’à mon exil, cet échec-là ! Mais comment t’expliquer ? Depuis le début et dans le détail, cela me semble difficile ! Aide-moi, Vieille Dame ! Je te le demande parce que je sais que tu vas le faire comme tu l’as toujours fait.
Je savais que j’allais boire à nouveau cette tisane dont la vieille Dame avait le secret, et comme à chaque fois, je ne subirais plus la vision de l’avenir car je ne serais plus moi-même. Je boirais et mes membres resteraient inertes et conserveraient, pendant toute la durée de mon voyage, l’attitude qu’ils avaient à mon départ pour le monde des ombres. Je serais comme un mannequin, une danseuse statufiée, un arbre en hiver.
– Aide-moi à nouveau, Vieille Dame, à invoquer « mon » ombre. Sans toi, je ne peux pas le faire, j’ai toujours eu peur d’elle…
Des nuages vinrent du nord et le ciel devint peu à peu aussi noir que les cendres qui s’entassent dans la vieille cheminée. La Vieille Dame se leva difficilement, se dirigea vers le coin de cette pièce que je n’avais jamais osé visiter entièrement. Elle me tourna le dos car pour elle comme pour bien d’autres jeunes gens, tout n’est pas bon à savoir, du moins, pas tout de suite. Alors, elle prépara sa mixture d’herbes, de plantes et d’autres ingrédients que l’on ne doit jamais nommer en présence de la personne qui va les prendre, et fit lentement infuser le tout dans une vieille casserole. Je bus à nouveau ce breuvage. Ma tête se balançait. Mes yeux semblaient perdus dans le vide, mon corps fut parcouru d’un long frisson et mes membres se figèrent.
Et « je » dis…
« Hou ! Je me souviens…
Tu as vu le jour sous mes yeux, moi le Hibou, ton double. Tu donnais des coups, de grands coups de pieds et de coudes. J’ai tout vu : les tourments de la ‘, les douleurs, le dégoût, le sang qui coule.
Toi qui bouges, elle qui redoute.
Tes yeux qui s’ouvrent, elle qui les ferme et pousse et s’ouvre et souffre.
Toi qui soupires et cries pour la première fois, elle qui croit mourir et te repousse.
Hou ! J’ai tout vu !
Nous, les ombres, nous voyons tout ! Vous, les hommes de chair et de sang, vous ne pouvez pas tout voir.
Vous n’avez pas ces pouvoirs.
Autour de vous, il y a des ombres comme nous.
Hou ! J’ai tout vu, tout :
Autour de la ‘, tout était rouge !
Des milliers de mouches et de fourmis tournaient autour du nombril de la ‘ ! Pouah !
Elle regretta le jour où elle coucha avec son Wita, l’homme, le jour où elle se coucha, s’essouffla et souhaita avoir des garçons.
Mais elle se tourna face à la lune pleine après l’acte d’amour…
La douleur la tourmenta pendant douze heures pour toi.
Tu naquis rousse.
Un couteau à lame d’obsidienne découpa largement le sexe de la ‘pour que ton double charnel, ta sœur, voie aussi le jour.
Elle tourna son regard vers elle, la voua aux anges, la toucha et la nourrit du lait de son sein.
Elle se détourna de toi.
Nous, les ombres, nous avons pleuré des larmes de cendres. »
5
Assise dans mon fauteuil, j’étais inerte, à part mes yeux qui bougeaient de gauche à droite rapidement, comme s’ils lisaient un texte dans le vide, le texte de ma vie. Mes beaux yeux verts en amande
et mes longs cils comme des herbes caressées par la rosée de l’aube
étaient pleins de larmes : ils avaient tant à dire ! Mon ancienne blessure à l’œil gauche ne changeait en rien l’expression de mon regard. Je parlais ou du moins, « on » parlait en moi, et la Vieille Dame en apprenait un peu plus sur ma vie ou plutôt, sur ma descente aux enfers.
Tout commença très tôt, par un abandon, une séparation puis une chute. J’avais échappé au Gynocide. Seule ma sœur devait survivre, grandir et devenir épouse du Régent. Moi, j’avais pu disparaître ! Ils ne m’ont jamais retrouvée malgré des recherches incessantes. Les ‘k{8} ne doivent pas survivre. Toutes les petites ‘k premières nées sont données au Régent et les autres sont exécutées. C’est comme ça.
Ma bouche qui s’était asséchée et se tordait en une grimace effrayante semblait dire que j’avais à peu près six ans quand cela arriva, mais les moments de ma vie passée semblaient se mélanger dans mon esprit et tout était confus. Des bribes de souvenirs apparaissaient, fugaces. Mon esprit avait du mal à suivre la chronologie des événements qui m’avaient construite, enfin, qui m’avaient détruite peu à peu. Et je poursuivis ainsi :
– J’avais trois ans, euh… non, j’avais six ans ou peut-être quatorze quand tout me revint à l’esprit. C’était un soir… C’est le soir.
Soirée. Ciel gris. Le soleil ne va pas tarder à se coucher sur Inf-A-levia{9}. Je suis seule dans ma chambre, blottie contre mon oreiller trempé. Je n’en sors quasiment pas : mes ster-A-sombrak{10}, ceux qui m’ont enlevée le jour du Gynocide et qui m’ont gardée pour combler le vide de leur stérilité, ne supportent plus de me croiser dans les longs couloirs de la maison et me demandent de rester dans ma chambre. A table, Mère fait la grimace quand elle me voit manger. Elle dit que je me gave comme si je crevais de faim, que je suis écœurante, qu’elle ne veut plus me voir. Alors elle m’a demandé de manger sous la table. Assise et recroquevillée sur moi-même, j’attends qu’elle me lance de la nourriture et je la mange sans faire de bruit pour ne pas qu’elle crie. Dans ma chambre, je repense à tout cela et je me balance d’avant en arrière, ça me fait du bien. Je regarde le mannequin sur lequel je dépose mes vêtements du jour, puis lui raconte ma journée. « Ils l’ont dit au maître d’activités physiques ! Je suis sûre que les garçons de ma classe l’ont dit au maître d’activités physiques ! » Je me balance. Je suis très maigre. Je ne mange presque rien et quand je mange, je ne garde rien de ce que j’ai avalé. Mais Mère, elle, a décidé qu’il fallait que j’enveloppe mon corps de larges draps, que j’enveloppe mon ventre et mes fesses et les presse, les étouffe, les comprime et les cache. Mes formes naissantes ne doivent pas être vues ! Je suis une ‘ ! Mes ster-A-sombrak ne pourront me garder à leurs services que jusqu’à ma puberté mais après, ils devront se débarrasser de moi dans Pesa-RAN-montruakia{11} ! Seulement voilà, j’ai atteint ma puberté depuis quelques temps déjà, mais ils veulent me garder avec eux pour leurs travaux quotidiens. Alors je cache mes formes naissantes. Quelle horreur ! « Ils l’ont dit au maître d’activités physiques, j’en suis sûre. » Je ne bougeais pas assez vite, j’ai raté deux mouvements. Et il m’a crié : « Tu bouges comme une ‘ ! »
Je me suis effondrée. Je suis tombée. Entorse au genou et cœur brisé. Ils m’ont laissée sur un banc et j’ai attendu que Mère vienne me chercher pour aller au centre de soins. « Non, je ne faisais pas la folle, Mère ! Ils n’ont pas vu mes draps ! Ils ne savent pas ! Ce n’est pas parce que je mange trop, rien à voir ! » Et Mère, furieuse, poussa des cris, des cris aigus qui me firent mal aux oreilles.
Mon genou est gonflé. J’ai mal mais je suis satisfaite : il faut que je reste au lit pendant une semaine sans bouger ma jambe. Le temps pour mon cœur de s’en remettre. Une semaine sans bouger, sans pouvoir me lever d’un bond et voir les petits points blancs qui font tourner la tête. Je me souviens…
Oh ! Je me souviendrai de cela toute ma vie. Le jour où je suis devenue une ‘sans le vouloir…
Je suis née dans la douleur du refus car ce que j’étais ne convenait pas. Pourtant, j’étais lumière, j’étais énergie. Ils m’ont abandonnée, jetée comme un fœtus malade à la poubelle, au ban de leur société. Ils m’ont amenée dans l’ancienne Cathédrale où se pratiquent aujourd’hui les Gynocides. Nous étions des dizaines de ‘k pleurant et nous tortillant dans ces draps qui ceignaient notre petit corps et nous empêchaient de respirer convenablement. Nos génitrices s’étaient mises en file et déposaient, l’une après l’autre, la seconde de leurs jumelles destinée à la mort, par terre, au centre d’un cercle gravé dans la pierre et l’or du Rega. Je n’ai qu’un infime souvenir de ce moment de ma vie. De simples images se mêlent dans mon esprit chaque fois que j’y repense. La peau presque translucide d’un cou que décorait un collier d’herbes séchées. Le rose du drap qui compressait mon corps. L’obscurité au-dessus de moi. Des lumières colorées provenant de grands vitraux anciens. Les pleurs des ‘k et les prières de leurs génitrices. Ce jour-là, des étrangers firent irruption dans la haute salle et m’arrachèrent des bras de la mienne.
Ils me mirent ici, avec ces gens qui ne m’aiment pas et qui se servent de moi pour leurs besoins quotidiens. Peu à peu, je suis morte à l’intérieur tandis que mon corps continuait de suivre le chemin de l’existence : grandir… grandir prématurément et supporter le poids des années. Je me souviens aussi du jour où je suis devenue une ‘avant l’heure.
De ce jour-là (j’avais six ans, je crois), je m’en souviens comme si c’était hier. Mère n’était pas là. Père était absent aussi, cela va sans dire ! Il allait, dans les auberges de la ville, noyer son chagrin quotidien dans des verres d’alcool de raisin.
J’étais seule. J’avais sorti mes poupées habillées de rose de leur cachette. Je les avais fabriquées moi-même avec de la paille et j’avais confectionné leurs robes avec le drap que mes parents-suiveurs avaient trouvé sur moi, le jour de mon enlèvement. Je les avais installées sur le lit, contre le mur et j’avais placé face à ma « petite classe » un tableau noir que j’avais reçu pour y marquer les taches que je ne devais pas oublier d’accomplir chaque jour. J’écrivais à la craie la dernière leçon apprise à l’école et l’expliquais très sérieusement à mes « petites élèves », quand un Giganta à la voix grave et aux cheveux frisés comme un tas de poussière sous le lit entra.
Sursaut.
Il me regardait. Il ne devait pas venir dans cette demeure. J’étais encore une enfant au service de mes Ster-A-sombrak. Je n’avais pas l’âge d’être chassée et poursuivie.
Ses yeux étaient ceux d’un ogre : ronds, brillants et rusés. Son visage ne m’était pas inconnu, ce visage…Voyant ma peur, il travailla sa voix qui devint plus douce. Il me rassura d’abord puis me proposa un jeu, un jeu plus amusant auquel il participerait.
– N’aie pas peur, petite ‘ ! Je ne dirai pas que tu es là si tu acceptes de jouer avec moi. Sois gentille et je tairai ton existence à jamais. Nous allons jouer à père et mère. Lâche ces poupées et viens près de moi.
Le temps, parfois, se dérobe sous nos pieds et nous avons l’impression qu’une poignée de minutes vient de s’écouler sans que nous ne les ayons vues passer. Qu’allait-il arriver ? Je ne le savais pas. Je ne voyais pas encore l’avenir. Je me retrouvai, sans comprendre, dans le lit, blottie contre mon ours en chiffon. Il me protégerait, je le savais. Il était doux et chaud et il était très gros et très fort. Alors je le pressais contre moi.
– Père et mère s’embrassent quand ils sont au lit.
– Ah, bon ? – et je rougis un peu. Ils le faisaient probablement au lit car ils ne le faisaient jamais ailleurs.
– Père et mère sont très proches quand ils sont au lit.
– Ah ? – je pressai mon nounours un peu plus mais ses yeux éteints me fixaient comme un être vide.
– Père et mère se touchent quand ils sont au lit.
– Je veux plus jouer à ça, je n’aime pas du tout ! – et j’enfonçai mes doigts dans le dos sale de mon nounours qui continuait à me regarder sans mot dire. Je vis alors vraiment ce tas de chiffon poussiéreux entre mes doigts. Je compris ce jour-là qu’il ne s’agissait que d’un simple objet inanimé : un objet sans âme.
Le Giganta me prit violemment la main et l’approcha de lui.
– Si tu ne fais pas ce que je te dis, je te dénoncerai et les Krispak viendront arracher tes ongles et crever tes yeux ! Fais-moi ce qu’ils font, regarde : mère touche le sexe de père quand ils sont au lit – Et il m’obligea à toucher le sien. Je sentis un vide dans ma tête, j’étais comme dans l’Espace Flou. Je sentis un voile humide, un brouillard s’installer entre mes yeux et le monde, un brouillard qui y resterait pendant encore longtemps. Ma vision devint, elle aussi, floue. Je ne savais pas ce qui était en train de se passer. Il me semblait voir du sang autour de la bouche du Giganta, mais je n’en étais pas sûre. Mon nounours était par terre. En tombant, il avait poussé un petit cri, comme un cri de douleur : un bruit de mécanisme cassé. Ma vue se brouilla puis, plus rien.
Quand j’ouvris les yeux, je vis sortir du brouillard le bout de mur, au-dessus de mon lit, celui que je creusais avec les ongles un peu plus tous les soirs pour le transpercer et atteindre l’autre monde, là où les ogres ne passent pas. Sur l’oreiller, il y avait des cendres. Je les touchai avec mon doigt et les portai à ma bouche. Leur goût me sembla familier. Alors, j’entendis une porte s’ouvrir et des pas vacillants. Une ombre passa devant moi. J’eus peur de cette ombre comme de toutes celles que je devais voir par la suite, puis je compris : Père revenait de sa tournée des auberges. Il avait claqué la porte d’entrée. L’ogre était parti. Et soudain, je ne sais pas pourquoi, je sus exactement tout ce qui allait arriver dans la journée : Père tomberait dans le couloir qui menait à sa chambre, je sortirais de ce lit au goût de cendres qui serait à nouveau, dans l’avenir, le théâtre de ma confrontation avec le Giganta, j’irais voir Père par terre mais je ne pourrais pas l’aider à se relever car je n’en aurais pas la force, alors je le regarderais s’endormir dans ses vomissures et j’attendrais, tétanisée, le retour de Mère qui crierait et pleurerait à la vue de son compagnon à terre. Elle me dirait : « Sors de là, toi ! » et je me dirais :
« Plus tard, quand je serai grande, je relèverai Père et je banderai ses plaies. »
« Hou ! Pourquoi ?
Pourquoi tes poupées ne t’ont-elles pas protégée de ces fous ? Pourquoi ?
Ces poupées sont vides, sans pouvoirs.
Tu souffres, mon enfant, tu souffres doucement sous les soufflets de ton bourreau.
Tu tombes dans le gouffre.
Tu doutes.
Tu supportes la lourdeur de son corps.
Il te faut, pour calmer ton tourment, une poupée dont le pouvoir te protégera.
Envoûte !
Envoûte une poupée ! Hou ! »
6
Voilà pourquoi j’avais ce don étrange de « lire » les choses avant vous. C’était une protection. Je pouvais, disait la Vieille Dame, avec un don comme celui-là, me protéger de maintes choses, mais je ne savais pas m’en servir. J’avais des capacités exceptionnelles que je n’utilisais pas. Mais il est vrai que j’avais peur de mon ombre et de celles des autres, et voir tout cela me tétanisait. Voilà quelle était la douleur que je ressentais face à l’absence (celle de mon faux père, celle de ma vraie sœur) mais aussi et surtout, face à la présence de ces gens violents (l’ogre et ma fausse mère). La Vieille Dame vit mes membres se mettre à trembler légèrement puis ils furent pris d’une épilepsie qui l’obligea à tenir de ses deux mains ridées ma bouche ouverte et ma langue. Mon corps se calma enfin, mais mon âme, comme Lacri-A-eteria{12}, déversa des flots de larmes incessants. Ce retour violent dans le passé m’avait choquée. J’essayai de sourire mais je n’y parvins pas. La Vieille Dame et moi étions allées très loin alors, elle eut une idée et dit :
– L’orage n’a pas encore éclaté. L’air est agréable. Si nous sortions ? Il fait nuit, tu ne verras pas ton ombre et nous pourrons admirer la lune entre les nuages. Elle n’est pas pleine mais elle est splendide ce soir.
– Il faut que je me couvre car j’ai déjà froid – répondis-je – Tu m’aideras à marcher car je suis bien fatiguée. Allons-y, allons voir cet astre auquel je suis vouée.
Elle m’enveloppa d’un châle et me tint par la taille en douceur puis nous sortîmes. En passant devant un vieux manteau accroché à la porte, je frémis. Il faisait nuit noire.
7
L’obscurité était mon alliée : c’est ce que je lui avais toujours dit, depuis le début. Pas de lumière, pas d’ombres, pas de frayeurs. J’avais évoqué, un soir où nous étions toutes deux à table et que la Vieille Dame avait profité d’un moment d’accalmie, au-dehors, pour aller chercher du bois à brûler dans sa cheminée, un soir où il faisait nuit noire et que les nombreux nuages empêchaient la lune de percer, un soir où elle était entrée dans la maison avec son vieux manteau froissé, j’avais évoqué cette soirée que j’avais passée seule chez mes ster-A-sombrak, enfermée dans la chambre, seule pièce éclairée de la maison. J’étais seule comme si souvent et mes jeux avec mes poupées roses ne parvenaient pas à atténuer cette profonde angoisse dans laquelle je me noyais un peu plus à chaque fois. J’avais décidé de placer mes petites amies les unes à côté des autres pour qu’elles se sentent moins seules et m’aident, par la même occasion à me sentir rassurée. Autour de ma chambre, déjà, quelques ombres rôdaient. J’avais évité pendant un moment de les regarder, feignant d’ignorer leur présence, mais mon estomac noué par la peur et mon cœur qui battait à tout rompre n’arrivaient pas à leur cacher ma frayeur. J’étais plongée dans le regard immobile et rassurant de mes petites compagnes quand un bruit à l’extérieur de la maison attira mon attention. Un cri de bête, le cri de l’un de ces Obscurak{13} qui sortent parfois de Pesa-RAN-montruakia et rôdent, le soir, autour des habitations éclairées des humains.
Le cri de l’animal déchira le silence de la nuit et blessa mon petit cœur. Fallait-il affronter les ombres du couloir pour vérifier que la porte d’entrée était fermée à double tour ? Fallait-il quitter l’antre rassurant de la chambre ? Fallait-il y aller et emmener nounours ? Je restai un instant aussi inerte qu’une statue de marbre, figée comme un mannequin sans vie, comme un arbre en hiver puis je me décidai à sortir de la pièce éclairée pour atteindre, en courant, la lampe du couloir qui répondit aussitôt à ma demande en plongeant la pièce suivante dans une lumière qui me fit mal aux yeux. Nounours tremblait dans mes bras. Je le serrai un peu plus fort et lui chuchotai à l’oreille de ne pas avoir peur, que j’étais là, qu’il ne risquait rien. L’Obscura hurlait de plus en plus fort et moi, blême comme un corps sans soleil, j’avançais en effleurant le mur. Soudain, je me figeai et mon souffle fut coupé. A l’entrée du salon, contre la porte, une longue silhouette se dressait devant moi. Pas le moindre mouvement. Pas la moindre respiration. Pas le moindre mot. Mon corps tétanisé commença à trembler comme les feuilles mortes qui tapissent le sol de Pes-A-eria. Nounours. La chambre. Les poupées. Si je bougeais, peut-être bougerait-il aussi ? Si je m’échappais, peut-être me rattraperait-il ? Le corps fantôme semblait un peu flasque mais sa présence était bien réelle. Je pris mon courage à deux mains et étranglant presque nounours, je dis timidement : « Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? » L’ombre ne réagit pas et ne dit mot. Ma tête se mit à tourner. Je me sentais si faible ! Seule et sans réponse, je décidai de me réfugier dans ma chambre sans lui tourner le dos. C’est à ce moment-là qu’un bruit de clés se fit entendre dans la serrure. Mère rentrait de son travail. Elle alluma toutes les lumières et récupéra d’un geste brusque le vieux manteau de Père qui pendait à la porte du salon.
Dehors, la Hurleuse-Effraie était revenue. Elle était là, au pied du robla, le Grand Chêne dont les racines s’enfonçaient dans la terre, il y a bien longtemps. C’était étrange, mais son œil gauche saignait encore. Ses ailes ne bougeaient plus. La Vieille Dame me regarda et me dit qu’elle ne comprenait pas ce qui se passait. Elle se pencha et tendit sa main vers son corps dans l’ombre. Il resta immobile comme le font les hiboux quand ils se sentent en danger. Ces pauvres bêtes croient que si elles ne bougent pas du tout, on ne les verra pas. Alors ses yeux ronds restèrent figés et ses membres se raidirent.
Je ne la vois pas. Est-elle là ? Est-elle morte ? Elle ne bouge plus ! – criai-je en reculant brutalement.
Mais non, elle n’est pas morte, ma fille ! Elle s’en donne l’apparence. Elle impose, par l’image qu’elle donne d’elle, une distance entre elle et les autres. Comme toi !
– Comme moi ?
J’avais compris parfaitement ce que la Vieille Dame disait mais ça m’embêtait vraiment de voir qu’elle s’en était rendue compte. Depuis longtemps, je choisissais avec soin des vêtements, des coiffures et un maquillage austères. Je soignais mon image.
– Quoi, quelle image ?
– Tu sais bien, cette image de toi qui a fait reculer les gens d’Inf-A-levia quand tu es arrivée ici, la nuit de ton agression. Les gens ont eu peur de toi cette nuit-là. Ils ont eu peur car tu ressemblais à une Ensorceleuse, comme moi. Les gens se méfient toujours de ceux qu’ils ne connaissent pas. Ils ne savent pas à qui ils ont affaire, alors ils se protègent. Ils t’ont vue arriver, titubant, toute de noir vêtue, comme ce soir, comme toujours. Ta longue chevelure rousse ébouriffée semblait prendre feu. La pâleur de ta peau, sous les reflets de la lune pleine, était presque phosphorescente. Et tes yeux ! Oh ! Tes yeux, ma fille, blessés par la longue étreinte des Gigantak, tes yeux étaient rouges, comme ceux du diable. Tu es tombée à la Croisée des Chemins et ils sont tous rentrés chez eux. Moi, j’avais été alertée par la présence étonnante de cette Hurleuse. Alors je suis sortie et malgré l’obscurité et la Poussière de Vent, je t’ai vue, ma fille. Tu semblais me connaître, alors je suis venue vers toi, tu t’es effondrée dans mes bras et tu as dit : « Enfin ! »
La Vieille prit la Hurleuse dans ses mains pour soigner ses blessures puis nous rentrâmes à l’abri de la pluie qui commençait à tomber par fines gouttelettes. Elle installa l’oiseau dans une couverture de laine loin de moi, près de ses mixtures et nettoya sa plaie à l’œil. Je la regardais, intriguée par tant de soins, puis après un silence, je repris mon histoire :
– Quand j’avais seize ans, un matin, j’engloutis une tasse de café très fort et un nombre inquiétant de tartines et…
J’ai mes règles. J’ai mal au ventre. J’ai l’impression qu’il se déchire. J’ai passé la nuit pliée en deux, en sueur et en cris tant la douleur était forte. Mère, qui ne m’a jamais expliqué pourquoi je saignais tous les mois, ne m’a pas dit que j’avais atteint la puberté. Je sais juste que je dois placer entre mes jambes de vieux bouts de chiffon que je nettoie à l’eau et au savon tous les matins. Je frotte le tissu et mon sang se mélange à l’eau et au savon. J’ai mes règles et j’ai mal, alors je regarde Mère et enfonce mes doigts au fond de ma gorge : je vomis tout sous son nez et bien sûr, elle croit que j’ai « couché » et que j’ai la nausée des ‘k enceintes. Où va-t-elle chercher ça ? Je n’ai pas la nausée des ‘k enceintes : j’ai la nausée, point. Aucun homme ne connaît mon existence à part… Je reste là à regarder l’immonde mixture. Le pain mélangé au liquide, au beurre et à la confiture ressemble à un tas de larves mortes. Je me dis que c’est un tas de larves mortes et que ça sort de moi. Non, je ne suis pas malade, Mère, je tombe, voilà tout. Je mangerai peut-être plus tard. Il faut que j’aille suivre mes cours. Je vais être en retard. On m’attend avec impatience.
Cette journée commence comme d’habitude. Quelque part, c’est rassurant.
Je vais chercher mes affaires. Aujourd’hui, il me faut ma tenue d’activités physiques… Je regarde une dernière fois ma chambre. Il n’y a plus de plâtre au-dessus de mon lit depuis bien longtemps, alors j’ai caché le trou que j’ai creusé avec mes ongles avec quelques dessins d’idoles que l’on se fait passer en cachette pendant les cours, zombies au torse tailladé. Au-dessus de leurs portraits sont écrits à la main des noms étranges : leurs noms d’artistes ? Je ne sais pas ce que cela veut dire mais je leur ressemble tellement ! Mon mannequin leur ressemble aussi. Je manie le pinceau et le peigne à la perfection. Perruque noire, longue et ébouriffée, teint ultra pâle, maquillage noir outrancier et vêtements noirs, noirs. J’ai tenté, une fois, d’enlever l’image de l’œil du Rega qui est au-dessus de mon lit mais Mère l’a replacée tout de suite. C’est elle qui a toujours décidé quelles devaient être mes idoles mais ça ne marche plus depuis quelques années déjà.
Mon lit est défait. J’ai grandi : je suis presque devenue une géante. Je n’attire pas les garçons de mon âge, tous des jumeaux masculins de Mixok, libérés et stérilisés par le Rega : ils ne savent pas ce que je suis. J’attire les insultes et les crachats. Je soulève mon matelas et récupère une boulette de Cendre-à-fumer-pour-flotter-au-dessus-du-sol que l’on m’a vendue quelques jours auparavant. Je n’en ai jamais fumé. Je l’ai achetée pour attirer l’attention : pas très malin. Je ne sais pas comment la fumer. Je suis très embêtée. Cependant, les choses s’arrangent peu à peu. J’ai envoûté quelques-unes de mes poupées et je suis plutôt contente : j’ai réussi à récupérer une vieille robe en peau qu’une amie de Mère nous a donnée. Elle nous donne régulièrement des vêtements, de vieux haillons de vieille ‘que je suis obligée de mettre depuis toute petite. J’ai trié. Cette fois-ci, je vais à mon cours avec une vieille robe en peau usée qui n’est pas à ma taille. Trop petite pour moi, elle me serre la taille et fait ressortir mes hanches et ma poitrine. Sur le chemin des cours, j’enlève mes vieux vêtements pour la mettre. C’est dangereux, mais
